1889. Un état du discours social

Chapitre 35. L'art comme aristocratie et comme religion : l'idéologie du champ littéraire

Table des matières

Que l'idéologie littéraire porte l'art au pinacle, qu'elle l'élève au‑dessus de toute autre activité humaine et fasse de l'artiste le prêtre d'une religion esthétique, cela n'a rien de particulier aux années 1880‑1890. Dès lors que le champ littéraire a conquis son autonomie moderne, avec le romantisme, et que la « vie d'artiste » s'est soumise à un modèle idéal de protestation ostentatoire contre la platitude des mœurs bourgeoises, un discours de légitimation (pétri de ressentiment) et de sécession hautaine a mythifié l'artiste et l'art. Cette idéologie sectorielle n'a cessé d'évoluer cependant, tandis que le littérateur se donnait des mandats divers tout en réclamant pour son labeur un statut sublime. Quelques années auparavant, le mandat réaliste avait paru suffisamment valorisant et élevé. Ce mandat est encore allégué par les romanciers : « le roman moderne doit peindre la vérité vraie », etc.1. Alphonse Daudet, en préface à son drame La Lutte pour la vie, fait état de son « amour de la restitution fidèle de la vie ». Cependant ce mandat de « peinture vraie » a perdu de son pouvoir légitimant. Je n'en trouve guère d'expression en 1889. Zola seul le claironne encore : « nous autres romanciers qui faisons nos livres sur documents, qui allons regarder la vie avant d'en parler »2. Cet « idéal » documentaire du naturalisme est dévalué, il paraît trivial et suspect ; Zola qui, sans frémir, signale « la parenté qui existe aujourd'hui entre le reportage et le roman »3, devrait comprendre que pour l'artiste du « circuit restreint » rien n'est plus odieux que cette promiscuité avouée avec l'envahissant journalisme.

On constate en 1889 un retour, sous forme d'avatar exacerbé, à l'idéologie opposée, celle de « l'art pour l'art », de l'art d'autant plus sublime qu'inutile. C'est cet épisode de la « crise de légitimation » que je voudrais décrire. L'idéologie de l'art comme aristocratie ultime, dans une société qui roule à vau‑l'eau dans les trivialités démocratiques, et comme religion ultime dans un monde d'où le sacré a disparu, répond, avec justesse et aveuglement à la fois, à une crise réelle du système littéraire. Cette idéologie peut se voir, en effet, comme une réaction de défense et de dénégation devant une « mutation effective du système de la chose imprimée ». C'est après 1870 que le journalisme, le secteur de l'imprimé‑qui‑se‑jette et se consomme à un rythme accéléré, est devenu le secteur dominant de la production socio‑discursive (voir chapitre 23 et 24). Dans son foisonnement et dans sa « vulgarité », le journalisme semble étouffer le labeur littéraire et mettre en péril son prestige. La production littéraire elle‑même, dès 1880, s'engouffre dans l'immense marché de la presse quotidienne et hebdomadaire. Le journal offre à la surproduction littéraire, à l'encombrement de la carrière un exutoire, mais l'artiste voit une déchéance dans cette transformation de la littérature en « matériau » pour le papier‑journal. L'homme de lettres subit avec dégoût le côtoiement de son double dégradé, le journaliste. « C'est par millions de kilogrammes que se débite annuellement le papier imprimé », écrit avec horreur Maurice Spronck dans un fameux essai d'esthétique, Les Artistes littéraires4. Tous les journaux publient du roman, – du populaire dans les journaux à un sou et du roman distingué dans la presse bourgeoise. Toutes les revues demandent des contes, des nouvelles, des poèmes, des récits de voyage. Il y a les quotidiens littéraires, Le Gil-Blas, L'Écho de Paris, Le Voltaire qui publient tous les jours quelques « morceaux » de littérature avec des signatures connues. Cela fait quotidiennement deux à trois douzaines d'œuvrettes narratives ou poétiques. Et il y a les « suppléments littéraires » des autres journaux, la presse satirique, boulevardière, les magazines, les illustrés, les grandes revues... Tout le monde soupçonne que la postérité ne sera pas tendre pour cette production surchauffée, que le « tri » sera impitoyable. L'Obscena pecunia règne sur cette demande banale et inépuisable alors que la « vénalité de l'art » a depuis toujours semblé à l'artiste la dernière infâmie.

Public incroyablement accru, « goût détestable » des oisifs et goût barbare des masses scolarisées, surproduction, réclame et mercantilisme, succès de mauvais goût... Les littératures à la mode, de Dubut de Laforest à François Coppée, élèvent chacun une « Tour Eiffel de bouquins », ils consomment d'innombrables kilogrammes de papier » alors que Rimbaud « n'a guère utilisé plus d'une rame », contraste le Décadent. Quand mettra‑t‑on un bâillon à tous ces bavards qui passent pour des littérateurs ?5.

La littérature vénale a dû se plier au « goût démocratique », au goût des masses philistines. Ce qui est apparu, dit‑on, avec la IIIe République, c'est cette chose paradoxale : la prédominance du livre vulgaire. Ce sont les éditeurs mêmes de littérature canonique qui publient une pacotille sans nom de grivoiserie, de platitude, de niaiserie. Le digne‑d'être‑imprimé a subi une dévaluation. Quelle gloire tirer d'avoir un manuscrit chez Ollendorff alors que chez cet éditeur Georges Ohnet et sa « littérature ohnête » prospèrent avec ses 150 mille garantis, à coup d'effet de mélo et de fautes de syntaxe ? La masse de cette production inférieure engendre « une sorte de lassitude d'esprit, un dégoût croissant pour les œuvres sérieuses », assure‑t‑on6. Le Docteur Rameau d'Ohnet est le grand succès du jour : « c'est par piles, par morceaux que les exemplaires de ce roman s'entassent à la devanture des librairies »7.

Une source d'inquiétude complémentaire s'ajoute à ce constat de surproduction et de trivialisation de la « littérature ». Les romanciers de la IIIe République, s'ils méprisent le journaliste, tirent leur inspiration première du journal. Le dramaturge aussi du reste. Cela a l'air bête à dire et l'on supposera que l'alchimie du style et le sens de 1'« observation » sont venus transmuer ce matériau vulgaire. Il faudrait y regarder de plus près. Il faudrait mesurer précisément le degré de dépendance intertextuelle que le fait divers et les grosses affaires d'Assises procurent. Le suicide de Denfert‑Rochereau (du Comptoir d'Escompte) en mars 1889, donne aussitôt à penser « roman » à Alphonse Daudet8. Vaniteux, mais perspicace, E. de Goncourt note dans son Journal (27 juin 1889) que chacun fait aujourd'hui un roman en courant « avec la glane rapide du dernier assassinat, du dernier adultère [...] mêlée de racontars d'après dîner de gens du monde ». Lui qui (comme il se le remémore) a accumulé pendant vingt ans des notes pour Renée Mauperin peut constater que quelque chose a changé dans la conception qu'on a de l'art romanesque. J. de Glouvet critique l'inspiration naturaliste en termes à peu près semblables : « On prit pour type l'aventurier quelconque bien connu sur le boulevard et pour thème le scandale de la veille »9. La Bête humaine paraît en feuilleton dans La Vie populaire, à la fin de 1889. Mon propos n'est pas de suggérer que Zola aurait fait un roman avec des coupures de presse ; il est de dire qu'il n'est pas une donnée, pas un énoncé, pas une situation de la Bête humaine qui ne s'intertextualise sur des énoncés de journaux ; que l'esthétique de Zola tient à cette synthèse intertextuelle où l'écrivain naturaliste est censé diagnostiquer les tendances globales de la société moderne. Pour un roman dont l'action est située à la fin du Second Empire, cette interlisibilité avec les journaux de 1888‑1889 est frappante. La Bête humaine tire parti jusque dans les détails de l'Affaire Barrème, préfet de l'Eure, assassiné dans un compartiment de chemin de fer, dont on recherche l'assassin, en un grand suspense policier, tout au long de 1889, mais aussi d'un autre assassinat ferroviaire, celui de « M. Geisendorf fils sur la ligne de Nice ». Zola dépouille consciencieusement le livre sur les Chemins de fer des publicistes Lefevre et Cerbelaud. Il retient de nombreux détails de l'accident sur la ligne de Bruxelles à Groenendael, le 3 février 1889. Il tire parti de l'Affaire Lecomte, paysan empoisonneur à petit feu de sa femme, qui passe aux Assises en mai 1889. Mais les critiques reconnaissent aussi l'« Affaire Poinsot » et, pour le personnage de Roubaud, l'« Affaire Fenayrou »... Le lecteur y perçoit évidemment encore une transposition littéraire de « l'évolutionnisme tel que l'a formulé Darwin : théorie de l'hérédité, de la lutte pour la vie et de l'influence des milieux »10. Il ne manque pas de noter que « la tendance philosophique du roman est basée sur les études du célèbre professeur [Cesare] Lombroso »11, le criminologue italien controversé, à qui, en termes exprès, – avant même que Zola n'ait choisi son titre définitif, – la presse attribue « cette thèse de la Bête humaine »12. Il voit à quel point le roman peut être lu comme une illustration de la criminologie de l'atavisme. On pourrait encore suggérer que Jacques Lantier, criminel atavique chez qui le sexe et le goût du sang se mêlent, a à voir avec Jack l'Éventreur qui passionne la presse à sensation de 1888 à 1889.

La légitimité esthétique de Zola se cherche en une haute synthèse de récit d'actualité et de la doxa de vulgarisation scientifique, avouant « la parenté qui existe aujourd'hui entre le reportage et le roman ». Le risque, du point de vue des conceptions de la légitimité littéraire, c'est de tenir tête esthétiquement aux flux de la trivialité doxique sans s'y laisser absorber. De toutes parts les contemporains, Anatole France comme les symbolistes et décadents, malgré une admiration de principe pour l'ampleur lyrique de l'œuvre zolienne, crient à la trahison de 1'« aristocratie » de l'art ; ils disent à Zola et aux naturalistes encore fidèles que, loin d'être parvenus à transmuer, à quintessencier la boue journalistique, ils se sont fait les chantres de cette fange ; qu'ils ne sont que des girouettes tournant au vent de l'actualité stupide ; que l'art est prostitué quand il n'est plus qu'un avatar esthétisé et philosophant de la Gazette des Tribunaux – de l'affaire Lebiez à la Lutte pour la vie (Daudet), de l'affaire Chambige au Disciple (Bourget)... Le naturalisme, dira Anatole France, est apparu « en même temps que triomphait définitivement la démocratie » – et France, en 1891, est fort peu démocrate... Le wagnéro‑décadent Joséphin Péladan confirmera ce rapprochement : « Je vois dans le naturalisme un synchronisme de suffrage universel et le protagonisme anti‑esthétique de la canaille »13. La réaction contre le naturalisme qu'expriment en 1889, France, Barrès, Loti, la Plume, la Revue blanche, la Wallonie, le Décadent, la Revue libre, la Pléiade, la Vogue..., est conditionnée par le désaveu de cette alliance dégradante avec l'imprimé d'actualité qui est perçue comme un danger pour les lettres.

Les doctrines et les pratiques esthétiques du « symbolisme », ou plutôt les démarches et les attitudes diverses d'un Mallarmé, d'un René Ghil, d'un Joséphin Péladan, d'un Gustave Kahn..., reviennent à établir une étanchéité parfaite du Livre, coupé du flux intertextuel de la doxa journalistique ; à isoler radicalement le texte littéraire ; à lui interdire, par une rhétorique de l'autoreprésentation, toute perméabilité aux idéologèmes des publicistes ; à réduire le fait poétique, à son aséité, à une autosuffisance thématique, à une autarcie stylistique dont les règles artificielles seront la contrepartie rigoureuse du brassage vulgaire de thèmes et d'images des discours de presse. Les esthétiques de la fin‑de‑siècle correspondent à une volonté de sécession, aussi étanche que possible, de cette circulation intertextuelle suraccélérée qui met en communication le journal, les discours politiques, les énoncés scientifiques, tous les langages de la « sphère publique ». L'image idéale du Livre, à lui‑même sa propre fin, me semble exprimer l'urgence, perçue dans le champ des belles‑lettres, de sauver la littérature d'un enlisement menaçant, ou d'un emprisonnement dans les rêts du prosaïsme journalistique. Tous les énoncés que nous examinerons et qui montrent l'artiste comme un dernier aristocrate dans un monde de chienlit démocratique, me semblent transposer cette crainte que le littérateur « moderniste » soit voué à n'être plus qu'un journaliste à prétention ; que le modèle de la prose‑journal par son ubiquité même, ne vienne usurper la place occupée par l'écriture esthétique, la crainte que le journalisme n'inocule à la littérature son obsolescence programmée, son sensationnalisme éphémère.

Un dernier ensemble de faits paraît expliquer la « réaction » idéologique du secteur littéraire avancé vers 1889 ; il converge avec le sentiment de surproduction dégradée et de dangers de dépendance intertextuelle à l'égard de la doxa publique. Il s'agit de la volonté exprimée par les littérateurs du champ de production restreinte de s'émanciper enfin du contrôle et de la censure de la critique canonique. Cette « grande critique » bourgeoise, avec Brunetière, Jules Lemaître, Faguet, Sarcey et France (le plus « artiste » de la cohorte), tout en relevant du champ littéraire, impose à la production voulue novatrice des jugements, des critères de lisibilité, de valeur sociale et de convenance qui, tout en feignant le dilettantisme, heurtent chez les romanciers et les poètes la prétention qu'ils ont récemment développée de ne relever que d'un jugement purement artistique. Le critique se présente comme mandaté par un public lettré dont les goûts et les intérêts sont désormais en retard sur l'innovation formelle et les « audaces » du secteur restreint. Sarcey avec sa plate exigence de la « pièce bien ficelée » déclare qu'il ne « comprend rien » au Théâtre libre et pour cause. Brunetière réclame un art chrétien, de centre‑droite, qui ait du savoir vivre, respecte les convenances et il réprouve tous les « extrémismes ». « Préfêt de police de la littérature », dira Coppée. Émile Faguet blâme Germinie Lacerteux, œuvre qui manque de « distinction » :

Je me dis que je vais assister à la descente au ruisseau d'une servante parisienne. Que j'aimasse mieux assister à autre chose, c'est très probable. [...] Une pièce fondée sur cette donnée n'aura aucun succès ni aristocratique, ni bourgeois, ni populaire, c'est évident14.

Lemaître avec toute sa « finesse », sa « subtile ironie », son « horreur du banal » et son « scepticisme » impose un goût classique et tempéré. Brunetière et Lemaître se sont réconciliés sur le dos de Baudelaire. Lemaître constate avec affliction « l'impuissance et la stérilité de cet homme », esprit « incomplet » et « puéril ». Brunetière qualifie l'auteur des Fleurs du Mal de « Satan d'hôtel garni » et condamne cette littérature pour « collégiens hystériques » sans « goût » ni « sincérité ». « Tout cela nous paraît aujourd'hui indigent et banal », écrit Lemaître qui conclut avec une pitié insultante : « comme il faut le plaindre » !15. La rupture est ainsi consommée entre les avant‑garde de toutes natures et la critique établie qui joue, avec une incompréhension souveraine, le rôle de chien de garde d'un goût bourgeois attardé.

Cette critique, sous les apparences de l'amour des lettres et de la largeur de vue, réprouve à la fois les « chinoiseries formelles » (dont Baudelaire est l'exemple et les symbolistes la caricaturale aggravation) et les « immoralités ». Ce critère moral qui indispose les « purs » littérateurs ne cesse de revenir hanter le commentaire sous le prétexte du « bon goût » bafoué. Les grands critiques y mettent des formes et des nuances mais veulent être ménagés ; ils haïssent tous l'« excès », le système dans la dépravation. Les critiques médiocres disent les choses comme elles sont et font appel au bras séculier. Gallet écrit dans sa brochure À propos de Germinine Lecerteux :

Vous n'y songez pas : transporter toute la vie au théâtre ! Il se passe tant de choses dans l'existence d'un homme. La police des mœurs en tout cas sera toujours là pour imposer à vos transports rénovateurs le frein nécessaire16.

Le divorce entre critique et avant‑garde novatrice s'exprime donc de plus en plus vivement. Seuls les artistes sont qualifiés pour juger de l'art, au nom des seuls critères « esthétiques ». Les autres sont disqualifiés par les revues de « jeunes » :

D'où viennent ces gens‑là pour s'introniser critiques littéraires ? Où leur mandat ? D'où leur compétence ?17.

Malgré leurs différends internes, les « vrais » artistes volent au secours des leurs – Zola par exemple – lorsque l'exaspérant jugement moral est allégué par un critique : « il a osé tracer de son pied plat au nom de la morale bête, une limite à l'art »18. L'idéologie de 1'« aristocratie de l'art » a pour fonction parmi d'autres de rendre inopérants ces critères publics de « goût » et de « convenances », exogènes à l'esthétique et cache‑sottise d'une sensibilité attardée et répressive.

L'art comme aristocratie de l'inutilité

Je ne pense pas avoir à spécifier en quoi la Littérature et le Journalisme, bien qu'ils emploient le même alphabet, constituent deux arts absolument étrangers l'un à l'autre19.

Le contraste avec lequel nous avons fait débuter notre analyse est expressément formulé ici par Charles Morice dans son grand essai La littérature de tout à l'heure, plaidoyer pour le secteur des novateurs. Au même moment paraît l'ouvrage de Maurice Spronck, Les Artistes littéraires qui s'inscrit dans la même logique de formulation d'une idéologie de rupture hautaine avec le « goût des foules ». Pas avec le seul journalisme, mais – cela est dit très directement et sans embarras – avec tout ce qui dans la production imprimée relève d'une tendance, haïssable et expressément politique : la « démocratie ». Les lettres doivent « résister au souffle égalitaire qui courbe sous un large niveau de médiocrité les démocraties modernes »20. Cela va être répété cent fois. Avec véhémence par Joséphin Péladan par exemple qui voit l'art menacé par « l'avènement de la charognerie égalitaire » (La Victoire du Mari). La diffusion massive de l'imprimé est ce qui porte atteinte au prestige des lettres, établi sur la difficulté et la rareté :

On fonde des bibliothèques jusque dans les moindres villages ; on expédie chaque jour des élucubrations politiques et des morceaux de feuilletons à travers les hameaux les plus reculés21.

Ces craintes me paraissent s'exprimer par des proclamations d'un aristocratisme caricatural. Qu'on songe aux diatribes de Charles Morice contre « la cohue démocratique » dont l'art doit se défendre ; à d'autres dénonciations de « la moutonnière cohue absolument satisfaite dans son goût négatif » ; à l'impératif de ne pas rechercher « la popularité des foules », mais à « satisfaire une élite » ; à toutes ces déclarations hautaines où on s'autoproclame « une aristocratie [qui] résiste au souffle égalitaire », « une sorte d'aristocratie des lettres », où on loue le « talent si aristocratique » des uns, l'« œuvre aristocratique » des autres. Le penseur, l'Artiste, le Poète sont en conflit ouvert avec « la plèbe incapable et envieuse »22, avec la « cohue » jalouse et basse. L'art, par essence, ne peut rechercher les suffrages du public « vaniteux et bruyant ». L'art doit donc se réfugier au sein d'une élite, assoiffée d'absolu et d'idéal. C'est ici qu'on diagnostique le danger : « L'art était – est encore – égaré parmi les revendications égalitaires qui l'ont conduit au matérialisme »23.

L'esthétique symboliste, la décadentiste, celle des romanciers « psychologues », mais aussi, d'autre façon, celle du naturalisme et de ses avatars fin‑de‑siècle sont à percevoir comme des « anti‑journalismes » ; elles se génèrent en tout cas comme diverses formes de dénégation ayant à compter avec le phénomène‑journal, avec les mass‑média, pourrait‑on déjà lire. Désormais, la littérature va se définir contre une autre forme omniprésente de langage public. Dans une large mesure, la « révolution du langage poétique » et la « crise du roman » ont à voir avec le défi que la publicistique lance à la littérature. La place de la littérature dans l'économie des discours sociaux est rendue problématique ; le littérateur, non sans un certain affolement, va chercher à se « distinguer », à reconquérir la position « hautaine » et sublime à laquelle il croit que l'art lui donne droit, à se trouver des alibis et des mandats qui le rendront inaccessible à l'enlisement journalistique, à cloisonner son écriture en une « tour d'ivoire ».

La doxa se montre fascinée et angoissée par les décadences sociales, les effondrements moraux, les dégénérescences ; l'idéologie artistique adopte cette image de la conjoncture pour proclamer que, dans le désastre général, seul l'art peut rester intact et pur, s'il n'accepte pas que son « idéal » soit corrompu par le pourrissement universel, s'il établit un cordon de sécurité entre lui et l'« utile », le banal et le vulgaire. Ainsi se construit le noyau du paradigme :

Art

Journalisme, goûts vulgaires

Aristocratie

Démocratie, tendances égalitaires

Élite

Plèbe, foule, cohue...

Idéal

« Matérialisme »

Religion de l'art

« Positivisme », « scepticisme »

Ce paradigme simpliste est au cœur de tout le commentaire doctrinaire de l'époque. Diverses stratégies s'inscrivent ici : ésotérisme, hermétisme, wagnérisme... L'« horreur de la politique », hystériquement exprimée par les « petites revues », découle de cette position aristocratique proclamée. Zola même (il changera bientôt) formule comme règle de vie littéraire le refus du politique :

Je me suis toujours instinctivement tenu à l'écart des choses politiques. Il y a incompatibilité absolue entre l'homme de lettres et l'homme politique24.

Quant aux politiques, ils sont tout à fait conscients de cette ostentation de mépris qui s'adresse à eux :

Rien n'est agaçant comme l'affectation que certains hommes de lettres mettent à vilipender la politique...25.

L'art devient un moyen salvateur qui préserve de la maladie dégénérescente endémique de cette « fin d'un monde ».

Oser parler d'idéal dans ce siècle d'écroulement, de caducité physique, d'affaissement moral, de convoitises brutales et d'appétits monstrueux... ! L'idéal, c'est ce souffle pur qui caresse nos fronts aux heures de mélancolie et de méditation [...] À ceux qui connaissent l'idéal, la félicité est promise même sur la terre [...]26.

Dans une société bourgeoise centrée sur l'utile, l'art est le « représentant [...] de toutes les Inutilités vitales ». Albert Mockel confirme l'importance de ce contraste : les artistes sont une « noblesse en exil » : « inutiles nous le sommes et c'est notre gloire ! ». La loi suprême de l'art, c'est « any were out of the world » [sic]27. « Inutile » revient à dire que l'art n'a pas de fin en dehors de lui‑même. Cet énoncé apparaît d'autant plus fréquemment qu'il est plus obscur dans son intransigeance et plus malaisé à développer. « Je crois fermement que l'art est à lui‑même sa propre fin »28. M. Spronck s'aventure à gloser l'idéologème :

Nous entendons par artistes littéraires l'homme qui, dans la parole écrite, aura vu, tant pour lui‑même que pour son lecteur, non pas un moyen, mais une fin [...] une réalisation immédiate et dernière de cette idée du beau empreinte en chacun de nous29.

Ce type de jargon signe le métadiscours des années 1890. L'art, formule Spronck, « se trouve contenir à la fois sa cause et son effet ». Phraséologie de théologien : l'art possède l'aséité, l'autosuffisance ontologique ! Ni moral, ni psychologique, ni philosophique, l'art est « esthétique » ; son but est de n'en avoir d'autant que le « plaisir artistique », lequel réside dans l'absence même de fonction transcendante. Les jeunes artistes suspectent dans les doctrines réalistes, passées de mode, une soumission à l'utilitarisme, au positivisme. Au culte du « fait » va se substituer l'amour du « rêve ». « Notre génération, positive et sceptique, à laquelle on a inculqué l'amour du fait, qui a abusé du réalisme, qui en use encore, est tourmentée du regret des choses disparues, de la foi détruite, de l'émotion perdue [...] et par tous les moyens possibles elle revient au rêve »30.

L'idéal de l'art est inséparable d'une typologie idéalisée de l'artiste (c'est le terme le plus fréquent ; on dit aussi « poète » et, rarement, « esthète »). L'artiste est celui qui a l'art pour « unique souci », c'est son « motif de vivre » (Morice). Il porte l'art jusque dans sa vie, esthétisée, « ciselée comme une œuvre d'art »31. Dès lors, il est la victime outragée, méconnue ou haïe, des foules ignares ; il vit « en exil au milieu du monde moderne », car il accepte d'être « isolé par son essence même de toutes compromissions »32. C'est un inconnu, un incompris, un rêveur, un paria sublime. M. Mougenot, pour se conformer au type, se hâte tout de même un peu, dans une apologie de Verlaine, de peindre le poète « mort à l'hôpital pour avoir préféré le culte de l'Idée au culte du veau d'or » !33.

La destinée fatale de l'artiste est illustrée par Barbey d'Aurevilly et Villiers de l'Isle‑Adam, morts en 1889 à quelques semaines de distance. Barbey, ce « génie méconnu », a été, de l'avis général, le parangon de l'artiste pur. Il a vécu dans l'horreur de tout le « reste », de la politique surtout. L'Artiste admire « son aversion violente pour le "centre‑gauche" en politique », et la « démocratie, chose "protestante" à son goût »34. La nécrologie de Villiers de l'Isle‑Adam permet de réactiver le topos de la mort‑abandonnée‑et‑pauvre du grand artiste35. Qui d'ailleurs était plus « aristocrate » que Villiers, « figure assez haute et assez hautaine en ce par-terre des lettres où nous vivons » ?36. Le Décadent qui s'est emparé de Rimbaud, mystifie sa « disparition subite » où transparaît « le mépris de la gloire et de toutes les réclames vaniteuses de notre siècle », qualité qui en fait « un vrai poète décadent »37.

Un grand nombre de romans « travaillés » sont centrés autour du personnage de l'artiste et ces Künstlerromane ne développent complaisamment qu'un seul trait : le personnage artiste, – sensitif et un peu « détraqué » chez les modernistes, – est un incompris, un inadapté, trahi par tous, dupé par les femmes, déçu par la vie. Ce narcissisme mélancolique se déploie chez E. Rod (Le Sens de la Vie), Georges Rodenbach (L'Art en exil), Jules Case (Fanti, dans L'Amour artificiel), Rachilde (Le Mordu), H. Bauër (Paul Jourdan, dans Une Comédienne)... Il n'est pas de roman ambitieux où le romancier n'ait choisi de faire figurer avantageusement « son semblable, son frère » et de détailler avec complaisance les blessures qu'un monde bas et matérialiste font à son âme. Avec Un Homme libre, Barrès déplace ces peintures mélancoliques et offre des recettes de vie plus cyniquement toniques à son « artiste » de narrateur. La production littéraire tend à devenir un miroir complaisant pour un autoportrait de l'artistocrate de l'Inutile, loin des foules malfaisantes.

La religion de l'Art

L'idéologie littéraire se divise ici en deux propos complémentaire : L'Art est une religion, il devient la religion ultime d'une société qui s'est déprise des Églises anciennes ; et l'art moderne a pour mandat de retrouver, de ranimer du religieux, du « mystique », du « sacré » dans un monde voué au « matérialisme ». L'artiste sera le prêtre des nouveaux cultes, ésotériques, réservés à une rare élite d'« initiés ». L'idéologie littéraire récupère ainsi à son profit imaginaire les deux ordres sociaux éminents de l'Ancien régime, dans une société décadente où le « tiers état » occupe toute la place. Dans quelques années, « le réveil de l'idée religieuse », le retour du mysticisme, de l'occulte va devenir un lieu commun des débats publics. On promet, après le despotisme positiviste, l'aurore d'une ère mystique. Déjà les catholiques de Polybiblion se félicitent des prodromes d'un changement dont ils attendent quelque avantage pour leur Église : « les préoccupations religieuses tendent à reprendre dans le monde littéraire une place prépondérante »38.

La recherche à l'ordre du jour d'une religiosité retapée mobilise des esprits fort différents. Le romancier « psychologue » Édouard Rod est d'un tempérament bien plus rassis que les divers symbolistes, rosicruciens et « initiés » entrevus par Schuré. Il n'en pousse pas moins à la roue : « l'âme, Dieu, l'au‑delà, dont la littérature des faits qui régnait bien affectait de ne tenir compte, figurent au premier plan des livres d'aujourd'hui ». Avec un beau syncrétisme, il applaudit à l'œuvre de Maurice Barrès, « cette réaction idéaliste », s'intéresse aux mystiques symbolistes et voit même dans « le mouvement scientifique dont M. Charcot a été l'initiateur » un allié pour la religion nouvelle, car ce savoir « nous rejette aux études occultes »39. (J.‑K. Huysmans qui est en train d'écrire Là‑Bas ne dira pas autre chose.) Charles Morice, une fois encore, avait senti d'où le vent tournait et transmué la tendance en principe éternel : « De nature donc, d'essence, l'Art est religieux »40.

Si on peut parler d'un « renouveau religieux » pour cette période c'est comme d'une opération très délibérée, proprement motivée par la logique du champ littéraire, pour absorber la religiosité, – caduque – et en faire un palladium contre les menaces de disqualification qui pèsent sur l'écriture artistique. « À l'heure où le matérialisme sec a fini par lasser sinon les intelligences du moins les cœurs »41, la littérature se mandate à sauver le « spirituel ». Les plus perspicaces y voient un mouvement de pendule sans grand mystère : hier c'était le pessimisme, le nihilisme, « demain ce sera le mysticisme » qui accommode mieux le tonus de l'idéologie littéraire42. Charles Morice lui‑même reconnaît qu'il y a de l'opportunisme dans cet engouement : « M. Richepin, cet athée ! se fait mystique sentant d'où le vent souffle ! »43. Usufruitaires du divin, les artistes croient pouvoir occuper le Royaume spirituel en déshérence et en tirer un prestige renouvelé. Les matérialistes se prenaient pour des médecins ; les « jeunes » seront des prêtres, des mages : ce sont deux fantasmes de statut. Paul Adam le proclame : nous serons des « prêtres d'esthétique »44. Le philosophe J.‑M. Guyau l'avait prédit : les artistes de l'avenir redeviendront « les prêtres d'une religion sans dogme »45. L'Art sera une religion pure, sans lien avec l'ordre social, moral ou politique. Une religion sans orthodoxie, contre l'orthodoxie que l'on prétend oppressante du positivisme et du matérialisme ambiants. Tout le monde est d'accord, l'art‑religion retrouvera la « mystique », mais que mettre dans cette mystique ? N'importe quoi, du flou, des appétitions que l'on veut surtout conserver immatérielles. L'accord couvre le fait qu'il y aura autant de religiosités que de « chapelles » artistiques et que nul jamais ne saura proposer une entente sur la nature et les contours de ce « retour au divin », sauf sur son caractère d'élite. Pas question de retrouver un catholicisme littéraire : c'est parce que la littérature produite dans l'ombre de l'Église est « moins que nulle, négative »46 que la place est libre pour les mysticismes du n'importe quoi. Comme il arrive souvent dans les consensus idéologiques, l'unanime affirmation d'une « renaissance idéaliste » (P. Desjardins) ne recouvre que du vague. E. de Vogué, E. Rod, P. Desjardins, J. Péladan, C. Morice, Léon Bloy, les divers symbolistes vont naviguer sous ce pavillon de complaisance en sachant bien seulement ce qu'ils rejettent : la science « triomphante », les discours civiques, les conflits politiques et leur despotisme, les trivialités exotériques. Le Disciple de Paul Bourget voit son succès porté par cette doxa du « renouveau religieux », mais Bourget est, lui, préoccupé par le désordre social : sa religion sera l'ordre hiérarchique et le retour aux traditions, déduits de « l'échec de la science » à analyser « l'inconnaissable ». Il est de ceux qui précisent clairement le lien entre retour au spirituel et réaction politique, lien que les autres spiritualistes ont choisi de scotomiser. Bourget dit le sens politique de ce retournement en s'adressant au « jeune Français » de sa Préface : « Sens le danger des idées qui t'éloignent de l'Inconnaissable [...] une âme est en toi » : « la France a besoin que nous pensions tous cela ». Édouard Rod dans Le Sens de la vie choisit un dénouement analogue à celui du Disciple (et du roman banal de G. Ohnet le Docteur Rameau) : abêtissez‑vous, priez :

Je me mis à murmurer – des lèvres, hélas ! des lèvres seulement :
« Notre père qui êtes aux cieux !... »47.

Les « jeunes » poètes se contentent d'infuser du religieux balbutié dans le flux désémantisé du texte symboliste, raréfaction et quintessence des langages vulgaires :

Cloches chrétiennes pour les matines
Angélus angélisés d'aurore48.

Dans sa prose Complainte humaine, Thorel combine le topos usé de la mélancolie élégiaque, les thèmes doxiques dominants de la décadence, de la « lutte » darwinienne et de la déréliction et l'appétition vers une foi brumeuse, lieu commun à tout faire de la jeune génération :

J'ai voulu cesser le combat de la vie pour tendre vers l'idéal mes lèvres avides et voici que j'en meurs.
[...]
Et voici que résigné, sinon consolé, je m'abandonne confiant enfin à la cause mystérieuse dont j'émane...

Selon l'adage « agenouillez‑vous et vous croirez », le désir fidéiste conduira à des conversions (les travaux ne manquent pas sur ce phénomène) : conversions au catholicisme, mais aussi bien au wagnérisme, qui draine à Bayreuth « ses vieux croyants ou nouveaux convertis »49, aux occultismes et aux « sciences hermétiques », pour qui Schuré publie en 1889 ses Grands initiés, au spiritisme, au bouddhisme50, au satanisme. Joséphin Péladan, néo‑catholique, rosicrucien, théurgiste, élohimite et kabbaliste, n'est qu'un type pittoresque de ce moment « mystique ». La rencontre va se faire entre quelques littérateurs et L'Initiation de Papus ou L'Étoile d'Albert Jhouney.

On voit donc s'opérer un bricolage transformant en « aristocratie » et en « sacerdoce » le dédain des idées publiques, le repli sur un langage qu'il faut d'abord définir négativement : comme dispositif d'enfermement, de colmatage du rafiot littéraire51. Il ne s'agit pas de dédaigner la « révolution du langage poétique » qui va s'opérer en quelques lieux, mais de suggérer que cette révolution s'est opérée sous contrainte : banalisation de la littérature et de la poésie, refoulement du potentiel « sublime », omniprésence despotique des « mots de la tribu », raréfaction obligée du travail textuel. Ce sont ces contraintes qui vont produire beaucoup d'artefacts abstrus et abscons (abscons... comme la lune, éructait Verlaine) mais qui font aussi qu'au bout du compte, la production de Mallarmé pourra trouver un espace problématique. Le texte moderne (et ses caricatures à la Adoré Floupette) viennent de cette pression refoulante exercée de toutes parts sur l'espace textuel, la respiration poétique. C'est ce que nous chercherons à décrire au chapitre suivant. À la même époque, le champ philosophique embourbé dans un néo‑kantisme qui en fait l'ancilla scientiarum va trouver son « renouveau » avec Bergson et l'« intuition » ; loin des positivités de la psychologie expérimentale (Guyau et Fouillée), il retrouvera aussi du mystique.

La doxa ne cesse de ressasser la « crise », la dégradation universelle. L'artiste, convaincu de cela comme tout un chacun, trouve un antidote, une transcendance élitiste de la décadence. Tous les agents du champ littéraire ne s'affrontent dans la cacophonie des « ismes » que parce qu'ils sont d'accord pour s'« épurer » de toute pertinence sociale, politique, doxique. L'artiste consent à l'exil qui devient son fantasme d'appartenance. L'aristocratisme esthète et la sacralisation de l'art impliquent un refus de servir les idéologies profanes et triviales, une « pure négativité » (Sartre), mais aussi elles dissimulent les multiples fonctions qu'assume la production littéraire dans la reproduction des hégémonies.

Sortir du discours social, ce serait peut‑être tomber dans le vide (qu'on songe à ce thème chez Mallarmé) ? Contre cette chute, l'art des années 1890 se protégera en multipliant les jargons doctrinaux et les manifestes d'écoles. On sera moderne, « moderniste », décadent, « décadentiste » dans une société décadente. Les idéologies du champ littéraire au XIXe siècle finissant modulent encore leurs mandats divers selon un impératif post‑romantique, celui du Progrès esthétique : être moderne, à l'avant‑garde, en rupture, accélérer la dislocation, l'obsolescence des esthétiques passées ; mais cet impératif est combiné désormais avec une topique de la « pureté », de la mise en quarantaine de la doxa triviale, qui revient à la quadrature du cercle telle qu'elle se pose aux esthètes fin‑de‑siècle : comment être absolument moderne en n'étant absolument pas de son temps...

L'art social

Dans tout secteur discursif, l'idéologie régnante laisse un mince espace à son antagoniste : en quelques lieux très rares, un contre‑discours s'entend par moments : l'art moderne devra être : « social ». Il faut inventer l'art social ! Un Cercle de l'Art social prétend se créer avec l'approbation, peu prestigieuse, des journaux socialistes. On y trouve les noms de H. Fèvre, L. Cladel, J.‑H. Rosny, A. Tabarant. Le député et poète civique Clovis Hugues spécule sur un art qui serve « l'idée socialiste ». Anatole Baju au Décadent brûle ce qu'il adorait et propose un art qui ne soit plus « un jouet offert à la vanité des oisifs ». Il pense qu'il faut inventer une poésie « révolutionnaire ». La revue disparaît après ces bonnes paroles. J.‑H. Rosny aîné, parmi les « jeunes » qui vont à rencontre de l'esthétisme ambiant, cherche à produire une littérature en prise avec une modernité moins exsangue. Les conditions n'y sont guère favorables. D'ailleurs dans la confusion des langues, on peut voir les « petites revues » alléguer d'une même haleine tous les idéologèmes en vrac, qui circulent dans l'époque. L'Ermitage qui paraît en juillet 1890, reconnaît syncrétiquement dans la tendance littéraire « actuelle » la « prédominance de l'esprit altruiste, préoccupations morales, psychologie analytique, esprit religieux, parfois mystique, pessimisme, charité, socialisme, désir de nouveau » !

Notes

1  Ressort cassé (roman anonyme), I.

2  Supplément littéraire, 9.3 : p. 1.

3  Zola, préf. à Chincolle, Mémoires de Paris, IX.

4  Spronck, Artistes littéraires, p. 15.

5  15.2 : p. 49.

6  Caro, Variétés littéraires, p. 303.

7  Le Radical, 10.2 : p. 3.

8  Journal des Goncourt, 28.9.

9  J. de Glouvet, préf. Marie Fougère, p. 10.

10  Quinzaine littéraire et politique, p. 556.

11  Gil-Blas, 11.2 : p. 2.

12  Petit Provençal, 10.3 : p. 1.

13  Interviews de France (p. 4) et de Péladan (p. 36) dans Jules Huret,1891.

14  Faguet, Notes sur le théâtre, p. 3.

15  Lemaître, Les Contemporains, IV p. 19 et passim ; Brunetière, Questions de littérature, p. 266.

16  Gallet, op. cit., p. 15.

17  Jeune Belgique, p. 163.

18  Darien, Le Moderniste, 2 : p. 14.

19  Morice, Littérature de tout à l'heure, p. 292.

20  Spronck, Artistes littéraires, p. 24.

21  Spronck, p. 15.

22  Abel Pelletier, Annales artistique et littéraire, p. 330.

23  La Plume, p. 37.

24  Interview, Gaulois, 1.10 : p. 2.

25  Petit Paris, 16.10 : p. 1. « La tripe alliance, l'attitude de la Russie, la neutralité de la Suisse sont pour eux [les jeunes poètes] des questions absolument secondaires » (A. Scholl, Matin, 29.6.).

26  Augusta de Lassus, Revue contemporaine, n°2 : p. 40 ; Clarens, dans Réaction, écrit qu'il faut cultiver « un esprit de réaction contre l'abaissement des caractères, la vénalité de la littérature, la corruption de l'art ».

27  Manifeste du Moderniste, n°1 et Mockel, La Wallonie, p. 210. « Any were out of the world [...], c'est la loi suprême de l'art suprême » (Morice, Littérature, p. 282).

28  C.R. de Morice, Littérature de tout à l'heure par Amarus, L'Instruction publique, 13.7 : p. 446.

29  Spronck, Artistes littéraires, p. 1.

30  Leprieur, G. Moreau, p. 53.

31  J. Bois, Chronique moderne, p. 140.

32  Arène, Chèvre d'Or, p. 3 et P. Adam dans Vanor, L'Art symboliste, p. 7.

33  Mougenot, Hugo et les Décadents, p. 86.

34  L'Artiste, p. 7 et p. 8.

35  « Nécrologie », par Rodenbach, Figaro, 20.8 : p. 1.

36  Séverine, Gil-Blas, 26.8 : p. 1.

37  Décadent, janvier, p. 15.

38  Polybiblion, 56 : p. 292.

39  Rod, Revue bleue, II p. 295.

40  Morice, Littérature, p. 35.

41  Goudeau, Feuille libre, n°1 : p. 5.

42  Rosny, Revue indépendante, XI p. 157.

43  Morice, Littérature, p. 344.

44  P. Adam, in Vanor, Art symboliste, préf.

45  Guyau, L'Art au point de vue sociologique.

46  Morice, Littérature, p. 35.

47  Rod. Sens de la vie, p. 313.

48  G. le Roy, Mon Cœur pleure d'autrefois, p. 59.

49  Destranges, Dix jours à Bayreuth, p. 9.

50  « Il y a aujourd'hui une infinité de petites images » qui se réfugient dans les « monastères bouddhistes », note P. Ginisty, Année littéraire, p. 204.

51  « Au XIXe siècle, la littérature vient de se dégager de l'idéologie religieuse et refuse de servir l'idéologie bourgeoise. Elle se pose donc comme indépendante par principe de toute espèce d'idéologie. De ce fait elle garde son aspect de pure négativité. Elle n'a pas encore compris qu'elle est elle-même l'idéologie ; elle s'épuise à affirmer son autonomie que personne ne lui conteste » (Sartre, « Situation II » (1948), p. 165).

Pour citer ce document

, « Chapitre 35. L'art comme aristocratie et comme religion : l'idéologie du champ littéraire», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-35-lart-comme-aristocratie-et-comme-religion-lideologie-du-champ-litteraire