1889. Un état du discours social

Chapitre 17. « La race dégénère »

Table des matières

L'idéologie de la dégénérescence est intimement liée à l'expansion et au prestige du discours médical dans la société fin‑de‑siècle, à la médicalisation et à la psychiatrisation de l'ensemble des problèmes sociaux. Le médecin s'est attribué un mandat prophylactique, mais aussi un rôle de premier plan dans la surveillance sociale et l'explication de la conjoncture. Certains s'en agacent : « aux médecins les prétoires », ironise un légiste qui voit les tribunaux envahis par les neurologues et autres experts1. D'autres parlent de « médicinomanie » : « les choses médicales sont à l'ordre du jour, on les traite partout »2. Le médecin se substitue au directeur de conscience, au père de famille, au moraliste, à l'administration publique, au juge. J'ai montré ailleurs qu'après le champ littéraire, c'est le champ médical qui forme le secteur le plus productif de livres en 1889 (chapitre 4).

Le savoir sur les dégénérescences remonte aux travaux de Morel, Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l'espèce humaine (1857), chez qui le mythe religieux de la déchéance de l'homme après la chute peut encore se lire en palimpseste. L'école positiviste poursuit le développement de cette problématique. Le degenerazione umane de G. Sergi, qui paraît en 1889, est directement inspiré des travaux de Morel et de Prosper Lucas. La définition savante du phénomène peut se trouver au Dictionnaire anthropologique de Bertillon et al :

Mouvement descendant que subit un individu ou une race après avoir évolué vers le progrès. Morel définissait la dégénérescence un retour vers le type primitif.

Le concept ne peut donc se mesurer qu'à une norme du progrès (de l'espèce, de la race, de l'individu). Il permet de se débarrasser (moralement d'abord) des fous, des délinquants, des vagabonds, des faibles d'esprit, des fainéants, des « détraqués », des hystériques, des « races serviles », de ceux que Vacher de Lapouges nomme « les déchets » de la société.

Chez certains hommes de science, le concept de dégénérescence s'étend à une historiosophie globale pessimiste. Pour Vacher de Lapouges, disciple de Gobineau, Homo europaeus, l'Aryen dolichocéphale blond, régresse partout en Europe où il est le seul facteur de progrès ; il se métisse avec les races inférieures, H. contractus, H. meridionalis etc. Si le racisme de Vacher de Lapouges débouche sur un mandat d'eugénique pour contrecarrer les « sélections sociales » qui affaiblissent la race, toute sa pensée est fondée sur un crépusculaire « il est déjà trop tard ». Il n'est pas le seul pessimiste racial, le fameux criminologue Cesare Lombroso est également un fataliste, un décadentiste : les nations, les races suivent une pente descendante et ne la remontent jamais. Le traité de Max Nordau, Entartung qui connaîtra un succès européen, ne paraîtra qu'en 1892, mais la vision dégénérescente est déjà bien installée.

Le thème a une diffusion plus générale que ces systématisations extrêmes. Inséparable des complexes thématiques du détraquement général du moi, des décadences sociales, du chaos, de la nuit, des sociétés qui meurent, des à vau‑l'eau culturels, l'idéologie de la dégénérescence forme un système cohérent, argumenté de données convergentes. La taille des recrues ne cesse de décroître et le nombre des réformés d'augmenter, affirment les gens renseignés :

On a été obligé d'abaisser et d'abaisser successivement le niveau de la taille pour le service militaire, la race se rapetisse3

La cause en est à trouver, selon M. d'Héricault, publiciste conservateur, dans la Révolution de 1789. Autre décadence physiologique due à la démocratie, la saignée a disparu des pratiques de la médecine : « le sang est trop appauvri ! ». Le docteur Charles Petithan pousse un cri d'alarme devant les signes de Dégénérescence de la race belge, minée par l'onanisme, l'alcoolisme et la syphilis. Dans le discours médical, les éthopées de dégénérés abondent et les descriptions en sont affligeants : « M.B.... est un type de dégénéré débile. L'indice céphalique est de 69, dolichocéphale très prononcé. C'est l'indice des Australiens et des Esquimaux »4. Les dégénérés peuvent se regrouper en idiots, névropathes tarés, criminels « ataviques », plèbes des villes rachitiques, alcoolisés, hérédosyphilitiques, socialistes (généralement dégénérés) et artistes ou « dégénérés supérieurs » (notion que Max Nordau développera brillamment). La dégénérescence est omniprésente et cumulative : les « tares » s'additionnent dans les familles. Les aristocrates manquent de « sang neuf » et les prolétaires se dégradent par les abus sexuels, l'alcool et les pathologies liées au défaut d'hygiène. « C'est étonnant ce qu'il y a des dégénérés dans les familles royales »5. De Louis II de Bavière à Rodolphe de Habsbourg, les exemples en abondent.

Ah ! qu'ils sont rares les pur‑sangs, quel rôle minuscule ils jouent dans notre société moderne. Ils sont anéantis, tués par le sang‑pourri qui triomphe. Des sang‑pourris partout ! En haut, au milieu et en bas ; sur les trônes, dans le monde « honnête » et dans la boue des ruisseaux. Triste siècle !6.

La littérature s'est emparée de cette thématique bien « moderne ». Il est inutile de rappeler que les Rougon‑Macquart forment l'histoire d'une dégénérescence. Le cycle romanesque du symboliste Joséphin Péladan, La Décadence latine montre l'à vau‑l'eau de la race latine, autrefois guide de l'humanité. La pièce d'Ibsen les Revenants qui montre la cumulation des hérédités chargées dans une famille, est créée en français en 1889. Certains anthropologues enfin récusent la notion de « races primitives » : pour V. Jousset les prétendus sauvages sont des « civilisés dégénérés » par arrêt du développement intellectuel (Évolution et Hérédité).

L'hérédité et les « tares »

La déchéance s'hérite et se transmet aux « fins de race » que sont les modernes, qui transmettront à leur tour les tares qu'ils auront acquises à leurs misérables descendants. La théorie remonte aussi au milieu du siècle avec Moreau de Tours et avec le Traité de l'hérédité naturelle de Prosper Lucas (1850). L'hérédité c'est la « perpétuation des caractères naturels ou accidentels » et « un des faits les mieux établis par la science et par l'histoire » (Dict. anthrop.). Si quelques savants doutent de la transmission systématique des caractères acquis, cette transmission est posée en principe par la plupart. Il y a des hérédités collectives d'où résulte l'état des peuples et des races, et des hérédités individuelles, familiales. Des traits moraux, des prédispositions morbides, des maladies nerveuses, des vices, de la criminalité se transmettent. L'archétype est à rechercher dans les dogmes religieux de la fatalité originelle et de la prédestination. La nature punit et la médecine enregistre puisque, par définition, elle ne peut ni corriger ni guérir. Le Docteur Charcot, qui fait volontiers étalage de sa culture classique, cite les Erinnyes dans ses Leçons du mardi : « Qu'avons nous fait ô Zeus pour cette destinée ? Nos pères ont failli, mais nous qu'avons‑nous fait ? ». L'héréditaire est porteur d'une histoire familiale dont il est l'ultime déchet. Dans le récit médical, les « antécédents héréditaires » forment toujours le premier nœud narratif : « antécédents héréditaires lourdement chargés », « sa tare héréditaire est très lourde surtout du côté paternel... » En psychiatrie, la « prédisposition » est presque le tout de l'étiologie, à l'exception des « folies toxiques ». Le fait de contracter telle maladie, tuberculose, syphilis, n'est pas en soi héréditaire, mais des « dispositions congénitales » le favorisent. Le système forme un cercle vicieux parfait : dans l'alcoolisme, l'influence héréditaire sur la descendance est patente, mais aussi la prédisposition par l'hérédité névropathique à l'alcool ; la « faiblesse de caractère » y contribue7. Tout s'hérite, l'épilepsie, la surdité, l'hystérie, le rachitisme, la névrose onaniste, les « anomalies de l'instinct sexuel », la criminalité précoce, même le zona8. L'anthropométrie judiciaire de Lombroso a montré que la « folie morale » est due à des anomalies héréditaires du cerveau. L'hérédité fixe l'appartenance aux classes sociales inférieures, les divisions de classes étant en dernière analyse déterminées par des dispositions physiologiques. Les « expériences ancestrales » fixent aussi des « idées innées » dans le cerveau de l'enfant. Il y a une mémoire des lignages et une mémoire des populations qui en explique les institutions et les destinées :

Les idées héréditaires d'un peuple et par conséquent son passé font naître son organisation politique. [Il est donc impossible] de changer les institutions ou, ce qui revient au même, de modifier la constitution mentale d'un peuple9.

La propagande antisémite tire certains arguments de cet innéisme héréditaire. Il n'est pas besoin de chercher loin la cause des projets nocifs des Juifs si le Talmud, ce recueil immoral et haineux des goyim, est « imprimé dans leur cerveau par la loi de l'hérédité »10. Le crime est héréditaire, comme le génie (selon Lombroso), la moralité (selon Guyau).

J.‑M. Guyau, philosophe néo‑kantien, conserve encore espoir dans l'éducation : elle peut, progressivement, « aider » l'hérédité, créer à la longue des « supériorités durables » et « contribuer par cela même au progrès de l'humanité »11. Tâche ardue que nombre de darwiniens jugent impossible, comme si l'hérédité n'enregistrait aisément que les tares et était rebelle, fût‑ce avec le temps, à inscrire dans le patrimoine de la race des supériorités et des « idéaux » neufs. Les influences ancestrales sont des péchés sans rédemption.

La Bête humaine est le roman‑type de la « fêlure » qui s'étale et se diffuse, ainsi que l'a montré Gilles Deleuze. Jacques Lantier, fils de Gervaise, devait être selon les notes de Zola, porteur de l'« hérédité de l'ivrognerie se tournant en folie homicide ».

La famille n'était guère d'aplomb, beaucoup avaient une fêlure. Lui [J. L.] à certaines heures, la sentait bien cette fêlure héréditaire.

Lantier est le personnage qui illustre le mieux les théories du naturaliste : à 100 % il est victime de son hérédité, alors qu'on pourrait dire de beaucoup d'autres qu'ils sont surtout victimes du milieu.

Et il venait à penser qu'il payait pour les autres, les pères, les grand‑pères qui avaient bu, les générations d'ivrognes dont il était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui le ramenait avec les loups mangeurs de femmes au fond des bois.

Il n'est pas le seul « héréditaire » des romans à grand succès. Robert Greslou, le « Disciple » créé par Paul Bourget, s'analyse dans son journal intime avec une froide objectivité :

Je me suis prouvé la vigueur persistante de ma réflexion en reconstruisant ma vie depuis son origine, comme je résoudrais un problème de géométrie par synthèse. Je vois distinctement à l'heure présente que la crise dont je souffre a pour facteurs mes hérédités d'abord, ensuite un milieu d'idées, celui où j'ai grandi, puis un milieu de faits, celui où j'ai été transplanté par mon entrée chez les Jussat.

Dans le roman de Léo Trezenik, L'Abbé Coqueluche, la nièce du curé qui se laissera séduire par le jeune vicaire a eu un père fou, une mère hystérique : l'angoisse de cette hérédité chargée colore le roman.

Atavisme

Puisque l'hérédité est un retour en arrière, elle se manifeste par des caractères nommés « atavismes » c'est à dire « l'apparition chez un individu de caractères que ne possédaient pas ses parents directs, mais dont on constate l'existence chez [...] des ancêtres » (Dict. anthrop.). Cette « génération à distance » fait reparcourir au taré, régressivement, la phylogenèse de sa « race ». Les idiots, les dégénérés, les prostituées‑nées rappellent par le physique et le moral leur ancêtre préhistorique, H. neanderthalensis. Hommes des cavernes, sauvages actuels, criminels, enfants (« reproduction passagère du passé moral de nos races ») et gens du peuple se ressemblent en ceci qu'ils sont des régressifs de la civilisation, les « tristes épaves d'un passé disparu »12. L'atavisme permet d'expliquer le retour ou la résistance de superstitions, d'idées irrationnelles, de crises sanguinaires. Revel dans son Testament d'un moderne explique par l'atavisme l'intérêt des foules pour le spectacle de Buffalo‑Bill13. Zola qui en ce domaine ne fait rien à moitié, dépeint la sexualité sadique de Jacques Lantier comme proprement neanderthalienne :

Cela venait‑il donc de si loin, du mal que les femmes avaient fait à sa race, de la rancune amassée de mâle en mâle, depuis la première tromperie au fond des cavernes ?

Mais Adrien Sixte dans le Disciple (et Dieu sait que Bourget n'aime pas les théories de Zola) voit pareillement dans le crime de Greslou une affaire d'atavisme :

La réapparition de l'animalité féroce chez le civilisé suffirait seule à expliquer cet acte [...]. Il faudrait aussi étudier l'hérédité personnelle de l'assassin [...]. Si l'on établissait qu'il y a de l'alcoolisme dans la famille, peut‑être aurait‑on là un beau cas de ce que Legrand du Saulle appelle l'épilepsie larvée [...]. Ce sera une bonne fortune que d'étudier la mère à présent. Elle me fournira des documents exacts sur les ascendants14.

Facteurs de la dégénérescence

La dégénérescence de la race française appelle une recherche étiologique. Les facteurs en sont nombreux : les uns tiennent à des influences du milieu, les autres à des pathologies qui se diffusent. Pour le milieu, toutes les nouveautés, toutes les mœurs « modernes » ont une influence délétère. Avant on marchait, maintenant on prend des voitures : les jambes s'atrophient. Le téléphone, la lumière électrique, le railway provoquent un « dérangement cérébro‑spinal ». Le Dr Gallé étudie les « effets nuisibles de l'audition par le télé-phone » : « excitation nerveuse, hyperesthésie »15.

Une de ces causes conjoncturelles a particulièrement occupé les contemporains : « le surmenage scolaire ». Sujet d'anxiété aggravée parce qu'il comporte un dilemme : qui veut le « progrès de la race » veut toujours plus d'éducation, mais les programmes sont surchargés et le surcroît de « travail cérébral » provoque les pires désordres : « neurasthénie hystérique », retard de développement, tendance à l'onanisme, stérilité chez les filles, myopie, maladies de la « sédentarité ». Ce thème du surmenage a été pendant un ou deux ans le grand sujet des conversations. Une maîtresse de maison le disait à P. de Coubertin : « Avec la Tour Eiffel et le Surmenage, j'ai toujours le moyen de faire parler mes invités »16. Le « gavage » intellectuel va provoquer une « dégénérescence très inquiétante de la race » ; c'est de l'« assassinat intellectuel ». « Chaque nouvelle génération s'étiole et succombe sous le lourd programme universitaire »17. Le surmenage est plus encore à redouter pour les filles, à cet âge de leur développement.

Il est incompatible avec leur futur rôle physiologique. Dans tout la réflexion sur le milieu moderne, on peut lire un mythe contrasté : « la vie moderne agitée et fiévreuse » est opposée à « la vie calme de nos pères ». La modernité trépidante est un facteur de pathologies. Les pathologies proprement dites qui angoissent pour l'avenir de la race sont au premier chef la tuberculose et la syphilis. Koch a découvert son bacille, mais les médecins doutent encore qu'il soit l'agent de la tuberculose18. La tuberculose a remplacé le choléra dans la fonction de maladie terrorisante. « On ne guérit guère de la phtisie et si parfois le mal s'arrête, la médecine n'y est pour rien... »19.

Le péril vénérien

La syphilis, « une des maladies les plus tristes de notre pauvre humanité » (comme on euphémise la vérole par périphrase), est devenue un des grands sujets d'angoisse de l'époque : elle a pris un caractère épidémique en Europe dans les années 1880. Les médecins ne parviennent pas à opposer à la contagion vénérienne un barrage curatif ou prophylactique efficace. Les travaux de syphiligraphie dominent dans la littérature médicale : ils passent en premier lieu avant les recherches sur les maladies tuberculeuses. La lutte contre le « Péril vénérien » a engendré une propagande anxiogène qui elle‑même fera naître cette forme de névrose que l'école viennoise identifiera comme « syphiliphobie », forme obsessionnelle de répression sexuelle : c'est ici le cas extrême où l'efficace d'un complexe discursif est parvenue à engendrer une véritable maladie mentale (le rapprochement a été fait par Loewenstein avec l'antisémitisme paranoïde). Cette « lèpre de notre temps »20, les idéologues montrent qu'elle est liée aux autres processus délétères d'une « civilisation qui meurt » : la « marée » de la pornographie, le nomadisme urbain, la « civilisation prostitutionnelle », ainsi que dit Édouard Drumont. P. Lasowski l'a montré : la tuberculose, malgré Laforgue et Rollinat, est « romantique », mais la vérole est une figure expressive de la « modernité », c'est à dire de la dégénérescence générale : elle est « de toutes les affections transmises celle qui attaque le plus le cœur et les forces vives d'une nation »21. La médecine n'a fait apparaître que récemment la notion d'« hérédo‑syphilis », syndrome dégénératif par excellence, qui confirme la sociogonie des dégénérescences peccamineuses. Le péril vénérien est présent dans tous les discours et semble fonctionner comme la synecdoque des grandes angoisses déterritorialisantes : immoralisme, société pourrissante, « péril social », « péril juif », fin de siècle. La technique bizarre de « suspension des ataxiques » inventée par le Dr. Charcot fait les premières pages des journaux. Quand meurt le Dr. Ricord, inventeur de la médication mercurielle, les nécrologies le montrent comme un personnage de premier plan de la scène publique. La syphilis permet au médecin de s'occuper d'administration publique, de police, d'enseignement moral. À l'égard de la prostitution, le médecin énonce les théories dont la police se fait le bras séculier22. La querelle entre réglementaristes et antiréglementaristes bat son plein. La syphilis est enfin devenue le grand thème, et souvent le grand motif sous‑jacent, des littératures post‑romantiques : voir Baudelaire, Maupassant, Zola, Ibsen23.

Nous montrerons au chapitre 19 comment les « abus sexuels » et les « aberrations de l'instinct génésique » (le pédérastie, au premier chef) apparaissent comme des facteurs et les conséquences de la dégénérescence de la race, tout en contribuant à l'image d'un moi « vidé », « épuisé » (onanisme) et d'un mundus inversus, d'un monde à l'envers, « monde inverti » (Sodome et Lesbos). La dégénérescence attaque l'âme et le corps : les détraquements sexuels, les érotomanies et les « vices » sont à la fois dégénérescence nerveuse, hérédité tarée, folie morale, dissolution et pourrissement sociaux, intersignes de catastrophes à venir et montrent à la doxa que « tout converge ». Les anxiétés sexuelles forment un point de passage privilégié de l'angoisse de la déterritorialisation.

Alcool, tabac, drogues

Un dernier groupe de facteurs de dégénérescence est composé par les « Poisons ». L'alcoolisme, en progrès constant depuis 1870, suscite énormément d'études, de dénonciations, de campagnes philanthropiques ; il sévit surtout, selon la doxa, dans les « classes populaires » (cf. « Le Péril social », chapitre 21). Le tabac est selon certains médecins une sérieuse cause de dégénérescence ; il rend impuissant et ruine dès lors la race : une société anti‑tabagique s'efforce d'en convaincre les classes éclairées. Quant aux drogues qui atteignent les mêmes classes aisées (et surtout, à ce qu'on peut en savoir, les milieux médicaux !), il ne faut pas sous‑estimer leur place dans les inquiétudes du temps. La fin‑de‑siècle n'a aucunement ignoré la consommation croissante de (dans l'ordre des engouements à travers le siècle) l'opium, le haschich, le laudanum, la morphine, l'éther, et tout récemment la cocaïne. Les « progrès de la drogue » se prêtent remarquablement à l'argumentation asymptotique impliquée dans les raisonnements crépusculaires ; celui‑ci se combine chez le Dr Pichon avec le topos de l'Orient dégénéré :

L'ivrognerie morphinique [...] fléau redoutable qui, si l'on n'y prend garde, aura vite fait de nous reléguer au même niveau que la Chine et la Turquie24.

La morphine est devenue, selon Pichon, l'alcool des classes supérieures. Ainsi les poisons exercent leurs ravages de haut en bas de l'échelle sociale. « En haut surtout, où l'endurance est moins grande, où l'on se lasse plus vite de souffrir, où la vie facile donne l'implacable désir de la vie parfaitement heureuse, où l'on veut pour la vie même perdre les raisons de vivre, comme a dit le Latin »25. « Les déséquilibrés, les héréditaires sont voués à la morphinomanie, [vice qui] fait de rapides progrès ». « Le bataillon des morphinomanes grossit à vue d'œil ».

« Notre fin de siècle se débat au milieu du détraquement général. Hier c'était la morphine ». Aujourd'hui c'est devenu la cocaïne : « c'est très moderne et déjà très couru ». On voit sortir de partout « ces délicieuses petites seringues de Pravaz dont nos 'modernistes' ont fait de ravissants joujoux [...]. Un souffle de folie passe sur la face du monde [...]. Jolie fin de siècle, en vérité »26.

La morphine séduit surtout les femmes en raison de leur « faiblesse morale » et accentue les détraquements dont la femme moderne est la proie. Les drogues ont un rapport insinué et indicible avec le « Troisième sexe » et avec les coups de folie, les suicides. On chuchote que la morphine ou l'éther sont la cause des atermoiements et contradictions politiques du Général Boulanger. Dans la littérature de Rachilde, de Jean Lorrain, les drogues sont omniprésentes. « Démorphiniser » est toujours difficile, les succès sont rares. La méthode de « suppression brusque » peut conduire à la catastrophe27. Certains traitent le morphinisme par la cocaïne : la Semaine médicale exprime des doutes !28. De rares médecins affirment l'existence d'un « cocaïnisme » et du délire cocaïnique. D'autres se préoccupent des ravages du haschich, de l'éther. Les classes dirigeantes semblent vouloir échapper à leur monde en décrépitude et à leur âme en déréliction en choisissant les « paradis imaginaires » et le bonheur dans le suicide à petit feu :

Le haschich est encore à la mode aujourd'hui. De jeunes femmes, des névropathes, ont recours à ses illusions factices, comme si leurs cœurs blasés ne pouvaient avoir de rêves plus réels et plus doux. Mais le poison par excellence, le poison fatal, qui abrutit, qui tue des centaines de Parisiens, c'est la morphine [...]. On en mourra : qu'importe ? Et on s'empoisonne, on se suicide !29

Infécondité, dénatalité

Cette race française, déliquescente, énervée par les raffinements ou abrutie par l'absinthe, ne fait plus d'enfants. Le malthusianisme, les « fraudes sexuelles » s'ajoutent au nombre croissant des célibataires jouisseurs, des pédérastes et des saphistes, des alcooliques impuissants, des onanistes épuisés. D'ailleurs, les femmes émancipées ou hystériques ne veulent plus être mères. Dans les basses classes, les pratiques abortives tuent la race. C'est le « grand péril national »30. La population de la France est stationnaire, bientôt elle va décroître. Comment la Patrie résistera‑t‑elle au choc de la guerre future ? D'où « ce cri d'appel patriotique : faisons des enfants ! »31. « Il faut au lieu de nous stériliser en luttes intestines, qu'une ère de transformation sociale et morale se produise ». Cela est plus facile à dire qu'à faire. La France doit satisfaire les mânes de Malthus à ceci près que ce sont les classes bourgeoises – les plus élevées du point de vue de la race – qui font le moins d'enfants. Ce sont les souches inférieures qui prolifèrent et engendrent des déchets :

Non seulement la production est déplorable au point de vue de la quantité, mais aussi au point de vue de la qualité. C'est la campagne, autrement dit les gens les moins civilisés qui produisent le plus d'enfants. À la ville, ce sont les familles d'ouvriers nouvellement immigrées de la campagne. Les gens les plus intelligents ont peu ou point d'enfants, soit qu'ils adoptent des genres de jouissance étranges, soit qu'ils soient plus habiles et plus attentifs à provoquer le retour du flux menstruel. Nous sommes submergés par la partie la plus barbare de la population. À l'étranger, c'est bien pis ; l'accroissement rapide de ces populations peu avancées en civilisation nous envahit tous les jours.

De même, constatent d'autres idéologues, les Juifs, eux, prolifèrent rapidement :

En quatre‑vingts ans le nombre des Juifs à Paris seulement a augmenté dans la proportion de 500 à 27, c'est‑à‑dire de plus de dix-huit fois. Combien seront‑ils dans vingt ans d'ici, et quelle sera la part des goyim32 ?

« La France se meurt faute de Français ». La chute démographique garantit la « décadence de la France ». Dans ce siècle antiphysique, il est temps de dire aux femmes : « accouplez‑vous selon les règles et soyez mères ! »33.

Autres angoisses, falsifications alimentaires, pollution industrielle, etc.

D'autres facteurs exogènes sont soupçonnés comme causes de dégénérescence et de toxicités. Il y aurait une étude à faire sur la crainte des nourrices qui communiquent aux bébés leur alcoolisme et d'autres maladies charriées par le lait. Certaines « magnétisent » les bébés pour avoir la tranquillité. Cela provoque des méningites. On avertit les mères de ces multiples dangers34.

Les eaux fluviales, polluées par les déchets industriels empoisonnent les populations riveraines.

L'eau de Seine [est une] sorte d'officine où germent toutes les maladies, d'où naît et se propage la fièvre typhoïde35.

Ce sont surtout les falsifications alimentaires qui angoissent : l'eau qui coule du robinet, que la Ville vous facture et qui vous empoisonne, les vins « trafiqués », les charcuteries « frelatées », les viandes « maquillées », le café artificiel, la margarine qui se fait passer pour du beurre, la bière à l'acide picrique, le riz, le poivre, le chocolat : « la chimie en frelatant toutes les mangeailles a formé une génération d'anémiques »36. L'adultération des mets et des boissons est un thème littéraire d'ailleurs ; voir En ménage de Huysmans ou L'Âge de papier de Legrand.

Où s'arrêtera la falsification ? On falsifie le vin, le café, le beurre, le poivre, tous les objets d'alimentation37.

Le paradigme de la déterritorialisation fonctionne partout comme un « type » qui imprime sa forme sur n'importe quel champ thématique, ici celui de la nourriture. L'argument de l'asymptote est présent dans la citation qui précède. C'est surtout le lait qui inquiète, le lait « baptisé » d'eau, amidonné, altéré par du plâtre, de la cervelle de mouton : la diarrhée infantile emporte des milliers de bébés de tous les ans38. Une revue spécialisée dénonce les faux sirops, les denrées alimentaires, médicaments et vins adultérés : la Revue internationale des falsifications. Les patriotes ont découvert que les ersatz viennent surtout d'Allemagne : « On sait que la viande de porcs allemands est trichinée, que leur bière est salycilatée, mais combien d'autres produits sont falsifiés et rendus nuisibles »39. L'Allemagne est le pays de la contrefaçon et de la concurrence déloyale ; elle cherche à empoisonner la France.

*

Un thème ultime illustre la fin d'une race, l'habillement : le caractère anti‑hygiénique, anti‑prolifique du vêtement masculin et surtout féminin. Les hommes portent « des vêtements extravagants, contraires à toutes les lois d'hygiène »40. Les femmes se vouent à l'infécondité par le port du corset et leur coquetterie leur inspire toutes sortes de maquillages et de traitements de beauté contre nature. (Il est vrai que lorsque les femmes se mettent à porter des culottes pour faire du sport, les doxographes poussent aussi des cris et soupçonnent ces vêtements anormaux de provoquer les plus ineffables des désordres physiologiques). Toute cette thématique de l'hygiène vestimentaire, de la pollution industrielle et de l'alimentation adultérée ne fera qu'aller croissant d'ici au début du XXe siècle.

Notes

1  Garraud, Principes modernes de la pénalité, p. 14.

2  Héricault, France révolutionnaire, p. 727.

3  Id.

4  Dr Garnier, Congrès de méd. mentale.

5  Le Peuple, (Brux.), 5.1 : p. 3.

6  Joze, Petites démascarades, p. 31.

7  Cf. Dr Legrain, Hérédité.

8  Criminels précoces : Figaro, 20.7 : p. 1. Zona : Journal de médecine de Paris, 1.9.

9  Le Bon, Premières civilisations, p. 119.

10  Drumont, préf. Pontigny, Juif talmudiste, VII.

11  Guyau, Éducation et hérédité, IX-X. « Il faut que l'idéal de l'humanité actuelle se dresse devant les instincts héréditaires et les modifie peu à peu dans son propre sens » (p. 29). Cf. J. Borie, 1981.

12  Garraud, op. cit., p. 13.

13  P. 256.

14  P. 51-52.

15  Corsaire, 5.1 et Gallé, Journal de médecine de Paris, p. 461.

16  Coubertin, Éducation anglaise, p. 3.

17  Paix sociale, 18.5 : p. 1. Voir A. Riant, Le Surmenage intellectuel, Charcot, Leçons du mardi, p. 260 ; L'instruction publique, p. 663 ; Guyau, Éducation, p. 81 ; Guinon, Hystérie, p. 128-129 ; Éducation catholique, suppl. 48 ; Collineau, Hygiène, p. 134 ; Bouctot, Histoire du socialisme, p. 234 etc.

18  Voir synthèse de la question chez Bourneville, Année médicale, 164-165.

19  Science pour tous, p. 355.

20  Jannet, Socialisme d'État, p. 502.

21  Voir P. W. Lasowski, Syphilis (Paris, 1982). Cit : Reuss, Prostitution, p. 6. On verra surtout : Revue de morale progressive, Journal de médecine de Paris, Annales maladies génito-urinaires, Annales de dermatol. et de syphiligraphie, et « Congrès international de dermatologie et de syphiligraphie », passim.

22  Voir Dr Reuss, La Prostitution au point de vue de l'hygiène et Dr Le Pileur, De l'hospitalisation des prostituées vénériennes.

23  Trad. Des Revenants in R. indépendante, 27.8, joués au Théâtre libre en octobre ; c.r. J. Lemaître, Débats, 19.8 : p. 1-2 et c.r. Petit Parisien 1.10 : p. 2.

24  Pichon, Morphinisme, V.

25  Gaulois, 6.11 : p. 1.

26  Indépendant belge, 10.5 : Suppl. (J. Rochard) et 19.9 : p. 2 « Notre fin de siècle... » Radical, 14.2 : p. 1 (cf. Électeur républ., 14.2 : p. 1), s. M. Vuillaume. Sur la morphine, voir Gil-Blas, 1.4 (Colombine).

27  Charcot, Leçons du mardi, p. 430-433.

28  Semaine médic., p. 46 ; voir H. de Parville, Revue-magasin, p. 137-138 sur le cocaïnisme et des « Notes sur un cas de cocaïnisme aigu » Annales médico-psychol., p. 257. Ether : Semaine médicale, p. 3.4.

29  Lanterne, 28.8.

30  Joly, France criminelle, p. 418.

31  Cocarde, 26.9. idem : France aux Français, 18.7 : p. 3 ; voir Matin, 4.9 : p. 1 ; Réforme sociale, 2 : p. 64 ; Corporation, 7.9 : p. 1 ; « Il faut au lieu... » : R. libérale, 3 : p. 99-101.

32  Duhamel, Républ. révolutionnaire, p. 243. Juifs : Gibert, Hommes et choses néfastes, p. 12 ; « La France se meurt... » : L'Instruction publique, p. 721. « Décadence... » : Émancipation, 15.10 : p. 1.

33  Joze, Petites démascarades, p. 56. - 1889 est l'année où le fameux Paul Robin débute par des feuilles volantes sa campagne néo-malthusienne auprès du prolétariat parisien. Cf. Ronsin, 1980, p. 48.

34  France aux Français, 16.4 : p. 3.

35  Gil‑Blas, 31.5 : p. 2 ; cf. Gazette nationale, 31.3 : p. 1 et, fait-divers type d'accident industriel, « Une rivière empoisonnée », Radical, 20.5 : p. 3, id. Lanterne, 9.6 : p. 1.

36  Courrier français, 2 : p. 4.

37  Petit Caporal, 9.2 : p. 2.

38  Radical, 10.8 ; Lanterne, 7.1 : p. 3 ; Matin, 5.1 : p. 3.

39  France aux Français, 20.6 : p. 1.

40  Cocarde, 8.10.

Pour citer ce document

, « Chapitre 17. « La race dégénère »», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-17-la-race-degenere