1889. Un état du discours social

Chapitre 30. Les hommes du jour

Table des matières

Un des effets de l'actualité engendrée par la presse est de mettre à l'affiche pour quelques semaines ou quelques mois des noms, noms de contemporains et aussi, – par la voie de la commémoration, – noms de personnages du passé, statufiés (Balzac, Rousseau, Danton, Dolet, Raspail) ou panthéonisés (Marceau, Lazare Carnot, La Tour D'Auvergne, Baudin). Cette notoriété journalistique est bien distincte du prestige culturel qui fait de Taine et de Renan les « grands penseurs » de l'époque, de Sarcey et Faguet les critiques dramatiques ayant autorité, de Charcot le spécialiste reconnu des neuropathologies. Il peut arriver cependant qu'une aura « médiatique » viennent s'ajouter aux prestiges de statut et d'institution. Renan est aussi devenu à certains égards un mythe public. Il suffit pour cela qu'un nom (et un faisceau de traits sommaires) soient connus des masses lisantes, bien au‑delà d'un intérêt direct et informé.

Il y a donc en 1889 des gens dont tout le monde parle, à quoi on peut adjoindre des gens, comme le politicien Andrieux, qui, à coup de déclarations intempestives, duels, incidents, éclats, sont très habiles à faire parler d'eux. De Renan (Le grand savant sceptique) à Déroulède (le poète patriote), de Drumont (l'anti‑Juif) à Mlle de Sombreuil (la cocotte à scandales), de Sarcey (le Bon sens) à Aurélien Scholl (l'homme d'esprit), de Zola (le pornographe) à Ferry (le Tonkinois), il s'est créé une « galerie de têtes » qui recouvre partiellement la distribution des rôles doxiques dont nous avons parlé au chapitre 6.

Ces « hommes du jour » (et quelques femmes, grandes comédiennes ou horizontales à scandale) sont connus de toutes les classes lisantes : la petite presse populaire comme la grande parlent d'Edison, de Stanley, de Buffalo‑Bill, de Chevreul (l'illustre chimiste) et des « têtes de turc » de la scène politique, de Floquet à Boulanger. Simplement, des effets de vulgarité, de pauvreté culturelle viennent substituer dans le peuple Paulus, Ouvrard, Libert, les vedettes du café‑concert, aux « monstres sacrés » des lettrés, Sarah‑Bernhardt, Réjane, Mounet‑Sully. De Jack l'Éventreur à Rodolphe de Habsbourg, le fait divers tragique vient adjoindre à ces personnalités publiques ses monstres et ses spectres sanglants. Au‑dessus de tous enfin, remplissant à lui seul plus de colonnes de journal que les autres 'vedettes' réunies, il y a en 1889 le Général Boulanger.

Ces hommes du jour dont les moindres gestes et propos (ou le décès, moyen le plus sûr de se rappeler à l'attention du public) sont montés en épingle, se classent en catégories tranchées : Olympiens, Héros, Excentriques-et-scandaleux, Têtes de turc, Monstres criminels et Exotiques. Ces cas sont combinables en des individualités qui relèvent de plusieurs figures. Par exemple, Rodolphe de Habsbourg, le héros sanglant de Meyerling, est à la fois un « Olympien » et un « Monstre » décadentiste.

Ils sont tous hors du commun par leur essence aristocratique, par leur talent et leurs œuvres, par leur hideur et leurs tares, par leur exotisme, mais tous sont fortement prévus, préconstruits, préinterprétés, réalisant le type du Britiche ou du Yankee, incarnant ou réincarnant un record du crime (Tropmann, Pranzini) catalogué par le canard et la complainte, ou protagonistes d'un récit crépusculaire de la décadence et d'immoralisme présagé par la doxa fin‑de‑siècle.

Tout distingue ces célébrités médiatiques dont l'éclat possède à peu près la même magnitude qu'il s'agisse d'Edison, de Jack l'Éventreur ou de Buffalo‑Bill, des « personnalités » (dont la presse va aussi faire état) qui sont le produit d'un milieu établi, de ses valeurs, d'une institution et de ses critères d'excellence. M. Challemel‑Lacour, républicain modéré dont le discours de janvier au Sénat est « un acte de politique clairvoyante en même temps qu'une œuvre de forte et saisissante éloquence » a l'oreille des grandes revues. C'est une personnalité publique notoire, – mais aucunement une célébrité de presse1. Quant aux littérateurs dont Vanier publie le portrait et la notice dans ses Hommes d'aujourd'hui, il ne sont connus que du milieu restreint des lettrés (à moins que la rumeur malveillante n'ait commencé à faire de Mallarmé le type du « symboliste » épateur et abscons, dont on se gausse dans les provinces)2. Lors du décès de Barbey d'Aurevilly, la petite presse montre en lui un « excentrique » et se pose la seule question : « portait‑il un corset ? ».

Les véritables hommes du jour relèvent d'un simulacre de convivium social : « tout le monde » connaît Boulanger, Ferry, l'assassin Prado, Pasteur le grand savant, alors que seuls les initiés peuvent évoquer les opinions politiques de M. de Baudry‑d'Asson ou l'œuvre dramatique de M. Victorien Sardou. En ces temps « pré‑photographiques », ce sont la gravure et la caricature qui font connaître les traits des vedettes de l'actualité : Boulanger avec sa barbe blonde et son allure d'homme à femmes, Alfred Naquet, crépu et bossu, Jules Ferry, ses favoris et son nez ridicule. La « gibbosité » de Naquet amuse jusque dans les bouibouis de sous‑préfectures alors que cet ancien ministre, bras droit de Boulanger, n'est connu de visu que par quelques centaines de personnes. Le populo, quand il adopte un grand personnage, fût‑ce pour s'en moquer, lui donne quelque sobriquet ; c'est cette familiarité irrespectueuse qui marque la pleine popularité de la vedette. Boulanger est devenu « la Boulange » puis « Barbenzingue » ; Buffalo‑Bill (difficile à prononcer) est devenu « Bœuf à l'eau, bœuf à l'huile », de même que la presse populaire nomme le Prince Victor Napoléon « le jeune Totor » et le Prince Jérôme, son père, « Plon‑plon ». La gravure, le portrait‑prime, la couverture colorée à la gouache de certains magazines font connaître les visages des grands de ce monde, - Léon XIII, Prado, Sarah‑Bernhardt, - et ceux‑ci vont rejoindre dans l'imagination plébéienne les héros des faubourgs, le clown Chocolat du Nouveau Cirque ou le « Nègre » Canada, athlète de la Courtille.

Les olympiens

Il n'y a pas d'anachronisme à utiliser cette notion d'olympien, élaborée par Edgar Morin. Elle désigne ces personnalités – princes, stars, chanteurs ou milliardaires – que le discours de presse élève à part du commun des mortels. Ce « star‑system », mélange d'adulation princière, de légendes sur les « monstres sacrés » de la scène à quoi se joint la chronique scandaleuse mais bien parisienne de « nos grandes horizontales », est parfaitement en place avec sa topique narrative propre.

Olympiens ? Le Gaulois le dit expressément des grands‑ducs de Russie à Biarritz :

Comme de simples mortels, ils s'installent autour d'une table avec leurs intimes, qui sont le prince Imérétinski, le général de Séliverstoff, Mme de Souvarine, le lieutenant général de Zaroubaleff, le prince Orloff, etc.
On cause gaiement, on fume force cigarettes, et on boit le sherry‑cobbler avec les longues pailles traditionnelles [...]. Les personnes qui fréquentent le cercle, sachant que Leurs Altesses Impériales n'aiment pas à être reconnues, font mine de ne pas s'apercevoir de leur présence3.

La différence avec le médiatique d'aujourd'hui est que l'apothéose des princes n'est pas seulement un récit pour midinettes, mais un discours d'adulation dans la presse aristocratique. Proust a mis dans la bouche d'Oriane de Guermantes cette rhétorique mondaine qui, par exemple, ne reconnaît à une altesse que des charmes moraux :

Alexandre de Serbie est une nature charmante et sympathique, un cœur franc et loyal...4.

Il n'est pas inutile de rappeler qu'Alexandre de Serbie a 13 ans. Don Alphonse XIII d'Espagne, qui sort de nourrice, mérite aussi qu'on s'attendrisse sur ses faits et ses gestes. La litote et l'antiphrase sont louables quand il s'agit d'évaluer le visage, plutôt ingrat, de la Duchesse de Sparte. Qu'on dise si ce propos n'est pas purement proustien ?

La Princesse Sophie est très agréable sans être du tout jolie ; on pourrait répéter à propos d'elle cette réponse d'un fin ambassadeur à un monarque qui s'y connaissait bien : « Sauvez le premier coup d'œil ; le second sera tout à l'avantage de Son Altesse »...5.

Les Princes ont aussi conquis la presse à un sou, les illustrés et les magazines, même républicains. L'Universel illustré, plutôt à gauche, préfère pour orner sa couverture à Sadi Carnot – rigide et engoncé – quelques altesses, l'infante Ulalie et le Duc de Montpensier, le Duc de Sparte et la Princesse Sophie de Prusse... Les « Mariages princiers » tiennent une certaine place dans le Petit Parisien, ou le Matin. Déjà la famille de Monaco‑Grimaldi assume un rôle inusable. Les « derniers moments » des monarques font la première page : le Roi de Hollande est en passe de mourir chaque jour, de janvier à avril... puis il se remet. Le Roi de Portugal meurt pour de bon et ses obsèques solennelles sont contées avec pathos6.

On sait que dans la topique de presse, les olympiens, quand ils ne savourent pas l'ambroisie, sont voués aux tragédies les plus poignantes. L'Impératrice Eugénie a incarné au siècle passé le topos du « Calvaire d'une Reine » :

Quel calvaire que celui de sa veuve trois fois frappée comme épouse, comme mère, comme souveraine et traînant dans les larmes sous les cheveux blancs, les restes d'une existence qui fait songer aux plus accablées de la tragédie antique7.

Les olympiens tragiques abondent : Charlotte, impératrice du Mexique, Louis II de Bavière et son frère Othon, Alexandre 1er de Serbie séparé de sa mère, et maintenant Rodolphe de Habsbourg, l'archiduc Jean‑Salvator de Toscane, devenu Jean Orth, et l'Empereur détrôné, Pedro II du Brésil.

Les « Monstres sacrés » de la scène parisienne partagent le même Olympe, reçoivent la même apothéose. Julia Bartet, Réjane, et la « divine » Sarah‑Bernhardt font la couverture des illustrés et les journalistes ne leur épargnent pas les épithètes adoratives :

[De Sarah Bernhardt :]
Cette artiste non pareille dont tout l'être est un enchantement, la voix souple, fine et sonore comme du cristal, les cheveux tressés de rayons et tels, en leur ébouriffement fantastique qu'une flamme tordue par les vents, les yeux de chatte hantés d'énigme et de curiosité [etc.]8.

Les « grandes horizontales », le « bataillon de Cythère » forment un autre Olympe moins relevé : toute la presse boulevardière, le Gil‑Blas en tête, est vouée au culte du demi‑monde. Un Almanach des Cocottes paraît depuis 22 ans.

J'aperçois Thérèse Rubens qui vient d'être engagée aux Variétés [...] L'eau nous vient à la bouche en voyant cette splendide beauté, insolente comme le vice triomphant9.

La « connivence » entre les princes authentiques et les demi‑mondaines fait la gloire de Paris, du reste. Le Prince de Galles, « grand trousseur de cotillon » a rendu visite à huit cocottes en une seule journée. « Le Prince de Siam [...] paraît avoir un grand faible pour les horizontales parisiennes »10.

Les héros

Les héros sont ceux que la presse charge d'incarner les grandes valeurs idéales, – la science, le patriotisme, l'intrépidité (et dans le cas des explorateurs tous ces mérites à la fois). F. de Lesseps a été un de ces héros totaux, « le Grand Français », disait‑on. On le dit encore, mais avec de plus en plus de réticences à mesure que le désastre de Panama se confirme ! La plupart des héros du jour incarnent la Science. Pasteur, qui ne fait guère directement parler de lui, est une référence obligée : c'est le savant patriote, désintéressé, spriritualiste et philanthrope. Le Dr Ricord, qui meurt en octobre, a été le spécialiste mondial de la syphilis : sa nécrologie hésite entre la déférence et la gaudriole. L'illustre chimiste Chevreul meurt à l'âge de 102 ans, le 9 avril. « Le solide vieillard, passé à l'état de curiosité nationale », étonne par sa longévité exceptionnelle, celle d'un homme qui, nourrisson, a pu voir les débuts de la Révolution française11. Le Dr Brown‑Séquart, bien vivant, est un homme du jour pleinement mythifié : il prétend avoir trouvé une cure pour « régénérer » les vieillards, une injection de plasma de lapin ou de cobaye que la presse métamorphose en élixir de jouvence. Brown‑Séquart se transfigure en Cagliostro, en Mesmer. La « blague » immortalise sa douteuse découverte :

Voyons, quel âge me donnez‑vous ? 28 ans ? J'en ai 99 !12.

La France, chauvine cependant, accorde tous ses suffrages à un Américain, Edison, « le plus grand savant du monde, le génie de la science »13. « Homme nouveau », « Dieu moderne », « Roi des électriciens », Edison est transformé tout vivant en légende. Il en va de même d'un autre Américain, Stanley, dont on est sans nouvelle pendant toute l'année et qui aboutit à Mpwapwa (Est‑africain allemand) fin novembre. Stanley incarne le « grand explorateur de l'Afrique mystérieuse » ; on exalte son « œuvre utile pour la science et pour la civilisation », la « guerre impitoyable qu'il livre aux marchands d'esclaves »14. (Il y a tout de même quelques avis discordants à propos de Stanley, lequel n'est pas au service de la France comme Savorgnan de Brazza.) Faute d'explorateur français en activité, la presse ne peut se mettre sous la dent qu'un aventurier assez suspect, M. de Mayréna qui s'est proclamé en Malaisie « Marie 1er, roi des Sedangs ». Les patriotes s'exaltent : il « a fait plus pour le drapeau national que certains politiques »15. Cet enthousiasme retombera vite faute d'aliment.

On peut voir enfin se dessiner une thématique qui a un bel avenir dans le secteur de presse : l'héroïsation du flic. L'apothéose de l'héroïsme flicard, qui fait du policier le paladin, le défenseur solitaire et intrépide de l'ordre social se reconnaît dans certaines chroniques complaisantes sur M. Goron, le chef de la Sûreté et ses « meilleurs agents »16, dans l'apologie de « l'Inspecteur principal Jaume »17. Goron qui passe pour avoir résolu l'affaire Pranzini et l'affaire Allmeyer, est mythifié pour son talent de détective et servira de modèle dans le roman policier18.

Excentriques et scandaleux

Les personnalités qui entrent dans cette catégorie sont pour la plupart vouées à un rapide oubli. Il y a les originaux qui jouissent de la réclame que leur vaut une extravagance : un « littérateur bruxellois » a parié de se rendre à l'Exposition dans une voiture attelée de deux chiens ; un journaliste de Vienne est venu à Paris dans le fiacre numéro 652 ; trois Autrichiens ont parié de se transporter dans la Ville‑lumière en brouette. « Une intrépide jeune fille américaine » a résolu de battre Philéas Fogg en faisant le tour du monde en 77 jours. À part ces amateurs de réclame que la presse bénévolement met de l'avant, il y a les « phénomènes » qui, pour quelques jours, retiennent l'attention : « le barbu de Montluçon » (sa barbe a 2 mètres 32) ou la femme à barbe, señora Pastrana. Thivrier, député collectiviste, maire de Commentry, fait sensation en déclarant qu'il siègera à la Chambre « en blouse ». Ce n'est pas tous les jours que les socialistes qui font peur, peuvent amuser la presse bourgeoise. Elle ne manque pas de trouver cette initiative désopilante. Émile Zola figure assurément pour la grande presse dans la catégorie des « scandaleux ». Sa candidature à l'Académie française provoque une reviviscence du topos Zola‑pornographe et un déferlement de commentaires humoristiques.

Têtes de turc

La notoriété publique peut venir par la haine et l'opprobre. Dans le champ politique, la liberté de la presse après 1881 et les mœurs du temps ont ouvert les vannes d'un déferlement d'injures, de diffamations, de calomnies et d'invectives. Les « têtes de Turc » ce sont cette douzaine de grands personnages publics constamment rabroués, insultés, menacés, « cloués au pilori » par leurs opposants. Les vivacités de langage de la polémique parlementaire sous la IIIe République n'ont pas reculé devant le plus élémentaire respect des personnes. Pour les républicains, Naquet, « juif et divorcé », est aussi bossu, le « bosco porte‑veine » du Parti boulangiste19 ; Paul de Cassagnac est « le Nègre », « Bamboula » ou « Crachagnac » ; Rochefort est « Rochefoire » (grand nerveux, il lui est arrivé de défaillir dans des moments difficiles)... Ce sont pourtant les chefs républicains qui récoltent les plus belles potées d'injures :

Ferry, l'immonde ! Et vous tous : Cordier, l'empoisonneur ; Clemenceau, traître au peuple ; Rouvier, le tripoteur ; Thévenet, courte‑pattes ; Constans, le saucissonnier...20.

Reinach, Floquet, Rouvier, Jacques (l'adversaire de Boulanger en janvier) sont copieusement et quotidiennement malmenés. Le garde des sceaux, « ce Thévenet avec sa tête de forçat », est accusé des crimes les plus noirs. Les seules véritables « têtes de Turc » sont cependant ces politiciens que la haine a gratifiés d'une véritable aura mythique. C'est Boulanger, pour les républicains (nous y viendrons) et ce sont pour les oppositions, Jules Ferry (1832‑1893), chef de file des opportunistes, et Constans, ministre de l'Intérieur (1833‑1913). On ne peut s'imaginer l'intensité de haine dont « Ferry‑Tonkin », « Ferry‑la‑Honte » a fait l'objet, haine entretenue par la droite, les boulangistes et aussi par les radicaux, ses alliés qui méprisent le « grand prêtre de l'opportunisme ». Pour les socialistes révolutionnaires enfin, « c'est la plus grande crapule qui existe en France »21. « Ignoble scélérat à face de traître », « mauvais génie », « homme néfaste », « cadavre récalcitrant », « l'imbécile Ferry dont la scélératesse a dégénéré en gâtisme »... Le mot d'impopularité est faible pour l'homme à qui on attribue la défaite de Lang‑Son en 1886. Le Pilori, semaine après semaine, voue aux gémonies « le Tonkinois Ferry, l'homme le plus méprisé, le plus haï de France »22 et toute la presse satirique lui fait écho.

Jean‑Antoine Constans, ministre de l'Intérieur dans le cabinet Thirard, est chargé de prendre des mesures énergiques contre les menées boulangistes. Il parviendra à briser la Ligue des patriotes et le Parti national et à gagner les élections avec une fermeté sans scrupule. Les républicains voient en lui un « grand honnête homme ». Constans fut en réalité un personnage picaresque, d'abord homme d'affaires cynique et pressé de faire fortune, puis politique habile, trop habile, corrompu (selon des documents qui résistent à la critique) comme gouverneur de l'Indochine, accusé par ses ennemis d'avoir sur les mains le sang de son ex‑associé Puig‑y‑Puig et de son successeur à Saïgon, Richaud. La haine qui irradie sur Constans est due, évidemment, à la vigueur avec laquelle il a contribué à briser le boulangisme. Constans a été l'homme le plus injurié de France : « pourriture d'hôpital », « Constans l'Éventreur », « sacripant, concussionnaire », « bandit, gredin », « voleur, menteur, Prado, escroc », Enrichi dans la construction de pompes locomobiles, il est « le vidangeur Constans ». Rochefort ajoute : « Fluctuat et merditur »23. Il y a une injure qu'on rencontre sans cesse, qui doit être affreuse et que le lecteur ne comprend plus : « Constans le saucissonnier » qui revient à des centaines de centaines de reprises. Par métonymie, on parle du « gouvernement de saucissonniers qui nous dirige », « nos saucissonniers ministériels »24. La clé de ce mystère, bel effet d'allusion actualitaire, de complicité jubilante où « tout le monde se comprend », est dans une interpellation à la Chambre par Laguerre sur des faits de prévarication (16 mars) : Constans aurait touché en 1882 d'un nommé Baratte dix mille francs. Constans, ironique, répond qu'il n'a reçu de cet homme d'affaires qu'une arme de panoplie et un saucisson, ajoutant : « quant au saucisson je l'ai mangé ». De là saucissonnier, qui fit fureur pendant deux saisons.

Les allusions diffamatoires ne s'arrêtent pas ici : Constans est un assassin, d'obscures conjectures insinuent qu'il a sur les mains le sang de plusieurs de ses associés et collègues décédés. La Bombe fait sa couverture avec Constans sur fond de guillotine et la simple légende : « Pour quand ?!! »25.

Une seule « tête de Turc » a eu la naïveté de s'adresser aux tribunaux pour protester contre la publicité peu flatteuse qui lui était faite. Il aurait dû réfléchir à deux fois, puisqu'il s'agissait du procureur de la Haute Cour, Quesnay de Beaurepaire. Le jury de la Seine acquitte la presse boulangiste qui avait gratifié Quesnay des gracieusetés suivantes : « Homme de lettres décachetées », « calomniateur à gages », « voyou », « domestique », « horizontale de haute marque », « crapule », « magistrat sans conscience »... Il y en a une pleine colonne.

Monstres

Des monstres – de Jack l'Éventreur à l'Abbé Boudes – nous avons parlé au chapitre 28. Le fait divers criminel les projette sous le même éclairage que les héros et les princes et le chœur public les contemple avec une horreur où il y a de l'admiration.

Exotiques

« Comment peut‑on être Persan ? » C'est le cas de raviver cette maxime puisque l'arrivée à Paris du Chah de Perse, en juillet, provoque un élan de curiosité bien orchestré. L'Exposition que boudent les monarques européens, n'attire que des princes exotiques. Cet « Oriental » dont les prouesses sexuelles suscitent l'admiration du Courrier français, amuse beaucoup. Plus drôle encore, le roi sénégalais Dinah Salifou dont on s'étonne qu'il mange, parle, assiste à un opéra comme tout un chacun.

Buffalo Bill est le principal succès d'exotisme. Le célèbre « héros » américain installe ses arènes à Neuilly et couvre Paris d'un déluge d'affiches. C'est la grande attraction populaire. Des réminiscences de Gustave Aimard viennent à l'esprit devant son exhibition de « gardiens de bestiaux (cowboys) »26. Buffalo est le grand thème du café‑concert :

Oh ! Oh ! c'est Buffalo,
Ça s'voit bien sur sa figure !
Oh ! Oh ! c'est rigolo...27.

On a vu ailleurs que les « penseurs » et les artistes ne font pas au colonel Cody un aussi cordial accueil : il incarne la vulgarité yankee et préfigure l'américanisation de la France.

Le général Boulanger

Boulanger participe de toutes les catégories à la fois : olympien, héros, scandaleux et tête de Turc ; pour les plus enthousiastes, il figure une sorte de messie appelé à « sauver la France ». Nous ne referons pas ici l'histoire du mythe de Boulanger, le plus grand événement médiatique de la fin du XIXe siècle (voir chapitre 32). « Césarien sans aveu, Saint‑Arnaud de café‑concert, cabotin cynique, Soulouque », pour les Républicains. « Sauveur, Rédempteur de la patrie mutilée, Général Revanche, Espoir suprême de la Nation », pour ses partisans. Déroulède appelle Boulanger « le Guide » et ce mot‑là a de l'avenir28.

Dansette, 1938, le premier a essayé de décrire ce qu'a pu être la popularité phénoménale du Brav' général. Son portrait est partout : « on ne peut faire un pas sans rencontrer l'image du général, caricature ou flatterie »29. Ce n'est pas seulement la polémique politique qui le porte. L'Universel illustré ne « fait pas de politique » : il ne peut s'empêcher de portraiturer en couverture le « héros du jour »30. L'iconographie de Boulanger réclamerait un livre à elle seule : du chromo à la médaille, au buste de plâtre, à la tête de pipe ! L'image d'Epinal le montre aux campagnards sur son cheval noir. La feuille‑affiche de propagande l'allégorise : au milieu, Boulanger protège la France‑Marianne ; à gauche, grouillants, les opportunistes ; à droite, noble et résolu, le peuple de ses partisans. À Paris, trente journaux et hebdomadaires sont à sa dévotion ; soixante autres le vomissent quotidiennement. Entre 1886 et 1890, il est paru trente‑trois ouvrages consacrés au Général. Détesté ou admiré, Boulanger est omniprésent et cela seul angoisse les républicains : « Quel est le sujet de tous les discours, conférences, études politiques, économiques, littéraires ? C'est Boulanger ! » « Est‑il possible que nous en soyons tous là ? » C'est « la scie, la rengaine »31. En septembre, après un premier tour défavorable au Parti national, Émile Bergerat feint de s'alarmer :

Le Boulangisme est mort ! Un frisson me courut l'épine dorsale car c'était terrible ! De quoi allait‑on parler en France et même en Europe s'il était mort, ce prodigieux boulangisme ?32.

L'histoire de Boulanger, son triomphe de janvier, son exil d'avril, ses proclamations, sa condamnation, ses allers et venues, c'est le seul grand récit qui tienne en haleine toute l'année la France entière. Un médecin note que tous les fous dans le moment présent ont construit leur délire autour du général Boulanger33. Celui‑ci donne son nom à un quinquina :

L'Apéritif Boulanger Amer national À base de fine Champagne – Digestif et tonique34

Héros de café‑concert, certes. Héros de la presse mondaine également. Le Figaro se répand avec ferveur égrillarde mais retenue sur « les histoires de femmes » qui emplissent la vie privée du Général Revanche35. Boulanger est un objet de discours à tout usage : tremolo patriotique, rengaine, potin, vaudeville, monologue comique36, chronique sérieuse. Anatole Baju et ses amis du Décadent se l'annexent, comme ils ont fait naguère avec Rimbaud, et publient ses « vers » canulardesques37. Un récit d'anticipation d'Alfred Ferry, Un Roman en 1915, nous montre Boulanger prenant le pouvoir en 1889, entrant en guerre avec l'Allemagne en 1892, guerre suivie d'une commune anarchiste.

Les contemporains ont assisté ébahis à cette explosion médiatique, ce lancement de l'image d'un chef charismatique qui n'a pas peu contribué aux succès initiaux du Comité républicain national. Ils ont bien perçu qu'à un moment donné l'image publique se met à se reproduire d'elle‑même, à irradier en tous lieux par une dynamique acquise que les propagandistes n'ont plus qu'à attiser. Attaquer Boulanger, c'était encore contribuer à sa lancinante ubiquité. Il fallait s'en débarrasser : le contraindre à l'exil a été une idée formidablement simple et efficace. Quand Buffalo‑Bill s'installe à Paris en juin, on peut titrer avec un mépris perspicace : « Un cabotin chasse l'autre »38. Le « Buffalo‑Bill politique » voit son étoile pâlir en septembre39, quant au Colonel Cody, il fait « parler la poudre et ce n'est pas la poudre d'escampette »40.

Notes

1  Sur Challemel-Lacoui, voir Revue des Deux Mondes, p. 91. 227.

2  Autre revue biographique : La Célébrité contemporaine.

3  Marc Gérard, Gaulois, 19.10.

4  Figaro, 12.7 : p. 1. Sur Don Alphonse, Figaro, 12.8 : p. 2.

5  Gaulois, 27.10 : p. 1.

6  Il y a aussi le décès de Charles III de Monaco (la presse du 11.9).

7  P. de Grandlieu, Figaro, 3.7 : p. 1.

8  Maizeroy, Gil-Blas, 12.9 : p. 1.

9  Gil-Blas, 19.10 : p. 1.

10  Prince de Galles : Radical, 12.1 : p. 1 et Prince de Siam : Gil-Blas, 31.5 : p. 1.

11  Gaulois, 10.4 : p. 1.

12  Supplément littéraire, 12.10 : p. 1.

13  Revue libérale, p. 419.

14  L'Impartial de l'Est, 27.1 : p. 1. Sur Brazza, voir par exemple L'Ère nouvelle, n° 1.6.

15  Constitutionnel, 5.3. « Un aventurier » notent les Tablettes coloniales, 17.1 : p. 1. Mais le Gil-Blas, 24.4 : p. 2 : « Serons-nous assez sots pour l'abandonner ? Avec nos bureaux, l'esprit de routine et les traditions, il me faut jurer de rien. »

16  Radical, 16.4 : p. 1.

17  Passim in Paris-Instantané.

18  On verra l'ouvrage de Valbec, La Police de sûreté en 1889 qui illustre bien cette tendance.

19  Juif et divorcé : Lucé, Boulanger, p. 6. Illustre bossu : Parti ouvrier, 18.12 : p. 1. Bosco porte-veine : Grelot, 13.1 : p. 1.

20  La Bombe, 7.4 : p. 1.

21  Père Peinard, 21.4 : p. 5.

22  Le Pilori, 7.7 : p. 2. Ou le portrait de Ferry, dans Taxil, Ménagerie républicaine, n°1 : p. 4 : « La face vaut la peine d'être examinée : elle est une contrefaçon hideuse du visage humain... »

23  Intransigeant, 10.8.

24  Jeune Garde, 30.6 : p. 1 et 7.4 : p. 2.

25  La Bombe, 8.7. Les pièces contre Constans en matière de concussion en Indochine sont jugées accablantes par le Petit Moniteur (conserv.), 14.7 : p. 1. Voir aussi lettre du Marquis de Morès, Matin, 17.7.

26  Lanterne, 14.1 qui dépeint Buffalo Bill comme « un homme d'un courage exceptionnel ». Cf. Indépendance belge, 14.5 : p. 2 et Matin, 13.5 : p. 2. Portrait : Courrier français, 25.8 : p. 5.

27  Jules Jouy, in Chansons illustrées n°49.

28  Relevé par le Radical, 4.1 : p. 1.

29  Illustration, 12.1 : p. 26.

30  Univ. illustré, 15.2.

31  Don Quichotte, 12.1.

32  Bergerat, Gil-Blas, 22.9 : p. 1.

33  A. Veber, in Revue socialiste, IX, p. 77.

34  Publicité in Cocarde, 3.10 : p. 4.

35  Premier-Paris, Figaro, 12.8 : p. 1.

36  Cf. C'est Boulange ! Lange ! Lange !, monologue de L. Puech.

37  Décadent, 27.18.

38  Le Troupier, juillet.

39  Parti ouvrier, 9.9 : p. 1.

40  Reinach, Catilinaires, III, p. 244.

Pour citer ce document

, « Chapitre 30. Les hommes du jour», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-30-les-hommes-du-jour