1889. Un état du discours social

Chapitre 24. La presse quotidienne

Table des matières

Selon les historiens, les années 1870‑1914 représentent l'« âge d'or » de la presse quotidienne en France. L'imprimé‑qui‑se‑jette, qui passionne, angoisse, amuse l'espace de quelques minutes, acquiert dans le système de la chose imprimée une position dominante. On a vu que cette mutation figure parmi les grandes angoisses qui composent la vision du monde alors hégémonique. Cet « âge d'or » du journal, on pourrait tout aussi bien le décrire comme une crise continue, crise de la presse par le surnombre des titres, l'extrême lenteur de la concentration et de la rationalisation, la concurrence effrénée des formules raccrocheuses ou partisanes ; crise de la librairie par la surproduction non seulement de « littératures », mais aussi d'ouvrages d'actualité bâclés, de recueils hâtivement ficelés de chroniques sur le sujet du jour. La production discursive de l'actualité et de l'opinion publique à quoi nous consacrons les chapitres qui suivent, a été surchauffée par le développement galopant de la presse quotidienne et par la concurrence anarchique qu'il a entraîné.

Les quotidiens de Paris : relevé et classement

On assiste en 1889 à une concurrence, qui ne se dénouera qu'après 1914‑1918, entre l'« ancienne » presse de doctrine et de débats politiques et une nouvelle presse de reportages et d'interviews qui n'est guère représentée pleinement que par Le Matin. Les quotidiens de Paris n'ont cessé de croître en nombre et en tirage depuis la fin de l'Empire, avec pour étapes la suppression de l'autorisation préalable (1868) et celle du timbre, puis le vote de la loi libérale de 1881. Après 1880, la diminution des tarifs de messageries ferroviaires a favorisé la diffusion de la presse parisienne en province. « Paris à lui seul publie plus de soixante journaux quotidiens », s'exclame Maurice du Seigneur dans son essai Paris, voici Paris (p. 271) : il répercute un lieu commun effaré de l'époque et cependant il sous‑estime la pléthore des titres qui, limités aux seuls journaux d'opinion et d'information passe les quatre‑vingt‑dix : « Paris, où il y a plus de journaux que de lecteurs », ironise le journal lillois Petit Nord...1. S'il est vrai que quelques titres dominent le marché et d'abord le Figaro pour la presse bourgeoise (on ne le cèderait pas pour trente millions), le Petit Journal et le Petit Parisien pour la presse populaire, ce sont bien cent cinquante‑huit titres quotidiens que nous avons relevés2. Là‑dedans, il y a des journaux éphémères et d'autres qui n'en finissent pas de mourir, mais il y a aussi des entreprises très florissantes même avec un tirage limité comme c'est le cas du Gil‑Blas et d'autres « boulevardiers ».

En 1824, il y avait à Paris 12 quotidiens (dont 6 sont ministériels) avec un tirage total d'environ 55 000 (Albert, 1977). En 1870, il y avait 36 quotidiens à Paris (Albert, 1980, 1 : p. 65) avec un tirage estimé de près d'un million deux cent mille. La forte croissance des titres part de cette époque et ne s'achèvera que vers 1895 où l'Annuaire d'Avenel recense encore 152 quotidiens à Paris (et 40 bi/poly-hebdomaires). Le nombre de titres, à mesure que s'opère la concentration, va ensuite tomber régulièrement jusqu'en 1914 (57 journaux paraissent avant le début de la Grande guerre). Les tableaux ci‑dessous s'inspirent des catégories intuitives des contemporains lorsqu'ils s'avisent de classer les organes de presse. D'autres classements plus techniques peuvent se faire : – distinction des quotidiens proprement dits (paraissant 7 jours par semaine) et des rares polyhebdomadaires (paraissant 3 ou 4 fois) ; – la grande presse, au format 43 X 70 mm, vs la petite presse avec divers formats de petit‑folio. Une grande répartition peut se faire selon le prix au numéro, opposant les journaux à un sou aux autres. La presse à 10 centimes est en voie de disparition, coincée qu'elle est entre la presse « chic » à 15 c. et plus, et la presse populaire à un sou, tout aussi bonne. Il n'est plus vrai en 1889 que le prix de 5 centimes s'applique exclusivement aux petits formats ; tous les journaux politiques, quelle qu'en soit la dimension, ont ramené leur prix à 5 centimes, prix qui seul peut satisfaire aux besoins de la propagande. On recense encore treize journaux à 10 centimes ; dix à 15 centimes ; deux à 20 centimes : le Moniteur universel et le Constitutionnel, et un seul à 25 centimes, le Charivari, satirique illustré (d'esprit républicain)3.

Les quotidiens de province

Ils sont un peu plus de 300 à quoi il faut adjoindre un grand nombre de tri- et bi-hebdomadaires dans les petites villes. Une dizaine de grands régionaux sont prospères et bien rédigés (selon les critères de l'époque). Ce sont par exemple l'Écho du Nord, le Petit Nord (Lille), Le Progrès de Lyon, La Petite Gironde de Bordeaux, La Dépêche de Toulouse, Le Petit Provençal et le Petit Marseillais et, à Montpellier, le Petit Méridional. Les quotidiens de province subissent pourtant la concurrence menaçante de la presse de Paris. Beaucoup se vendent surtout par abonnement. Plus d'un ne connaît pas encore la rotative. Surtout cette presse provinciale est un reflet servile, pour les données, les idées, les thèmes et les styles de ce qui se fait à Paris. Elle republie abondamment les éditoriaux et les chroniques de Paris et paye à prix d'or les maîtres du journalisme parisien pour qu'ils lui donnent une chronique originale. Les divisions politiques parisiennes se reflètent en province, avec moins de titres. Il y en a toujours au moins deux dans chaque ville : un réactionnaire et un républicain. Souvent, un troisième, boulangiste. Nancy a :a) l'Impartial de l'Est, « journal du progrès libéral », sérieux et grave, une sorte de Journal des Débats pour la Meurthe‑et‑Moselle ; b) l'Est républicain, vigoureusement antiboulangiste ; et, c) racheté par Maurice Barrès, le Courrier de l'Est, « journal républicain révisionniste », patriote et antisémite.

TABLEAU 1
158 feuilles quotidiennes à Paris*

14
feuilles éphémères,  
irrégulières
ou inclassables

135
journaux quotidiens
proprement dits
(publication régulière ;
certains lancés en 1889.
D'autres cessant de
paraître avant la fin
de l'année)

9
« correspondances »
de presse
(bulletins d'agences
à l'intention
des quotidiens
eux‑mêmes)

* Sans compter : les feuilles d'annonces (les Petites affiches et ses concurrents), les feuilles polyhebdomadaires de salles de vente, les listes quotidiennes pour entrepreneurs de pompes funèbres, etc.

TABLEAU II
135 journaux quotidiens

3
journal officiel,
et bulletins  municipaux

92
journaux d'information
et d'opinion

5
journaux
programmes des
spectacles parisiens

6
journaux de sport
hippique

4
journaux d'actualité
judiciaire,
bulletins des tribunaux

14
quotidiens
exclusivement
financiers ;
mercuriales
des marchés

11
journaux destinés
à des groupes
professionnels
(militaires, médecins,
voyageurs de commerce
et des colonies étrangères)

TABLEAU III
92 journaux d'opinion et d'information

17
réactionnaires
|
3
bonapartistes
|
4
catholiques
|
10
monachistes
(d'allégeances
diverses)
et
conservateurs

41
républicains
|
16
radicaux
|
4
républicains
« indépendants »
|
14
opportunistes
et centre-
gauche
(dont Le Temps)
|
7
modérés
et républicains
conservateurs
(dont le constitutionnel,
le J. des Débats)

19
boulangistes

2
« Petite presse »
(Pt. Journal,
Pt. Parisien)

2
d'information
« à l'anglaise »
Le Matin et
Paris‑Instantané

2
journaux mondains
Figaro, Gaulois

3
journaux
boulevardiers
Echo de Paris,
Gil‑Blas,
Parisien

... et 6 quotidiens
d'extrême-gauche :
La Bataille de Lissagaray, républ.-socialiste
(et son doublet
L'Avenir national) ;
Le Parti ouvrier,
possibiliste ;
Le Cri du Peuple,
socialiste-révol.,
à quoi se substitue L'Égalité.
Plus l'éphémère La Commune.

Catégories et formules des journaux

C'est merveille de voir comment chaque feuille a sa couleur, son parti, ses fidélités, son public spécial et sa formule. Bien qu'on puisse fréquemment signaler plusieurs titres sur le même « créneau » politique, la répartition des titres actualise, objective les grands facteurs de distinction sociale, pas seulement le facteur politique, – qui est le plus facile à isoler et qui nous a surtout servi dans le tableau ci‑dessus, – mais les facteurs de distinctions culturelles, de catégories professionnelles et d'intérêts thématiques4. Ainsi, le Petit Parisien et le Petit Journal sont‑ils destinés aux classes artisanales, boutiquières, ouvrières et paysannes : ce ne sont qu'accessoirement des feuilles de ligne républicaine, modérée, gouvernementale. Le Gaulois au contraire est le journal de l'aristocratie : il est donc aussi – cela va de soi – discrètement monarchiste, mais sans polémique vulgaire (en 1889, il apporte un appui réservé à Boulanger qu'il lâchera en octobre). « L'homme du monde prenait, à la lecture du Figaro, le même intérêt que l'universitaire à celle du Temps ; le notable républicain de province accordait autant d'attention à la République française que l'ecclésiastique à l'Univers ; l'artisan lisait le Petit Journal avec passion et retirait de sa lecture, mutatis mutandis, autant de satisfaction que le notaire de celle du Journal des Débats, le petit boutiquier, de celle du Rappel, ou l'officier, de celle du Gaulois ou de l'Ordre »5. Le journal non seulement reconnaît les divisions d'opinion et de distinction, mais il les alimente, les valorise, entretient les snobismes et envenime les partis pris. « C'est la division sociale par groupes d'idées théoriques, d'aspirations idéales, de sentiments qui reçoit de la Presse une accentuation et une prépondérance visibles »6.

Reprenons donc la classification en signalant sommairement les principaux titres. Il y a, de droite à gauche, la presse d'opposition antirépublicaine, plus ou moins expressément monarchiste, toujours ultra‑catholique, avec notamment la légitimiste Gazette de France, l'orléaniste le Monde ou encore le Soleil, organe du Comte de Paris.

La presse catholique a pour chef de file L'Univers dirigé par les fils de Louis Veuillot. La Croix, créée en 1883 par les Pères assomptionnistes, est un journal populaire, éperdument hostile à la démocratie, antimaçonnique et antisémite. Elle est flanquée d'hebdomadaires, la Croix du Dimanche, le Pèlerin, le Laboureur.

Les bonapartistes qui flirtent avec le Général Boulanger – comme eux autoritaire et plébiscitaire – ont encore quelques titres dont le principal est l'Autorité de P. de Cassagnac.

Le Figaro et le Gaulois, bien que situés à droite sont plus des journaux de narcissisme de classe que d'idéologie politique : l'idéalisation de la Haute Société, de ses mœurs raffinées, de son esprit, de ses valeurs y tient toute la place. La presse boulevardière – le Gil‑Blas, l'Écho de Paris, le Parisien – est faite de littérature libertine, de potins mondains et d'échos sur les « cocottes ». C'est aussi une presse d'identité sociale et de distinction « parisienne » qui table sur l'apologie grivoise de la « haute bicherie » pour procurer à des lecteurs moins distingués que ceux du Figaro, mais qui font vertu de frivolité, une « littérature » agréable et qui passe à la moulinette de la « blague » et de la chronique spirituelle les événements de l'ennuyeuse politique.

Les républicains : ils sont divisés en trois groupes expressément hostiles les uns aux autres. 1. Les « modérés » et les « républicains conservateurs » forment une droite ralliée avec réserve au régime. (Cette droite se nomme « centre‑gauche » dans le vocabulaire parlementaire du temps.) Les principaux titres de ce courant sont le Constitutionnel et le très sérieux, ancien et solennel Journal des Débats, apôtre du bon sens libéral et de la pondération. 2. Les « opportunistes » représentent la fraction au pouvoir des républicains qui traînent comme un boulet leur alliance obligée avec les radicaux. C'est le parti de Jules Ferry (l'Estafette), de Floquet (le Voltaire), de Thévenet (le Siècle), de J. Reinach (la République française), de Lockroy  (l'Étendard), tous hommes politiques en vue. C'est ici qu'on peut placer le Temps d'Adrien Hébrard, organe des communiqués officiels et des entrefilets officieux. 3. Les radicaux disposent d'un grand nombre de titres dont le principal organe de combat est le Radical. Proche d'eux, notons le Rappel où le souvenir de Victor Hugo est entretenu. La Lanterne, militante dans l'anticléricalisme, est le grand titre populaire à succès du radicalisme.

Les boulangistes dont la presse est de ton républicain, de gauche populiste et nationale, sont parvenus à s'annexer dix‑neuf titres : chaque politicien rallié au boulangisme a le sien, sans compter ceux de Déroulède et de la Ligue des Patriotes. (Sans compter non plus les conservateurs et les bonapartistes qui font campagne pour le Brave Général tout en gardant quelque distance.) Les principaux titres sont : la Cocarde, l'Intransigeant de Rochefort, la Presse, et un peu en marge, la Ligue d'Andrieux et la Jeune République de Georges de Labruyère qui se déclare « républicaine socialiste révisionniste », mais non boulangiste.

Il y a enfin à l'extrême‑gauche, les socialistes avec le Parti ouvrier et le Cri du Peuple qui disparaît en février, remplacé par l'Égalité de Jules Roques.

La « petite presse », c'est‑à‑dire la presse populaire de diffusion nationale – dite dans la société lettrée « presse pour les concierges » – comporte deux titres. Le Petit Journal fondé en 1863 par Moïse‑Polydore Millaud est le plus ancien représentant de la presse à un sou. Il proclame « le plus fort tirage du monde entier » : « tous les jours 950 000 exemplaires ».

Le Petit Parisien (1876-1944) est en passe de devenir « le plus grand quotidien de la Troisième République » et de dépasser son aîné, le Petit Journal. Il tire à plus de 300 000, fin 1889. Il a mis au point une formule d'apolitisme bon enfant, pleine de bon sens populaire et de respect pour les valeurs reçues dont témoignent les éditoriaux de Jean Frollo (pseudonyme collectif) abordant de façon sententieuse avec un progressisme sage des sujets non controversés. C'est le parangon du discours destiné aux classes moyennes et au prolétariat en faux‑col, plein de bon vouloir culturel et civique. Le Petit Parisien est très réprimandeur à l'égard des réactionnaires et s'efforce d'ignorer Boulanger. À la fièvre politique des journaux d'opinion, il oppose la charité laïque, le civisme, la platitude et le style concierge. Il se spécialise dans le récit attendrissant ou indignant avec des conclusions réformistes et apaisantes qui appellent un « comme c'est vrai ! » Tout l'habitus et les « mentalités » de la toute petite bourgeoisie et de l'ouvrier « intégré » socialement trouvent dans le Petit Parisien leur validation stylisée. C'est cette formule, plus habilement orchestrée que dans le Petit Journal, qui lui assure un succès grandissant (voir chapitre 44).

Lancé en 1884 par Edwards, le Matin qui ne connaît pas encore les grands tirages, a inventé pour la France le « journalisme moderne », – télégraphique, rapide, sans littérature et sans polémique, « objectif » et pluraliste. On dit que c'est du journalisme « à l'américaine ». Il porte pour sous titre : « Derniers télégrammes de la nuit. Seul journal français recevant par fil et services spéciaux les dernières nouvelles du monde entier ». La partisanerie politique est reléguée dans un éditorial confié chaque jour à une personnalité d'horizon différent. C'est ce qu'avait promis le numéro 1 : « un journal [...] qui n'aura aucune opinion politique, qui ne sera inféodé à aucune banque, qui ne vendra son patronage à aucune affaire ». En fait, sous couvert d'objectivité, le Matin est gouvernemental et contribue à disqualifier le boulangisme, ce dont il se félicite expressément le 22 octobre. Il passe d'autre part pour inféodé à la haute finance. Un autre journal moderne lancé en 1889 vaut d'être signalé : Paris‑instantané, le tout premier quotidien photographique et illustré : on y trouve une douzaine de gravure ou de photo‑gravures par numéro ; le croquis sert largement dans l'actualité quotidienne. Il porte un sous‑titre : « Rédaction, dessin, reportage photographique de midi à minuit ». Les textes sont écrits dans un style littéraire, recherché, occasionnellement parodique. Il y a ici deux formules qui se contredisent à nos yeux : saisir l'image d'actualité, mais aussi faire un quotidien artistique, un « quotidien de bibliothèque », en typifiant l'actualité selon ce qui peut intéresser le penseur, l'artiste. Il n'empêche qu'on y voit apparaître les formes premières de l'imagerie moderne : la « photo‑choc » et le portrait de vedette.

Sources des informations : les agences

Seuls le Temps, le Figaro ont des correspondants permanents à l'étranger et dans les villes de province. Tous les journaux tirent le plus clair de leurs informations d'agences, – Havas au premier rang, – qui leur procurent des « correspondances » quotidiennes. Des « agences parlementaires » offrent des modèles tout faits d'éditoriaux politiques pour les journaux d'un même parti ; des groupes de journalistes centralisent et vendent à toutes les feuilles, la glâne des commissariats de police, c'est à dire le « fait divers ».

Tirage et diffusion

Nous l'avons signalé plus haut, le prix du journal d'opinion tend à se ramener à un sou. Seuls les journaux mondains et distingués (le Figaro, le Temps, le Gaulois) se maintiennent sans peine à quinze centimes, de même que certaines feuilles doctrinaires conservatrices (dont la vente au numéro doit être des plus restreinte).

Les commentateurs de l'époque jugent qu'il est impossible d'établir une statistique des tirages réels : les journaux refusent de communiquer leurs chiffres ou les exagèrent au‑delà de toute vraisemblance. Le Petit Journal domine et de loin pour le tirage avec près d'un million d'exemplaires. Mais à l'autre bout du spectre de la distinction, le Figaro, qui atteint certains jours 300 000, est aussi une entreprise florissante. Les tirages sont d'autant plus difficiles à établir qu'ils varient selon la conjoncture. Un « grand crime » peut faire monter les tirages de la presse populaire de 50 à 100 %. Bien que certains journaux doctrinaires aient leur public attitré, il semble fréquent que le bourgeois lettré des grandes villes achète plusieurs journaux par jour : le Figaro ou le Temps par abonnement, l'un ou l'autre journal d'opinion pris au vol pour l'intérêt de la polémique du jour, le Gil‑Blas occasionnellement pour les potins littéraires : on peut imaginer toutes sortes de combinaisons selon les caractères et les intérêts... Il est cependant certain que la plupart des titres influents, prospères, attirants des signatures « importantes », ont vécu avec des tirages inférieurs à 30 000 : c'est le cas du Gil‑Blas, du Temps, du Gaulois, du Journal des Débats, du Siècle. Quant aux titres politiques militants, leur étiage est encore plus bas à l'exception de l'Intransigeant de Rochefort, de l'anticléricale Lanterne et, bien entendu, du journal de la « bonne presse », la Croix. Pour la plupart des feuilles politiques, la survie tient exclusivement à des financements occultes et quand ils affichent un tirage de 10 000, cela veut souvent dire aussi un « bouillon » de plus de 50 %, c'est à dire une diffusion réelle très limitée. Les journaux d'opinion ultra‑réactionnaire, qui ne se vendent guère que par abonnements, doivent leur survie aux subventions d'un parti riche.

Depuis vingt ans environ, les journaux de Paris et de province essayent de s'attirer des abonnés en offrant une ou plusieurs « primes » gratuites : un livre, un plan de l'Exposition, le portrait de l'abonné exécuté d'après photographies, une statuette en plâtre, des montres, des bracelets, des jumelles... Tanneguy de Wogan raconte dans ses souvenirs de jeune journaliste que, – à la tête d'un petit journal de province, – il offrait « un chien de race » : prime peu coûteuse puisqu'il suffisait d'aller la chercher à la fourrière !

Certains journaux ont mis au point la prime payante mais « avantageuse » et ont désormais un bureau qui constitue une petite entreprise parallèle et vend au lecteur plus ou moins gogo des tours Eiffel presse‑papier, des portraits à l'huile, des cognacs et des eaux‑de‑vie !

Les grands journaux seuls exploitent les avantages de la publicité : affiches murales avec les noms des collaborateurs et l'annonce des feuilletons nouveaux ; hommes‑sandwiches ; transparents lumineux sur leurs façades pour y annoncer la nouvelle du jour.

Le journal est vendu à Paris dans les kiosques et les petits commerces, mais surtout par 35 000 camelots, « aboyeurs de journaux » qui parcourent les rues de la capitale. Ces aboyeurs poussent à la vente en hurlant de fausses nouvelles : « Assassinat de Sarah‑Bernhardt », « suicide de Paulus ». D'autres se servent de trompettes, de cors de chasse – ce qui fait protester. Certains camelots accrochent les journaux à une très longue perche agrémentée d'une sébille pour atteindre l'impériale des omnibus.

La lecture des journaux dans les cafés a été une forme de la vie sociale importante. Dans chaque grand café, une dizaine de titres attendent, emmanchés sur une double latte, à la disposition du consommateur désœuvré.

Le journal parisien se vend de plus en plus en province, – pas seulement par abonnement, mais aussi au numéro. Dans une ville éloignée, comme Clermont‑Ferrand (Archives Départementales du Puy-de-Dôme, T. 0417), on peut obtenir en vente, en janvier 1889, vingt‑huit titres de Paris, dont d'abord le Petit Journal (3 000 exemplaires vendus en ville) et la Lanterne (500), suivis de quatre feuilles boulangistes, ces journaux concurrençant rudement les feuilles locales et les lyonnaises. Même dans les villages (où le journal se vend au café) les titres locaux sont complétés par le Petit Journal, le Petit Parisien – et la Croix dans les régions de pratique catholique. Les vieux journaux doctrinaires et graves comme l'Univers, les Débats ont 60 % de lecteurs en province, mais il s'agit ici d'abonnements. Des services de messagerie se sont développés depuis moins de dix ans et le Petit Journal dispose de son propre service à l'échelle du pays. Les gares de chemin de fer sont des lieux privilégiés de vente des journaux et des autres périodiques. Les messageries Hachette disposent ici d'un monopole. « Il n'est pas possible faute de documents, de dresser des cartes ou des graphiques de la pénétration de la presse au XIXe siècle, dans les différents groupes sociaux : ce serait pourtant un moyen remarquable d'explication de nombreux phénomènes culturels et politiques. À une ou deux générations de distance, l'arrivée régulière du journal dans une commune fut un événement au moins aussi important que l'ouverture de l'école : il est pourtant le plus souvent passé inaperçu » (Albert, 1980, I p. 75).

Ajoutons que la presse parisienne se vend à l'étranger. De nombreux titres de Paris sont « criés » à Bruxelles. Le Général Légitime, président d'Haïti, assure dans une interview qu'il « lit assidûment » le Matin... (Peut‑être est‑ce là une galéjade du journaliste ?)7.

Comme le note Eugen Weber (1976, p. 243), on parle vers 1880‑1890 de la « classe lectrice de journaux » comme de la partie, seule venue à la modernité, de la population générale, partie qu'un préfet des Pyrénées désigne comme la « population politique ». Le quotidien a été le grand vecteur d'intégration au discours social canonique et d'accès à la pleine citoyenneté doxique.

Surproduction, expédients divers, vénalité

La modernisation des techniques a favorisé l'essor des journaux. La plupart d'entre eux, à l'exception de feuilles doctrinaires quasi‑confidentielles, sont tirés sur machines Marinoni, presses rotatives à grande vitesse avec plieuse. L'introduction de la linotype a partir de 1885 a amélioré le rendement et la rapidité de production des grands titres. Le prix du papier‑journal a enfin baissé d'environ 50 % depuis 1870. Les moyens techniques du grand tirage et de la diffusion accélérée existent donc. Cependant, ce qu'on voit se développer surtout c'est une énorme presse d'opinion, très partisane, à tirage limité et bouillon considérable, presse parasite qui occupe beaucoup de place dans le champ symbolique.

Parallèlement, la concurrence s'intensifie entre les nombreux titres « littéraires et mondains » (ou demi‑mondains) dans la mouvance du Gil‑Blas et du Figaro.

Depuis 1881, tout homme politique résolu à avoir une influence nationale, a cherché à posséder son journal et y est parvenu en faisant appel à des subventions plus ou moins avouables. Qu'on songe aux chefs du boulangisme et à leurs alliés qui disposent pour Paris de 19 titres, rachetés au moyen de la « caisse noire » entretenue par le Comte Dillon et où afflue l'argent de donateurs aristocratiques, d'hommes d'affaires qui prennent un risque, sans parler de l'argent du Panama et autres subventions « malpropres ». Quant aux journaux républicains, opportunistes ou radicaux, ils sont largement soutenus par les « fonds secrets » de l'Intérieur et, eux aussi, particulièrement arrosés par la Compagnie de Panama8. On a évalué à 20 millions de francs environ les subsides que, globalement, la presse parisienne a reçus de Panama jusqu'en 1889 inclusivement. L'efficacité de l'« arrosage » est d'ailleurs attestée : la Vie parisienne soutient Panama de toute sa verve et de tout son enthousiasme, après même la faillite et la liquidation de la Compagnie interocéanique ! Ce ne sont pas que les titres minables qui ont « touché », mais le Gaulois, le Figaro, le Temps, la Lanterne, toutes feuilles prospères9. Dès 1889, l'Ambassade de Russie se met à son tour à arroser la presse, alors que le robinet de « Panama » commence à se tarir, en vue de favoriser l'idée d'une alliance franco‑russe et pour soutenir le placement des emprunts russes.

À part ces recettes « inavouables », le journal tire ses revenus de l'abonnement, de la vente au numéro, de la publicité, de la petite annonce et de l'affermage du « bulletin financier » à une maison de courtage. Il est évident que pour la plupart des directeurs, les recettes honnêtes sont insuffisantes. Certains grands journalistes ont aussi un train de maison personnel dispendieux ! Le régime économique et moral de la presse, c'est toujours le « Silence aux pauvres ! » qu'avait exclamé Lamennais. Pour les habiles, pour la presse « vénale », les moyens de vivre à perte, avec une diffusion précaire ne manquent pas. Rien n'a la vie si dure qu'un journal qui meurt : avec des subventions politiques, de la réclame payée, des expédients qui touchent souvent au chantage, on peut faire tenir vingt ans un quotidien qui n'a guère de lecteurs.

Certains journaux sont la propriété de groupes bancaires qui s'en servent pour favoriser leurs entreprises financières. C'est le cas de Paris qui appartient en sous‑main à la banque Veil‑Picard. La « Maison Rothschild » subventionne beaucoup de journaux, gouvernementaux et conservateurs. Elle semble avoir eu peu de faveurs pour les boulangistes, qui menaçaient la stabilité des affaires ; la campagne du Parti national contre la « Haute banque juive » s'explique largement par une vénalité insatisfaite !10.

Les « fonds secrets » du Ministère de l'Intérieur s'élèvent en 1889 à 1 600 000 francs ; la plus grande partie de cette somme va aux feuilles de ligne « gouvernementale » et antiboulangiste ; au contraire, lorsqu'un imprimeur produit un journal boulangiste, le préfet du département lui fera comprendre qu'il risque de se voir privé des contrats de publications ministérielles11. Les journalistes font des offres de service écrites au ministre et lui font bien comprendre ce qu'ils en attendent : « ...malheureusement nous ne sommes pas riches ! »12.

Posant à la vertu, chaque journal politique accuse son adversaire de vénalité, de corruption, de prostitution. L'Intransigeant, boulangiste, – soutenu par la « caisse » de la Duchesse d'Uzès, – pose la question « d'où vient l'argent ? » à la Justice de Clemenceau et Pelletan. Leur journal « tire à 200 exemplaires », ironise Rochefort, et coûte 100 000 francs par an. D'où vient l'argent ? On peut le supposer : de l'Intérieur, de Panama et de diverses ambassades « amies ». Mais la Bataille fait la même accusation : d'où vient l'argent qui soutient la Presse, l'une des grandes feuilles boulangistes ? On répondra à sa place : des sources toutes inavouables, mais on ajoutera que la Bataille, elle, a été « offerte » à H. Lissagaray par le gouvernement pour couler Boulanger dans l'électorat ouvrier parisien...

On connaît le mot fameux de Villemessant, le fondateur du Figaro, se frottant les mains au vu du numéro du jour : « Pas une ligne qui ne soit payée ! ». À côté de la vénalité en grand, la corruption globale, il y a en effet la réclame, c'est à dire la publicité occulte : « toutes les fois qu'apparaît quelque part le nom d'un fournisseur, surtout s'il est accompagné d'une épithète élogieuse, il convient de saluer la puissance de l'argent »13. Le Gil‑Blas par exemple, bottin de la galanterie, fait de la réclame subtile dans tous les textes rédactionnels pour des « grues » de haute volée, des maisons de rendez‑vous, des lieux de plaisir, des marques de Champagne.

De la réclame, on passe aisément au chantage, c'est à dire au « silence payé ». Les témoignages de telles mœurs abondent. Le chantage compense en quelque sorte le sous‑développement du secteur publicitaire, qui seul permettra plus tard de vendre « honnêtement » à perte. Le Casino de Monaco paie annuellement une somme variable à tous les journaux pour éviter les scandales et les clabauderies. Certains journaux, à court de fonds, prennent l'initiative du chantage : « est‑il vrai que... ? À demain les détails ! » Un entrefilet suffit : le lendemain les « détails » ne paraissent pas. Un bel exemple qui saute aux yeux. Le Soir (feuille d'affaires, républicaine modérée) a soudain un scrupule sur l'état des affaires de Panama :

Nous ne saurions nous contenter des informations que nous avons données hier sur [Panama] », confie‑t‑il en page 1 (28.1).

Le lendemain tout s'arrange : il n'y avait apparemment pas de problème ! Le Paris de Raoul Canivet s'est illustré dans une campagne vigoureuse en 1888 contre l'absinthe Pernod... jusqu'au jour où la maison Pernod lui a confié des placards publicitaires. En 1889, le même journal se déchaîne de façon diffamatoire contre le « Crédit foncier », mais la campagne s'arrête brusquement un jour et il n'en sera plus question. Eugène Meyer, directeur de la Lanterne, a une solide réputation de maître‑chanteur. A. Édouard Portalis, du XXe siècle, semble avoir été le plus brillant de ces « forbans » du journalisme. Sa feuille contribue largement au terrible krach du Comptoir d'Escompte. Quant aux rédacteurs du Gil‑Blas qui vivent du demi‑monde, ils font chanter les entreteneurs et les cocottes, mais acceptent à l'occasion de se laisser payer « en nature »14.

Pléthore de journalistes

Pléthore d'aspirants écrivains faudrait‑il dire plutôt, « trop heureux encore quand ils viennent échouer dans les bas‑fonds du journalisme ». Faute de débouchés plus prestigieux, le journalisme est « le port sauveur où se réfugient en masses confuses, les naufragés de la littérature d'imagination » (F. Lolliée). Ce que confirme un autre publiciste : les jeunes journalistes et les moins jeunes forment « une armée immense grossissant chaque jour et se recrutant un peu partout ». Maurice du Seigneur se hasarde à en évaluer le chiffre : « plus de cent mille personnes à Paris »15. L'instruction secondaire prodiguée à un nombre grandissant de jeunes gens sous la République, l'attrait de Paris et d'un métier « littéraire », la demande représentée par le développement anarchique de la presse politique, de la presse boulevardière, des magazines et des illustrés semblent avoir concouru à favoriser la création de ce sous‑prolétariat, ou en tout cas ce sous‑artisanat intellectuel, en surnombre, mal payé, peu « recyclable », voué à toutes les besognes – de la propagande politique au chien‑écrasé et au roman‑feuilleton. « Au milieu de cela combien de talent dépensé, prodigué, gaspillé ».

Il y a sans doute les « Maréchaux de la chronique » : Henri Rochefort, Aurélien Scholl, Albert Wolff, Henri Fouquier, Émile Bergerat16. Ceux‑ci sont riches et considérés. Beaucoup d'entre eux collaborent à plusieurs journaux de Paris et à quelques grands organes de province. Ils ont du foin dans les bottes. Le Figaro peut offrir des appointements allant jusqu'à cinq mille francs par mois à ses ténors, comme Alfred Capus ou Grosclaude, maîtres de la chronique spirituelle. Il y a cependant les autres, les pigistes (ou « passants »), qui courent après la thune, qui entrent au Petit Parisien pour « faire du Frollo » (pseudonyme collectif ou marque commerciale de l'éditorial sententieux), ceux trop heureux qui décrochent une fonction permanente dans un journal mineur et les voilà « bulletinier politique », « tartinier », chroniqueur artistique ou théâtral, auteur de « variétés », échotier, fait‑diversier. C'est vraiment dans les années 1880 que se développe, en groupe social déterminé, la catégorie des écrivants, des intellectuels appointés (qui consentent à se laisser nommer « hommes de lettres ») avec une strate basse, picaresque, de personnages à toutes mains et, d'autre part, de rares élus qui trouvent le succès dans un créneau donné (que ce soit le reportage, le roman‑feuilleton, le journalisme sportif), à moins qu'ils ne parviennent à « regrimper » dans le champ littéraire et à oublier leurs années de Rastignac au petit pied. Le discours social en 1889 est exacerbé par la concurrence des professionnels de l'écriture, par la surproduction du livre et des feuilles périodiques, par la demande continue pour du texte à l'obsolescence rapide. Les stratégies d'enfermement hautain et de sophistication novatrice de l'avant‑garde littéraire répondent à la menace que fait peser sur le labeur artistique cette production de masse d'écriture banale et sans recherche autre que de sensation et d'esprit facile (voir chapitre 35).

Notes

1  Petit Nord, 23.1 : p. 1.

2  Je renvoie à mon article « Tableau de la presse quotidienne à Paris en 1889 », à paraître. Le tableau a été établi à partir des registres du dépôt légal (Arch. Nat. F18* IV BIS 13) contrevérifiant l'Annuaire d'Avenel pour 1889 et le Catalogue de Le Soudier et complétée par la découverte de quelques titres éphémères.

3  Il faut attirer l'attention sur le phénomène des doublets : certains titres reprennent en tout ou en partie la composition d'un autre journal. À partir de février, le Pays reprend dans une large mesure le texte de la Souveraineté. En septembre et octobre, l'Indépendance est identique à la Petite Presse à l'exception du bandeau du titre. L'Avenir national est en grande partie un double de la Bataille. On signalera enfin divers journaux à avatars et métamorphoses, achetés, rachetés, changeant de ligne politique d'un mois à l'autre, comme l'Ordre ou le Combat.

4  « Chaque feuille a sa couleur voyante, qui lui est propre, sa spécialité, soit pornographique, soit diffamatoire, soit politique, soit toute autre, à laquelle tout le reste est sacrifié » (Tarde, 1901, p. 18).

5  Albert, 1980, I, p. 486. (Lier « l'officier » au Gaulois me semble inexact.)

6  Tarde, 1901, p. 24.

7  Matin, 17.9 : p. 1.

8  Voir « Le Grand Français, protecteur de la grande et de la petite presse. - Le silence est d'or - » [titres] (E. Taine, Étoile de France, 13.4 : p. 1).

9  Le temps a reçu de Panama 1 819 000 mais les 9/10 de cette somme sont passés dans la poche de son directeur, Adrien Hébrard.

10  « M. Laur, La Maison Rothschild subventionne beaucoup de journaux... M. le Min. des Finances - En tout cas ce ne sont pas les vôtres ! (Rires) », Chambre, 21.3 (Journal Officiel, p. 640).

11  Voir correspondance confidentielle entre le Préfet de la Haute Vienne, et Constans (Intérieur) pour faire pression sur Charles Lavauzelle, par ailleurs imprimeur de publications ministérielles, pour qu'il abandonne le boulangiste Le Rapide (Limoges). Lavauzelle le donne à des prête-noms qui le republient en août comme le Rapide du Centre. Archives Nationales F18 572.

12  Même source : lettre du journal satirique le Grincheux.

13  Fonsegrive, 1903, p. 37.

14  On relève aussi des feuilles de chantage ad hoc, non quotidiennes. Recommandons particulièrement Les Horreurs de Paris (1889).

15  F. Lolliée, Nos gens de lettres (1887), p. 33 et p. 197 ; M. du Seigneur, Paris, voici Paris, p. 270. Voir Dubief, 1892, p. 109 qui parle de 125 000 journalistes à Paris.

16  Voir Victor Joze, Les maréchaux de la chronique : Rochefort, Scholl, Wolff, Fouquier, Bergerat. Paris : Revue indépendante, 1888.

Pour citer ce document

, « Chapitre 24. La presse quotidienne», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-24-la-presse-quotidienne