1889. Un état du discours social

Chapitre 28. L'actualité comme produit de presse

Table des matières

On pourrait parler des actualités : étant donné la diversité des « milieux » et des intérêts sociaux, un événement déterminé vient raviver et relancer certains intérêts, ajouter un épisode à une chronique toujours déjà commencée dont les objets de valeur, les personnages et les lieux sont connus. Il y a ainsi une actualité mondaine qui s'exprime en style tarabiscoté dans le « Carnet » du Gaulois et dans les revues chics ; une actualité boulevardière où les faits et gestes de la « haute bicherie » sont commentés en potins attendris ou perfides ; une actualité parlementaire où le dernier discours de M. Challemel‑Lacour au Sénat est analysé et débattu ; une actualité diplomatique pour M. de Norpois et ses pairs ; des actualités militaire, judiciaire, scientifique... De même, il subsiste une chronique de quartiers, de faubourgs, de villages alimentée par la rumeur publique qui remotive des intérêts et des savoirs locaux. Cependant, le développement de la grande presse (quotidienne et périodique) a engendré un objet d'intérêt universel, unitaire et factice, l'Actualité et son complément, l'Opinion publique (voir plus loin). « Tout le monde » doit posséder un savoir élémentaire sur le Général Boulanger, (son cheval noir et sa barbe blonde), sur Jules Ferry, sur Prado (l'assassin de cocottes), sur le « Drame de Meyerling », sur Buffalo‑Bill et sur l'épidémie d'influenza. C'est parce que ces objets de discours relèvent d'une convivialité doxique créée par le champ journalistique même qu'ils peuvent être traités différemment, en clé « concierge » par le Petit Journal et en clé distinguée par le Figaro. Ils accommodent les nuances de la distinction ; ils sont par nature exotériques, mais ils admettent des avatars ésotériques qui « posent » ceux qui en dominent la topique spécialisée. En dehors de ce « tout le monde » qui n'est pas une universalité sociologique mais l'illusion unanimiste qu'impose l'hégémonie discursive, croupit la masse des analphabètes, des ignares doxiques, ceux dont l'« allodoxie » résulte d'une maîtrise imparfaite des savoirs publics et des codes. Occasionnellement, le journaliste rencontre au fin fond de la cambrousse quelque péquenot qui croit que c'est Boulanger qui est le président de la République et qui, de 1789, ne peut dire que : « c'est quand on a coupé le cou au roi ». Étonnement consterné !

Nous parlerons donc de l'Actualité comme objet total, avec ses formes basses, – son précipité de « blagues » pour revue de fin d'année et chansons de café‑concert, – et ses formes sophistiquées dans les débats subtils des grands « organes politiques et littéraires ». Stratifiés et subdivisés, la répartition des savoirs actualitaires correspond à la topologie même des journaux, des revues et magazines qui dosent pour des publics‑cibles délimités, les intérêts, les savoirs, les exégèses pertinents et profitables (voir chapitre 26). Le système de la presse contribue à donner cette illusion d'une coexistence doxique des classes, des groupes sociaux, d'une convivance civique dans une même conjoncture. Avec le suffrage universel, ce ne sont plus les bourgeois cultivés seuls qui sont censés s'intéresser aux débats parlementaires, aux faits et gestes de Floquet, Rouvier, Constans ou Boulanger. Inversement, l'intérêt pour le « Crime d'Auteuil », les « Crimes de Pont‑à‑Mousson », l'« Affaire Gouffé » (la malle au cadavre sans tête) n'est plus limité à la culture populaire urbaine : le lecteur du Figaro en est entretenu tandis que le Petit Parisien en dissémine l'information jusque dans les campagnes reculées. Dans une monographie fameuse, l'Opinion et la Foule (1901), le sociologue G. de Tarde sera un des premiers à mettre en lumière « cette sensation de l'actualité qui est si étrange et dont la passion croissante est une des caractéristiques les plus nettes de la vie civilisée » (1901, p. 4). L'actualité, de façon quasi tautologique, est ce qui « inspire un intérêt général », mais Tarde ne parvient pas à dégager clairement comment cet intérêt est créé par une technologie des discours publics ni à monter comment l'entité « actualité » a pour premier effet d'exclure de la convivance civique les « ignares » qui composent, somme toute, la majorité des Français.

Au sens le plus large, l'Actualité serait l'ensemble de ce qui domine en conjoncture comme savoirs collectifs, représentations du monde, débats et narrations canoniques. Dans un sens plus restreint et banal, l'Actualité forme une séquence stochastique d'événements, appartenant à des « séries » doxiques diverses et se succédant aléatoirement : Janvier : Élection partielle de Paris, Drame de Meyerling, Février : Catastrophe ferroviaire de Groenedael, Krach du Comptoir d'escompte, Concours de beauté de Turin, Chute du Ministère Floquet, Mars : Inondations de la Seine, Perquisitions à la Ligue des Patriotes, Incident « Atchinoff » (tentative russe sur la Côte des Somalis), Achèvement de la Tour Eiffel…

Cette actualité stochastique composée de monades qui produisent une vive sensation, dysphorique ou euphorique, acquiert une importance publique, mais est vouée à une rapide obsolescence, à un oubli qui étonne le journaliste :

[De l'Affaire Geffken :]
Tous ces événements remontent à six mois à peine et pourtant ils sont presque oubliés.
[...] L'arrêt de la Haute Cour, dont on ne parle déjà plus après huit jours1.

Cet aléatoire et cette obsolescence sont l'apparence du phénomène ; l'Actualité est dans son essence « l'éternel retour du même », pour reprendre la formule de Walter Benjamin. Non seulement parce qu'elle est la récurrence sensationnelle du choquant, du scandaleux, du tragique, de l'horrible (et finalement de la mort), mais aussi parce qu'elle est le matériau même dont se nourrit l'entropie de l'hégémonie et la cohésion de l'opinion publique. L'actualité est, pour la vision du monde qui domine, le lieu des intersignes : entre ces événements « imprévisibles » qui semblent issir du Réel et les prévisions, les idéologies, les visions du monde déjà là, sans cesse des liens « mystérieux », des effets de confirmation sidérante semblent s'établir. Nous verrons ceci spécialement en analysant la réception de Meyerling en France (voir chapitre 29). L'Actualité est ce qui produit la rencontre inattendue sur une table de dissection doxique du réel imprévisible et de la nécessité idéologique. À la fois stochastique et prophétique, sous‑motivée et hyper‑interprétée, l'Actualité est traitée simultanément selon des logiques de désémantisation (effet de sensation, apolitisme de la « presse des familles ») et de redondance ou de structuration narrative forte. Redondance : le fait divers même comporte des séries récurrentes : « attentat au vitriol », « double suicide passionnel », « massacre de prostituée », « enfant martyr », « monstre en soutane ». Toute l'Affaire de Jack l'Éventreur forme un feuilleton monotone, étalé sur deux ans. Narrativisation : je renvoie ici à mon chapitre sur la gnoséologie romanesque (chapitre 8) ; tout procès, criminel ou politique, est construit comme une pièce bien ficelée : on y parle d'« actes », d'« épisodes » en croissance dramatique jusqu'au « dénouement ». En révélant les dessous de Meyerling, le Matin titre : « Tout le roman », et ne croit pas si bien dire puisque les données soumises à la composition romanesque sont des fictions d'une haute « vraisemblance » qui nourriront tout l'imaginaire social de la Belle Époque.

À la logique du sensationnel, résiste encore une formation récessive qui est celle du « bon ton », de l'autocensure délicate. On se targue qu'il est « impossible de conter » certaines « scènes atroces » dont on entretient cependant la curiosité du lecteur par d'innombrables allusions réticentes. Le Gaulois peut, à l'approbation de ses lecteurs pourtant émoustillés, choisir de ne pas relater la version « finale » de Meyerling, « pour déférer au désir de l'Empereur François‑Joseph »2. La presse mondaine signale sa distinction et son sens des proportions en reléguant les catastrophes vulgaires en page 2 : « Explosion de grisou, 200 morts », – ce n'est pas pour intéresser en priorité le lecteur du Jockey !3. Les magazines de famille, le journal pour les dames, le grand illustré gazent les événements scandaleux, les affaires politiques déplaisantes, les « faits d'une nature trop intime » : plusieurs catégories de lecteurs demeurent reconnaissantes à leurs journaux de leur épargner certaines informations. Cependant, selon une logique contraire, le journaliste, déconsidéré peut‑être par ces pratiques, n'hésite pas à servir le « bobard » pur et simple quand il manque de copie : conversion de la Reine Victoria au catholicisme, l'assassin Prado fils de l'Impératrice Eugénie (venue à Paris supplier Carnot), folie soudaine de Bismarck, plans de retour du Pape en Avignon, suicide du Général Boulanger (cette nouvelle‑ci à deux ans d'avance !)4. Cela a été d'autre part une tactique efficace du Ministère de l'Intérieur sous la Troisième République que de créer des diversions pour détourner l'attention dans les moments difficiles. La démission d'Antoine, député de Metz au Reichstag, a été une pure manipulation de Constans pour faire pièce à l'agitation boulangiste5.

Séries d'actualité

L'actualité forme des séries : la succession des événements à la fois surprenants et redondants prend place dans des catégories préétablies qui correspondent souvent dans les journaux à des chroniques fixes. Il y a la météorologie, la plus rassurante des actualités. En 1889, ce ne sont pas des chiffres que veut le lecteur, mais une petite « tartine » en style familier sur « la Neige », ses « tardifs débuts », les émois collectifs... L'épidémie d'influenza en décembre appelle de longs commentaires d'une parfaite innocuité, tandis que l'on fredonne le refrain du jour :

Tout le monde l'a,
L'influenza... ah ! ah ! ah !

Il y a ensuite dans le même ordre d'innocence, la « petite actualité », ce plus petit commun dénominateur entre les classes urbaines : la mort de l'éléphant Coco du Jardin des Plantes en est le parfait exemple. En restant dans le moindre degré passionnel et polémique, on peut isoler l'actualité officielle dont l'État républicain a largement le contrôle : inaugurations de monuments, d'équipements municipaux, distribution des récompenses de l'Exposition universelle... La société civile a aussi ses solennités récurrentes et attendues : le salon annuel de peinture, les réceptions académiques qui permettent au publiciste de délayer sans risque des commentaires érudits.

L'actualité politique et parlementaire, pleine de bruit et de fureur, d'affrontements et de scandales, rompt avec la sérénité de la « petite actualité ». Des idéologies haineuses s'y heurtent en tonitruant. Les scandales, les krachs, les gabegies entretiennent l'éréthysme anxieux du lecteur. Les grèves et l'« actualité sociale » ne sont guère plus roboratives pour la sérénité des esprits. Les autres « séries » actualitaires ont l'avantage de renforcer des images de classe, des privilèges et des statuts. Rien de plus intéressant pour le mondain et le boulevardier que la rubrique des Duels : « ...deux balles ont été échangées sans résultat ». On fera figurer ici l’« actualité parisienne », – bals, théâtres, raouts, événements de la « Season » – et l'« actualité littéraire » à l'usage de la grande diffusion bourgeoise : dernier roman de Victor Cherbuliez, mort d'un académicien, émotion soulevée par une chronique piquante de Sarcey. Deux séries ont pour fonction première d'assurer un unanimisme convivial : le fait divers patriotique et l'« actualité scientifique », c'est‑à‑dire le récit des inventions nouvelles. Nous exposons ailleurs la logique du fétichisme patriotique : il est entretenu par l'indignation devant les arrestations d'espions prussiens, les « vexations » à la frontière allemande, les bravades des Alsaciens‑Lorrains : « pour avoir porté un cache-nez au trois couleurs, six mois de prison ! »6. La vente de l'Angelus de Millet à un Américain fait vibrer de colère cocardière la presse de l'été7. Sans doute, les progrès scientifiques – disjoints du « progrès moral » – font‑ils sombrement méditer les lettrés, la nouveauté technique amuse cependant encore les simples. Elle surprend et réconforte : « on n'arrête pas le progrès ! » Réduit à des « merveilles » isolées, le progrès technique rassure et euphorise, quoique l'inquiétude ne soit jamais bien loin. Le « phonographe » d'Edison, « merveille de la science », « merveilleux instrument » qui « confond d'étonnement » fait seul l'unanimité. C'est « la voix même » avec ses moindres flexions. Un rêve d'immortalité s'y projette : il « conservera dans l'avenir la voix des personnes disparues ». Le téléphone est devenu un service public depuis une demi‑douzaine d'année. Il impressionne encore beaucoup et on annonce mieux : le téléphone en chemin de fer, le « téléphote », le « téléphonographe ». « Il n'y a plus qu'à tirer l'échelle ! »8. Cependant déjà l'inquiétude point : sera‑ce la fin de la correspondance écrite ? C'est toujours le vieil idéologème qui vous pose en esprit profond : « ceci tuera cela ». Depuis un demi‑siècle, le chemin de fer a étendu son réseau, mais la pédagogie républicaine ne cesse d'en éblouir les populations rurales. L'inauguration de la nouvelle ligne Mazamet‑Bédarieux permet au Petit Parisien d'entonner la louange du progrès démocratique9. Pour les gens informés, d'autres merveilles techniques sont signalées qui font passer le frisson de la modernité : le « celluloïde », l'âge du fer en architecture, les édifices géants américains, les maisons transportables et démontables, « une voiture à moteur à pétrole » qui atteint la vitesse de « seize kilomètres à l'heure »10.

L'électricité est la « reine du jour », c'est la « Fée Électricité », selon la phraséologie du temps11. Elle n'en est qu'à ses débuts et elle doit encore enfanter bien des prodiges. On l'applique partout : chemins de fer électriques, ascenseurs, instruments à corde, pêche à la ligne électrifiée... La peine de mort par électrocution introduite dans l'État de New‑York est sans doute rationnelle, mais elle apparaît aussi comme une de ces extravagances yankees qui font froid dans le dos12.

Les inventions à usage militaire sont censées activer le réflexe patriotique : tout Français admire le fusil Lebel mis à l'épreuve dès 1887, la « poudre sans fumée » invention de M. Vieille, déjà concurrencée (ou volée ?) par des ingénieurs allemands et autrichiens, le sous‑marin « la Gymnote » qui rendra tout blocus impossible.

Et cependant, lorsque le publiciste prend du recul, qu'il imagine ce proche avenir que la technique lui prépare, l'affollement surgit. Un jour prochain, l'avion nous emmènera de Paris à Marseille en deux heures ?

Ce serait littéralement effrayant, [...] l'on devra compter avec les dégagements de chaleur et d'électricité qui résulteront de cette inimaginable puissance de locomotion (Le Petit Marseillais).

Le Centenaire et l'Exposition

L'Exposition universelle est la face apolitique de la commémoration du Centenaire de 1789, objet polémique sur l'interprétation duquel s'acharnent toutes les factions politiques et tous les doctrinaires établis (voir chapitre 32). « De quoi parler, sinon de l'Exposition ?... » Cette Exposition, ça a été l'aubaine de l'année pour une armée de publicistes. Une centaine d'albums, de guides, de recueils de chroniques en immortalisent les moindres détails. « Promenade à travers l'Exposition » : titre d'article indéfiniment répété. On accompagne le lecteur de l'Esplanade des Invalides au Champ de Mars, à travers les orients en carton‑pâtes, les bazars, les souks, les campements de Khroumirs, les restaurants annammites, les cafés mauresques. Les bayadères de la « Rue du Caire » et les « petites javanaises » affriolent les boulevardiers. « J'en suis sorti, enchanté de ses merveilles, ébloui de ses splendeurs », – cela a été écrit mille fois. Le patriotisme contribue à l'enthousiasme : cette Exposition qui « arrache un cri d'admiration au monde civilisé », c'est la revanche pacifique des malheurs immérités de la France. Jubilation collective qui se braille au café‑concert :

Les Russ's au bras des Français,
Les Turcs avec les Anglais,
Indiens et Groënlandais,
Tous l'monde est en fête !
Et tous avec conviction
Le cœur gai comme un pinson
Quittent notre Exposition
En chantant à tu'-tête :
(au Refrain)13.

« Jamais les hommes n'avaient connu pareil spectacle ». Et cependant dans cette unanimité, quelques voix discordantes, celles de doctrinaires et de révolutionnaires. L'Exposition est « l'œuvre des travailleurs condamnés à la misère au milieu des plus colossales richesses », disent les marxistes. « Misérable foire », juge la Revue occidentale qui eût voulu une grande fête positiviste et comtienne. Quant à Édouard Drumont, on s'attend à son jugement : « une vraie fête juive que cette Exposition ! »14. Il faut cependant noter que si l'Exposition universelle est glosée comme la communion euphorique de toute la France moderne, beaucoup de ses à‑côté choquent : les corridas de la Plaza de Toros affligent les âmes sensibles ; les « concours de beauté », – nouveauté américaine – ne paraissent pas d'un goût bien délicat et les conséquences en rendent perplexe : « si elles sont nues, les juges conserveront‑ils leur sang‑froid ? »15. Le barnumisme de Buffalo‑Bill à la Porte Maillot déplaît enfin à ceux qu'inquiète « l'américanisation des mœurs ». Quant au « clou » de l'Exposition, la Tour Eiffel, on entend encore les échos d'une polémique acrimonieuse qui dure depuis deux ans, bel exemple d'un sociogramme établi dans la doxa selon des positionnements prévisibles.

Le sociogramme de la Tour Eiffel

À la fin de mars 1889, la Tour Eiffel atteint son point culminant. Depuis 1887, la Tour en construction fait couler des flots d'encre. Ce « clou » de l'Exposition, dont le choix fut surtout un moyen d'éviter un quelconque monument à la gloire de 1789, est le thème‑à‑faire de la presse, la ressource inépuisable des magazines illustrés. Tout chroniqueur doit conter dans le moindre détail, avec minutie, son ascension à la Tour. Excellent sujet pour qui ne veut pas parler politique, la Tour Eiffel fait la couverture des magasins de famille. Elle a déjà ses répliques en presse‑papier, en phares miniatures et en thermomètres. La chanson de café‑concert tresse autour de la « Tour de 300 mètres » une guirlande de chansonnettes ineptes. Les journaux, après avoir usé toutes les variations, sont réduits à inventer des bobards : elle penche, à gauche, ou à droite : « Gare dessous ! ».

Adoptée par le peuple parisien, la Tour est loin de faire l'unanimité dans les sphères légitimes. La presse scientifique l'admire et la décrit techniquement. Les partisans du progrès tiennent un langage triomphaliste : « construction grandiose », « monument le plus haut que l'homme ait jamais élevé sur terre » :

Elle symbolise l'aspiration de l'esprit humain vers des cimes toujours plus hautes : Excelsior !16.

On lui reproche de manquer de poésie ? Elle « a pourtant bien sa poésie », étant « la manifestation d'un beau particulier... le beau de l'ingénieur »17. L'Écho de la Semaine publie à son apothéose un poème de Théodore de Banville :

Monte encor, Tour démesurée !
[...]
Tour, grand lis fleuri dans l'espace,
Colosse de force et de grâce...

Cet enthousiasme pourtant est bien délimité. Ce qui domine la rumeur sociale, c'est plutôt la voix des protestataires : tout le milieu littéraire, et tout le complexe des droites et de la gauche réactionnaire. Le 14 février 1887, le Temps publiait une protestation signée des plus grands noms des arts et des lettres contre « l'inutile et monstrueuse Tour Eiffel » dont « la commerciale Amérique elle‑même ne voudrait pas », l’« odieuse colonne de tôle boulonnée » qui va « déshonorer Paris ». En 1889, les gens de lettres persistent : le recueil de J.‑K. Huysmans, Certains consacre bien des pages à sa haine inépuisable contre ce « grillage infundibuliforme », « ce suppositoire solitaire et criblé de trous [...] d'une laideur qui déconcerte » ; la Tour « séduira sans doute les rastaquouères ». La protestation purement esthétique se rapproche inconsciemment des thèmes ultra‑nationalistes : la Tour est « la nouvelle église dans laquelle se célèbre [...] le service divin de la Haute Banque », « l'emblème d'une époque dominée par la passion du gain ». Elle représente chez les esthètes comme chez Edouard Drumont le présage de la ruine, de la décadence. Sans cesse, l'américanisme la connote : c'est de « l'art pour les Américains et les Canaques »18. Le Décadent, la Pléiade de Brinn'gaubast font chorus : la Tour ouvre « l'Ère des ingénieurs », l'Utile singe le Beau. François Coppée avait rimé des vers affligés sur la Tour :

J'ai visité la Tour énorme
Le Monstre est hideux vu de près...

De petits satiriques exploitent à loisir cette veine poétique :

Vingt ans encor, Tour Eiffel,
Je dois te voir, assassine ?
Vingt ans encor, ma rétine
Doit te fixer dans le ciel ?...19

Si les esthètes sont indignés par ce monument qui prophétise la fin de l'art, les politiques crépusculaires voient dans la Tour le symbole, la marque « de l'impuissance, de la stérilité et de la décadence », la fin d'un monde. Drumont se déchaîne contre ce « témoignage d'imbécilité, de mauvais goût et de niaise arrogance [...], insolent et bête comme la vie moderne ». Ses amis savent comme lui que ce « contre‑sens artistique fera surtout le bonheur de l'industriel juif, fournisseur de fer »20. La Tour Eiffel est décrite par Drumont comme un non‑monument, un objet nomade, sans enracinement, allégorie parlante d'une déterritorialisation.

Les catholiques font de la Tour un blasphème, un défi à Dieu ; cette Tour qu'ils n'appellent plus que « Babel‑Eiffel » ou « une seconde Babel » est dressée par l'orgueil humain contre le divin Justicier. Le discours catholique oppose à cette Tour sans croix, érigée par les mains sacrilèges des francs‑maçons, l'Église du Vœu national, le Sacré‑Cœur de Montmartre, véritable contrepoison, « l'un monument d'orgueil, l'autre, de repentir ! »21.

Ces gloses contrastées autour d'un même objet doxique forment ce que j'ai nommé (en empruntant le terme à Claude Duchet) un sociogramme. Autour d'un sujet d'actualité se construisent des prédicats issus de l'hégémonie et de la logique des champs discursifs (le champ littéraire par exemple avec sa pose anti‑moderne). La Tour Eiffel est transfigurée en un symbole, un signe prémonitoire des déterritorialisations menaçantes. Cette thématique « paranoïaque » refoule les apologies progressistes et techniciennes et se rattache aisément à la vision crépusculaire que nous avons décrite.

L'actualité comme monstruosité et extravagance

L'actualité se classe en séries dont les intérêts et les conditions d'intelligibilité sont prédéterminés, fournissant à un groupe (sous sa forme la plus étendue, le Grand public) des mots de passe et des sujets de conversation, car les observateurs le constatent tous : du salon des Guermantes au bistrot populaire, c'est la chose imprimée qui alimente désormais l'oral. Mais dialectiquement, l'actualité de presse c'est aussi le contraire de ces prévisibilités : l'irruption de l'aberrant, de l'impensable, du monstrueux. Le fait divers criminel, auquel nous arrivons, c'est évidemment cela. Emprunté à la culture populaire du canard et de la complainte, celui‑ci est en voie de s'intégrer à une moderne culture médiatique. Il est cependant d'autres formes de l'innommable et du surprenant que le crime. Des monstres naturels peuvent ébahir le bon peuple comme ce « chou géant de 4 mètres 13 de hauteur »22 ou une « raie géante qui attaque les bateaux ». Les choses venues de l'étranger font rire le peuple le plus intelligent du monde. Londres a désormais ses femmes‑pompiers, ses « firevvomèn » [sic], grand succès de curiosité23. L'Armée du Salut a fait son apparition en France : le Parisien y perçoit avec un ébahissement méprisant « un résumé de tous les ridicules que nos caricaturistes ont l'habitude de railler chez les Anglais »24. Le fait divers est alors le lieu de l'impossible‑vrai, du paradoxe, de l'oxymoron, comme l'a montré G. Auclair dans le Mana quotidien. « L'héritage de la mendiante », « Une fortune dans un taudis », « Un mariage de forçat », « Un homme‑femme » (« usurpation de la qualité d'homme »), « Un Assassin de 82 ans », « Bataille de dames », « Manchot incendiaire, voleur et assassin » et la série des « Curieux cas de folie » (un homme « devenu singe » se promène nu dans les rues). Ce qui est en dehors du discours social vient s'y réinscrire comme objet opaque de scandale et d'étonnement. « Un phalanstère à Charonne » organisé par « un sieur Sextius [...] révolutionnaire bien connu » a été découvert par la police, c'est un groupe libertaire pratiquant le communisme sexuel25.

Le fait divers

La locution remonte à la création du Petit Journal en 1863. Elle est attestée en 1889 comme chef de rubrique de la presse populaire. Sans doute, le fait divers comprend‑il la « petite actualité », les affaires de quartier, les accidents, les querelles, le rebut informe de ce qui n'entre dans aucune des rubriques de l'actualité officielle, un magma où un socialiste comme Emile Pouget peut cependant voir, involontairement transcrite, la vie des dominés. Le fait divers, c'est le « chien crevé » de l'argot des journalistes, c'est la glâne par le fait‑diversier de ce que lui communiquent en vrac quatre‑vingt commissariats parisiens. Ce n'est pas du Politique ni du Social – sauf pour Pouget et autres publicistes prolétariens, qui lisent, eux, le contraste poignant entre le « Drame de la misère », page 3 et la chronique mondaine en page 1.

En réalité, le fait divers se ramène essentiellement à la délinquance et au crime, au malheur et au drame individuel ou collectif (la « Catastrophe »), Genre issu de la culture populaire urbaine, le récit du crime, dissimulé aux pages intérieures du journal, prend de la place même dans le très aristocratique Gaulois : « Les Crimes d'hier » y sont narrés avec littérarité ainsi que les « Drames de la jalousie » et les « Regrettables accidents ». Le Matin et la « petite presse » accordent à ces récits une place de plus en plus importante. Un seul quotidien cependant, un précurseur, fait du crime (ou de la catastrophe) du jour sa première page avec de grands titres : c'est le Parisien. On peut dater de la création de cette feuille raccrocheuse l'invention même du « sang à la une » : « Rapt d'enfant, berceau vide », « Un Drame mystérieux », « Une terrible vengeance », « Un Drame d'amour », « Mort de misère », « Une morte vivante », « Une mort mystérieuse », tels sont, jour après jour, les surtitres du Parisien sur six colonnes. Le fait divers, c'est d'abord un titre qui accroche et il se calque sur une formule‑type : « le Pendu de Bougival », « le Parricide de Ville‑d'Avray », « la Boucherie de Chatou », « les Trois cadavres du Vésinet », « le Drame d'Ivry ». On rencontre déjà le fameux paralogisme de choc : « Assassin pour sept francs »26. La narration par contre est toujours un exercice de style où le journaliste « brode » de tout son cœur selon des modèles romanesques, vaudevillesques, mélodramatiques, naturalistes préétablis. L'adultère et la violence conjugale appellent par exemple le ton de la gauloiserie :

Chagny, 31 juillet. – Sur la plainte d'un mari outragé, la gendarmerie a dressé procès‑verbal contre la femme X..., surprise en flagrant délit avec un habitant de Remigny, qu'elle avait recueilli chez elle, sous prétexte qu'il était ivre et avait besoin de soins.
Au moment où son mari rentra, les soins étaient tellement assidus et affectueux, que celui‑ci crut bien faire de prêter son assistance : il s'arma d'un gourdin et, sous forme de médication énergique, administra une friction si vigoureuse au disciple de Bacchus que ce dernier dût être transporté à l'hôpital. Une enquête est ouverte27.

Les tics de la narration épique populaire sont pleinement maîtrisés, l'épithète homérique (« horrible crime », « infortunée concierge », « pâle voyou », « audace effroyable ») et la locution fameuse, la « maison du crime »28. Tout le typique de la gnoséologie romanesque sert à diagnostiquer le faciès criminel. Le fait divers est à la fois d'une précision maniaque dans les détails sanglants (on détaille, viscère par viscère, l'état des victimes de Jack l'Éventreur) et accompagné d'un pathos indigné ou affligé, de gloses moralisantes et civiques constantes29. « C'est épouvantable ! C'est affreux ! » épilogue le journaliste en aparté. Il n'omet jamais de qualifier le délinquant de « gredin », « immonde individu », « sacripant », « louche personnage ». Aucune ostentation d'objectivité : le sujet du discours social a mandat d'évaluer et d'édifier, de juger et d'interpréter. Face au désordre, à la délinquance, le journaliste doit y aller de sa philosophie du progrès et de la raison : « N'est‑il pas honteux que des scènes aussi ignobles se passent à deux lieues de Bruxelles en l'année 1889 ? »30. D'ailleurs, le fait divers est un excellent support pour les idéologies les plus militantes. La presse radicale a fait ses choux gras après 1870 des turpitudes sexuelles d'innombrables « monstres en soutanes ». Drumont n'a eu qu'à puiser, pour rédiger La France juive, dans ce que lui offrait « spontanément » la presse :

Un sieur Amsel, Juif de Varsovie, exerçant la profession de vitrier à Paris, a profité de ce que sa maîtresse était à l'hôpital pour vendre sa fille âgée de 7 ans au propriétaire d'un cirque31.

Avant d'en arriver au crime, au récit sanglant, on rencontre le fait divers comique – cocus exaspérés et violents ou « audacieux escrocs » qui inspirent l'admiration pour la subtilité de leurs arnaques – et le fait divers attendrissant, du style « Victime du devoir ». Passons sur les chiens crevés, les accidents divers ; toute l'année est occupée à conter les intoxications et les asphyxies occasionnées par les poêles mobiles (on apprendra plus tard qu'il s'agissait d'un habile chantage de la presse vénale)32. Les catastrophes, accidents de chemin de fer, explosions, naufrages, incendies, inondations sont toutes qualifiées d'« épouvantables » et la panique qui s'ensuit d'« indescriptible ». Les catastrophes industrielles, le coup de grisou à Saint‑Étienne (200 morts) par exemple, sont officiellement saluées comme « éminemment regrettables » tandis que la presse d'extrême‑gauche parle d'« assassinats prémédités ». « Les drames de la misère » et la plupart des suicides (« Un(e) Désespéré(e) »), rubriques permanentes des pages intérieures, offrent bien le reflet en miettes de la chronique vraie du populo. La presse bourgeoise s'afflige et passe ; les collectivistes clament : « la société seule est criminelle ».

Les beaux crimes

Louis Chevalier et d'autres historiens ont montré le récit des grandes affaires criminelles au XIXe siècle comme un commun dénominateur des classes urbaines. Dès le Second Empire, les feuilles à un sou doivent aux « belles affaires » de conquérir la première place pour le tirage. Il n'est guère que quelques journaux d'opinion collet‑monté qui renâclent encore. Peut‑être faut‑il distinguer ici entre une préférence du public populaire pour le crime même : « lugubre trouvaille », enquête, « scène du meurtre », arrestation mouvementée... jusqu'à l'épilogue à la Roquette, et du public bourgeois pour le moment proprement judiciaire : la session des assises, les interrogatoires, les plaidoyers. La Gazette du Palais reproduit en larges extraits les sténographies des audiences. Le Temps publie volontiers les attendus des jugements : le crime est inséparable de son évaluation argumentée ; ce qu'il pouvait contenir de bruit et de fureur est éliminé. La Revue des grands procès contemporains, très abondante, accommode les goûts du public bourgeois. Rouge et noir, hebdomadaire à 10 centimes avec en couverture un dessin atroce rehaussé au pochoir (le rouge y domine !), s'adresse au populo et conte le crime, son déroulement, sa découverte, la sensation produite. Deux recueils annuels de toutes les « belles » causes criminelles paraissent, l'un chez Dentu, l'autre chez Stock33.

Les annales du crime forment une mémoire qui perdure de nombreuses années. L'affaire du Courrier de Lyon a été immortalisée par le mélodrame, mais le peuple se souvient aussi de Tropmann (à la fin de l'Empire) et la presse est pleine de réminiscences remontant à quelques années : l'affaire Menesclou, violeur et dépeceur de fillettes remonte à 1880 ; l'affaire Barrème, du nom de la victime, préfet de l'Eure assassiné en chemin de fer, à janvier 1886. L'affaire Pranzini, ruffian sanglant, assassin de la cocotte Régine de Montille (mars 1887), lequel a protesté de son innocence « jusqu'au bout » est constamment rappelée. Dans les annales, certains assassins tiennent le record de l'effroi admiratif. On leur attribue des émules : Prado est « un nouveau Pranzini » et tout violeur de mineure sera « un nouveau Menesclou »34. Le Parti ouvrier ou l'Égalité donnent aux affaires les plus sanglantes une place qui répond à la demande populaire. Sur les boulevards, des camelots vendent le portrait d'Allorto, chef de la bande d'Auteuil et « très populaire de Montmartre à Belleville »35. L'air de Fualdès offre éternellement sa mélodie à de lugubres complaintes sur des affaires nouvelles36. Les illustrés populaires montrent en pleine page la « Scène du crime »... Le Journal illustré peut être considéré à cet égard comme le modèle : ses couvertures pleines de sang et de violence sont faites pour être épinglées au mur des garnis et des chaumières. Aux « Lanternes magiques », rue Montmartre, on peut, pour 10 centimes, faire défiler les images de Meyerling. Le roman feuilleton transpose enfin le crime du jour : les assassins ne sont pas encore découverts qu'on publie La Malle sanglante, version horriblement romancée de l'Affaire Gouffé37.

Le public bourgeois a ses crimes à lui : bourgeois par leurs acteurs et par l’« analyse psychologique » qu'ils semblent requérir. L'affaire Chambige a été l'événement majeur de 1888. C'est, nous dit‑on, le sujet de conversation à l'un des dîners offert par le Général Boulanger. « Est‑ce qu'on ne va pas bientôt nous laisser en repos avec l'affaire Chambige ? » se plaint le Gil‑Blas, mais il en profite pour refaire l'historique et reprendre tout le débat38.

Deux groupes sociaux, héros de l'ordre doxique urbain, fascinent la grande presse : la pègre, – les « escarpes », « le Paris interlope » – mais aussi les paysans, brutes sournoises dont les crimes monstrueux et recuits alimentent une sorte de « racisme » des gens de ville. En mai 1889, l'affaire Lecomte fascine. Cultivateur à la « mine rusée », Lecomte répond à d'innombrables tentatives d'empoisonner sa femme. Zola en tirera un épisode de la Bête humaine39.

Le crime passionnel forme une catégorie bien identifiée : suicides, « drame de l'adultère », « L'amour à coup de couteau », « Vengeance d'une femme », tapie dans une encoignure la bouteille de vitriol à la main... Quant aux crimes sexuels innombrables, ils abondent, censurés, inintelligibles et fascinants. « Un Monstre » : c'est le mot‑clé, avec pour les prêtres pédérastes : « Un Monstre en soutane ». J'ai fait dans Le Cru et le Faisandé l'analyse de ces récits frémissants où il est question de « femme galante étranglée », de « derniers outrages », d'« immondes individus »40. Les « enfants martyrs » forment une autre catégorie de l'indicible : les « mères dénaturées » suscitent une horreur extrême. Cependant, le crime familial, conjugal, le parricide, l'infanticide, le fratricide sont bien attestés, mais le commentaire en est bloqué : on a beau en recenser quotidiennement, ce sont de ces choses qu'on ne veut pas connaître, sur quoi on ne s'attarde pas, qui ne doivent pas former série.

*

En 1889, huit affaires ayant toutes une composante de mystère et d'horreur occupent les journaux. Prado est guillotiné le 1er janvier, – c'était mal commencer l'année. L'assassin de Marie Aguétant était parvenu à créer autour de son identité réelle et des faits une intrigue si obscure qu'elle formait « du Ponson du Terrail de la meilleure marque »41. L'affaire Barrème dont nous parlions plus haut, est relancée par l'interrogatoire de l'assassin présumé, en janvier. Zola en recueille également des données dans la Bête humaine. Soularue, pâle reflet plébéien de Chambige, avait tiré deux balles de revolver sur sa maîtresse consentante et... s'était raté : il écope de quatre ans42. Dauga passe aux assises de Nancy : il est accusé d'avoir assassiné huit personnes à Pont‑à‑Mousson depuis 1869. C'est toujours le même modus operandi : il assomme puis il égorge. Il a beau tout nier, on le condamne à mort. Dans la nuit du 19 mars 1888, des voyous, Allorto, Sellier, Mécrant et Catelain, qui auront leur heure de gloire dans le peuple des faubourgs, dévalisent un hôtel d'Auteuil et égorgent le concierge puis plantent des cierges sur le cadavre et dansent autour43. À Limoges en avril, la mère miséreuse de cinq enfants affamés, la femme Souhain, les étrangle et se rate. La presse dénonce la férocité de cette « horrible mégère »44. Le 26 juillet, l'huissier Gouffé honorablement connu, disparaît. On le cherche et on retrouve dans une malle, le corps décapité de cet officier ministériel : c'est le début de l'affaire Eyraud‑Bompard, superbe thriller qui ne connaît son dénouement qu'en 1890.

Jack l'Éventreur, héros des « mystères de Whitechapel » domine de toute sa légende ces affaires pourtant excitantes. La fin du siècle a beaucoup aimé les récits revigorants de « filles publiques égorgées » et Jack the Ripper enflamme les imaginations. Certains journaux parlent de lui tous les jours. On en fait des rengaines de caf conc' et des mélodrames pour le faubourg. La plèbe a Jack l'Éventreur (Zola transpose aussitôt le « monomane atavique » pour en faire Jacques Lantier), et les lettrés ont Rodolphe à Meyerling (voir chapitre suivant).

Les exécutions capitales

On ne saurait analyser la sensibilité publique du siècle passé sans interroger la passion collective pour les exécutions capitales. De tous les « spectacles » publics, c'est celui que la presse narre avec le plus de soin, jusqu'à tenir trois colonnes entières avec apartés philosophiques et comparaisons avec les exécutions antérieures45. Aucun détail n'est jamais épargné : « tronc et tête ont abondamment saigné dans le panier » (c'est le Figaro, si distingué, qui précise)46. Le publiciste peut affecter un ton dégoûté, une « pitié sans borne pour le misérable qui, etc. », mais il lui faut ne faire grâce de rien. Il est là, place de la Roquette, au milieu des tablées bruyantes, à l'aube. Il guette « l'attitude » du condamné, évalue le bon (ou mauvais) fonctionnement de la guillotine et décrit jusqu'au bout ce « spectacle écœurant ». Tous, du Radical à l'Univers recommencent à chaque occasion : Prado, le 1er janvier, Géomay l'assassin de la Veuve Roux en mai, Hoyos en juin, Allorto et Sellier en juillet, puis Kaps en décembre. C'est comme une sorte de catharsis collective, indéfiniment ratée, pleine d'ambivalence, en quoi se résume le sensationnalisme de la presse moderne à ses origines47.

Notes

1  Figaro, 1.8 : p. 2 et 19.8 : p. 1.

2  Gaulois, 7.2.

3  Figaro, 5.7 : p. 2.

4  Conversion : Radical, 4.3 : p. 2 ; Français libéral, 2.3 : p. 1. Prado : Grelot, 6.1 : p. 1. Bismarck : Cocarde, 18.2. Pape : Petit Marseillais, 24.8 : p. 3. Suicide de Boulanger : Lanterne, 2.8 : p. 1.

5  Voir la presse autour du 13 mars.

6  Tablettes d'un spectateur, 9.2 : p. 2. Cf. le collégien de Metz qui refuse d'acclamer l'Empereur : Union patriotique, 16.2 : p. 2.

7  Cf. Figaro, 11.7 : « C'est avec un véritable serrement de cœur... ».

8  Radical, 26.4 : p. 1.

9  Petit Parisien, 12.11 et éditor. Frollo, 16.11 : p. 1.

10  Voiture à pétrole : La Petite revue, p. 125 par exemple

11  Titre, Radical, 26.4 : p. 1.

12  Chaise électrique : couv. Le Chercheur, mai ; Petit Parisien, 22.5 ; « Hommes et choses », Radical, 15.12 ; Science pour tous, p. 51-52 ; Le Clocher, 25.7 : p. 51

13  « Au champ de Mars » de Joinneau. Autre dans Chansons illustrés n° 46 : « Nous sentions nos cœurs de Français/Battre d'orgueil pour la Patrie ».

14  Revue occidentale, 22 : p. 246 et Drumont, Dernière bataille (1890).

15  Karr, Grande Revue, II, p. 79-82.

16  Nature, p. 226 ; Parville, Exposition, p. 373 ; Flammarion in Grande Revue, IV, p. 249.

17  Blavet, Vie Parisienne, p. 120 ; Annalespol. et litt., 12 : p. 210.

18  Huysmans, Certains, p. 403-405 ; « Colossal échantillons de la bêtise contemporaine » (Décadent, 1.2 : p. 46).

19  Tintamarre, 28 : p. 7, l.

20  Semaine des Familles, p. 680 ; Drumont, Fin d'un monde, IV ; La Campagne, 3.3 : p. 1.

21  L'Éducation catholique, Supplément, p. 143. Cf. aussi « La Babel de fer » de Léon Bloy, Gil-Blas, 14.1 : p. 1-2.

22  Science pour tous, p. 217.

23  Écho marseillais, 7.9 : p. 1. Voir aussi Paris-Exposition de Blondeau ; couverture 7.9 de l'Univers illustré, p. 188 ; Lanterne, p. 29 et 31.8.

24  Illustration, 13.7 : p. 26.

25  Gil-Blas, 8.6 : p. 3.

26  Petit Marseillais, 6.10 : p. 2.

27  Lanterne, 2.8.

28  Dans le même entrefilet de La Lanterne, 18.7 : p. 1.

29  « Je sens que je vais défaillir », note un journaliste devant un cadavre repêché (Lanterne, 18.11 : p. 2).

30  Étoile belge, cit. Petit Parisien, 18.3 : p. 2.

31  Indépendance belge, 15.9 : p. 3.

32  Voir Lajeune-Vilar, 1895.

33  Albert Bataille, Causes criminelles et mondaines (Dentu) et Émile Laurent, L'Année criminelle (Storck).

34  « Un nouveau Menesclou », Matin, 2.12.

35  Le Roux, Chemin du crime, p. 247.

36  Ex. « Le Crime de la rue Bonaparte », Rouge et Noir, 27.7 : p. 2. Voir aussi recueil BN [Rés. g. Z. 402] passim, re : 1889.

37  Publicité dans la Bombe, 16.2. 1890 : p. 4.

38  Gil-Blas, 11.1.

39  Voir long exposé, Journal des Débats, 11.5.

40  « Derniers outrages », exemple Pl. Parisien, 14.1 : p. 4.

41  Rouge et Noir, n° 2 : p. 3.

42  Temps, 23.2 : p. 1. par exemple

43  Le Roux démontre dans le Chemin du crime, p. 250 que la presse a largement inventé ces détails. Voir Cocarde, 2.7 : p. 3, Paris-Croquis, 21.4 : p. 3.

44  Rouge et Noir, 20.4 : p. 2 qui donne le ton, d'une grande dureté, du commentaire.

45  Exemple Gil-Blas, 1.6 : p. 2.

46  Figaro, 11.8 : p. 2.

47  Pour l'exécution de Prado, on verra Radical, 1.1 : p. 1 ; l'Événement, 2.2 : p. 1 ; Voleur illustré, n° 846 ; L'Électeur républicain, 111 : p. 1 ; La Marseillaise, 2.1 : p. 3-4 ; avec images : Univers illustré, 5.1 : p. 8 et Rouge et Noir, daté 30.12.1888 : p. 1. Voir aussi chanson de Levallois, Chansons d'aujourd'hui, p. 51.

Pour citer ce document

, « Chapitre 28. L'actualité comme produit de presse», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-28-lactualite-comme-produit-de-presse