1889. Un état du discours social

Chapitre 25. Genres et styles du journalisme

Table des matières

Aspect matériel et structure des quotidiens

La plupart des journaux sont de grand format – 43 X 70 – incommode, impossible à déployer dans l'omnibus ou le chemin de fer. Tous sont de quatre pages, à la seule exception du Figaro qui en offre parfois six, parfois huit. (À la même époque le New York Herald paraît déjà sur 32 pages.) Ces journaux sont faits pour être lus d'un bout à l'autre : le texte, distribué sur six colonnes, est compact, les titres rares et en petites capitales. On ne laisse jamais de blancs ; tout au plus, entre deux rubriques, insère‑t‑on des astérisques ou un filet horizontal maigre. Certains journaux, les plus « sérieux », utilisent une typographie minuscule. Hors des quotidiens de grande polémique, les titres ne s'étalent jamais sur plusieurs colonnes, ils ne sont pas là pour attirer le regard. Dans l'Univers, ultramontain, il n'y d'ailleurs pas de titre du tout : il faut tout lire !

C'est la presse boulangiste qui transgresse le plus cette grisaille typographique de bon ton. Elle a recours assez fréquemment au titre polémique qui barre la page, en caractères de trois centimètres : « Le Ministère et les Accapareurs ». La Cocarde insère plusieurs fois sur la page en entrefilets, un slogan : « À bas les voleurs ! » Les autres journaux politiques n'ont recours aux gros titres que pour annoncer les résultats électoraux. Un seul quotidien, le Parisien, fait ses titres « à l'américaine », du crime du jour : « La Boucherie de Ville‑d'Avray », sur six colonnes à la une.

L'illustration est pratiquement absente. Un portrait, une caricature, une composition allégorique sont des événements rarissimes. À la mort du chimiste Chevreul, le Matin donne un petit portrait lithographié sur une colonne, sa seule illustration de toute l'année. L'Indépendance belge consacre son numéro du 9 décembre à Stanley : on a droit à une grande gravure (bois) de l'explorateur du Congo. C'est le Figaro qui va innover, dans son Supplément du 23 novembre, avec cette chose inouïe, une « interview photographique » : 47 photos du Général Boulanger interviewé par Chincholle à Jersey.

Le lecteur parvient à se retrouver dans ces journaux à la présentation austère dans la mesure où la place des rubriques est à peu près intangible. À l'exception du Figaro et des « boulevardiers », la structure de chaque journal est fixe. En première page, on trouve le « Bulletin du jour » ou le « Premier‑Paris » (ce que nous appelons l'éditorial) signé d'un polémiste attitré, mis en valeur à la première ou aux deux premières colonnes, suivent les « échos politiques » et mondains et les « tartines rédactionnelles » de commentaire d'actualité, de chronique parisienne, eux aussi signées ou initialées. Au rez‑de‑chaussée, se trouve le premier feuilleton, un roman ou bien, dans la presse « sérieuse », de la critique littéraire et dramatique. En seconde et troisième pages, les articles, dépêches, notes et entrefilets, se succèdent en désordre apparent. Les affaires internationales et les variétés parlementaires et judiciaires en page 2 ; les faits divers, échos du monde des spectacles, revue commerciale, bulletin financier en page 3. En page 4, on trouve d'ordinaire du non‑rédactionnel : météorologie, liste des théâtres et spectacles, nécrologie, cours de la bourse, petites annonces, offres d'emploi et publicités. On rencontre en page 3 ou 4, « les Sports » (c'est‑à‑dire les courses hippiques), les « Renseignements pratiques », les « Propos du Docteur », les « Passe‑temps », logogriphes, etc. Le présent schéma représente un type moyen idéal : du Constitutionnel au Matin puis au Petit Journal, la nature et l'ordre des chroniques varient beaucoup. Certains journaux ont deux, trois, jusqu'à quatre feuilletons (l'Égalité) : un sur chacune des pages dans ce cas. D'autres rubriques fixes peuvent apparaître : « Carnet mondain », « Conseil municipal », « Mouvement social », « Lettre de province », « Lettre de l'étranger », « Causerie scientifique », « Chronique musicale », « Revue agronomique », « Affaires coloniales ». Le fait divers peut s'insinuer à la une, dans les journaux populaires, ou au contraire être réduit à la portion congrue en un coin obscur de la page 3. Dans les journaux de polémique surchauffée, – radicaux, boulangistes, bonapartistes, – la diatribe et l'invective commencent avec le Premier‑Paris, ils s'étendent en notules venimeuses sur toute la première page, reprennent sous forme de comptes rendus en pages 3 et 4, continuent en attaques personnelles, menaces, diffamations et (cela constitue presque un « genre » journalistique propre) provocations en duel !

Un trait mérite d'être noté, c'est l'intercitation. Tous les journaux se citent abondamment les uns les autres ; beaucoup d'entre eux ont une rubrique, « la Presse de Paris » où on recense les nouvelles, les mots d'esprit et les disputes publiés la veille dans les autres feuilles. Pour pouvoir polémiquer, il faut citer ses adversaires (en les tronquant) et les vouer ainsi à l'indignation publique. Les pages intérieures, faute de copie, se remplissent souvent à coups de ciseaux dans les feuilles concurrentes : « Nous empruntons à l'Écho de Paris l'amusante anecdote qui suit : ». Cela fait une demi‑colonne qui ne coûte pas grand effort. Si l'on additionne dans certains petits journaux politiques, les dépêches, les « correspondances » publiées ne varietur, les citations de la presse de la veille, les proclamations et communiqués, la réclame payée (prières d'insérer, réclame théâtrale), les bulletins financiers et autres sections « toutes faites », on découvre que les quatre cinquièmes du numéro n'exigent que des ciseaux et un pot de colle. La partie rédactionnelle originale se ramène à un Premier‑Paris et une ou deux chroniques.

Typologie des rubriques et styles de presse

On a vu plus haut que le lancement du Matin, « journal télégraphique », avait été soutenu par une idéologie propre, tenue pour « moderne », celle de l'information rapide, précise, exhaustive, impartiale, formule implicitement opposée au caractère à la fois doctrinaire et littéraire de l'« ancien » journalisme. Mais les grands journaux traditionnels sont également imbus de leur mission, pénétrés d'une idéologie propre au champ journalistique, d'un idéal qui se nomme « impartialité » et « sens critique ». C'est ce que répète volontiers le Figaro : « ... avec l'impartialité qui est pour ainsi dire [notre] marque de fabrique »1. Le Temps expose aussi avec une certaine satisfaction candide sa conception du journalisme responsable :

Nous, nous comprenons tout. Jamais la faculté de pénétrer les causes génératrices, les circonstances explicatives, la valeur d'expression et la signification intime des produits de l'esprit humain ; jamais le sens critique, en un mot, n'a été exercé avec une pareille souplesse de sympathie ; jamais les hommes n'ont été plus dépouillés de préjugé2.

Cet idéal est rigoureusement contredit par la pratique. Le journalisme est, à tous les niveaux et dans tous les secteurs imprégné de deux caractères qui pourraient sembler contradictoires : la politisation et la littérarité. La stratégie censée rationnelle de l'objectivité et du pluralisme, qui caractérise l'idéologie journalistique dans notre siècle, n'est pas encore au point ; d'une certaine manière, elle n'est pas concevable : incapacité de disjoindre les « faits » de leur exégèse morale, civique, doctrinaire, d'axiologies de classe, de statut, de partis pris affirmés ; nécessité d'enrober le « reportage » d'effets de style, de vocabulaire riche, de mots d'esprits, de délicatesses et de pathos. Le grand journalisme est une œuvre signée ; par là, il demeure de la littérature ; les grands chroniqueurs et les grands polémistes ont leur ton, leur esprit, leurs idées et leur tempérament. Loin de prétendre effacer leur personnalité, ils la magnifient, l'offrent à l'admiration complice du lecteur. Le journaliste parle à son lecteur, sur le mode du débat véhément ou celui de la causerie spirituelle. Sa parole sera commentée, répétée, – au salon ou au bistro. Son langage est celui d'une « famille » politique bien souvent, mais il exprime aussi l'ethos d'un groupe social. Albert Wolff est le maître des platitudes mondaines ; Aurélien Scholl, le parangon des boulevardiers spirituels ; Henri Rochefort, avec ses pitreries diffamatoires, est adoré du petit bourgeois mécontent et frondeur et de l'artisan parisien, pour la violence exacerbée de ses « mots ». On connaît la formule, prêtée à Arthur Meyer, directeur du Gaulois : « il y a une façon légitimiste de raconter l'histoire d'un chien écrasé ». Cette maxime, elle, dit le vrai ; rien dans le journal ne doit être neutre. Les partis, les préjugés, les goûts, les tendances du journal et de son public doivent venir colorer chaque phrase, chaque entrefilet.

Quant à la littérarité, qui donne au journaliste le sentiment d'être un styliste égaré dans des tâches quotidiennes un peu vulgaires, elle est la marque permanente, qu'on ne saurait omettre un instant, de la distinction culturelle. Le journaliste « tartine », il « brode » ; il montre la hauteur de ses sentiments, la profondeur de sa pensée et la richesse de son arsenal rhétorique tout à la fois. Soit l'information suivante : le publiciste alsacien Charles Grad vient d'obtenir le Prix Montyon. Cela (parce que le thème est patriotique, académique et littéraire) se traite en deux mille mots avec des contorsions stylistiques élégantes :

L'illustre compagnie [l'Académie française] a fait ce choix à l'unanimité. C'est à l'unanimité également que l'opinion publique le ratifiera, car cette manifestation vient à son heure.
En des fêtes magnifiques, nous venons de traiter l'univers entier ; peuples, savants et princes sont accourus [etc.]
En ces heures d'épanchements internationaux, une seule joie nous était refusée : la joie d'envoyer à nos frères d'hier, à nos frères de demain, aux exilés d'outre‑Vosges, les témoignages d'affectueux souvenir qu'en toute cordialité nous adressions aux étrangers [...].
Eh bien ! l'Académie s'est chargée, elle, de faire parvenir à destination, sûrement et sans accroc diplomatique, l'expression de ces pensées, de ces regrets, de ces souvenirs.
Lorsque tantôt, sous la coupole du palais Mazarin, retentiront ces mots : l'Alsace ! chacun sentira s'envoler vers l'Est le salut fraternel de la France aux annexés qui patiemment souffrent du mal de France, là‑bas, sous l'œil des barbares [etc.] (Elix Dubois, Le Gaulois, 14 novembre 1889).

Dans la typologie des rubriques du journal, peu de genres nouveaux depuis vingt ans – sinon deux entités, empruntées au monde anglo‑saxon et pas encore acclimatées : le reportage et l'interview. Du grand reportage d'enquête sur une question nationale ou internationale, on ne trouverait guère encore d'exemples probants, mais on en parle beaucoup, tout le monde déclare que l'avenir est là, que ce sera le journalisme du XXe siècle et que celui‑ci tuera celui‑là : le « reporter » éliminera le chroniqueur. C'est ce que développe H. Le Roux dans le Temps (22 février) :

L'ancien chroniqueur, l'homme d'esprit, de bons mots et de propos à bâtons rompus est détrôné par un écrivain moins soucieux de briller mais mieux informé des sujets qu'il traite : le reporter. Pendant des années on l'avait tenu, ce reporter, dans les humbles besognes du journalisme, on l'enfermait dans le fait divers. La volonté du lecteur qui, depuis le mouvement naturaliste, professe pour le document vraiment vrai un goût très vif a tiré l'homme de cette obscurité où il végétait, sans lettres et occasionnellement sans orthographe. Le reportage remonte des bas‑fonds du journal à la surface. Il est devenu chronique. Il tente les artistes, les littérateurs, les poètes, ceux qui savent voir, deviner, composer, écrire, ceux qui ont des impressions justes et profondes, ceux dont le regard perce les contours, va à l'âme des hommes et des choses.

Charles Chincholle, attaché au Figaro est, avec H. Le Roux lui‑même, une des premières figures du « reporter » français3. Quant à l'interview, c'est une formule encore plus récente et qui étonne énormément. Les personnages publics se prêtent à ces « reportages à domicile » et y prennent goût. C'est une manie ! Jules Renan, Jules Simon, Boulanger sont constamment sollicités. Beaucoup de journalistes regimbent devant cette formule, vulgaire, perfide, où l'ordre des valeurs et des justes intérêts est bouleversé, où les « personnalités » sont décrites en pantoufle, au saut du lit. Le Radical déclare son mépris pour l'interview et en fait un genre frivole :

La presse de boulevard, qui s'adresse à un public de désœuvrés et de femmes toujours en quête de papotages et d'indiscrétions, a mis les interviews à la mode. Ce reportage à domicile, qui permet d'entrer dans la vie des hommes en vedette et des actrices en vogue, de décrire le cabinet de travail du romancier à succès et le boudoir de la « momentanée » à scandale, va tous les jours grandissant.
Les femmes sont enchantées qu'on leur dise la couleur de la robe de chambre de M. Renan, et s'il prend du café au lait ou du chocolat à son petit déjeuner. Les hommes s'épanouissent quand on leur montre Sarah Bernhard en robe du matin, faisant des haltères ou du trapèze, et si le journaliste ajoute qu'elle a interrompu à deux ou trois reprises cet exercice pour promener ses doigts dans la crinière naissante de son lionceau favori, le lecteur s'écrie avec enthousiasme : « Quelle femme, tout de même, cette Sarah ! Quelle femme ! » Les interviews d'amiraux, d'académiciens, de rosières, de dompteurs et de rois en exil sont aussi avantageusement côtés4.

Si les traditionalistes y regardaient de près, ils trouveraient d'autres sujets d'alarme, d'autres nouveautés suspectes. D'abord, l'extension à toute la presse de la nouvelle de la main, en bouche‑trou, même en première page (c'est ce que nous appelons simplement aujourd'hui la blague, le récit bref facétieux). Ensuite, cachée à la page 4 du Gil‑Blas et de quelques feuilles « parisiennes », l'astrologie du Dr. Cornélius ! Et puis, – ancêtres des « mots croisés », – les logogriphes, croix‑de‑Saint‑André, mots‑triangles, anagrammes, métagrammes... Ces choses choquent ; quiconque interroge les signes des temps pourrait méditer utilement sur l'évolution que pronostique ces rubriques plus ou moins inavouables5.

Nous nous bornerons dans les pages qui suivent à décrire trois entités journalistiques dont le contraste permet de caractériser le discours de presse : le Premier‑Paris de polémique et d'invective politiques ; le genre profondément « littéraire » de la chronique parisienne ; le roman‑feuilleton et son rôle dans la promotion du journal. On trouvera plus loin (au chapitre 28) une caractérisation des genres d'actualité, fait divers et chronique judiciaire notamment.

La polémique politique

La polémique s'étale d'abord en tête du journal, dans le Premier‑Paris. Elle se prolonge dans des chroniques et comptes rendus parlementaires qui tournent tous à la diatribe, à la philippique. La polémique est signée et le polémiste campe son personnage de redresseur de torts, de nettoyeur des Écuries d'Augias, de Cassandre annonçant la chute du Régime, de Jésus chassant les vendeurs du Temple parlementaire, de Saint‑Georges affrontant les dragons de la gabegie et de la concussion. Le polémiste injurie, diffame, persiste et signe : son labeur de gladiateur de la plume est une forme flamboyante de littérature, une « littérature de combat », dit‑on à l'époque. Les Rochefort, Cassagnac, Commandant Blanc (au Petit Caporal), parmi les plus fourbes et les plus véhéments, font tous les jours « une scène », au sens théâtral et au sens hystérique de cette expression. Ce sont des artistes de la violence verbale et ils sont appréciés en tant que tels, tenant tête à la meute parlementaire avec de bons mots, de violents défis, des épiphonèmes vengeurs. Le petit peuple de Paris qui a tant aimé Rochefort et son Intransigeant, n'a jamais compté trouver dans ses algarades, une idée, une proposition sensées ; il a chéri en lui une virtuose de l'outrage, transformant l'analyse de la conjoncture en basses mais amusantes violences. Le ressentiment des mécontents est satisfait de voir les puissances du jour trainés dans la boue : « misérable, sacripant, alphonse, pied‑plat, voleur, gredin... », cette accumulation d'insultes et de persiflage est agrémentée de mots empruntés au répertoire du vaudeville. Le polémiste met les rieurs de son côté.

Fille du « catéchisme poissard » et du Père Duchesne, la polémique n'est pas argumentée ni fournie de faits inédits ou de données. Elle forme une sommaire esthétique de la dénonciation et de la vocifération. Elle est « acte de parole » au degré le plus hyperbolique. Elle trace d'abord un tableau carnavalesque d'une conjoncture marquée par le scandale ; elle exhibe ce scandale à l'« indignation publique », elle voue aux gémonies, marque d'un fer rouge, cloue au pilori :

Nouveau scandale
Quelle bande et quelle sarabande. Tous les ministres y passent les uns après les autres...6.

Le Premier‑Paris doit agir comme un « pavé dans la mare », faisant fuir les grenouilles des marais politiques. Le polémiste, en même temps qu'il dénonce et stigmatise, soigne son personnage : celui d'un héros impavide, solitaire et « viril », mandaté pour dire la vérité tout nue, pour clamer son indignation au milieu d'un mundus inversus de fange et d'ignominies :

La presse royaliste saura faire son devoir en dénonçant les turpitudes, les actes d'improbité des concussionnaires7.

Les topoï‑clés du genre découlent de ce système pragmatique : les-masques-tombent, scandale-sur-scandale, la-coupe-déborde, qu'on-ose-me-démentir, le-pilori-de-Pindignation-publique, allez-vous-en ! D'un jour à l'autre, la polémique appelle la gradation du scandale, le grand art consistant ici à savoir ne pas « s'essouffler » : « Échec au parlementarisme », « Dissolution ! », « Maladie constitutionnelle », « Ministère‑foetus », « Ministère mort‑né ! » (La Cocarde, du 17 au 22 février).

Une rhétorique ad hoc se déploie : abus mécanique de l'épithète : « coupable faiblesse », « odieuse besogne », « tristes sires », « conspirateurs sans scrupule », « effort désespéré », « indignes manœuvres ». Un vocabulaire péjoratif inépuisable stigmatise l'adversaire : « odieux, immonde, sinistre, abject » et « gredin, paltoquet, sicaire, sycophante »... Un pathos épique emporte le discours :

Je suis écœuré [...] L'indignation monte aux lèvres [...] Allez‑vous en ! [...] Assez ! La coupe a débordé [...] L'inondation de la fange est consommée.
Les bondes de l'ordure sont levées ; la boue coule à flot. Ce sont les conservateurs qui font leur œuvre...8.

Après la dénonciation, la péroraison actionnera le topos de l'espoir‑qui‑point, de la justice‑tardive‑mais‑inévitable, du retour à la vertu et à la justice :

Enfin nous allons sortir de cet océan de boue où menaçait de nous enliser complètement les radico‑opportunistes, les Tonkinois de tout poil, les pots‑de‑vinards de tout acabit, les fonds‑secretiers de haut-vol...9.

Ou encore la péroraison sera un appel à l'action sur les thèmes de « le moment est décisif » et « il faut en finir ». Après le conte d'horreur, l'exhortation civique sublime, toujours connotée d'urgence :

Il faut en finir, il n'est que temps d'en finir ! Plus de nullités ! Plus d'incapables ! Des hommes, monsieur le président de la République ! des hommes et les meilleurs ! il y a va de l'existence de la République, de l'avenir même de la patrie.
Les Républicains feront leur devoir, tout leur devoir. La bataille est engagée ; de la fermeté, de l'énergie et la victoire est à nous10.

Somme toute, la polémique de presse se réduit à une rhétorique de l'injure : c'est dans l'insulte que le genre doit faire preuve de l'invention la plus tintamarresque. Jacques, adversaire de Boulanger en janvier sera « Jacques l'Éventreur ». Quesnay de Beaurepaire, procureur de la Haute Cour (et romancier à ses heures sous le pseudonyme de Lucie Herpin), sera Q. de Beaurepaire, Postérieur de Beaurepaire, laquais en robe rouge, procureuse, Polisson du Terrail, vieille catau, tonneau de vidange, prostitué, vilain drôle, lâche coquin, prévaricateur, calomniateur et traître, Quesnay‑la-Honte11. Dans l'invective, il s'agit de tuer l'adversaire avec des mots et d'abord de le priver des attributs de l'humanité. L'adversaire est un criminel et un fou : ce n'est pas une fois mais dix que l'injure sera martelée jusqu'à ce que le meurtre verbal soit consommé avec acharnement :

M. Andrieux [...] vient d'être atteint d'un sérieux accès d'aliénation mentale [...] Un cas pathologique [...] L'équilibre de ses facultés intellectuelles à tout jamais compromis [...] Un profond désordre cérébral12.

Les esprits pondérés se sont alarmés de cet engineering polémique qui ne connaissait que l'outrage, les « basses injures » et les « immondes calomnies ». Les débordements d'injure qui caractérisent la parole politique ont certainement contribué à déconsidérer le système parlementaire et la presse partisane. Il s'est agi d'un processus compulsif, « morbide » dont tout le monde voyait l'absurdité et les dangers sans qu'un frein y puisse être mis. La polémique n'a cessé d'étendre sa licence, jusqu'à l'attaque systématique de la vie privée, des malheurs intimes, des défauts physiques et des maladies. Jules Joffrin, adversaire de Boulanger et élu du Parti ouvrier « possibiliste », était atteint d'un lupus. Ce sera « l'homme au cancer » de la presse boulangiste. « Le malheureux faux‑élu de Montmartre a la moitié du visage absolument rongé ». « Il n'est pas permis à Joffrin d'entrer même dans un water‑closet ». Ce « cancéreux » au « mal rongeur », « inguérissable », est un « sujet de chirurgie » et « nos députés courent à la mort » en le fréquentant13. Les républicains ne veulent pas demeurer en reste. Le principal conseiller de boulanger est Naquet, « le bossu », « l'affreux juif ». Quant à la diffamation pure et simple elle n'est que clause de style. Du républicain Pilotell, le Pilori confie :

Ce joli Monsieur aurait été en effet condamné en Angleterre aux travaux forcés, pour viol14.

Basile avait raison : toute la presse chante le grand air de la calomnie et il en reste toujours quelque chose. La polémique est une lice publique et le polémiste une sorte de toréador qui agite un chiffon rouge devant le gouvernement enragé : « Poursuivez‑moi donc si vous l'osez, complice de Jacques Meyer », défie le directeur du Gaulois, Arthur Meyer à l'adresse du Garde des Sceaux15. Confondant avec aplomb vérité et « virilité », le « grand journaliste » est toujours disposé à payer de sa personne. Tous ces articles sont des défis en duel, offerts à l'appréciation publique. D'un journal à l'autre, on attend que l'adversaire « recule » lâchement ; on le défie selon les règles jusqu'à ce qu'il vous provoque ou se déconsidère :

[Mermeix à la Cocarde s'adresse à Eugène Meyer à la Lanterne :]
Le maître chanteur et escroc, le lâche drôle Eugène Meyer, voudrait bien n'avoir pas commencé la polémique avec moi...
[L'injure n'ayant pas suffi, il faut faire crescendo le lendemain :]
... un escroc, un lâche, un calomniateur, un journaliste à acheter, et un collectionneur de soufflets, crachats, coups de canne et coups de pied quelque part16.

De fait, tous ces grands chroniqueurs passent sur le terrain une ou deux fois par an, c'est le moins. Lissagaray affronte Rochefort en janvier. Canivet du Paris affronte Lalou en septembre. Le boulangiste marseillais Belz de Villas tue en juillet son adversaire, le polémiste du Petit Provençal, Louis Pierotti17.

Dans cet univers de l'invective publique, quelques pamphlétaires matamores tiennent la vedette. On citera Joseph Reinach à la République française, le Commandant Blanc, au Petit Caporal, mais surtout Paul de Cassagnac directeur de l'Autorité et Henri Rochefort à l'Intransigeant. Cassagnac, surnommé « Crachagnac » par les républicains, est député bonapartiste. Il éprouve au banc d'essai du parlement, ses éditoriaux du jour :

M. de Cassagnac :J'ai dit que le Garde des Sceaux était le complice de ce voleur, son associé, et je le maintiens ! (Bruits prolongés et rumeurs)18.

Qu'est‑ce que l'Intransigeant ? C'est Rochefort seul. Sa plume lui vaut la fortune. Les républicains le haïssent assez pour le faire condamner en Haute Cour dans une parodie judiciaire et le contraindre à l'exil (Rochefort qui se prend pour l'émule de Victor Hugo sait que l'exil convient à sa prose). En Rochefort se résume l'état des mœurs des diurnales. Il n'a ni conception sociale, ni ligne politique, sinon celle de l'opposition à outrance. Chaque jour apporte un réquisitoire de lui où l'extrême de la violence se combine à des « bons mots », des sarcasmes de chansonnier et de vaudevilliste19. Sa littérature se ramène à des chapelets de calomnies. Les parlementaires sont des « chacals en quête de cadavre », « les étrangleurs qui après avoir dévalisé la France rêvent aujourd'hui de l'assassiner ». « Floquet‑Gamahut sait que ce sont les hommes de sa bande qui égorgent »...20.

De l'éditorial polémique, la dénonciation des scandales s'étend à la campagne de presse, soutenue inlassablement par des « révélations » quotidiennes : « Où est la lettre ? » – « Le Ministre nous répondra-t-il ? » – « Démission ! » Le journal accuse inlassablement, en paladin des justes causes, et maintient le lecteur dans un état d'exaltation nerveuse, de dégoût et de colère : « L'Affaire Rouvier – Un Ministre accusé de concussion – Dernière heure », « Scandale au Conseil des ministres – Démission de Q. de Beaurepaire »21.

Dans son Histoire de la presse, Bellanger se demande si un des effets de cette violence monotone n'a pas été d'entretenir à la longue un « très grand scepticisme » dans le public et finalement « une sorte de désaffection »22. À la longue peut‑être. La polémique a aussi stimulé, par l'éternel retour du scandale et du dégoût, une masse de mécontents recrutés dans divers groupes sociaux, masse confuse qui a formé le « terreau » des stratégies fascistes. Elle a donné une sorte de crédibilité et de force à une vision d'un monde public « pourri », « gangrené » ; elle a contribué à réunir en faisceau (le mot est approprié) des ressentiments et des angoisses épars. la surenchère de la polémique résulte en partie de l'extrême concurrence de la presse de la Troisième République, où la survie d'options politiques contestataires ne semblait pouvoir passer que par l'extrémisme systématiquement entretenu. Cette logique sectorielle a donc contribué à la vision crépusculaire ; elle a favorisé l'explication conspiratoire de la conjoncture, le crispement, l'incompréhension devant l'évolution sociale. Le ressentiment et la haine toujours relancés ont augmenté la crédibilité de mythes populistes, celui du « Peuple contre les Gros », de la Trahison, du Syndicat occulte qui ourdit ses trames, de l'espoir mis dans un Vengeur botté. Le boulangisme tire grand profit en 1889 du goût public pour cette esthétique haineuse et triviale à quoi ne s'oppose, – dans le Petit Parisien par exemple, – que l'art de l'apaisement civique bonasse qui fait l'impasse sur tous les problèmes.

La chronique parisienne

Qu'est‑ce que la chronique, ce genre que le monde est censé envier à la presse française ? Le chroniqueur prend un sujet d'actualité : les étrennes, les pourboires, la grève des cochers de fiacre, le temps qu'il fait, les poêles mobiles, le déluge d'affiches des campagnes électorales ou l'Exposition, l'inusable Exposition. De ce sujet, il ne faut pas qu'il traite, du moins pas avec ordre ni sérieux : il faut que le chroniqueur « promène son jugement », tel un Montaigne au petit pied, qu'il digresse, qu'il fasse un plaisant coq‑à‑l'âne, deux rapprochements spirituels, une perfide allusion, qu'il laisse vaguer son imagination et son esprit, qu'il « brode ». La chronique, dépense ostentatoire de littérature, prétend cacher sous une forme légère un « grand fond » d'observation et de philosophie humaine. La « littérature » ici est l'étalage complice d'une subjectivité primesautière et une dépense de style. La chronique, simulacre de la conversation mondaine « à bâtons rompus », présuppose une conception bourgeoise de la littérature comme discours inutile, conspicuous consumption d'esprit et de jolies phrases :

Mais alors à quoi servira cette chronique ? À rien, Dieu merci ! Le vrai idéal de la chronique n'est‑il pas avant tout, la divine inutilité ?23.

La plus « écrite » des rubriques du journal, la chronique n'est pas un exercice aussi vain qu'elle se flatte d'être. En elle, reviennent euphoriquement les topoï et les marques de la complicité culturelle : les savoirs « chics » et les potins du jour, les sentiments délicats et les paradoxes piquants, les allusions complices, les tableautins pittoresques, les saynètes agréablement notées, les concetti nonchalamment insolents sur les trivialités politiques ou les mœurs de la plèbe, un étalage de bon ton, de savoirs littéraires et artistiques, un peu de persiflage et d'ironie supérieure dans une « causerie » qui fuit le pédantisme, l'esprit de sérieux. La chronique, dans toute son euphorique inutilité, est un miroir offert à l'habitus des classes lettrées, un hommage dévotieux à leurs goûts, leurs penchants, leurs préjugés, leurs complaisances. On peut donc la caractériser comme éminemment fonctionnelle, à proportion qu'elle ne parle de rien, ne vise pas à conclure, à enseigner, ni à informer. Le genre le plus prestigieux du journalisme au XIXe siècle est une « pure » machine de complicité de classe.

La chronique n'a pas à chercher son sujet, tout prétexte est bon qui permet une dérive dans de la littérature pour la littérature. Soit « l'Eté de la Saint‑Martin » : le temps qu'il fait, le spectacle des rues, l'éthopée de la femme vieillissante et l'histoire anecdotique :

Paris s'est retrouvé dans la journée d'hier. C'était lui, Paris, le Paris bon enfant, boulevardier, promeneur des Champs‑Élysées, avec sa foule des dimanches, lente, régulière, sans cohue, sans bousculade, le Paris de toujours, humant l'air des derniers beaux jours. [...] On avait beau se réjouir du succès de l'Exposition, Paris n'était plus Paris ; [...] donc, c'était hier le premier dimanche des Parisiens depuis tantôt six mois ; il bruinait par instants, mais à l'été de la Saint‑Martin faisait sentir déjà ses tièdes haleines [etc.],
[...] Été de la Saint‑Martin, c'est aussi cette femme aux quarante printemps, accompagnés de quelques automnes. L'embonpoint est venu effacer quelques rides, et la nature se reprend aux souvenirs de la jeunesse. De légers fils d'argent dans l'abondante chevelure, enlevés chaque matin, tombent tristement et semblent la première trame du linceul. Alors le miroir rappelle les succès d'antan, la vie triomphale à travers les plaisirs, et contre leur fin prochaine la femme veut lutter encore et se sent capable de lutter. C'est le struggle for life, intime, entre soi et le temps destructeur. Et comme le lierre s'attache aux ruines, la femme se cramponne à sa dernière jeunesse, à ses derniers attachements [...].
Saint‑Martin est un grand saint, chacun sait ça ; il fut évêque de Tours [etc.]24.

Si l'on veut se demander « qu'est‑ce que la littérature ? » en évitant de fétichiser cet objet, il me semble qu'il faut, pour le siècle passé, faire place prépondérante à cette littérarité, trivialement délicate, de la « chronique parisienne », avec ses élans lyriques, sa philosophie désabusée, son heuristique d'observation sociale, son bien‑écrire et son bien‑penser :

Avec tout cela, l'été finit. J'ai assisté, dans les jardins des Tuileries à un spectacle mélancolique : l'enlèvement des feuilles mortes qui semblent tisser par les allées un grand tapis d'un beau jaune. Elles sont si nombreuses, les feuilles tombées, qu'on les enlève par pelletées, qu'on les emporte par tombereaux, comme des morts après la bataille. C'est comme les funérailles de la belle saison. Les lendemains de fête à l'Exposition, où Ion entasse de même dans les charettes les ballons à demi‑brûlés de l'illumination de la veille et les détritus des repas en plein vent, ont de ces tristesses spéciales. On sent que quelque chose finit, que la vie emporte une vision, la plus belle qui ait peut‑être charmé et enivré une ville. On a la perception vague de quelque chose d'inconnu qui avance et qui inquiète... Ah ! ces affiches électorales ! C'est peut‑être le Mané Thécel Phares du grand festin.
Ahuri, le passant ne sait à quel candidat se fier. Il lit les professions de foi d'un œil où je vous défie de déchiffrer la moindre pensée. Pour qui voter ? vers qui aller ? Je ne vois pas très bien se dégager encore ce qu'on pourrait appeler la conscience du suffrage universel, si le suffrage universel avait une conscience et non pas des nerfs, des engouements, des fièvres et des toquades !
Mais laissons là cette politique...25.

Alors que le journalisme d'information demeure obscur et anonyme, la chronique, « article de Paris » inimitable, est signée et les « maréchaux de la chronique » exercent un véritable despotisme sur la doxa de la bonne société26. Aurélien Scholl, le plus spirituel des boulevardiers, connaît la gloire. Un cynisme léger qui dissimule « beaucoup de bon sens », telle est sa formule. Albert Wolff au Figaro est plat si l'on veut, mais il écrit exactement comme le mondain parle et pense : sorte de perfection dans le mimétisme. Henri Fouquier est au Figaro, au XIXe siècle, au Gil-Blas : « son nom appartient d'avance à l'histoire »27. Le plan d'une chronique du Figaro mime parfaitement le néant du débat mondain. Les Corridas : description pittoresque et étalage de sentiments ambivalents. Est‑ce si cruel ? Certes, mais n'y a‑t‑il rien de plus cruel dans nos mœurs ? Hélas oui... Conclusion : comme l'humain est bizarre28.

Chaque grand chroniqueur a son ton, sa personnalité. Caliban (Émile Bergerat) a l'art d'accommoder les conventions en paradoxismes, de faire le grondeur à l'égard de l'ordre social dont il est un des fermes piliers. Car le sujet bourgeois adore adopter la position de l'observateur méditatif : oui, les règles sociales sont ridicules, quand elles ne sont pas odieuses ; chacun y joue un bien triste rôle. La société, la morale, le savoir‑vivre, quelles calembredaines ! Caliban parle au lecteur du Figaro sur le ton désabusé qui est celui de Rodolphe entretenant Emma Bovary pendant les Comices agricoles. Bergerat aboutit ainsi à d'inextricables dilemmes qu'il expose avec feu ; quand il tombe sur une grosse contradiction sociale, il ne manque pas d'amertume. Les mœurs sont déplorables !29. Le vieil Alphonse Karr est familier, bougon et épigrammatique. Grosclaude au Gil‑Blas est le nihiliste de la « blague ». Il part d'un paradoxe et le pousse au bout : on peut en France donner le nom qu'on veut à son chien, mais pas le prénom qu'on veut à son enfant (Loi de Germinal an XI) : jolie liberté !30. Montjoyeux et Zed sont les spécialistes des petites femmes et du libertinage délicat. À chaque chroniqueur son rôle, chacun correspondant à une des facettes de l'ethos bourgeois.

Le roman-feuilleton

Le roman‑feuilleton est né dans la Presse d'Émile de Girardin et concurremment dans le Siècle de Dutacq en 1836. Dès 1837, le Journal des Débats qui avait créé le « feuilleton » ou « rez‑de‑chaussée » des pages avec les rubriques de critique littéraire et théâtrale, se met à offrir également du feuilleton‑roman. En 1889, cette « invention déplorable » comme la qualifiaient les moralistes de la Monarchie de Juillet, a conquis toute la presse. Il n'est pas de journal (à deux ou trois feuilles conservatrices près) qui n'offre un feuilleton romanesque, parfois deux ; dans la presse à un sou, trois et jusqu'à quatre. Les Débats ont toujours leur feuilleton‑roman et y ont été publiés récemment Sacher‑Masoch et Dostoïevsky, France, Bourget et Maupassant.

Enorme demande de littérature de tous les niveaux (à quoi s'ajoutent des contes, des poèmes, dans le corps de la page) dont l'histoire n'est pas faite, pas même abordée : aucun relevé, aucune typologie de la littérature dans les quotidiens n'existent. Dans les campagnes, le feuilleton du Petit Journal, qui s'est attaché Xavier de Montépin et Jules Mary, a achevé la défaite et la ruine du roman de colportage. Dans les villes, on distribue en rue le premier chapitre de l'Attentat de Georges Maldague, poussant ainsi à la vente du Petit Parisien. A.‑M. Thiesse a fait l'histoire sociale de « l'Imprimé du pauvre », elle a montré les femmes de la classe ouvrière découpant et reliant en livres de fortune les feuilletons des journaux à un sou31.

Cependant quand on parle feuilleton, on songe trop exclusivement à la lecture populaire : comme je le signalais, le roman‑feuilleton est absolument partout (et présent aussi dans les hebdomadaires politiques, satiriques, professionnels, dans les magazines illustrés, dans les grandes revues). L'étude approfondie de la distribution des feuilletons romanesques donnerait dès lors une idée objective de la stratification des intérêts et des statuts littéraires. Dans le journal à un sou, le roman qui tient en haleine, motive l'achat quotidien du journal et constitue, avec les grandes affaires criminelles, sa meilleure publicité. Dans la presse bourgeoise, le feuilleton semble surtout destiné à attirer les dames, rebutées par les affaires politiques, et à faire ainsi du journal, un peu marginalement, un objet d'intérêt féminin. La Société des Gens de lettres sous‑traite la reproduction des romans de tous les niveaux auprès des journaux de Paris et de province.

On peut classer le roman‑feuilleton en quatre catégories nettes : 1. le roman populaire proprement dit avec intrigue mélodramatique manichéenne, innocents persécutés et redresseurs de torts (voir chapitre 44) ; 2. la littérature bourgeoise moyenne : bestsellers à la Georges Ohnet, formant compromis entre le sensationnalisme du roman populaire et des prétentions à « l'étude » du milieu et des caractères ; ou bien genres mineurs : roman historique, roman policier, et littérature « parisienne » faisandée (pour les feuilles qui ne se piquent pas de moraliser) 3. littérature bourgeoise académique : beau style, belles descriptions, beaux sentiments par des auteurs comme Claretie, Halévy, Cherbuliez, Theuriet 4. littérature « littéraire » de haute légitimité dans quelques rares journaux qui prétendent s'adresser à un public de goût avancé. Ces quatre catégories se distribuent nettement selon la strate sociale cible du journal ; certains quotidiens politiques à public « dispersé » vont publier par exemple deux feuilletons ; du Catulle Mendès ou de l'Hector Malot pour lecteur « exigeant » et du roman‑mélodrame à dialogue hoquetant pour lecteur plébéien. Les journaux les moins en fonds se bornent à republier, sans payer de droits à quiconque, les grands succès du roman populaire remontant à la Monarchie de Juillet : Souliè, Sue, Féval ainsi que les feuilletonnistes du Second Empire comme Ponson du Terrail. La presse radicale a un vif penchant pour « le Chiffonnier de Paris » de l'ancien communard Félix Pyat. Pour le reste, le roman populaire contemporain est fourni par une poignée d'écrivains besogneux mais prospères. Les plus fameux sont attachés au Petit Parisien qui publie Charles Mérouvel (« Chaste et flétrie »), Pierre Decourcelle (« Le Crime d'une Sainte »), Georges Maldague et Pierre Sales. Charles Mérouvel semble l'auteur de feuilletons, sadiques et sentimentaux, le plus publié par toute la France. Tandis que son nouveau roman commence à paraître, des journaux moins riches mettent en feuilleton l'avant‑dernier (« Un Lys au ruisseau ») ou les précédents. Les autres feuilletonnistes populaires en vogue sont Jules de Gastyne, Ad. D'Ennery, Émile Richebourg, spécialiste des enfants‑martyrs, Jules Mary, inventeur du roman de l'erreur judiciaire, Fortuné du Boisgobey, qui travaille sur les « Drames du grand monde », et Louis Noir.

Le choix du feuilleton‑roman est également déterminé par l'orientation politique. Cela a été dit pour la presse catholique qui a ses auteurs édifiants et benoitement antirépublicains, mais cela peut se généraliser. Le Radical publie « Riches et pauvres » de Tony Révillon : c'est du Sue modernisé, démocratique et anticlérical. La Cocarde fait passer « Le dernier des Trémolins » de l'antisémite Édouard Drumont. Le Gaulois ne pouvait mieux choisir que « Vive le Roi ! » de Mme Paul Mahalin. Enfin les socialistes ont une littérature militante ad hoc, avatar « révolutionnaire » du feuilleton traditionnel, roman de ressentiment et de propagande qu'il sera intéressant d'étudier un jour.

Il est rare qu'un journal remplace, au feuilleton, le roman par une œuvre plus « sérieuse » ou plus « instructive ». Le Radical, en cette année du Centenaire, s'est cru tenu d'offrir en plus de son feuilleton‑roman la sérialisation de l'Histoire de la Révolution française de Michelet. Seuls deux journaux résistent à la loi du roman‑feuilleton : le « modéré » Constitutionnel qui a des feuilletons scientifique, économique et militaire, et le dévot l'Univers. Ces deux quotidiens n'ont évidemment pas la prétention de divertir.

Notes

1  Supplément du Figaro, p. 303.

2  Temps, 29.11.1888.

3  Voir son recueil des chroniques, les Mémoires de Paris.

4  Radical, 4.12.

5  On signalera une autre rubrique, spécialement au Petit Parisien, celle de la « petite correspondance » avec ses réponses laconiques et mystérieuses.

6  Intransigeant, 5.7 : p. 1.

7  France nouvelle, 2.4 : p. 1.

8  Henri des Houx, Constitutionnel, 5.7 : p. 1 et Lanterne, 4.7 : p. 1.

9  Pilori, 27.1 : p. 2. Cf. Voix électorale (du Parti ouvrier), 25.8 : p. 1 : « Le boulangisme, ce cauchemar hideux qui planait sur notre esprit, battant ses ailes de chauves-souris, finit d'agoniser. »

10  Reinach, Catilinaires, III p. 58 et Lacroix, Radical, 4.3 : p. 1. Cf. France nouvelle, 17.4 : p. 1 : « Il faut à l'heure où nous sommes faire entendre au peuple de France le langage viril de la plus entière franchise... » Situation révisionniste (boulang.), n° février : p. 1 : « Peu de paroles et des actes. La faveur du peuple appartient désormais à ceux qui agissent. Les programmes sont épuisés. Il faut aboutir. »

11  Ces épithètes sortent de L'Intransigeant, 19.7 et 20.7.

12  Lanterne, 12.7 : p. 1. Au Sénat le 11 février, M. Lisbonne, rapporteur de la loi sur la correctionalisation des délits d'outrage et d'injure, cite quelques « fleurs de rhétorique » des journaux, sur Floquet, le président du Conseil : « misérable », « sacripant », « plus vil que Lacenaire, plus lâche que Tropmann, plus cynique que Papavoine », « Il veut enlever au peuple de France, le droit de jeter à l'égoût cette vieille matrone avariée et gangrénée qu'on appelle la République parlementaire dont lui, Floquet, vit avec sa bande de sacripants cosmopolites » (Sénat, Journal Officiel,  p. 113).

13  Jeune garde (bonapart.), 15.12 : p. 2.

14  Pilori, 24.2 : p. 2.

15  A. Meyer, Gaulois,  2.7 : p. 1. Le Journal Officiel, p. 278 cite un quotidien de Bordeaux qui invite le candidat adverse « à chercher un refuge hors des limites de l'arrondissement ».

16  Mermeix, Cocarde, 4.7 : p. 1. À quoi E. Meyer répond d'ailleurs en déclarant vouloir se battre avec M. Le Hérissé seul (Lanterne, 5.7 : p. 1) : « Ayant été sur le terrain cinq fois parce que j'ai toujours loyalement accepté la responsabilité... » Le Hérissé se dérobe ; « c'est un ex-mouchard doublé d'un Alphonse ».

17  Cf. Petit Méridional, 16.7.

18  Cocarde, 1.7 : p. 3.

19  H. Fouquier, Figaro, 19.8 : p. 1 : « Nous savions, nous, que M. Rochefort n'est capable de rien du tout sauf de faire de la copie », « Il a le génie des mots », mais il joue « un air toujours le même », « celui de l'opposition à tout », « C'est une façon d'hystérie ». Voir Louis Chalain et Jacques Prolo, Un Français de la Décadence. M. Henri Rochefort, (Paris : Jules Lévy, 1888).

20  Rochefort, Intransigeant, 3.4 et Petit Provençal, 21.1.

21  Cocarde, 4.7 et 5.7.

22  Bellanger, 1969, III p. 144. Cf. l'amusant recueil Les Vivacités du langage dans le journalisme parisien, (Paris : Libr. Illustrée, 1887).

23  Paul Arène, Gil-Blas, 15.11.

24  Jean Régnier, Gaulois, 11.11.

25  Rastignac, l'Illustration, 14.9 : p. 206.

26  Voir V. Joze, Les Maréchaux de la chronique, (Paris : Revue indépendante, 1888).

27  Joze, p. 160.

28  Wolff, Figaro, 16.7 : p. 1.

29  Voir E. Bergerat, L'Amour en République.

30  Gil-Blas, 1.6 : p. 1.

31  Anne-Marie Thiesse, « Imprimés du pauvre, livres de fortune », in Romantisme 43 (1984) : 91-109.

Pour citer ce document

, « Chapitre 25. Genres et styles du journalisme», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-25-genres-et-styles-du-journalisme