1889. Un état du discours social

Chapitre 7. Français littéraire, français national

Table des matières

Les thématiques dominantes, les manières hégémoniques de connaître le monde et de le mettre en discours sont indissociables des façons canoniques d'exprimer ces « contenus », c'est‑à‑dire de l'imposition générale des formes légitimes de la langue. À la suite de Bakhtine, nous ne dissocions pas l'hégémonie (comme pragmatique et comme vision du monde) de cette langue légitime saturée de figures et d'idiomatismes distingués : la vision du monde dominante et la langue littéraire sont transfigurées dans l'ordre des discours en faits normaux, évidents et d'accès universel. La langue nationale légitime, que les Anglais appellent « élevée » (High English) ou, monarchiquement, « Queen's English » et les Slaves, « cultivée » (Kultivovany jazyk [tchèque]), les Français l'ont appelée « littéraire » : même si l'adjectif se rapporte au sens large et ancien de « littérature », il sert aussi d'alibi esthétique à la langue nationale normative dans sa forme optimale, celle du « bon français » du « bon usage », langue légitimée à la fois par l'État enseignant et législateur, par le gratin, la bonne société (langage « recherché », « choisi », « noble », « relevé », « châtié », « soutenu », « distingué », voir Bourdieu, 1982) et par les belles‑lettres. Il est vrai que le champ littéraire dans son état post‑romantique est animé par une course éperdue à l'écart « stylistique », à l'originalité langagière qui en éloigne incessamment les composantes du simple standard lettré, invitant chaque littérateur à se fabriquer un patois autistique et une « pose » originale. La langue légitime sert donc d'horizon aux belles‑lettres, de « degré zéro » sur quoi opère le labeur du style, c'est‑à‑dire l'élection d'un talent « strictement individuel ».

Le français national‑littéraire est à qui le possède un patrimoine, un recueil de compétences qui requiert un capital culturel ; il est aussi un savoir technique dont peut disserter tout homme cultivé – d'où par exemple la fréquence des débats de lexicologie et de grammaire à la Chambre, au Sénat ou dans les « revues politiques et littéraires », débats où l'enjeu linguistique est toujours tressé à d'autres enjeux. Le savoir écrire est le critère avoué qui recèle et dissimule toutes les autres exigences de la conformité doxique. La première condition pour entrer au Journal des Débats ou au Figaro est de « savoir écrire », c'est‑à‑dire de n'écrire pas comme à La Lanterne ou au Radical. La condition la plus candidement avouée pour faire recevoir un article à la Revue des Deux Mondes est d'y respecter l'imparfait du subjonctif (être recommandé par un académicien ou être membre de l'Institut aident également !). MM. Lemaître, Brunetière, France sont indissociablement des idéologues de l'opinion relevée et des professeurs de beau style : la correction de leur langue fait assaut de délicatesse et de conservatisme. Le français canonique est le seul domaine de régulation des discours où les normes sont fortement et explicitement défendues : toutes les opinions sont libres, le tout est de les bien exprimer. Le bon usage, l'élégance du style forment une sorte de cérémonial préalable à tout jugement « de fond », c'est le principe d'exclusion fondamental – parce qu'innocent‑dans l'ordre de l'imprimable.

Présenter le bon usage comme un critère discriminatoire préalable, c'est nier que la langue canonique est indissociable des « bonnes manières » de sentir, de penser, qu'elle est saturée d'idéologèmes tournés en idiomatismes, de savoirs d'apparats relevés et choisis. Impossible d'isoler le grammatical, le lexical qui formeraient une norme en elle‑même sans propension idéologique particulière. Impossible de parler du français littéraire sans parler de cette autre entité inextricable, la « culture générale », cette « relation que la collectivité impose à ses membres » et dont la première fonction « est de fournir des mots de passe » (E. Berl). La langue légitime c'est certainement de la grammaire et du lexique, mais c'est aussi des formes élémentaires du narratif, de l'argumentatif, de la phraséologie, des topoï et des exempla, des règles de manipulation élégante, une sensibilité « pragmatique » à ce qu'il faut écrire et de quelle façon en quelles circonstances. La langue distinguée est la langue du savoir‑vivre, qui fait que la Revue des Deux Mondes, qui le hait patriotiquement, parle cependant de « M. de Bismarck » et que Le Temps critique âprement « M. le Général Boulanger » sachant au‑dessous de son niveau d'appeler son ennemi politique « la Boulange » ou « Barbenzingue » avec la familiarité populacière de La Lanterne. Nous le disions plus haut : ce que disent X ou Y dépend des « formes » d'époque disponibles et est intransposable dans un autre style collectif. Le français littéraire invite à certaines opinions et certaines attitudes ; il prive de moyens lexicaux et phraséologiques l'expression de certaines idées, la thématisation de certaines choses, – la sexualité sans doute, mais aussi bien le trop‑technique, le trop‑populaire, le trop‑nouveau, le trop‑peu‑français.

Son idéologie immanente veut que la langue canonique soit une « forme » universelle, adaptable à n'importe quel contenu. D'où l'écœurement devant Zola : avait‑il besoin pour parler de vies vulgaires d'emprunter une langue vulgaire ? Le bon usage forme censure : depuis deux siècles, on serine au Français que sa langue a quelque rapport avec son cartésianisme natif ; l'extravagant, l'utopique, l'inattendu sont bannis pour ceci d'abord qu'ils ne se plient pas à l'expression consacrée. Ainsi s'établit ce que Bourdieu appelle « l'ubiquité sociale de la langue légitime » (1982, p. 17). L'hégémonie impose l'ordre du langage relevé comme épreuve qualifiante, accession à la dignité sociale, norme sévère, tyrannie adorée, savoir‑vivre hors de toute contestation. Ce français littéraire apparaît également comme une mémoire d'apparat de la langue, un conservatoire de formules figées, d'archaïsmes, de mythologismes, avec un lexique de bon aloi, une cumulation de tours syntaxiques « élégants » au coût d'apprentissage élevé.

Parce que le coût d'apprentissage est énorme et que le savoir linguistique, – loin d'être homogène – est composé de règles morphologiques, lexicales mais aussi pragmatiques et tropologiques contradictoires, exigeant une subtile appréciation de la conjoncture et du « contenu » à exprimer, la fonction essentielle de la langue légitime est de hiérarchiser des degrés d'adresse, de « richesse », de subtilité et, négativement, des capacités d'éliminer le lourd, le facile, le banal et le vulgaire. La langue littéraire est ainsi prise dans la dialectique du nivellement de la simple correction lettrée et de la dérive « originale » avec les risques du style trop rare et abscons. Cette langue canonique, on la fait synonyme de « langue écrite » : la France de 1889 confère peu de légitimité à ce niveau intermédiaire que les Anglais appellent colloquial, conversational language. En France, idéologiquement, c'est l'oral qui transcrit l'écrit. C'est la parole (parlementaire, éloquente, oratoire) qui imite la forme scriptible‑imprimable. Même dans la vivacité de la polémique politique, l'oral conserve de l'écrit, l'ampleur, la monotonie et l'expansion syntaxique indéfinie. La langue écrite est le surmoi du dialogue oral, de la « causerie », sacralisant l'idée d'un langage à destination universelle, de communication « cartésienne » et nationale. Puisqu'on parle ici de la prééminence de l'écrit, il faut rappeler qu'à la langue distinguée s'adjoignent aussi des graphies distinguées : « poëte », « rhythme » –sans quoi il n'est pas de rythme poétique dans les « petites revues ». Deux publications, le Journal des Débats et la Revue des Deux Mondes ont le monopole de la neutralisation du « ts » en « s » (enfans, jugemens) et résistent farouchement à toute invite de recours à la graphie ordinaire et banale. Moyen de distinction, le bon usage est ipso facto moyen d'exclusion. Moyen dont il convient d'évaluer la pertinence, ainsi que fait Renan avec sa bonhomie élitiste :

La lecture, pour être salutaire, doit être un exercice impliquant quelque travail. À ce point de vue, il est bon que les livres ne soient pas tout à fait écrits dans la langue ordinaire1.

Du point de vue où nous nous plaçons, quiconque ne possède pas le « code élaboré » souffre bel et bien de « linguistic deprivation » au sens de Bernstein. Ainsi, le bon usage est‑il le principal moyen d'élimination des intervenants (via le coût social d'acquisition) et d'élimination des dires fâcheux ou dissidents (en raison de la difficulté à thématiser le non‑encore‑dit à travers l'obstacle de la phraséologie, stade suprême de l'idéologie). La censure s'étend à toutes les idiosyncrasies dialectales, discursives et rhétoriques propres à tel et tel champ en excluant « discrètement » les non‑habiles. C'est la scène primitive des leçons de Charcot, médecin et homme de culture, parlant à ses pairs et élèves dans ses « Leçons du mardi » :

Alors, Messieurs, surviennent les convulsions épileptoïdes, toniques d'abord puis cloniques ; un léger stertor termine la scène...2

La malade est là aussi, qui n'y comprend goutte – sauf qu'on parle d'elle.

Une affaire d'État et de patriotisme

La langue légitime est la rencontre de deux logiques, celle de la société civile, –distinctive – et celle de l'État, normative. (En l'an 1900, l'État légifèrera avec ses fameux « arrêtés » grammaticaux, accord du participe, etc.) C'est par son appareil scolaire que l'État républicain contrôle la norme, – nous en parlons plus loin. Une idéologie ad hoc, qui vient de loin, fait de l'apologie du français une affaire de patriotisme élémentaire. La supériorité du français est un axiome inculqué dans tout manuel scolaire. La presse disserte volontiers sur la « gloire du français », gloire en harmonie avec les mérites de la race : « Nous allons vite, droitement et gaiement. Notre vie est comme notre grammaire »3. La langue française « ignore les à peu près et n'a qu'un mot pour une idée » ; l'allemand est obscur : « sa logique est une logique louche, oblique, à soubresaut »4. De tels mérites expliquent l'universalité de la langue française et de sa littérature ; tous les manuels, encore, dissertent en cocoriquant sur le « génie français » dont elles sont inséparables ; langue claire, libre et raisonnable, – on pourrait dire républicaine si le topos ne venait de Rivarol ! La petite presse, avec une joie méchante, signale que Guillaume II, s'il s'adresse au Sultan ottoman, doit le faire en français ; le Czar remercie en français l'Empereur allemand, « cruelle mortification », nous laisse‑t‑on entendre.

La surveillance de la norme

Il est des conservateurs établis et autorisés de la Norme – de l'Académie française à l'instituteur de village. Mais cette norme est fondamentalement confiée à la garde de tous les pouvoirs établis. L'orthographe contribue au maintien de l'ordre : quel meilleur exemple que la Cour de cassation, – forte de l'article 349 du Code de procédure –, qui casse un jugement parce que le président du jury avait écrit « À la magorité, oui » ! Les journaux parisiens assurent en pouffant de rire que rien n'identifie mieux un provincial ignorant que de parler de M. Jules Claretie en prononçant « Claressie » ; le Parisien sait qu'il faut faire sonner le « t » ! Le lettré ni plus ni moins que l'homme du peuple se refuse à acclimater des prononciations exotiques : le gendre de Grévy, « Wilson » rime avec « saucisson » comme fait la capitale des États‑Unis, « Washington ». Les provinciaux sont déroutés par ce mot nouveau, « ticket » (celui qu'on achète pour pénétrer à l'Exposition) : y fait‑on ou pas sonner le « t » ?

La fin du XIXe siècle est une grande époque pour les dictionnaires : le Grand Dictionnaire universel de Larousse est en cours de parution ; on publie le Dictionnaire général de Guérard et Sardou et on réédite le Bescherelle (de 1843). L'intolérance au langage grossier est de rigueur ; les conservateurs stigmatisent volontiers les malappris, en les censurant par des points de suspension cependant : « Scandale inouï, ce soir, au conseil municipal, un membre de la gauche a crié aux membres de la droite : "Tas de ... allez‑vous faire ... vous nous em..." »5. La censure théâtrale veille et, au grand dam de Goncourt, supprime dans Germinie Lacerteux « cochon », « nom de Dieu » et surtout « putain ». Il y a des mots qu'on ne saurait prononcer ; on peut encore moins les écrire, tout au plus les suggérer :

Le boulangisme est f...lambé
F...ichez‑nous la paix !

La Campagne, hebdomadaire conservateur, fait preuve il me semble de trop de scrupule en se refusant à transcrire le mot « derrière » :

Souvenez‑vous du mot si vrai du vieux cultivateur : « Il y a trop de d... et pas assez de chaises »6.

On ne développera pas tout l'art de la litote et de la périphrase qui permettent en style légitime de ne parler que du bout des lèvres de prostitution et de vérole :

Cette jeune personne avait une conduite plus que légère.
Une horrible maladie que nous ne pouvons définir par respect pour nos lecteurs7.

Les mots nouveaux, – nouveaux en langage courant en tout cas –, sont ridicules : « psychologie » fait rire ; « interviewer » est imprononçable. Que dire de « collage » ?

Il ne saurait, par aucune porte, entrer dans le vocabulaire des gens bien élevés.

Bergerat légifère avec subtilité sur des impropriétés de termes et de situation, règle de grammaire ou règle sociale ? « Vous pouvez dire couramment : "J'ai rencontré untel avec SA maîtresse" mais il vous est interdit de dire : "Je t'ai rencontré avec TA maîtresse" »8. Les bévues stylistiques fournissent aussi de la copie aux censeurs bénévoles : Francisque Sarcey, plastron des esprits « artistes », aurait écrit :

Dans la diction de Mlle Ugalde, on reconnaît la main de sa mère9.

Tout le comique de la transgression de la norme que nous verrons plus loin s'exercer sur les idiolectes populaires, les barbarismes, janotismes et tournures patoises, a le grand mérite de disqualifier certaines idées sans devoir les discuter. M. Léon Dumont prône par exemple un « monisme panthéiste » :

Comme la clarté de la langue française répugne à l'expression de telles idées, s'exclame le catholique Correspondant10.

C'est ici le grand argument qui permet de clouer au pilori les naturalistes, surtout le belge Camille Lemonnier :

Le plus grand tort de M. Camille Lemonnier est moins d'avoir outragé la morale que d'avoir toujours violenté la syntaxe et la langue française11.

Le Journal officiel fait subir une censure permanente aux échanges oraux un peu relâchés, y rabotant non seulement la syntaxe, mais les adaptant à l'« imprimable ». Le ministre Constans, accusé de concussion, affirme n'avoir reçu de son prétendu corrupteur qu'un saucisson de Lyon et conclut : « quant au saucisson, je l'ai mangé !.. » – énoncé vulgaire de forme et de contenu qui deviendra obscurément à l'Officiel : « Je ne pouvais rendre le reste ! »

La réforme de l'orthographe

C'est un serpent de mer que la réforme de l'orthographe. En 1889 une fois encore, quelques philologues progressistes suggèrent une série de rationalisations. C'est alors la levée de bouclier, l'indignation générale si typique de la « mentalité » française ; on se tord de rire en s'étranglant de colère :

Le Gaulois donne l'échantillon suivant [inventé de toutes pièces] de cette orthographe de l'avenir dont on nous menace : "La paiticion pour la cimplifikation de l'aurtografe a ressu les signatur de MM. Liard, direkteur de lanceignemen supérieur ; Rabur, direkteur de lanceignemen secondère ; Buisson, direkteur de lanceignemen primère." Hein ! comme ce serait joli de voir écrire ainsi l'Oraison funèbre du prince de Condé ou le Misanthrope ! Quant à nous, nous aimerions autant le volapük qui, lui, au moins n'a pas la prétention d'être du français12.

M. Louis Havet, innocent promoteur de cette idée, est couvert de brocards : il faut qu'il soit fou.

"Réphorme de l'ortografe", versifie Raoul Ponchon
Akadémissiens de la grande Ainstitute
Ki potassés san sesse et ki repotasé
Ce bo diktionair ke partou Ion raipute
Tan kil ne restera plus zun mo de phrancé...13.

D'autres s'indignent : « c'est à frémir », « ânerie », « aberration », mépris de « ce beau français poli par les siècles » et la presse nationaliste a aussitôt le réflexe cocardier :

« Si l'orthographe devenait facultative, le coup ainsi porté à l'unité de notre langue ne tarderait pas à atteindre l'unité de la nation même »14.

L'atteinte à la chinoiserie orthographique devient atteinte à la sécurité du territoire. Les arguments des malheureux réformateurs (orthographe incohérente, arbitraire, même pas étymologique) sont accueillis par le grand réflexe de la préservation idéologique : « je sais bien, mais quand même... ».

L'enseignement du français

La tâche première de l'école est d'enseigner le français. À travers un jeu réglé d'exercices – lecture, dictée, grammaire, « enrichissement » du vocabulaire, rédaction – le français de l'école primaire « obligatoire » s'impose comme un trésor universel, comme le miracle de la multiplication des pains : c'est une nourriture qu'il faut offrir à tous indistinctement sans qu'elle se dévalue ou s'épuise. Ce français scolaire est d'abord une langue écrite, une langue à écrire ; lorsqu'on enseigne la prononciation c'est encore par référence à l'écrit originel :

Je prononce le mot boule. Remarquez comme on n'entend pas le son e qui termine le mot. [...] Voici comment on écrit le son e15.

Une pédagogie volontariste et abstraite ne fixe aucune limite à ce qu'il convient d'inculquer. Apprendre le français, c'est en apprendre tout, aussi tôt dans la vie que possible, toutes les séries sémantiques, toutes les exceptions grammaticales. Dès l'école maternelle, il faut gaver l'enfant d'un lexique infiniment cumulatif :

"Enrichissez votre vocabulaire" lui intime‑t‑on. Remplacez les mots écrits en italiques : Des constructions qui sont sous terre (souterraines)...
Nommez [...] les différentes parties du harnais du cheval de gros trait [...] Bride, licol, collier, boucle de cordeau, coussin, têtes du collier, attelles, sellette, dossière, sous‑ventrière, surdos, traits, avaloire, barre de reculement, bras‑de‑dessus, barres de fesses, croupières16.

Le français est une langue morte ou plutôt il est la constante reviviscence d'un langage défunt : dès le cours supérieur, on explique mot à mot tous les tropes et les archaïsmes de Boileau ou de Malherbe ! Le petit bonhomme de l'école rurale est requis d'adresser des lettres à Boileau et « le simple bon sens indique qu'un contemporain de Boileau doit parler en homme du dix‑septième siècle »17.

Surtout, l'enseignement du français inculque de façon inséparable la conformité stylistique et le conformisme idéologique: il n'est pas de dictée, pas d'exercice de grammaire qui ne fasse passer simultanément une compétence idéologique : moralisation, instruction civique, patriotisme, humilité de classe, mission de la femme, esprit républicain (à la laïque), dévotion et bigoterie (à l'école confessionnelle). Le français scolaire confirme massivement la thèse que l'apprentissage des formes linguistiques ne saurait être séparé de celui des habitus légitimes et de la doxa puérile et honnête. Apprendre le bon français, c'est apprendre les bonnes manières : reprendre les enfants qui disent « Quoi ? » « – Quoi ? Quoi ? qui dit Quoi ? c'est le corbeau », et la grenouille aussi ; prohiber « Na ! » (« entêtement », « impertinence ») ; ironiser sur « Ce n'est pas ma faute » ; condamner le « C'est bien fait »18 ; rappeler sans cesse que le langage ne s'apprend qu'avec de la censure, de l'interdit, qu'en stigmatisant l'impropre qui est à la fois langagier et social :

Gueule, terme populaire et trivial pour bouche. La Rissolle, vieux soldat, vieux marin, ne parle pas ici le langage correct et réservé des personnes bien élevées19.

On ne nous le cache pas, il y a là un système délibéré : dans les livres de lectures, « le vice sera stigmatisé, la vertu exaltée » ; dans les compositions, les enfants sont invités à se tancer moralement les uns les autres (écrire une lettre à un petit camarade en lui faisant valoir qu'il n'est pas beau de dénicher les oiseaux). Il y a un véritable sadisme dans l'élection de thèmes répressifs, dégradants, poussant au conformisme hypocritement soumis : dans chaque dictée, dans chaque rédaction, l'enfant bat sa coulpe, regrette son penchant pour la nigauderie, la paresse, l'égoïsme et la cruauté. Dictée du cours élémentaire :

1. Allez en prison, petits bonshommes gourmands qui volez les pommes du voisin et fourrez vos doigts dans les confitures. Allez en prison : on vous donnera du pain sec à manger et de l'eau à boire.
Allez en prison, petits garçons qui ne craignez pas de mentir à chaque instant. Allez en prison ; personne n'entendra plus les mensonges que vous nous débitez20.

La répression morale débouche sans peine sur l'apprentissage de la soumission à l'ordre social et l'humble acceptation de sa condition et de sa fortune. Commentez :

La propriété est sacrée parce qu'elle représente le droit de la personne même. Notre première propriété c'est nous‑mêmes.

C'est de Victor Cousin, cet aphorisme. La République, égalitaire, entend convaincre dès l'enfance qu'il n'est plus d'autres inégalités que celles des différents mérites : « Expliquez cette pensée : Chacun est le fils de ses œuvres » :

Quoi qu'en puissent dire encore certains esprits étroits, ignorants ou intéressés, il n'y a plus dans notre société moderne de caste fermée et infranchissable. [Hors les inégalités de la nature,] la société moderne a réduit toutes les autres21.

La classe élémentaire apprend en style soutenu et oratoire la « Mission de la femme », faite « pour la vie de famille, pour le foyer domestique dont elle est l'âme et l'ornement » ; le gouvernement du ménage est « sa gloire » et « sa destinée », – heureuse condition puisque « la femme a naturellement le goût de cette vie ». La morale de sexe et de classe se couronne par le développement lancinant de « l'instinct patriotique ». La tâche première de l'instituteur est de « développer dans le cœur de nos enfants l'amour de la France » – tâche qui peut s'adapter ou se combiner aux autres cibles de propagande : la fillette doit se convaincre à sept ans que le jour que la Patrie lui demandera son fiancé, elle sera prête à répondre : « Prends‑le chère Patrie » et mère, ses enfants : « France, je te les donne »22. Absorbée dans la logique du champ pédagogique, la littérature française (La Fontaine, Laprade, Delavigne, Sully‑Prudhomme) figure les sommets inatteignables du beau langage ; le « contact direct » avec les grands esprits, l'explication des « pages immortelles de notre littérature », là est « le fond et la vie même de l'enseignement secondaire », prononce Léon Bourgeois. Face à cette langue nationale qu'est le français littéraire, l'enfant de « milieu modeste », de toute sa maladresse, est invité à n'utiliser idéalement sa langue que dans d'extravagantes fictions livresques aussi détachées que possible de l'usage, disqualifié, qu'il en fait dans la vie ordinaire :

Vous supposerez qu'un jour de congé où la bibliothèque est vide de lecteurs, les livres s'entretiennent entre eux et tracent les portraits de ceux qui les consultent d'ordinaire23.

Ce genre d'exercice, dont on se flatte qu'il combine un prudent exutoire offert à la « fantaisie » enfantine et une infiniment modeste émulation des belles lettres et des gloires nationales, apprend surtout : – la modestie langagière avec le relevé des maladresses : « lourd », « mal attaqué » (qui s'opposent à : « langue facile », « style coulant », « langue généralement saine »), – la production idéologique de la « personnalité » conforme aux attentes sociales (« Idées personnelles exprimées avec vivacité. Du naturel et de l'agrément dans le style. En somme, devoir satisfaisant. ») et – l'art de disconnecter le recours au langage de l'expérience pratique, du milieu, du style de vie, – incompatible avec « l'agrément du style » – formant ainsi une excellente propédeutique à la capacité future de se soumettre à la doxa et à ses rhétoriques sans les éprouver jamais à la pierre de touche du vécu et de ses besoins. Telle est la fonction ultime de la littérature et de ses ersatz scolaires dans l'inculcation du français « national ». Refoulant l'hétéroglossie et l'hétérogénéité sociale, le français national doit se construire selon la formule de R. Balibar comme un « français fictif », la maîtrise imparfaite et l'usage artificiel de cette langue fictive, autotélique, ayant pour fin de disqualifier le langage des échanges quotidiens.

Aspects du style relevé

Il est fort peu d'analyses de la littérarité dans les écrits non‑littéraires : dans la « grande chronique » politique à la Norpois, dans les études de cas des médecins lettrés, dans les essais des philosophes sociaux... Pourtant c'est ici l'essentiel de l'homogénéité formelle du discours social le plus prestigieux. Il faut donc caractériser cette littérarité qui n'a aucun rapport avec la seule correction grammaticale et la seule acribie lexicale. Par un curieux paradoxe, la littérarité normée se rencontre dans sa forme topique hors du champ littéraire, hors des genres lyriques et narratifs du circuit restreint où chaque « jeune » écrivain, comme je l'indiquais plus haut, est tenu de se créer un « patois autistique » aussi marqué que possible. Ainsi vers 1889, il faut poser que la littérature c'est bien plus que la littérature, que l'éthos littéraire excède et de loin le champ littéraire, que le style lettré s'étend à tous les discours de haute légitimité, qu'un avocat, un médecin, un orateur politique, un publiciste, un spécialiste des sciences morales, c'est quelqu'un dont la première qualité technique est de savoir écrire et qui n'omet – même s'il est un peu jargonneux – de sacrifier ostensiblement au beau style.

En quoi consiste donc ce « savoir stylistique » et cette littérarité des écrits doxiques ? Elle me semble tenir d'abord à une capacité acquise de prolixité élégante : l'art anti‑économique de déployer beaucoup de mots, d'idiomatismes et de « culturismes » pour peu d'« idées » (c'est ici l'équivalent de la thèse de W. Labov sur la prolixité des dialectes distingués). Cette prolixité va avec un déploiement ostentatoire de marques de la culture « générale », c'est‑à‑dire non pertinente à la référence immédiate de l'énoncé. Une autre règle ou un autre talent requis est celui de la variété dans la monotonie d'où équilibre des masses mélodiques et jeux de syntaxe, antépositions, inversions, parallélismes et chiasmes. Une autre règle encore est la mise en correspondance, par des iconismes linguistiques simples, de la « forme » et du « fond » : on verra dans l'exemple qui suit l'iconisation morpho‑syntaxique de l'énoncé « la loi a beaucoup traîné » (d'où congeries, parallélismes) et l'introduction du « coup de théâtre » soudain qu'est « l'amendement Martin‑Feuillée » ; j'offre en effet le début d'une chronique d'A. Brisson comme un bel exemple du style relevé :

On compare volontiers les lois qui traînent à la fameuse tapisserie de Pénélope. Encore que surannée la comparaison s'applique admirablement à la loi sur le recrutement. Jamais loi, en effet, n'éprouva tant de vicissitudes, ne subit autant de remaniements. Il y a des années qu'elle est sur le chantier ; on ne sait combien de cabinets, de commissions, de rapporteurs y ont collaboré. Elle a traîné à la Chambre, elle a traîné au Sénat ; enfin, le Général Boulanger y a mis la main. Chacun la croyait terminée, lorsque le vote de l'amendement Martin‑Feuillée est venu il y a huit jours, la bouleverser de fond en comble24.

Le genre journaliste de la chronique parisienne est celui par excellence qui réalise cette ostentation de savoirs stylistiques élégants : l'art s'en ramène à un pur exercice de verbalisation charmeuse de l'insignifiant socialement validé. Dans ce genre, le beau style encore se combine au beau savoir : la chronique parisienne est un potlatch de mythologismes de lycée, d'allusions spirituelles aux gens du monde, aux œuvrettes boulevardières, aux airs d'opérette, aux événements parisiens, aux toiles du Salon. Raffinée, complice et prolixe, elle est pour nous totalement inintelligible.

Le beau style se combine aussi au bon goût : les genres de la chronique exigent des qualités de juste milieu qui se formulent aisément en x mais sans y : des textes érudits sans pédanterie, élégants mais sans recherche trop signalée, réalistes sans crudités ni extravagances, avec de la « finesse » dans l'observation sociale, de la philosophie – politique ou mondaine – juste et consolante, une syntaxe bien tempérée, sans tomber dans la monotonie et si possible, au bout de tout cela une belle signature. (Dans les revues très « gratin » comme Les Lettres et les Arts, il faut y joindre le papier japon et les eaux‑fortes hors‑texte.)

Choisi entre mille, l'exemple de Brisson cité plus haut me semble bien illustrer les talents requis du styliste. Je voudrais le compléter par un passage au hasard de la Revue des Deux Mondes dont le lecteur verra qu'il est exactement dans le « ton » de M. de Norpois avec aussi l'éthos (« les temps sont graves ») et la position de fin bon sens, énoncée dans un style impeccable – en contraste avec le débraillé des publicistes radicaux qu'on critique :

M. Challemel‑Lacour, en portant à la tribune du sénat le jugement d'un homme libre sur les affaires du moment, n'a pas moins accompli un acte de courageuse honnêteté. Il n'a point reculé devant les vérités les plus dures. Il n'a pas craint d'avouer que si une partie de la France semble se détacher aujourd'hui de la république, c'est qu'on l'y a poussée en prétendant la violenter ; c'est que, par des réformes précipitées, brutalement réalisées dans l'enseignement, on s'est exposé, d'un côté, à mettre le désordre dans les finances, d'un autre côté, à inquiéter, à troubler la masse des populations françaises dans leurs habitudes et dans leurs croyances. L'orateur du sénat n'a point hésité à montrer une des causes les plus actives du mal dans l'invasion croissante de l'esprit radical, dont le ministère de M. Floquet est la dernière et présomptueuse personnification. Il a signalé avec autant d'autorité que de précision les lois téméraires, les mesures malheureuses, le dédain des opinions qu'on devait respecter, l'affaiblissement de toute autorité, le régime parlementaire compromis par les fautes des partis, le gouvernement lui‑même livrant la stabilité des institutions25.

Je laisse au lecteur le plaisir de relever la rhétorique (les anaphores de « Il n'a point... ») et toute la prolixité élégante de cet exercice de style.

J'ajoute que le « style relevé » n'est qu'un aspect de la littérarité des discours d'autorités, l'autre aspect étant la « gnoséologie romanesque » dont je fais l'analyse au chapitre suivant : les formes linguistiques vont de pair avec des paradigmes de la description, de la narration et de l'interprétation du typique qui s'imposent bien au‑delà encore de la fiction littéraire.

« Littérature » scientifique

Nous examinons dans divers autres chapitres les champs des sciences naturelles et médicales, leur topique et leur rhétorique. De toutes les professions établies, les médecins sont les écrivants les plus abondants ; eux aussi ont mandat de bien écrire. Certes, le bien écrire médical a un côté un peu jargon qui n'enchanterait guère Lemaître ou Brunetière. Mais il arrive que le médecin touche à un sujet « poétique », un sujet dont il concède aussitôt qu'on ne le saurait aborder sans tremper sa plume dans l'ambroisie. On peut techniquement traiter des Sensations internes, mais quand on aborde la « puberté des jeunes filles » la grande machine du lyrisme éthéré doit prendre la place de la sèche précision :

Les yeux, un peu fatigués et un peu cernés de brun, sont tantôt rêveurs et voilés, tantôt brillants d'un éclat presque fébrile ; le regard clair, assuré, ingénu, presque animal de l'enfance a fait place à un regard expressif qui reflète et qui peut rendre toutes les nuances du sentiment ; des rougeurs subites, des bouffées de chaleur lui montent au visage pour la moindre émotion et tout chez elle est prétexte à l'émotion ; la voix, une fois la mue terminée, devient chaude, musicale, mieux timbrée et peut s'accommoder à toutes les inflexions de la passion ; les mouvements brusques, bruyants, désordonnés, deviennent plus doux, gracieux, ralentis ; l'attitude a plus d'abandon, la démarche plus de langueur et de mollesse. Le sommeil est moins calme et moins pur ; il est troublé souvent par des rêves qui l'agitent et qui l'inquiètent. Les jeux qui lui plaisaient la laissent indifférente. Par moments des échappées de vie expansive, de rires, de mouvement viennent rappeler pour quelque temps l'enfant d'autrefois ; mais ces retours durent peu et elle retombe bientôt dans l'état de langueur et de rêverie26.

Le Dr Beaunis a dû peiner sur cette page, mais il savait qu'on ne peut aborder la sexualité équivoquement pure des adolescentes dans le langage de l'érudition positiviste, alors que celle des garçons (rapprochés de « nos ancêtres neanderthaliens » et de certains anthropopithèques) se prête à un exposé plus cavalier.

Tropologie

Les tropes ne sont pas le tout de la littérarité, mais ils en sont la marque la plus certaine. Et parmi les tropes, la métaphore ; le vraiment bien écrit métaphorique, c'est la cumulation de comparaisons poétiques ou la métaphore filée, de maniement délicat, toujours à la merci de l'abus : (Chronique parisienne)

Au Bois, ce matin. Le ciel est d'un bleu adorable comme ces prunelles de petite fille où flotte l'ignorance absolue de la vie. Des fils de la Vierge comme échappés de quelque invisible quenouille ondulent dans l'air tiède, s'accrochent aux branches, s'enroulent aux épines de ronce. Les feuilles se teintent de rouille [...] De loin on dirait de grands papillons roux qui déploient leurs ailes aux derniers rayons d'un bon soleil27.

C'est toujours l'harmonie du bien écrit et du finement pensé. La métaphore de l'essai politique doit combiner la vigueur polémique et l'élégance esthétique. Celui‑ci s'en tire excellemment :

[Boulanger] enlaça le rameau jeune de sa popularité naissante au tronc vieilli des oppositions surannées28.

Hélas, la véhémence politique peut déséquilibrer cette harmonie et, avec la verve méridionale du boulangiste Susini, tomber dans l'incohérence prudhommesque :

La pieuvre opportuniste et bourgeoise [...] étendit ses tentacules et ses ventouses gluantes sur la Chambre et le Sénat, en écrasant dans l'œuf l'œuvre virile d'un pays assoiffé d'égalité et de patriotisme29.

Idiomatismes et mythologies

Consommation ostentatoire de « culturèmes », le beau style saupoudre le texte de brefs connotants de culture générale qui n'ont d'autre fonction que de fournir du prestige et des complicités, des mots de passe. Il faudrait faire une histoire des marques culturelles : même à moyen terme, elles ont beaucoup varié et celles qui dominaient en 1830 ont presque toutes disparues en 1880. « Un enfant de Bellone, la Babylone moderne, l'Aurore de la vie, le Venin de la calomnie, les présents de Cérès, les ciseaux de la Parque, épuiser la coupe du bonheur, les débris de nos glorieuses phalanges, ébranler les bases de l'édifice social, le bandeau de l'erreur, etc. » Cependant, le discours politique de 1889 abonde encore en mythologismes parmi lesquels on épinglera les « écuries d'Augias » (que Boulanger ou tel autre Hercule s'apprête à nettoyer), le baiser de Judas, les balances de Thémis, les délices de Capoue, les oies du Capitole, l'épée de Damoclès, le festin d'Esaii et « Mané‑Thécel‑Pharès » au bout du compte. Les mnémonismes historiques sont nombreux, « lettres de cachet » et « poule au pot »... Ses pires ennemis ne parlent du Général Boulanger que par des antonomases érudites et agressives :

Ce général en baudruche, réfractaire à la discipline et qui veut jouer au César, au Munck ou au Cromwell30.

Boulanger est tour à tour Soulouque, Catilina, sinon un « Saint‑Arnaud de café‑concert ». La culture lycéenne française offre au chroniqueur autant de dates que de noms ; la tropologie datée est un trait frappant. Ainsi de la fuite de Boulanger :

Avoir rêvé un dix‑huit brumaire ou un deux‑décembre et filer sans tambour ni trompette un 1er avril...31.

Tous en conviennent :

Les Fructidor ne se recommencent pas plus aisément que les Brumaire32.

De ces savoirs d'apparat, la littérature fournit aussi un bon contingent :

Parce que la France a subi l'Iliade de l'Empire, elle n'est pas condamnée à subir le Lutrin du boulangisme33.

On en vient ainsi au citationnel pur et simple : « c'est plus qu'un crime, c'est une faute », « Il n'y a plus de Pyrénées », « nous dansons sur un volcan », « Pends‑toi, brave Crillon », « Tout est perdu fors l'honneur »... Tout est dans le bon usage du citationnel. L'oubli du contexte expose à des avanies :

M. le Marquis de l'Angle‑Beaumanoir [bonapartiste] : La gloire efface tout, tout excepté le crime. (M. de Lamartine)
M. le Président : Ce vers s'adressait à Napoléon !
M. le Marquis : [...] Je le sais, Monsieur le Président, c'est une allusion au meurtre du duc d'Enghien, mais j'en fais l'application à Lazare Carnot34.

Latinismes

Ultima ratio de l'homme de culture et sûr moyen de n'être pas entendu du peuple, il y a enfin le latinisme – ou l'hellénisme : un peu de grec dans chaque billet qu'il donne au Temps, tel est le secret d'Anatole France. Tout le monde raffole des Carpe diem, Sua debeturpuero reverentia et des Non possumus. À la Chambre, on s'envoie à la tête des citations latines :

M. Camille Dreyfus
– « Je suis en effet un ancien partisan du scrutin uninominal...  »
M. Millerand [l'interrompant]
– « Rari nantes!... »35.

La palme revient ici à un certain Pêcheux, auteur d'une brochure de propagande destinée aux illettrés (Les Élections générales de 1889), et qui n'a pu résister à la saturer de : Sed nunc majora canamus, Vae Victoribus !, Ave Caesar morituri te salutant, Non castigabit ridendo mores, Non reget virgà ferrea.

Le mot d'esprit

L'esprit à la française, c'est le nec plus ultra de la manipulation habile jusqu'au paradoxe des subtilités langagières et du stock culturel élégant. Ce qu'on épingle comme « mots d'esprit » admirables ce sont des énoncés qui offrent : 1. cette manipulation, 2. une cible d'agressivité, 3. la transposition périphrasée d'un énoncé doxique dominant.

A. « Les aristocrates fréquentent désormais des Juifs » => mot d'esprit, le plus applaudi de Jules Lemaître :

L'Almanach de Gotha fréquentant familièrement chez l'Almanach de Golgotha, c'est là un grand signe.

Ce n'est à tout prendre qu'un calembour, mais distingué et si « fin » ; l'exemple suivant est plus banal :

B. « Le boulangiste Laguerre cherche à se faire réélire à Paris » => mot d'esprit avec calembour sur la Laure de Pétrarque et le publiciste protofasciste Francis Laur :

Monsieur Laguerre ne voyant plus grand avantage dans la conservation de la confiance que les braves électeurs du Vaucluse lui témoignaient vient de la leur retourner par la poste. – Il ne sera plus que député de Paris. Pétrarque et sa célèbre fontaine peuvent pleurer à leur aise. En fait de Laure, Monsieur Laguerre ne connaît que Francis36.

Le succès immense, si déplaisant aux républicains, d'Henri Rochefort passé au boulangisme ne s'explique que par l'excellente recette qu'il possède de combiner la haine politique avec un esprit « infernal ». L'adversaire de Boulanger, Jacques, offre les séries spirituelles de : « Pauvre Jacques », Jacques 1er (décapité), « Frère Jacques dormez‑vous », « il remportera une veste ou une jaquette ». Pour Boulanger, à un niveau peu relevé d'esprit, on aura la série : « la Boulangère a des écus », ses brioches, ses mitrons, « il fera four », « il nous mettra dans le pétrin »...

Le parti boulangiste roule sur Laur. Il n'a commencé pourtant qu'avec la monnaie de Dillon37.

Tout ceci n'est pas très raffiné. Le banal calembour, fiente de l'esprit qui vole, n'est pas banni cependant des délibérations de la Chambre. Invalidation du député Susini :

– "Cela se corse !" (On rit.)

Francis Laur cité plus haut sera invalidé lui aussi, non sans avoir subi l'avanie de calembours spirituels, ô combien :

Une Voix
– "Laur en barre"
M. Laur
– "Ne faites pas de calembours, Messieurs, dans un pareil débat"38.

Néologies, snobismes et xénismes

Si la langue distinguée est par essence conservatrice, le processus même de la distinction exige des mots nouveaux, exclusifs, classants, faisant effet de modernité ou de mode. C'est « une fureur de néologismes », assure le critique Paul Ginisty ; les mots chics s'usent, remplacés par des vocables neufs avidement adoptés. Les dictionnaires datent de cinquante ans ou plus auparavant les premières attestations de « doctoresse » et d'« irresponsable » mais ces mots, fréquents désormais, sont sentis comme des signes du temps, ce qui importe – ainsi que « suggestif, comme on dit aujourd'hui » dont l'attestation est de 188939. La presse en fabrique, de ces néologismes d'actualité : « se chambiger » (= se suicider à deux), la « bérétomanie », « le je‑m'en‑foutisme »... Ceux qui tiennent un certain temps, ce sont ceux qui classent, c'est‑à‑dire qui sont « vlan » ou qui sont « pschütt » – car dans la presse mondaine, il convient que tout soit « pschütt » qui a remplacé « vlan » qui a remplacé « chic » dans le « gratin », dans « la crème », chez les « swells ». Le Gaulois signale avec complicité d'autres mots en vogue : « il est très sport », usité comme adjectif pour parler d'un clubman, ou : c'est un « fêtard » :

Il se prononce d'une façon particulière, avec un relevis ironique de la lèvre, un clignement malin de la paupière...40.

« Charmante rédaction, n'est‑ce‑pas ? » Je signale aux proustiens que cette formule, donnée pour typique de l'esprit d'Oriane de Guermantes, m'est attestée au Gil‑Blas41. Puis il y a les xénismes : pas mal d'espagnol tauromachique à l'occasion de l'Exposition, des Chi lo sà !, des acteurs di primo cartello et, dans la presse boulevardière, de l’odor di femina [sic]. Ce sont cependant les anglicismes qui dominent les dialectes snobs de façon écrasante. Car l'anglais est purement boulevardier et mondain. Dans les romans populaires, on le glose en bas de page : « For shame ! Aoh ! For shame ! » (« Fi donc ! »). Dans la presse pondérée et patriote, on se gausse du charabia anglais, langue dont la prononciation évoque « un bruit de serrure rouillée » (on n'est pas plus aimable) et déjà on craint pour le peuple :

Pourquoi – car l'anglomanie gagne même le peuple – pourquoi meeting plutôt que réunion ?42.

Le populo est encore loin de suivre. L'anglicisme est le péché mignon du gratin, du monde « select » ou « selected », de la « high‑life ». (Il y a une belle revue qui s'intitule Gazette du high‑life.) Pour le monde qui organise des « raout » pendant la « Season », l'anglicisme est affaire de to be or not to be, « comme diraient nos voisins les Anglais ». D'où, avec une orthographe parfois erratique, « nos clubmen les plus qualifiés », « sportmens » et « sports‑women », « bookmakers », – tout le vocabulaire des courses hippiques évidemment : « le grand steeple », « turf », « lad », « yearling », « jockey », « crack », « outsider », « stud‑book », et les autres sports, affaires essentiellement aristocratiques et mondaines : « Madame la duchesse d'Uzès, l'huntress française » et, dans un anglais de plus en plus incertain, « Paper‑hunt en vélocypède organisé par le Cyclist Club », « une velocewomen », le « Coursing Club de Paris »... Je bats le Robert et le Lexis de quinze ans pour une première attestation de « shopping » : 

[...] "le shopping" (comme on dit à Londres)43.

La grande presse ne fournit guère, précédée par Gustave Aimard, que les « cow‑boys et cow‑girls » de Buffalo Bill, mots chics d'actualité ; elle lance les mots‑clés de l'épopée du journalisme moderne : « reporter » et « interviewer » – on résiste à ce dernier mot car on ne sait comment le prononcer. Le seul mot bien attesté en dialecte ouvrier c'est meeting, mais le peuple l'a aussitôt francisé : « métingue » rime avec « distingue »44. D'ailleurs, le franglais déjà n'a pas bonne presse ; les emprunts qui marchent le mieux sont ceux qui désignent des réalités trop nouvelles, choquantes, angoissantes. Deux emprunts sont la scie du moment : « flirtation » et « struggleforlifer ». Que les pures jeunes filles françaises imitant leurs sœurs américaines puissent un jour s'abandonner aux charmes interlopes de la flirtation, voilà qui ne rassure pas. En cette fin de siècle darwinienne, le struggleforlifer (lancé par Alphonse Daudet) considère la vie comme une bataille dans une société qui court à vau‑l'eau :

Tout ce qui se pique de suivre la mode [...] s'étudie à prononcer Struggle for life.

C'est un topos de la chronique de s'affliger et du mot et de la chose :

Non ! je ne veux pas revenir sur le mot du jour, sur le barbarisme à la mode, et je n'entends parler ni des struggleforlifers et des théories de Darwin. Les struggleforlifers m'agacent horriblement [...]. Il me semble que cet abominable mot, que les Anglais n'acceptent pas, bien que nous le leur ayons pris, n'est qu'un masque inutile mis aux antiques scélératesses de l'homme...45.

Qu'on nous fasse grâce à tout le moins du mot, exige un homme d'esprit ; qu'on nous parle des « combatpourlavistes » !46. Si des snobismes variés introduisent de l'anglais dans la langue cultivée, la diatribe chauvine est très bien portée : le mouvement de menton patriotique n'est jamais loin : pourquoi au lieu de « five o'clock tea », ne pas dire simplement (et gauloisement) « le thé », pourquoi « ticket » pour « billet », pourquoi « cow‑boy » au lieu de « vacher » ? Francisque Sarcey conclura avec bon sens :

Où est la nécessité de savoir l'orthographe de tous ces mots qui ne sont pas français ? Ont‑ils même une orthographe ? [...] Parlons donc français en France47.

Le champ littéraire et ses styles

Ce n'est pas des styles littéraires en eux‑mêmes qu'il sera question ici, mais de ce par quoi les littératures, celles de circuit restreint, cherchent à s'isoler de la correction canonique et à signaler « la solitude d'un langage rituel » (Barthes). La langue « littéraire » n'appartient plus à la littérature, laquelle doit pousser ses recherches vers l'archaïque, l'hermétique, mais aussi la cacophonie du recherché et du vulgaire, – contre le bon usage « scolaire » ou « bourgeois », le génie contre la correction. Il est impossible pour ceux qui fréquentent le champ littéraire de nourrir leur appétit de rareté et d'originalité en demeurant dans l'acceptabilité moyenne des Renan‑Lemaître‑Brunetière. Jules Lemaître certes, réalise la forme exquise du bon usage avec parfois la transgression aussi exquise d'une familiarité qui sait se tenir. La littérature proprement dite forme un champ bariolé de styles variés, des déliquescences de Retté et de Ghil aux vulgarités populacières d'Émile Zola. D'autres vont chercher à combiner ces extrêmes et cela donne le naturalisme en alexandrins de Jean Aicard (Le Père Lebonnard) :

Je veux du bœuf saignant !! – et des œufs à la coque !

Si la hiérarchie des talents littéraires se mesure encore en un idéal du style, ce ne sont pas les écritures d'avant‑garde qui en sont le conservatoire. Il est donc impossible de dire si Zola ou Péladan écrivent « bien », quoiqu'il demeure possible de dire pourquoi Georges Ohnet écrit mal. Il écrit mal parce qu'il applique de façon mécanique la règle, recommandable, de la recherche d'épithètes, ce qui donne chez lui la séquence absolument régulière nom + adjectif :

[...] vaste escalier, splendides tapisseries, grandes toilettes, joyeux propos, marbre rare, défilé brillant, jeunes femmes luxueuses, grâce experte, mouvements gracieux, salons étincelants de lumière, aimables paroles, admirable maturité, cou délicat, exquise douceur, ondulation harmonieuse, glorieuse jeunesse, front hardi...48.

Les écrivains de stature moyenne qui maintiennent leur labeur académique dans la mouvance de style distingué font un marché de dupe. Ils doivent brider toute fantaisie lexicale ou syntaxique, mais ne jamais tomber cependant dans la platitude ohnette, ne métaphoriser que raisonnablement ce qui ne veut cependant pas dire enfiler les clichés (« Le serpent de l'amour propre blessé me mordit au cœur », écrit Francisque Sarcey – et il a tort de l'écrire)49. L'écrivain académique doit se méfier des « épaisses frondaisons », des « impressions ineffaçables » et des « dômes de verdure » dont se moque la bohème d'avant‑garde. Il doit être plat sans trop le paraître. Il n'est que deux ou trois romanciers académiques parmi lesquels brille le charme discret d'André Theuriet qui, à demeure, sont installés dans l'indéfinissable « perfection » du style distingué :

Notre voiture descendait rapidement la rampe de Talloires [...] À droite, la nappe glauque du lac, que le vent ridait légèrement, s'étendait jusqu'à la bordure des vignobles qui forment la première assise des montagnes d'Entrevernes. De longs nuages errants, coupant les sommets par le milieu, n'en laissaient voir que la base verdoyante et la cime ensoleillée50.

Voici en effet du beau style ; ce dont ne veulent ou à quoi ne peuvent prétendre Zola, Barrès ou Maupassant. Un beau style qui est aussi belle pensée, belle sensibilité et dont le triomphe est dans le spectacle mélancoliquement et amoureusement dépeint de l'ethos bourgeois :

Les yeux brillants des femmes cherchaient à lire encore le triomphe de leur beauté, déjà plus qu'à demi voilée sous la dentelle, ou blottie dans la caresse mollement excitante des fourrures. Les hommes donnaient des coups de chapeau, échangeaient des poignées de main, accueillaient des sourires avec cette froideur tour à tour impertinente, morose ou blasée qui est le facile rudiment de la distinction actuelle51.

Au‑delà de Tinseau et de Theuriet, il n'y a plus grand‑chose pour les amateurs de style relevé ; il y a sans doute Bourget et Rod qui combinent une touche d'académisme élégant avec pas mal de modernisme. Eux aussi connaissent la règle du beau style comme isorythmie de la phrase et de la sensation distinguée – mais Édouard Rod surtout, psychologue pessimiste, est ennuyeux comme la pluie :

On s'ennuyait beaucoup : // de longues journées passaient à regarder tomber la pluie //, une pluie grise / fine / incessante //, qui ne parvenait pas à vider le ciel rempli de nuages // et ne s'arrêtait un instant / que pour recommencer de plus belle52.

Dévergondage et beau langage

Le langage raffiné est un laissez‑passer ; il permet aux écrivains libertins à la mode, comme Mendès ou Maizeroy, de compenser l'« audace » de leur pornographie emberlificotée par de « rares dons de stylistes ». L'élégance du style recouvre de voiles ce qu'il y a de graveleux dans le contenu. Catulle Mendès surtout a été le spécialiste du leste‑mais‑bien‑écrit :

Quel qu'il soit, l'amour a raison ! [...] ne croyez pas qu'il soit haïssable ou méprisable s'il arrive, que, détourné des hyperphysiques délices par l'appétence, trop brutale ou trop subtile, des sexualités secrètes, déchaîné par l'instinct ou raffiné par le dédain du possible, il se rue jusqu'à la fureur des stupres ou s'insinue jusqu'à l'ambiguïté des sournoises impuissances53.

Évidemment, la critique tance un peu l'auteur de Zo'Har pour le scabreux de ses peintures, mais elle tend à lui pardonner ; transgressant un tabou, il ne demeure pas moins un « écrivain raffiné et grammairien remarquable ».

Le travail du style « recherché »

Quand on parle du « travail du style », il faut le prendre comme pratique moyenne de prosateurs honorables qui, appliquant avec peut‑être un zèle trop littéral la leçon des Flaubert et des Goncourt, conçoivent l'écriture comme un fastidieux exercice de substitution du mot rare, de choix de l'épithète recherchée, d'entortillement de la syntaxe qui placera au bout du compte leur « littérature » en dehors et au-dessus des langages sociaux :

Avec le lent pendulement familier de son front sur ses convexes épaules écharnées par l'âge et l'étude, de son aigre fausset strident d'un peu de crécellement des cigales, il avait exhumé ses découvertes lointaines – et comment, bûcheronnet bûcheronnant par les bois, le sens en lui, s'était éveillé des mystérieux arcanes de l'ambiante animalité (C. Lemonnier).

L'« artisanat du style » de Camille Lemonnier est suivi avec succès par les Rosny, les Descaves ; ce ne sont que « calvados impétueux », « huis opiniâtre », « péremptoires rengaines ». Le néologisme recherché foisonne chez L. Descaves ; sur trois pages : « ruiniforme », « stiller », « violâtre », « brandonnait », « écaché », « voisinance »54. D'autres font dans le pittoresque historique, comme dans le roman antique de Lombard, L'agonie :

Le portator accompagnait le celeusma des rameurs ; sur le pont le gubernator répondait de sa poupe au proreta...

Le « sâr » Péladan est de ceux qui chérissent l'art de se mettre hors du siècle par un langage tout artificiel. Dans l'ectèse de son éthopée, Istar (car Péladan ne saurait consentir à parler de la « préface » de son « roman »), on nous entretient de l'ipséité du héros, Nergal et de son amour adelphal pour Istar, de leur lutte œlohite contre le nimroudisme lyonnais.

Quant aux poètes décadents et symbolistes, il est sommaire mais juste de noter que leur geste littéraire essentiel est d'isoler le poétique, menacé et dévalué par le développement des journalismes et des proses utilitaires, en le marquant d'abord d'un lexique « déliquescent » : « perennel », « aime », « coruscation », « viride » (Cloches en la nuit d'Ad. Retté). Fénéon et Paul Adam, en leur Petit glossaire pour servir à l'intelligence des auteurs décadents et symbolistes, ont beaucoup agacé en dressant le sottisier de cette course à l'épithète rare : « Abscons, abstrus, abortif, acaule, accul, accurvé, acescent, acuminant... » Ils ne caricaturaient cependant pas.

"On écrit en l'an de grâce 1889 albe bonnet, en 1888 on écrivait bonnet blanc", ironise une revue d'avant‑garde pourtant55.

Dujardin et René Ghil feront mieux encore. La pathologie de la rareté langagière exprime la crise de la littérature, dévaluée par le contact avilissant avec l'éphémère et le bruyant discours social, dominé par la forme journalistique (voir chapitre 36).

Hiérarchies des raffinements et « idéal » hégémonique

Je ne me suis pas hasardé à définir extensivement le français canonique qui est certes cette langue décrite et prescrite dans les grammaires et les dictionnaires, mais à quoi se joint un stock, commun aux pratiques lettrées, de « tournures » recommandables, de locutions, de figures rhétoriques conventionnelles formant une nébuleuse de marques de la légitimité et de l'élégance expressives. Ce français est aussi défini négativement par des interdits de vocabulaire que les lexiques épinglent comme « familier », « populaire » ou « vulgaire ». Il travaille sur le code minimal en y favorisant en tout la « richesse » de l'expression et il échappe encore à une définition positive parce qu'il mobilise des ressources et des subtilités infiniment variées qui ne se définissent qu'en s'opposant hiérarchiquement. De sorte que le journaliste de la Lanterne ou du Petit Parisien écrit une langue que son lecteur populaire juge sans doute un parangon d'élégance auquel il ne saurait prétendre lui‑même, langue que cependant les gardiens de la distinction, les Lemaître, les Anatole France, jugent absolument barbare, vulgaire et incorrecte. Tout est affaire de dissimilations, de hiérarchie des raffinements et d'opulence. La légitimité est question de degré et ne se perçoit bien que par rapport aux sociolectes qui lui sont « inférieurs ». Cependant, d'une autre façon, la légitimité linguistique est un objet hégémonique stable, c'est‑à‑dire un « idéal » qui s'impose universellement et qui ne se perçoit jamais tant que dans les écrits de ceux qui ne parviennent ni de près ni de loin à y satisfaire. Ils manifestent par leur échec même et leur vaine bonne volonté combien l'idéal de beau langage a paru la seule visée possible dès lors qu'ils se mêlaient d'écrire. Un ouvrier autodidacte se risque en effet, avec une foi civique « quarante‑huitarde », à exposer à ses Concitoyens sa formule pour L'Émancipation des travailleurs (p. 146) :

Est‑ce qu'il y a le moindre rapport avec une action directe émanant des électeurs, imposant de suite leurs désirs et leurs droits, sans aller chercher tous ces détours de midi à quatorze heures, et finalement tout embrouiller et ne rien faire et le comble, tromper ce pauvre peuple en vivant de ce que vous lui usurpez par vos paroles mensongères [...] Tout le mal réside dans le système dont le peuple abandonne ses pouvoirs, s'il les transmet avec ordre de ne rien changer que d'exécuter seulement ses ordres, mais ce n'est pas cela qu'il fait ; il se nomme un délégué pour supprimer tout ce qu'il voulait faire pour son affranchissement.
Et je défie à quiconque voudra préconiser les systèmes de l'ancien régime de venir le soutenir en public contre le nôtre.

Tout y est : l'emphase syntaxique, l'ostentation de tournures éloquentes, la « précision » du lexique au service d'une noble protestation contre le parlementarisme – mais hélas inintelligible, parce que les phrases ne tiennent pas debout et que le tout n'est qu'un ravaudage de formules disjointes !

La diffusion des formes élémentaires du français lettré ad usum plebis passe sans doute par l'école de quartier et de village ; pour les adultes, ouvriers et paysans, elle est portée vers 1889 par la « petite presse », la presse à un sou. Le Petit Parisien, concurrent du Petit Journal, a désormais une diffusion nationale ; dans bien des villages quelques exemplaires en vente chez l'épicier concurrencent la feuille du chef‑lieu. La Croix des Assomptionnistes, instrument de propagande dévote et antirépublicaine, vise également les masses quasi illettrées et son réseau de distribution quadrille la France. Je vois dans le Petit Parisien, discrètement gouvernemental, l'instrument par excellence d'intégration sociale et culturelle à la fin du siècle passé. Le « plus grand quotidien de la Troisième République » tire à plus de 300 000 (fin 1889). Il a mis au point une formule d'apolitisme bon enfant, pleine de bons sens populaire et de respect pour les valeurs reçues dont témoignent ses éditoriaux abordant de façon sententieuse, avec un progressisme sage, des sujets non‑controversés. À lire ces éditoriaux de « Jean Frollo » (pseudonyme collectif), on voit opérer simultanément une didactique du bon vouloir culturel et l'enseignement d'une langue canonique minimale, accueillante à quelques traits « populaires » mais soucieuse de plate correction, homologue au moralisme timoré du contenu. Ces éditoriaux sont construits uniformément sur le modèle : Il y a des abus – Ils sont regrettables – Plaignons les victimes – Réformons sans excès. En clausule, une phrase apaisante (qui appelle le commentaire : « c'est bien vrai ») en un style sans fioriture mais sans vulgarité, inculque l'idéal modeste d'un langage « convenable », version sublimée de la conversation de concierge :

Eh que diable ! il ne faut pas mépriser les petits métiers : ils sont souvent la dernière planche de salut de bien des malheureux.
Ah ! que de tels récits sont tristes ! et combien lorsqu'on les lit, on voudrait voir les législateurs mettre un terme à leurs querelles pour s'occuper davantage des grandes questions sociales56.

D'autres instruments d'inculcation du minimum de style lettré seraient à relever, – ainsi le genre de Modèles de lettres usuelles, destiné à sortir de peine le semi‑illettré qui écrit pour le « mariage d'un cousin », la « naissance d'un neveu », ou, sous les drapeaux, pour demander quelque secours d'argent à ses parents au village.

Les socialistes et la langue légitime

Un symptôme éclatant de l'hégémonie linguistique est la façon particulièrement soulignée dont la propagande socialiste – contre‑discours farouche prédisant au capitaliste sa ruine imminente et au prolétaire, son émancipation – ne s'exprime qu'avec les marques les plus abondantes de la canonicité stylistique. Une longue étude serait à entreprendre sur les topoï et la rhétorique du socialisme militant. Je m'en tiens à l'expression, des possibilistes aux guesdistes : elle est pompeuse et caricaturalement encline à l'inflation verbale dont j'ai fait un des critères du langage légitime. Tel militant, « voulant dire » qu'il n'a pas pu écrire plus tôt, formule :

Les exigences matérielles de la vie auxquelles je dois comme le commun des mortels faire face par le travail, ne me l'ont pas permis.
Ou « Je ne suis pas pour la théorie » : 
Certes je ne suis pas un ennemi acharné de cette dernière, mais je n'en suis pas non plus un fervent adorateur57.

L'emphase, le pathos, le vocabulaire « riche », l'expression d'idiomatismes littéraires en séquences sont là pour montrer au bourgeois qu'on n'est pas des « primaires », qu'on peut légitimer cette propagande qui dit « place au prolétariat conscient et organisé » en montrant que le prolétariat a l'usage du style légitime. Dans les brochures et éditoriaux socialistes, quel lexique relevé pour stigmatiser l'ennemi de classe : « pleutres », « bélîtres », « argousins », « stipendiés », « hommes‑liges », « spadassins », « sicaires », « sycophantes », « sbires » et j'en passe ! La Justice n'est jamais désignée que comme « Dame Thémis », les capitaux sont les « dieux lares » des bourgeois... Le grand récit prophétique où le monde « change de base » est allourdi d'un vrai dictionnaire de locutions : « battre en brèche », « vouer aux gémonies », « faire rendre gorge ». Tout y passe, « l'anguille sous roche », « le dindon de la farce », « faire l'autruche »... La métaphore filée, pierre de touche de l'expression littéraire (qu'on nous passe la formule) a droit de cité dans chaque éditorial, qu'il développe l'image du « char républicain [...] à peine sorti de la tempête » ou le thème « nous forgeons nous‑mêmes les verges pour nous fouetter »58. Joignons‑y un pandémonium de topoï de culture générale : St‑Antoine et son cochon, le festin de Balthazar, la Roche tarpéïenne proche du Capitole. Le publiciste socialiste, (auto)‑mandaté pour exprimer les revendications du peuple, semble écrire sous l'angoisse constante d'être pris pour un ignare. Dans le récit de l'exploitation quotidienne, il compense l'amertume et le ressentiment par le style distingué et le pathos, empruntés à Michelet et à Pixérécourt.

C'est une des contradictions formelles de ce contre‑discours, radicalement hostile aux valeurs bourgeoises, qu'il ne conçoit d'exposer sa « foi » révolutionnaire que dans un langage emprunté, faisant hautement révérence à l'hégémonie langagière. Quelques libertaires, hostiles par doctrine aux possibilistes comme aux marxistes, vont s'interroger sur cette propagande qui singe lourdement le langage bourgeois et qui est opposée point pour point à la langue que parle le populo. Les anarchistes comme Émile Pouget, le fameux Père Peinard, vont choisir de rompre ostensiblement avec le style noble des Jules Guesde ou des Paul Brousse, de parler à l'« overrier » son véritable langage en en stylisant ambigûment la « virilité » et le mépris des convenances. Le Père Peinard est un « gniaff » qui compose ses bafouilles chez le troquet en sifflant une chope après le turbin. Ce qui passe dans le langage de Pouget ce n'est pas seulement l'argot, c'est aussi une « spontanéité » de classe à quoi s'attache toute la tactique syndicaliste‑révolutionnaire :

La rosserie des patrons aussi me foutait en rage. Ces chameaux‑là n'en fichent pas un coup. Ils rappliquent à l'atelier une fois leur chocolat liché ; ce qu'ils savent faire chouettement, c'est gueuler après les compagnons et palper la bonne argent – sortis de là y a plus personne.

Je ne suis pas tenté d'approuver tout de go comme logique en soi et esthétiquement heureux, le sociolecte ouvriériste de Pouget ; loin de prendre la distance d'un énonciateur allégorique, le Prolétariat, distance qui est celle de la propagande collectiviste, Peinard nous la fait au bon zig :

Sur ce, les aminches, je vous serre la cuillère et à la revoyance59.

Les anars soupçonnent dans l'hypercorrection grammaticale des « autoritaires » comme un relent de futures bureaucraties prolétariennes et se flattent que les « enjuponnés » (les juges de la bourgeoisie) condamnent à tour de bras les libertaires pour crimes contre l'hégémonie linguistique avant tout :

"Ce que nous ne pouvons tolérer, c'est que vous écriviez dans un langage bas et trivial, terre à terre et que la populace puisse comprendre facilement", font‑ils dire aux juges60.

Ce n'est pas prendre le point de vue de Sirius, en renvoyant dos à dos libertaires et autoritaires, que de constater que cette division langagière (parmi d'autres querelles farouches qui antagonisent le mouvement ouvrier) résulte de l'imposition même de l'hégémonie, laquelle exclut par nature toute échappatoire. Écrire « populo » et renforcer le militant dans ce blanquisme sommaire qui est le grand penchant de l'ouvrier parisien ? Ou bien endoctriner les masses en un pathos d'emprunt, pastiche appuyé de la rhétorique bourgeoise, promettant l'Émancipation des exploités en un langage aliéné (langage que cependant le publiciste attitré qui donne « la manne intellectuelle », manie beaucoup mieux que le « simple » ouvrier) ? C'est un dilemme que l'histoire du socialisme n'a pas tranché. Quel souci pousse à prouver anticipativement au bourgeois que la « Sociale » ne sera pas une communauté de bambocheurs illettrés ? C'est pourtant ce que, naïvement, suggère un militant contre la tactique anarchiste :

Au lieu de parler l'argot des souteneurs et des escarpes [...] on devrait, s'exprimer encore mieux que la bourgeoisie pour leur faire honte et leur faire voir qu'on vaut mieux qu'eux.

Il a raison à sa manière : l'argot, c'est un langage que les fractions ouvrières en voie d'ascension sociale s'efforcent de diluer dans du français plus légitime. Mais lorsqu'un des tribuns socialistes pérore à la Chambre, son recours au « beau langage » ne fait aucune impression favorable sur la presse aristocratique :

Quoique n'étant pas cordonnier, M. Thivrier [député socialiste] s'est appliqué hier à faire des cuirs et il y a réussi61.

Les langages dominés, première source du comique

La France de la fin du siècle a le rire facile : les cocus, les bidasses, les belles‑mères, les cocottes amusent sans problème. Ce qui fait pourtant rire avant tout, ce qui s'insinue dans toute histoire drôle, c'est la maladresse, l'ignorance, le mauvais emploi du français légitime. Ici tout le monde s'amuse : le lettré se gausse du petit bourgeois, le petit bourgeois de l'ouvrier, et toutes les classes urbaines des péquenots et des patoisants. La moindre « faute », le moindre accent sont grotesques, obscènes. On montre bien que tout jargon linguistique dissimule du jargon idéologique, de l'allodoxie. Tout pataquès, aveu naïf de misère culturelle, met à la merci d'un mépris mérité. Il y a bien sûr des jargons distingués – ceux de la cynégétique où on « courre le cerf » dans les échos du Gil‑Blas : ils ne sont pas en cause ici. Deux genres comiques dominent la littérature moyenne : les tribunaux cocasses et les facéties militaires. La justice de paix et la correctionnelle sont ce tribunal doxique où viennent dire leur vérité dévaluée, les simples, les incultes, les lampistes dans un français impropre et plein de bourdes sémantiques, une logique primaire et une moralité très idiosyncratique. Dans ces vaudevilles judiciaires est figuré le dialogue entre le Pays légal – décent, cohérent, progressiste et grammatical, incarné par le Juge et le Procureur – et un pays de Cocagne, jargonnant, roublard et scatologique. Le genre des « Tribunaux cocasses » est une industrie florissante à laquelle contribuent une demi‑douzaine d'écrivains mineurs. Jules Moinaux affirme avoir réellement transcrit à l'audience ses Tribunaux comiques : les idiolectes barbares des accusés et des plaignants, leur ignorance du droit et leurs principes moraux frustres font tout le succès de ces recueils ; le comique « de classe » rend irrésistibles les témoignages des pandores, des poivrots, des cochers, des paysans moliéresques. Le Petit Parisien, dans sa « chronique judiciaire », sténographie souvent des dialogues cueillis en correctionnelle ; la règle en demeure : à langage incorrect, illégitimité sociale. Il existe même une revue hebdomadaire, Les Tribunaux cocasses : des juges bons enfants dialoguent avec des inculpés ahuris, pleins d'illogismes, de stupidité, de cuirs et pataquès. Le « mauvais français » n'est pas une source du comique fin‑de‑siècle parmi d'autres : il est le comique par excellence, de pair avec la gauloiserie, la gaudriole et souvent confondu avec celles‑ci. Le témoin, l'inculpé, inaptes au langage légitime, est aussi scatologique qu'il est macaronique ; son agrammaticalité est l'indice d'une bassesse sociale définitive.

L'autre genre comique répandu, qui va de l'édition de bon niveau au fascicule de colportage, c'est la facétie militaire : ce ne saurait être un hasard si Courteline va sous peu élever ce sous‑genre médiocre et le précédent au niveau de la haute légitimité. Charles Leroy avec son Colonel Ramollot, Jean Drault avec son Soldat Chapuzot, Courteline même avec Le train de 8h4762 se taillent un succès pansocial. Comme dans le cas précédent, il existe une revue spécialisée : Les aventures du Colonel Ronchonot publient hebdomadairement jusqu'en 1939 des dialogues de caserne stupides avec parti pris de dénigrement attendri contre tout ce qui a un grade. Trois ou quatre générations de Français ont ri à se tordre du Colonel Ronchonot :

J'suis pas du tout surprenant de c'que tu m'transvases, vu que je m'suis trouvé dans un cas réciproque du similaire de comme toi‑même.

Une ordonnance cultivée lui donne la réplique et le contraste d'un français correct et d'une ironie soigneusement dissimulée :

– Scrongnieugnieu, Robinet, crois bien qu'vous noircissez ; noircissez vous l'assure, dites‑moi donc l'motif d'l'oscurssissement dont vos ch'veux s'procurent d'puis quéque temps.
– Mon colonel, je ne m'explique pas bien ce que vous voulez dire.
– Comment ! Mille pétards, n'se spliquez pas ? J'parle c'pendant la langue susceptible d'tout l'monde.

La facétie militaire – entre Henri Monnier et le Père Ubu – contrebalance le fétichisme de l'Armée et de la Patrie qui pèse sur le discours social. Plus que le bidasse arraché à ses moutons ou à ses dindons, la baderne militaire, gueularde et ignare, fait rire inlassablement. Le ridicule linguistique de l'officier passé par les cadres, étalant ses solécismes et ses « scrognieugnieu » avec une vaine prétention au langage relevé est le stigmate de l'illégitimité ; il permet à quiconque est passé par les casernes une innocente vengeance :

Pour lors, avez r'marqué la sale gueule dont mon collègue des dragons m'envisage quand i'm'rencontre ? Voilà tout d'même la chose dont v's'êtes récupéré quand vous s'ostinez à avoir l'cœur su' la main63.

Il y a mieux. Depuis les débuts de la République, paraît une revue, La Lanterne de Boquillon qui n'a d'autre raison d'être que de prêter la plume à un paysan comique. Les milliers de pages de cette publication populaire n'ont qu'un thème et un motif de succès : le solécisme et l'orthographe erratique :

Citoiliens. Bonjour mes pôvres amis, mes bons camaraddes, mes braves Overgniats. Entre braves jeans, c'est‑y pas vrai, y a pas besoin de faire de magnères. Je sé par les journos [...] que vous vous ettes forteman ambistrouillé à propos des éleqcions, Moi oçi, j'étais forteman ambistrouillé de mon cotté [etc.].
(s) "Onésime Boquillon"

Le « boquillonnisme » sévit dans la grande presse : il est si efficace du prêter à ses adversaires une inculture grammaticale qui en anéantit l'argumentation :

Mesieu ain femmes poli sciés, vous raie pétez tou‑jours queue bout langé c. laguerre...64.

Une sorte de racisme anti‑paysan a scellé l'alliance mythique des classes urbaines au siècle passé. Il faut noter que le paysan jargonneux occupe tout le spectre des degrés de pittoresque comique. Les « tribunaux cocasses » ne manquent pas de le silhouetter :

Bourgrri de bougrii ! [...] Fouchtra de fouchtrrra ! Chest‑il pas déjolant de voir che pauvre Piarre...

Le café‑concert amuse les ouvriers, – comme le bourgeois qui s'encanaille –, avec ses paysans balourds, pleurards, hébétés, leurs casques à mèche, leur chemise de toile, leur gilet court, leur large fond de pantalon et leur patois :

C'est moi Magloire
L'fils à Victoire
J'suis d'Fouilly‑les‑Pots
La Fleur des z‑haricots65.

Subtil dispositif d'hégémonie : l'ouvrier, le petit bourgeois qui se tordent de rire à cet idiolecte plus éloigné que le leur du raffinement, – en symbiose avec un habitus ridicule –, reconnaissent in petto leur propre indignité relative. D'ailleurs, le café‑concert ne manque pas d'esquisser des ouvriers poivrots, des concierges, des pioupious et le spectateur du caf'conc' rit ici, de bon cœur, de sa propre infériorité linguistique. Il est d'autres patois au grotesque immanent : le petit‑nègre des Sénégalais, le « miousique » du clown anglais, l'accent créole de l'Haïtien (« Dans un pays de pogué, les atisses ont doit aux honneux et à la considéation »), le sabir moliéresque du Bey d'Obock, l'accent yiddish si gaiement transcrit par les antisémites :

Tous rêvent une bédide avaire comme Monsir Yacoub ou le digne Schelom66.

L'argot des malfaiteurs et des escarpes qui évoque des « mœurs spéciales » et un pittoresque sinistre effraie encore un peu, plus qu'il ne prête à rire. Il donne encore un frisson de transgression et d'infâmie, que recherche Charles Virmaître, connaisseur du Paris impur. Des poètes mineurs, Richepin, Aristide Bruant, Rictus se sont mis, avec une fascination ambiguë et pétrie de mépris, à écrire non dans l'argot « des malfaiteurs » mais dans le français des barrières, celui des « gueux » de Richepin, celui des « marmites » et des « dos », chez Aristide Bruant. Le succès hautement légitime du chansonnier Bruant (Dans les rues) tient à la transcription stylisée qu'il offre aux lettrés d'un langage du lumpenproletariat dont il souligne la prononciation grasseyante et « veule » :

D'abord ej'comprends pas qu'on s'gène...

Le français et les patois

Les Belges figurent (déjà) parmi les têtes de turc de la joie populaire parisienne : « mossié l'major, 'scusez pour un'fois savez‑vous... » Les professeurs et les instituteurs belges, honteux du mauvais français national, sont partis à la chasse au belgicisme : ne dites pas « aubette » pour « kiosque », « doxal » pour « jubé », « drève » pour « allée plantée d'arbres »... La « prononciation vicieuse » du Belge est une honte nationale :

Nous Belges, nous parlons en général le français avec un accent traînant, un peu sourd...
L'on prononce "salâte, âche, roûche, raupe, causse" au lieu de salade, âje, rouje, robe, côze...67

Dans toute la France à la même époque, les inspecteurs primaires pourchassent les « détestables accents locaux ». Les instituteurs proscrivent le dialecte, le patois (et par « patois » on entend souvent le flamand, l'occitan, le breton) jusque dans la cour de récréation. On humilie les enfants qui le parlent à l'école avec un ruban de papier ou un panonceau accroché au cou. Selon Eugen Weber, en 1863 (dernière enquête systématique), 20 % des communes françaises ne parlaient pas le français du tout ; près de la moitié des enfants d'âge scolaire n'avaient de la langue nationale qu'une connaissance réduite sinon nulle. C'est cela justement qui est en train de changer. Un jacobinisme actif refoule les langues non conformes, s'il ne les annihile pas. Parfois le volontarisme des propagateurs du français national leur fait anticiper sur l'éradication des « patois » : la statistique de 1863, évoquée plus haut, décrit la Loire‑Inférieure comme « acquise » au français, alors qu'une enquête de 1889 fait apparaître la persistance du breton à Batz, du vendéen et du poitevin dans les régions intérieures68. Cependant la décadence des patois et des langues « périphériques » est une chose bien réelle. Les bourgeoisies locales ne patoisent plus. L'école, le journal favorisent une diglossie fonctionnelle où le « parler local » ne doit plus servir qu'aux affaires locales, justement, familiales ou vulgaires. Le régiment engendre également le mépris du patois, déjà réprimé et dégradé par l'école omniprésente. « Langue de la maison », le dialecte s'oppose au français, langue de l'enseignement, de l'administration, du journal. Ce n'est pas qu'objectivement les dialectes et les langues non franciennes (flamand, bas‑allemand, italien et corse, franco‑provençal et occitan, catalan, basque, breton) disparaissent vraiment partout, ils régressent lentement mais ils sont surtout refoulés dans le silence de l'infériorité en attendant de resurgir au XXe siècle avec les revendications régionales et autonomistes. Les « patois » servaient à préserver les petites doxa locales, pétries d'archaïsmes et de traditions, de la grande hégémonie commune portée par le français national. Quelques sociétés philologiques, quelques académies provinciales publient des glossaires, des anthologies dialectales, des enquêtes folkloriques et linguistiques. Ce zèle érudit n'est pas sans rapport avec une résistance populaire à la « normalisation » : dans les classes dominées urbaines, on trouve des sociétés patoisantes, des lices chansonnières, des corporations folkloriques. L'Almanach de Liège, destiné au petit peuple, entrecoupe ses « prononciations » de poèmes en wallon :

Appontihez st ine tah' di censes
Vocial bâcelles, vocial cârpais
Avou leus nûles. Di riknohance
I v's appoertet to leus sohaits

Face à la décadence et la régression des parlers locaux sous la pression de la langue légitime, des écrivains, des folkloristes de province réagissent en prétendant « réhabiliter » le wallon par exemple : « une langue » non un jargon sans valeur ; « il demeure la langue usuelle des ouvriers, des petits bourgeois ». Les concours dramatiques qu'on ouvre, les publications lexicographiques ont le caractère de « sauvetage » archéologique d'une culture locale attendrissante, d'autant plus « attachante » que menacée de toutes parts par la modernité.

Je ne pense pas que l'œuvre de Mistral, des Félibres et autres écrivains occitans ou catalans puisse se percevoir autrement. L'espoir chimérique de préserver et d'exalter une nation par le seul dynamisme d'un mouvement littéraire font que Mistral identifie l'avenir du Félibrige et celui du peuple d'oc :

D'un viel pople fièr et libre
Sian bessai la finicioun
Et si tombo li Felibre
Tombara nosto nacioun

(Poème, vers 1890)

Mistral et la littérature provençale offrent aux intellectuels parisiens l'image idyllique d'un lyrisme naïvement épique, contrepartie chimérique aux « décadences » et modernismes faisandés de la littérature française. La poésie félibréenne n'est au fond qu'une invention de l'intelligentsia « francienne » : un objet idéologique construit comme survivance d'un âge d'or du lyrisme, non touché de l'aile froide de la modernité. Sa candeur homérique, à la fois savante et populaire, permet des nostalgies pastorales dans une doxa hantée par l'à vau‑l'eau, la déterritorialisation, la dégénérescence.

S'adresser aux illettrés

Le français canonique, préservé par l'arme du ridicule, de toute contamination avec les idiolectes dominés, s'impose à ceux‑mêmes – les socialistes révolutionnaires – qui prétendent vouloir tout chambarder. C'est dans la nature du phénomène hégémonique qu'il échappe à une définition positive (étant pris dans la dérive infinie des degrés de raffinement) alors que cependant le prestige de cet idéaltype s'impose à quiconque se mêle d'écrire ou de parler en public. Expression la plus spontanée, la moins embarrassée, du mépris de classe, le rire que suscitent les bourdes et les incorrections est reçu de la victime avec une honte résignée. « – On est donc bien bête chez vous ! », demande un juge (véritable) à une paysanne bafouillante. « – Oui, Mossieur le juge », répond placidement celle‑ci 69(voir chapitre 9).

Pourtant il faut parfois s'adresser aux illettrés et s'en faire comprendre. Les juges, les employés municipaux ne sont pas tenus à déployer de grands efforts. Mais les candidats à la députation, les propagandistes des partis voient le problème se poser. Ils veulent être élus du « Peuple souverain » et celui‑ci entend mal le français. Les brochures et Gazettes du village vont condescendre à amadouer linguistiquement le brave paysan voteur. Car pour l'ouvrier des villes, on ne s'inquiète pas : il n'a peut‑être pas la pratique du français canonique, mais, du théâtre de boulevard au métingue politique, il a le goût du style noble et emphatique et d'un langage censé distingué. Si on fait parler « Populo », allégorie de l'ouvrier, c'est qu'un peu de réalisme faubourien donne du ton à la propagande, rien de plus :

[Populo, à Boulanger en fuite]

Merci d'abord, Général ! J'avais justement d'l'ouvrage pour l'Exposition, et si vous vous étiez laissé prendre, j'lâchais l'tas et j'dévalais dans la rue !... et alors... plus de pain pour les gosses. Tandis que comme ça la commission s'ra tout d'même faite – en douceur – vous épatez pas – et ce s'ra d'l'ouvrage fignolée.

Pour les campagnes, le problème de communication est très réel : le paysan est méfiant à l'égard des « beaux Messieurs » de la ville. Les publicistes, réactionnaires ou républicains, ont donc mis au point une sorte de langage hybride pour s'adresser « aux braves habitants des campagnes » (style cagot). On leur dit « Mes Amis » ; on prend le ton bonhomme, ou lâche quelques blagues empruntées à la vie agricole, on fait des phrases très simples, sujet‑verbe‑complément. On accentue la fonction phatique : « vous pensez bien que... », « patience ce n'est pas tout... », « attendez le plus beau... ». Il faut tout expliquer en long et en large ; pas d'ellipses, si utiles en politique. Il faut dire : Boulanger a fait ci et comme il pensait ça, alors voilà, telle et telle chose est arrivée. Bon ! Mais en avait‑il le droit ? Voyons un peu ? Non, en effet...

La propagande rurale s'adresse, et n'en fait pas mystère, à des abrutis dont la pensée obscure, peu déliée se développe lentement selon des intérêts terre à terre, avec des schémas illogiques. D'où la difficulté à se faire comprendre. Alors, pour aider un peu l'exposé didactique, on le farcit de paysanneries : « Oui da ! », « Parguienne », « Nenni »... On fait parler le paysan lui‑même : il dit j'étions, j'avions, mais il intercale des phrases dignes d'un député radical. La propagande à l'usage des agriculteurs a donc fabriqué une langue artificielle, parfaitement sourde à la langue parlée dans telle et telle région. Le discours politique, retranscrit dans un style emprunté à l'école primaire, se voit adorné de quelques exclamations reprises des paysans de Molière70 (voir chapitre 44).

Notes

1  Renan, Discours de réception de J. Claretie.

2  Leçons du mardi, p. 398.

3  Gaulois, 1.3 : p. 1.

4  Pailleron, Augier, p. 7 ; Marcel, Instruction publique, p. 663.

5  Gaulois, 24.11.

6  La Campagne, 15.4 : p. 1.

7  Matin, 9.10 : p. 3 ; Lanterne, 8.10 : p. 1.

8  Bergerat, L'amour en République, p. 4 et p. 9.

9  Univers, 19.2 : p. 2.

10  vol. 155 : p. 94.

11  Courrier français, 18.8 : p. 2.

12  Gazette anecdotique, 2 : p. 189 et p. 190.

13  « Gazette » de Ponchon, Courrier français.

14  Petit Provençal, 13.10 : p. 1 ; Petit Moniteur, 18.11 : p. 1.

15  Journal des instituteurs, p. 292.

16  Moniteur des examens, p. 49.

17  Manuel général d’enseignement primaire, supplément, p. 75.

18  Dupin, Ce qu'on dit à la maison, passim.

19  Manuel général d’enseignement primaire, p. 537.

20  Semaine scolaire, Directions et exercices, n° 9 (2 mars).

21  Manuel général, p. 239 et p. 457.

22  Semaine scolaire, n°6 : 9.2 pour la « Mission de la femme » et pour le patriotisme féminin, Bulletin Ligue de l'enseignement, p. 147.

23  Bulletin littéraire, 89-90 : p. 109.

24  Annales politiques et littéraires, 20.1 : p. 33.

25  Revue des Deux Mondes,  91 : p. 228.

26  Dr Beaunis, Sensations internes, p. 45.

27  Maizeroy, Sensations, cité par Livres en 1889, 2 : p. 141 comme exemple de style « agréable ».

28  Bataille, Causes célèbres, p. 3.

29  Susini, La Cocarde, 10.7 : p. 1.

30  Écho marseillais, 2.9 : p. 1.

31  Silhouette, 7.4 : p. 2.

32  Constitutionnel, 2.4 : p. 1.

33  Progrès clermontois, 15.9 : p. 1.

34  Journal Officiel, « Sénat », p. 842.

35  Journal Officiel, « Chambre », p. 382.

36  A. Figaro, 21.11 : p. 1 ; B. Léandre, Gil-Blas, 8.8 : p. 2.

37  Silhouette, 10.2 : p. 2.

38  Journal Officiel, « Session extraordinaire », p. 304 puis p. 436.

39  Illustration, 28.9 : p. 246.

40  Gaulois, 9.11 : p. 1.

41  Gil‑Blas, 12.6 : p. 1, col. 3.

42  Revue de famille, I-III 1889 : p. 82‑32.

43  Figaro, 18.8 : p. 1.

44  Oudot, Chansons fin de siècle (publication 1891), p. 24.

45  Temps, 6.11 : p. 1 ; Gaulois, 14.11 : p. 1.

46  Gil-Blas, 10.11 : p. 1.

47  Annales politiques et littéraires, 12 : p. 285.

48  Dans le premier paragraphe de Dernier amour d'Ohnet

49  Sarcey, Annales politiques et littéraires, 12 : p. 78.

50  Theuriet, Contes, p. 1.

51  Début du roman Bouche close de Tinseau.

52  Rod, « Dernière idylle », Lettres et les Arts, avril : p. 5.

53  La vie sérieuse, p. 23.

54  « Conte » de Lemonnier cité dans Le Grelot, 1.9 et Descaves, Sous-offs, p. 29 à p. 33.

55  Chronique moderne, p. 495.

56  Petit Parisien, 20.2 et 19.2.

57  Égalité, 19.3 : p. 2. L'auteur de cet ouvrage termine actuellement une Pragmatique de la propagande socialiste.

58  Prolétariat, 26.10 : p. 1 et Égalité, Franc-Gaulois, 17.4 : p. 3.

59  Père Peinard, 24.1 : p. 1 et 24.2 : p. 16.

60  Ça ira, 13.1.

61  Lettre à L'Égalité, 12.7 : p. 2 et Gaulois, 11.11 : p. 1.

62  En feuilleton dans La Vie moderne en 1889. Édition illustrée, Flammarion, 1891.

63  Avent. Ronchonot, p. 370 et p. 385 el Almanach Ronchonot, p. 17.

64  Supplément n°920 (s.d.) de Lanterne de Boquillon et Marseillaise, 28.1 : p. 1.

65  Tribunaux cocasses, n°8 : p. 15 ; Chansons illustrées, p. 12 : « La Fleur des z'haricots ».

66  Créole : Journal des voyages, I, p. 51 ; Juif : Égalité, 9.3 :  p. 1.

67  Locutions et prononciations vicieuses, p. iii.

68  Cité par Weber, 1976, p. 69.

69  Lanterne, 3.1 : p. 1 (affaire de sorcellerie rurale).

70  Les grandes revues républicaines rurales sont Le Père Martin, La Voix des campagnes.

Pour citer ce document

, « Chapitre 7. Français littéraire, français national», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-7-francais-litteraire-francais-national