1889. Un état du discours social

Chapitre 44. L'imprimé à l'usage du peuple

Table des matières

L'imprimé pour les paysans

Je viens de parler d'une tripartition de la production infra‑canonique, en production pour le peuple, pour les femmes et pour la jeunesse. On peut cependant hésiter ici et se demander s'il ne faudrait pas décrire plutôt une quadripartition en isolant un secteur autonome d'imprimés destinés à la classe paysanne. À la réflexion, je suis cependant conduit à ne faire de la presse agricole qu'une variante et une subdivision d'un secteur « populaire » relativement homogène. Les modèles infra‑culturels urbains ont déjà une large diffusion dans la France rurale. La chanson de café‑concert parisienne s'entend dans les bouibouis des chefs‑lieux de canton. La presse à un sou et ses grands titres nationaux ont atteint les villages ; le roman‑feuilleton de la presse agricole est le même que celui de la presse ouvrière.

La pénétration de l'imprimé « moderne » dans les campagnes forme une des grandes images du Progrès. On a vu plus haut que cette pénétration demeure limitée en fait, que des régions entières y restent imperméables. L'imprimé qui arrive au village ne s'adresse pas aux patoisants, aux illettrés. Les bibliothèques à vocation populaire sont installées dans les centres urbains. Certes, il y a l'école laïque, l'école de Jules Ferry, mais elle est d'implantation toute récente. La petite presse profite des progrès de l'instruction publique : on vend au café à la campagne un ou deux titres locaux, quelques exemplaires du Petit Parisien ou du Petit Journal, le journal « du député » est gratuit, de même que le château distribue gratuitement – s'il a l'esprit propagandiste – des numéros de La Croix. L'abonnement à un périodique est chose plus que rare chez l'agriculteur qui lit de temps en temps la feuille politique de l'arrondissement et achète à la foire un journal qu'on récitera à haute voix à la veillée.

Il faut distinguer ici le phénomène d'extraordinaire poussée de presse locale et départementale après 1881, de la question de la perméabilité de la classe paysanne au discours social établi.

Poussée de la presse locale

La « presse départementale » – excluant les quotidiens d'une part et de l'autre, tous les périodiques spécialisés (revues savantes, revues de lectures, journaux de sport, etc.) – c'est‑à‑dire la presse locale d'actualité, du polyhebdomadaire au bi‑mensuel, comporte au moins 914 titres et probablement plus1. Il est des villes minuscules comme Vervins (Aisne ; 3 500 habitants) qui abritent jusqu'à trois hebdomadaires. C'est une presse volatile – peu de titres durent plus de cinq ans – essentiellement soutenue par des intérêts politiques. L'écrasante majorité de ces titres a un tirage en dessous de mille. Cette presse de « politique de chef‑lieu de canton » donne l'illusion d'une saturation de l'imprimé : s'ajoutant à la presse parisienne et à celle de Laon, trois feuilles de chou à Vervins, un petit bourg‑marché. Ces journaux devaient occuper, outre l'imprimeur et quelques rédacteurs appointés, une cinquantaine de « notables » et atteindre toute la classe politique de la région, un bon millier de personnes en effet. En période électorale, de féroces polémiques s'y déployaient. La masse de la population cependant ne les connaissait guère.

Pour illustrer notre thèse d'une surproduction de presse « locale », nous prendrons l'exemple d'un département de montagnes, pauvre et arriéré : l'Ariège (chef‑lieu Foix). Ce département dont la plus grande ville, Pamiers, ne dépasse pas 9 000 habitants et dont la population totale – en décroissance – est alors d'un peu plus de 210 000, ne publie pas moins de quatorze journaux bien attestés. La plupart d'entre eux sont nés après 1880. Ce sont des hebdomadaires ou des bi‑hebdomadaires (le quotidien régional est la Dépêche de Toulouse, qui a une édition ariégeoise). En voici le tableau :

Foix : L'Avenir de l'A. (1883-)
Le Conservateur de l'A. (1885 ; devenu quotidien)
Le Moniteur de l'A. (1884-)
La République de l'A. (1881-)

Pamiers : La Démocratie de l'A. (1884-)
L'Étoile de l'A. (1865-1915)
Le Patriote de l'A. (1889-)
Le Petit Ariégeois (1883-)
Le Républicain de l'A.(1885-)
La Semaine catholique (attesté, non daté)

Saint-Girons : Le Petit Saint-Gironnais (1888-),
qui fait suite à L'Écho de l'A.
Le Réveil du Saint-Gironnais
(1885-)

À ces douze journaux « politiques et littéraires », il faut joindre deux feuilles de villégiature : Gazette d'Aulus (1887-) et Ax-Thermal (1889-).

Cependant cette presse, abondante et variée, fait illusion. Qui la lit dans ce département catalan‑occitan et largement analphabète ? Les tirages en sont très faibles : moins de 500 pour tous les titres sauf, peut‑être, le Conservateur. Théophile Delcassé est élu député républicain aux législatives de 1889 en s'appuyant sur un journal, l'Avenir, dont le tirage ne dépassait pas un demi‑millier d'exemplaires2.

La presse « utile pour les campagnes »

Il existe cependant une presse produite à l'intention exclusive des agriculteurs, du monde paysan ; presse « nationale » et non locale, rédigée à Paris comme « utile pour les campagnes ». Elle est apparue à la fin du Second Empire. Sa raison d'être économique est perceptible : elle est le vecteur de la publicité agricole, dès lors que le paysan est solvable et tant soit peu tenté par la modernisation : Pulvérisateur Vermorel, Farine lactéo‑vituline, Phospho‑guano, Faucheuses « Albion », Crédit foncier 3 %, tels sont les grands faiseurs de réclame, avec les entreprises pharmaceutiques qui proposent des pilules contre la diarrhée ou contre la constipation.

Cette presse est surtout devenue indispensable depuis que la République a fait des masses rurales une portion – somme toute majoritaire – du « peuple souverain ». La presse agricole est donc une presse politique divisée en deux camps antagonistes : le catholique et le républicain. (Aux périodiques, il faut joindre quelques douzaines d'almanachs – calendrier agricole, marchés, marées – eux aussi très marqués politiquement et où la dévotion catholique la plus obscurantiste se taille la part du lion.) La « bonne presse » dispose d'une certaine avance sur la presse « sans Dieu » : plus de titres, de plus grands tirages et une meilleure implantation dans tous les départements. Le Pèlerin (1873-) tire à 80 000. La feuille est rédigée par les Pères assomptionnistes qui produisent aussi La Croix du Dimanche. La Croix fait de la polémique contre « les Sans-Dieu ». Le Pèlerin ne veut être qu'édifiant, homilétique. Il conte des miracles, y compris ceux accomplis par Pie IX, il relate les conversions d'esprits forts dues aux pratiques pieuses de la parentèle, à la lecture du Pèlerin notamment ; il explique les inondations par les péchés commis dans l'Arrondissement. Il offre de petits contes comiques moralisateurs, des logogryphes mystiques pleins d'ingéniosité et de niaiserie. Cette presse s'adresse aux fermières dévotes, à qui on suggère des « neuvaines pour obtenir de bons députés » et que l'on enrôle dans la « Ligue de Saint Joseph » vouée à faire progresser la communion pascale. Les deux titres nationaux sont complétés par une Semaine religieuse ou Semaine catholique diocésaines, de même farine et de même ton. Un peu plus relevé que le Pélerin, le Clocher est aussi dévot et doucereusement haineux de la République. Lui aussi affecte un style de bon sens simplet, le ton enjoué du curé de village. Deux ou trois autres hebdomadaires nationaux s'occupent des « intérêts ruraux » et de ceux de l'Église.

Il y a une stylistique, un langage propres à cette presse. Le rédacteur sait qu'il écrit pour des simples d'esprit. Le Pèlerin juxtapose des propositions indépendantes – sujet, verbe, complément – sépare de tirets la donnée du commentaire, répète surtout : le paysan passe pour redondant, on lui donne une presse d'une lenteur bovine où tout se redit deux ou trois fois : que les impôts sont trop lourds, par exemple, cela doit bien marcher dans les campagnes...

Cette presse n'a qu'une seule attitude énonciative : elle est donneuse de conseils, conseils vétérinaires, conseils électoraux, conseils dévots et conseils agricoles, mais toujours des conseils, sur un ton persuasif, sentencieux, enjolivé de quelques « paysannismes » moliéresques.

Les Républicains vont au combat en ordre dispersés, avec six titres au moins3. On veut faire « aimer la République » et montrer que celle‑ci est à l'aise au village. C'est une République très modérée, quoique volontiers anticléricale. On fait comprendre aux paysans que défendre le régime, c'est « défendre les intérêts de l'agriculture ». La République c'est la prospérité, la paix, les réformes utiles ; les adversaires du régime sont des ambitieux et des corrompus qui veulent rétablir la dîme et le « gouvernement des curés ». Au milieu du cours des halles et de grosses plaisanteries scatologiques, on fait aussi du catéchisme républicain. De style moins sentencieux que les catholiques, les républicains « ruraux » cherchent cependant à se « mettre à la hauteur » de lecteurs un peu lents, pour qui il faut taper sur un seul clou (« Boulanger, c'est le cléricalisme ») pour convaincre. On aime beaucoup les dialogues – entre le « Père Martin » et son député – qui permettent au rédacteur de déployer son patois moliéresque tout autant que le font les bons Pères en y saupoudrant des « parguienne » et des « oui da ! », des « nenni » et des « chacun son dû ! ».

Au fond, il n'existe de l'imprimé – venu des grands centres – pour les terriens, les paysans, que parce que ceux‑ci sont des électeurs, qu'ils font poids dans l'opinion publique, qu'il faut donc, de peine et de misère, les intéresser aux lois sur les congrégations non reconnues, à la révision de la constitution de 1875... On sent que les politiciens se demandent tout le temps dans quel terreau obscur leur discours va fleurir. Le journaliste qui, de Paris, rédige pour la classe paysanne croit « connaître son monde », un monde qui aime la Bibliothèque bleue, les « feuilles de saints » et les almanachs, un monde que l'on sait méfiant des exaltations urbaines. On a vu qu'il y a deux généraux Boulanger par exemple : l'un pour la ville – violent, polémique, preneur des bastilles de la haute finance – l'autre, un Boulanger d'Épinal, en bicorne sur son cheval noir, pour le village. Les exigences du suffrage universel font que même le « patois » n'est pas un obstacle à la propagande. Si l'électeur ne lit pas le français, des prêtres iront distribuer des brochures antigouvernementales en basque, ce que les républicains, jacobins, ne consentent semble‑t‑il pas à faire4. Mais le français qu'on utilise est cependant spécial : il trahit une image des destinataires, celle de gens dont la pensée sommaire, peu déliée se développe selon des intérêts particuliers et des schémas illogiques. D'où la difficulté qu'il y a à s'en faire comprendre, la nécessité du dialogue catéchétique. Celui qui écrit doit incarner un Jean Bonsens villageois que les siens reconnaissent pour un homme « instruit et honnête ». La méfiance langagière est complaisamment soulignée : « ce grand monsieur, malgré son beau langage, je crois bien qu'il chercher à nous enjôler... »5. Le paysan est méfiant : on compte avec cette méfiance : « chez nous » on fait ceci, « les Parisiens, eux » font telle et telle choses...6. Il faut tout expliquer en long et en large ; pas d'ellipses, si utiles en politique. Il faut dire : il a fait ci et comme il pensait ça, alors telle et telle chose est arrivée. Bon, mais en avait‑il le droit ? Voyons ? Non, en effet etc. Il faut dire aux lecteurs « mes Amis » ; accentuer la fonction phatique : « patience, ce n'est pas tout... », « vous pensez bien que... », « revenons à nos moutons... » Les républicains sont convaincus que le paysan sera mis en confiance avec des « j'étions », « j'avions », après quoi on intercale des phrases dignes d'un député radical à la tribune...

Canards et brochures de camelots

À l'écart de l'édition bourgeoise et même de la presse « populaire », subsiste une production imprimée pour les illettrés, pour ceux qui n'achètent pas le livre ni ne lisent le journal. Son réseau de diffusion essentiellement rural dérive de celui de l'ancienne librairie de colportage. Cette strate, la plus « basse » de la chose imprimée, est celle du canard, de l'imagerie, de l'almanach, de la facétie, de la brochure grivoise, de la chanson en feuille volante : toutes sortes de petits imprimés vendus à la criée, diffusés par forains, colporteurs, camelots, crieurs de journaux, musiciens des rues, en dehors du marché de la presse et de la librairie... Malgré la pénétration populaire, tant rurale qu'urbaine, de la presse à un sou et de ses suppléments illustrés dont les lithographies vont orner les cuisines des ouvriers et des agriculteurs, les « occasionnels » et les almanachs conservent une place dans la lecture populaire. Les travaux de G. Bollème, de J.‑J. Darmon, de J.‑P. Seguin qui ont fait connaître la culture de colportage au XIXe siècle, s'accordent à déclarer ce secteur en pleine décadence vers 1880‑1890, de même que celui de l'imagerie d'Épinal7. Il est vrai que la presse industrielle de diffusion « moderne » a atteint presque tous les publics alphabétisés ; cependant le « sous‑prolétariat » de l'imprimé a la vie dure. C'est peut‑être la difficulté où nous sommes d'en mesurer l'impact et la diversité qui fait sous‑estimer la persistance de ces infralittératures et même une certaine capacité d'adaptation à la conjoncture. La liberté du colportage a été rétablie, après des années de contrôle policier, avec la loi de juin 1880. Le colporteur doit simplement se déclarer à la Préfecture. La maison Pellerin à Épinal continue à produire des brochures de style traditionnel dont témoigne son Catalogue de 18818. Le répertoire de la « Bibliothèque bleue » y figure, fidèle à son antique tradition : Huon de Bordeaux, Orson et Valentin, Les Quatre Fils Aymon, plus treize titres de Ducray‑Duminil (dont la dernière édition attestée est de 1893), quelques Florian, du Bernardin de Saint‑Pierre et du Chanoine Schmid. Surtout s'aligne le vieux fonds des brochures pratiques et de « sagesse populaire » : Clés des songes, « Parfait secrétaire », « Catéchisme poissard » (dont le modèle remonte au XVIIe siècle). Les prix de ces brochures varient de 4,75 fr la douzaine à l,10 fr la grosse pour la Clef du Paradis. D'autres petits éditeurs provinciaux produisent encore de peu dispendieuses « Cuisine bourgeoise », des conseils de jardinage, des recueils de proverbes, des facéties pour gens simples et surtout des almanachs, dont je parlerai plus loin.

Le « canard » proprement dit est loin d'avoir disparu. Il se transforme et se modernise. Traditionnellement, le canard est une feuille volante ou un petit « pamphlet » de 2 à 8 pages, illustrées d'une gravure sur bois (qui ressert à toute occasion), vendus deux sous à la campagne et dans les quartiers populaires. C'est un « occasionnel » narrant un événement, formant série dans une conception archaïque de l'actualité : heurs et malheurs des princes, météores et cataclysmes naturels, forfaits et brigandages. Son thème dominant est désormais le crime du jour traité en style sensationnel : « Crime effroyable », « Horribles détails » : « Assassinat épouvantable ! Le crime de Barnas. Un homme coupé en morceaux et jeté en pâture aux cochons. Horribles détails ». Presque tous les canards comportent en clausule du récit une complainte, sur le moule prosodique et l'air de « Fualdès », avec la juste punition des forfaits : « C'est sur l'échafaud qu'on expie / Un crime aussi noir, aussi grand »9. Le format du canard est devenu variable : on trouve des brochurettes in‑16, mais aussi de grands folios avec litho ou photogravure ; on en trouvera même illustrés en quadrichromie. Les « bois » ne se rencontrent plus que chez les canardiers des bourgades de province. Le canard va continuer à concurrencer le journal jusqu'au début du XXe siècle, mais le style s'en modifie : ce n'est plus le ton sententieux et emphatique de l'ancien canard, mais celui du journalisme « moderne » : le texte est fréquemment « volé » au Matin ou à la chronique judiciaire de la grande presse.

On peut donc affirmer que le canard est bien vivant. Un témoignage de 1888 nous en montre la survie en Basse‑Bretagne. Mais le canard demeure aussi bien une chose de la grande ville. L'Indépendance belge apporte une information de première main sur cette industrie minime qui fait vivre une poignée de camelots bruxellois, à l'instar de leurs collègues parisiens : « s'aidant de la copie des journaux », ils impriment et vendent à la criée dans les bas quartiers « une notice quelconque rehaussée de grossières enluminures ». Ainsi, au lendemain du Drame de Meyerling : « la Mort d'un Archiduc ! » Et quelques jours plus tard après l'accident de la ligne de Namur : « Demandez l'accident de Groenendael avec le résultat de sa catastrophe ! » (Bizarre formule, si on ne se rappelait que le même camelot, les jours sans crime ni grand fait divers, vent « le résultat des courses » à Groenendael justement, ou « le résultat des élections »)10. Pour Paris, je trouve au moins deux canards datables de 1889 : L'Affaire Gouffé : Révélations complètes de Gabrielle Bompard (Paris : Baudot) et L'Assassinat de l'Huissier Gouffé (Paris : Gabillaud). Découpé et tronçonné dans une malle, le cadavre de cet officier de justice libidineux se prêtait éminemment à figurer dans la tradition des canards.

Le canard fictionnel, omega de l'horreur et de la scélératesse, subsiste aussi. Faute de crime réel, de petits imprimeurs fabriquent avec d'anciens canards, en plagiant les « détails affreux » cumulés, des crimes censés récents. Il y a de même la série aux textes à peu près identiques, des « Inondations » et celle des « Incendies » avec leurs « traits héroïques de courage ». Toute affaire d'assises suscite plusieurs canards dans la ville où se déroule le procès. Ils sont vendus pendant les audiences et... revendus devant la guillotine. Ce qui domine en fréquence à l'époque, c'est le viol (« horrible orgie ») et l'assassinat d'enfants des deux sexes : ici aussi, crimes souvent imaginaires où seuls l'âge et le nom du « village sanglant » varient :

Ignoble monstruosité. Mort affreuse d'une petite fille de 4 ans coupée en 35 morceaux. Nouveaux détails.
Récit complet du Crime des Saffres. Viol et assassinat d'une petite fille âgée de huit ans.

Les enfants‑martyrs, thème fréquent du feuilleton, provoquent l'indignation attendrie du populaire :

Les Petits Martyrs de Porquerolles. Plusieurs enfants brutalisés et soumis à des supplices affreux. Détails épouvantables (Paris, Gabillaud).

Le canard s'achève sur la lugubre complainte :

On inventait des supplices
Exprès pour ces innocents
Leurs infâmes surveillants
Les accablaient de sévices
Et ceux qui s'plaignaient trop haut
On les mettait au cachot.

Peut‑être arriverait‑on à distinguer ici une topique de pathétique rural et provincial et des faits divers « fin‑de‑siècle » adaptés au goût et aux intérêts de la classe ouvrière des grandes villes. À Paris, le meurtre de prostituées (affaire Pranzini, affaire Prado, crimes de Whitechapel) constitue un thème de fascination. C'est le sujet qu'offre à traiter au héros impécunieux, dans le roman de Rachilde Le Mordu, un éditeur de seconde zone ; je vous commande, dit‑il, « un roman illustré sur l'assassin en vogue. Des flots de sang, une horizontale au premier plan, étendue la poitrine ouverte, au second plan un coquin de marlou aiguisant un rasoir. Le titre : Modernités sadiques » (p. 222).

Les éditeurs canardiers, également spécialisés dans la gaudriole anticléricale, ne ratent jamais les affaires de « curés » pédérastes, séducteurs, infanticides :

L'Affaire de Saint‑Sulpice. Condamnation d'un curé et de sa maîtresse (Bordeaux : Chanut, 1887 ?).

Deux maisons à Paris vivent du canard et de la brochure de camelot. Ce sont Baudot, 20 rue Domat, et Gabillaud. Gabillaud offre un catalogue où, au milieu de feuilles volantes grivoises et brochures venues du fond du colportage, on trouve l'étui à cigare à surprise, l'épingle de cravate lançant de l'eau, la bouteille magique, le Père‑la‑Colique, le poil à gratter et le thermomètre de l'amour tout le folklore du commis‑voyageur ! Gabillaud maintient à son catalogue une série d'horreurs types : « Une femme brûlée vive par ses enfants », « La Petite fille de 8 ans violée et assassinée »... Il fait aussi dans la rigolade d'actualité et dans la chanson grivoise. La Tour Eiffel en 300 verres de vin est un « monologue de poivrot » autographié en forme de tour. Un autre éditeur, Montenaux, vient de transformer le canard en un hebdomadaire policier et criminel à 10 centimes : Rouge et noir conte sur 4 page l'affaire du jour, Prado, ou Jacques l'Éventreur, avec la complainte de règle :

Tremblez, ô fleurs nocturnes
Qui peuplez Whitechapel !
Car autour de vos turnes
Rôde l'homme au scalpel.

Avec Rouge et noir, le genre « canard » se laisse annexer par la « petite presse », mais le ton et le style restent traditionnels. Pour le « Crime de Limoges » où la femme Souhain, poussée par la misère, étrangle ses sept enfants, Rouge et noir se surpasse :

Pâle elle alla tuer de couche en couche
Les tout petits
Les envoyant d'une étreinte farouche
Au paradis !11.

Les feuilles de chansons

Chanteurs et chanteuses de cour (celles‑ci avec un poupon sur les bras) vendent les paroles de leurs complaintes. Sur les terre‑plein des boulevards, on trouve des marchands de romance, attirant modistes et couturières autour d'eux. Ils chantent le refrain en s'accompagnant au violon. Les acheteuses qui ne lisent pas la musique, suivent les paroles et apprennent l'air sur place. Les orgues de barbarie se sont mis aussi à moudre les succès, grivois, patriotiques ou sentimentaux, du café‑concert ; finie « la Favorite », fini « le Trouvère »... La presse bourgeoise se plaint avec « esprit » de ces « pots‑pourris épouvantables » toujours un demi‑ton trop haut ou trop bas12. À un degré plus infime que l'édition de musique commerciale, on trouverait ici encore un petit réseau d'imprimés misérables qui ont disparu sans laisser de trace.

Autre « camelote » : l'image

Le forain et le camelot vendent aussi dans les rues l'image d'actualité : actrices, horizontales, nudités du Salon ; sujets patriotiques ; « Mater dolorosa », Christ à la couronne d'épines ; vues de Londres, Rome, Venise ; Boulanger, Carnot, Zola, Floquet, Pasteur, Rochefort, Léon XIII, et déjà, bien entendu, Eiffel et sa Tour.

Pornographie

Les éditeurs de canards, également artisans de la farce‑et‑attrape, produisent enfin de la « pornographie » populaire, sous la forme de brochures grivoises et scatologiques, fréquemment combinées à de la propagande anticléricale. Au plus bas de l'échelle, prospère la maison Simon qui édite la pornographie des Émile Blain, Marc de Montifaud, Jules de Gastyne, Taxil ; elle est concurrencée par les « Publications modernes » spécialisées dans le genre des « conseils d'alcôve ». Simon fait alterner l'obscénité et l'anticléricalisme. Il est par exemple le diffuseur du délirant et blasphématoire recueil des Amours secrètes de Pie IX (« en vente partout, 10 cent, la livraison »). La Librairie des publications modernes, rue Montmartre, se charge, outre l'« initiation à l'amour » pour jeunes ouvriers, de romans populaires en fascicules et de pamphlets antiboulangistes. Le Guide secret de l'étranger célibataire à Paris, publié chez Gabillaud, entraîne une réaction indignée du grand journal le Matin (18 juin) qui assure que « les titres seuls feraient rougir toute la cavalerie ». Gabillaud était aussi impliqué dans l'industrie de la « carte transparente » (« poses plastiques des plus curieuses, franco : 0,85 »). La carte transparente, plus ou moins suggestive, d'origine souvent belge, allemande ou italienne, était vendue à la sauvette sur les boulevards, mêlée à des photographies moins risquées. Le plus fameux producteur de gauloiseries en fascicules a été un certain Émile Blainville. Il signait de deux pseudonymes : « Émile Blain », par apocope, et comme il était souvent le seul collaborateur de ses revues, il fallait en varier les signatures « Carl Max » ou « Karle Max » : il avait dû entendre ce nom‑là quelque part. Blain Carl Max a dominé la fin du siècle dans le domaine de la basse pornographie et de la revue de gaudriole et de vadrouille. Inlassable tâcheron de l'obscénité, Cari Max publie en 1889‑1890 ses Potins grivois, ouvrage en dix volumes (1 500 pages) et concurremment réédite Seins de feu ! disponible en livraisons à cinq centimes comme la précédente compilation.

L'image d'Épinal

Loin de disparaître, l'image d'Épinal trouve un regain de vie en s'adaptant à l'actualité et à la propagande politique. La Maison Glucq à Paris, qui se fait imprimer par Pellerin à Épinal, a créé un commerce de « Publicité industrielle et Propagande politique par l'image populaire ». Éclectique et entendu en affaires, Glucq est au service de tout le monde, du Prince Victor, du Comte de Paris, du Général Boulanger et des républicains pour les campagnes desquels il fournit des images d'Épinal, « cette imagerie improvisée, naïve, pittoresque, faisant appel à l'honneur, à la patrie, aux souvenirs glorieux ». Parcourez les ateliers et les mansardes, assure le Figaro, vous trouverez partout de ces images rehaussées au pochoir où se lit « l'histoire tintamarresque de la République ». L'imagerie politico‑patriotique de style traditionnel demeure à l'honneur dans les campagnes : « si les villes depuis 18 ans semblent s'être américanisées, les campagnes sont restées pour la forme, pour le décorum »13. La Maison Pellerin produit aussi avec succès des « galeries de soldats » de toutes les armes, des portraits d'hommes d'État et des « feuilles de saints ». De même, d'humbles imprimeurs vendent sur les lieux de pélerinage ou près d'oratoires courus, des « occasionnels » dévots, feuilles d'indulgence, prières enluminées d'un portrait de saint, recettes de dévotions recommandées...

La principale concurrence à l'imagerie traditionnelle vient du Journal Illustré (le supplément du Petit Journal) spécialisé dans la double page de fait divers imagé, illustrant de semaine en semaine l'actualité pathétique populaire. (Voir la « Catastrophe de Saint‑Étienne », 14 juillet, p. 220, image‑choc bien propre à être épinglée au mur.)

Les almanachs

Il se vendait plus de six millions d'almanachs populaires à la fin du Second Empire. En 1902, il s'en distribuera encore quatre millions de volumes, avec 150 titres au lieu des 350 qui existaient trente ans plus tôt. Même si ces chiffres, un peu incertains, signalent un déclin, l'almanach demeure pour une masse d'usagers plébéiens le livre par excellence, qui rythme les travaux de l'année et fournit information, facéties et l'encyclopédie de ces « savoirs » que l'on prétend venir de la tradition orale de « sagesse populaire ». « Quinze millions de Français n'apprennent que par les almanachs, les destins de l'Europe, les lois de leur pays, les progrès des sciences, des arts, de l'industrie, leurs devoirs et leurs droits », déclare en exergue l'Almanach de France et du Musée des Familles14. Pour beaucoup d'almanachs le texte thème et style n'est plus qu'identique à celui du feuilleton et de la presse à un sou. Mais il en subsiste de tradition antique. Tout d'abord, en deçà de la langue imprimée, le vieil Almanach des Bergers publié à Liège chez Duvivier‑Sterpin : brochure pour analphabètes, sans aucun texte, rien que des signes que l'illettré se fait expliquer : six triangles et un septième surmonté d'une croix, pour les jours de la semaine ; des petits symboles pour « beau temps », « vent », « bon pour labourer », « bon pour planter », « bon pour tailler les arbres »...

Le Grand Messager boiteux de Strasbourg (Strasbourg : Roux) ou L'Almanach supputé sur le méridien de Liége par Maître Mathieu Laensberg relèvent aussi de solennelles et immémoriales traditions : on peut imaginer le sentiment superstitieux d'infaillibilité de l'imprimé que le peuple éprouvait à manipuler ces pauvres brochures. L'almanach est construit autour du calendrier, avec comput ecclésiastique, fêtes mobiles, lunaisons, levers et couchers du soleil, éclipses, temps présumé, foires agricoles. Il expose aussi des connaissances utiles : dégraissage d'instruments aratoires, yeux fatigués, faux billets, données agronomiques. Il comporte par‑ci par‑là en bouche‑trou de petites facéties, des mots de paysan. Puis il y a une partie littéraire, des contes et nouvelles dont la thématique remonte dans le Messager boiteux au romantisme « gothique » : vols de bohémiens, brigand déguisé en capucin, histoire de revenant, crime déjoué et, dans le genre édifiant, probité récompensée. Le style n'en est plus du tout celui de la « Bibliothèque bleue », il fait plutôt penser à celui du feuilleton des premiers temps de la Monarchie de Juillet. Le Mathieu Laensberg est plus archaïque encore ; outre qu'il intercale de petits poèmes et comptines en wallon, il comporte une rubrique de « Prédictions » : pronostications sans grand risque, survivance d'occultisme populaire dans cette publication qui affiche fièrement sa « 264e année » :

Janvier. Les rages politiques remuent de grandes cités, la tourmente secoue les populations. [...]
Février. Déconfiture complète d'un grand capitaliste qui met dans l'embarras bon nombre de bourgeois.

(Que l'on songe combien le krach du Comptoir d'Escompte, en février 1889, a pu paraître avoir été prédit par le Mathieu Laensberg !) Celui‑ci comporte encore toutes sortes d'informations pratiques : postes et messageries et même « réduction du franc en argent de Liège, liards, sols et florins ».

La fin de l'année apporte un essaim d'autres almanachs : le météorologique Mathieu (de la Drôme), les Célébrités contemporaines, le Parisien, le National, le Parfait Vigneron, le Guide‑Almanach des Foires chevalines, le Prophétique, l'Astrologique, le Lunatique, le Comique, celui du Charivari et ceux des journaux populaires qui les offrent en prime... La « bonne presse » catholique contrôle un grand nombre d'almanachs. La maison Blériot produit par exemple l'Almanach de la France rurale, avec calendrier agricole, marées, concours d'élevage, l'Almanach de l'Ouvrier, l'Almanach des Chaumières. Les almanachs cléricaux préservent dans les campagnes une influence de dévotion superstitieuse et d'hostilité sourde à la République. Le Coin du feu (chez Retaux‑Bray) regorge d'historiettes édifiantes : athées punis, conversions subites, fières répliques de catholiques, bons mots de curés, anecdote du bijoutier qui refuse une vente énorme parce que c'est dimanche...

D'autres almanachs sont d'apparition récente et relèvent d'une forme abâtardie de culture « populaire », celle du commis‑voyageur avec ses « nouvelles à la main », calembours, grosses blagues, gaudrioles, au premier chef l'Almanach Vermot créé en 1886 ou, du même tonneau, l'Almanach comique, pittoresque, drôlatique chez Plon. Moins relevé encore l'Almanach des Cocottes, en symbiose avec la petite presse de vadrouille et le café concert, dévide les bons mots sur les demi‑mondaines.

Les différentes familles politiques n'ont pas manqué d'accaparer ce secteur infime de l'édition pour en faire un vecteur de propagande. Il y a des almanachs républicains, un Almanach boulangiste et les socialistes révolutionnaires eux aussi cherchent à utiliser ce support pour faire l'éducation du prolétariat15.

Nous avons parlé plus haut d'un « sous‑prolétariat » de l'imprimé : industrie pour gagne‑petit, tohu‑bohu de textes hétéroclites qui remplissent toutes les fonctions à la fois : cognitive, esthétique, informative, ludique, pathétique. Cette industrie, il m'a semblé inexact de la dire en décadence : elle continue à occuper de petits interstices que l'imprimé de facture moderne ne lui dispute pas. Simplement, elle semble devenir de plus en plus invisible, elle se dilue dans la masse croissante du papier imprimé. Du Mathieu Laensberg à l'Almanach Vermot, c'est le prestige du genre qui se dévalue, les vieilles sagesses qui tournent à l'ineptie affichée, de même que la complainte canardière pâlit face aux stimuli plus excitants du caf'conc' et de la « scie » d'actualité. La presse d'information a appris la recette du sensationnalisme criminel à l'école du canard : elle fait beaucoup mieux que lui pour le choc des images et l'abondance des données.

La littérature populaire et les loisirs urbains

Bien que la presse et le livre « populaires » aient atteint récemment le village, il faut entendre la production dont nous allons parler comme populaire‑urbaine dans ses thèmes et ses styles ; non pas ouvrière cependant car elle s'adresse à un public hétérogène doté d'un certain « bon vouloir culturel » où il y a l'ouvrier, mais aussi les strates artisanales et boutiquières et les petits employés ; les classes semi‑illettrées donc, sans ignorer le fait que le roman populaire, d'Eugène Sue à Ponson du Terrail, a pu séduire, en des moments d'encanaillement sans conséquence, le lettré. Nous renvoyons aux travaux de Louis James, Richard Hoggart, R. Schenda et d'A.‑M. Thiesse (pour la France) sur l'histoire de la lecture ouvrière. Il faut d'abord esquisser la situation de cette lecture dans le mode de vie et les loisirs ouvriers. Ce sont des loisirs peu variés, où il y a pour les hommes, le cabaret, le bistrot d'abord, avec de temps en temps une partie de dames ou de billard ; le café‑concert pour les célibataires ; quelques fois l'an, un drame dans un théâtre des faubourgs ; la promenade dominicale à Joinville, à Robinson pour « prendre l'air » ; les foires, feux d'artifices, défilés militaires... Il y a ceux qui font du canotage ; quelques sociétés de gymnastique, des « fêtes athlétiques », quelques fanfares et orphéons ; les hippodromes pour une grosse minorité de joueurs ; ni sport ni vélo encore. Somme toute – au caf'conc' près, ancêtre du music‑hall – aucun de ces loisirs de masse qui seront pourtant en plein développement vingt ans plus tard. Si l'on veut cerner alors ce qui imprègne et compose la culture « textuelle » populaire, il faut au moins signaler l'environnement d'images et de discours que forme la rue de la ville. L'affiche : un million et demi par an sont collées dans les rues de Paris, plus quelque huit cent mille les semaines de campagne électorale. Il y a les palissades, les colonnes Morris (avec le programme des théâtres), la publicité peinte sur les murs aveugles, les charrettes‑affiches, les hommes‑sandwiches qui arpentent les boulevards (voir chapitre 27).

On trouve l'embryon au moins d'une « culture de l'image ». Les lithographies que publient les illustrés vont s'épingler aux murs des cuisines. Il y a un peu partout dans Paris des « lanternes électriques » où pour deux sous on peut faire défiler des « sujets d'actualité » : l'illustre Chevreul, le Crime d'Auteuil, les Inondations, les Accidents de chemin de fer... Le petit peuple peut contempler dans des baraques à un franc de « Grands Panoramas » – celui des chutes du Niagara par exemple, porte Dauphine. Raynaud a ouvert à l'Exposition son « Théâtre optique », ancêtre du dessin animé. Cependant les classes populaires sont, comme les classes dominantes, – dans un moment où ce qui domine comme medium de loisir et d'information, c'est du texte imprimé, un vaste marché de livres et de journaux s'adresse expressément à elles.

La presse à un sou

La « petite presse » – petite par le prix et le format, mais grande pour le tirage – est apparue en 1863 avec le Petit Journal à un sou, de Maurice Millaud. Sa formidable concurrence va bientôt refouler le colportage comme on l'a dit plus haut. Cette presse, établie sur le fait divers et le feuilleton, propage une idéologie de masse, politiquement conformiste, socialement intégrative ; une version édulcorée, populiste et bon enfant de l'hégémonie qui en a fait, comme le dit amèrement du Petit Parisien un curé de village, « les Saintes Écritures de toutes les campagnes » et de tous les faubourgs (voir chapitre 24). La presse à un sou est une presse nationale : ni parisienne ni seulement urbaine ; elle est parvenue avec le développement des chemins de fer à atteindre tous les bourgs de France16. À Paris comme en province, la presse politique, de la gauche à la droite, a dû aligner ses prix, fût‑ce à perte : la plupart des journaux de partis sont à un sou, seul moyen d'arracher des lecteurs à la « petite presse » apolitique. Le Petit Journal s'enorgueillit de tirer « tous les jours à 950 000 exemplaires ». Il s'adresse aux « petites gens », est le mieux diffusé en province et, quoique officieusement gouvernemental, affecte l'apolitisme ; en cas de difficulté, il s'en tire par des lapalissades moralisantes et des appels au bon sens. Le Petit Parisien (né en 1876) est en passe de devenir « le plus grand quotidien de la Troisième République »17. Il a atteint une circulation de 300 000. Sa formule idéologique, moins grise que celle du Petit Journal peut se synthétiser en : Patriotisme – Républicanisme – Réformisme modéré – Anticléricalisme marqué. Cela forme un « poker gagnant » en prise avec l'habitus du tout petit bourgeois et de l'ouvrier intégré ; il s'agit bien d'une convergence idéologique pour les strates ascendantes des classes dominées, quasi illettrées mais pétries de bonne volonté civique. Le Petit Parisien est didactique : « Les Bancs de Terre‑Neuve » (16.11), « L'Enfance d'un romancier » (17.11 ; Dickens)... Les éditoriaux de « Jean Frollo » s'achèvent sur des banalités sentencieuses que les lettrés appellent « style concierge ».

[Sur le Drame de Meyerling :] C'est égal quand on discute cette terrible question de la folie, on n'est jamais très rassuré (26 février).

Le républicanisme de cette feuille s'identifie à un catéchisme laïque : on est contre les jeux d'argent, l'alcoolisme, les désordres de mœurs, les excès des riches (Rodolphe de Habsbourg : « il brûlait la chandelle par les deux bouts », 13 juillet) ; pour les actes d'héroïsme, la récompense des vieux travailleurs, le respect des grands hommes (« La Mort de Chevreul sera un deuil pour la France », 11 avril). Les Premier‑Paris de Jean Frollo suivent un plan immuable : il y a des abus – ils sont graves et nombreux – plaignons les victimes – réformons sans exagérer. Frollo et ses lecteurs sont en faveur des pauvres, des laborieux, des petites gens, avec des arguments de bon sens et de solidarité républicaine. Le Petit Parisien se prononce sans risque pour les familles nombreuses, les petits détaillants (contre les grands magasins), les grèves, celles dont les motifs sont « justes ». Cela fait une sorte de « socialisme » infiniment dilué en bon vouloir civique, qui est habilement récupérateur.

Le fait divers

Le fait divers est la pièce maîtresse du journal à cinq centimes. Un publiciste socialisant le dénonce comme le nouvel « opium du peuple » et comme une manipulation machiavélique du Pouvoir :

Ferry éprouve‑t‑il des embarras politiques, militaires, financiers ou simplement gastriques ? Une dépêche fâcheuse arrive‑t‑elle du Tonkin ? Vite, un beau crime, d'« horribles détails », la courageuse intervention de l'habile Kuhn, les aveux de la victime, l'arrestation de plusieurs personnes, parmi lesquelles ne se trouve JAMAIS le coupable18.

C'est reconnaître l'influence sociale, le rôle d'exutoire passionnel du sensationnalisme criminel. Le fait divers – le « chien crevé » dit l'argot des journalistes – occupe une place prépondérante dans la « petite presse », comme dans la presse politique populaire (Lanterne, Intransigeant) et dans la nouvelle presse de sang à la une. Le Parisien est le premier quotidien où le crime et les drames sociaux occupent la première page tout entière :

Suicide d'un enfant
Le Drame de Belleville
Digue rompue au Canal de l'Ourcq
Violent incendie du Boulevard Richard Lenoir
Le Drame de la Bourse
Mort mystérieuse d'un soldat
Affreux accident
Le Drame de la rue de Nice19.

On trouve sans doute dans la grande presse des faits divers pour les bourgeois et les mondains : échos sur les princes et les « monstres sacrés », coups de théâtre mondains, escroqueries pittoresques, inventions nouvelles. Cependant le vrai fait divers émane d'un intérêt plébéien pour le Crime et les Drames de la Misère, intérêt qui tend à devenir un commun dénominateur pansocial, celui qui va déjà passionner toutes les classes lors d'un « beau crime », d'une « belle affaire ». Le Récit du crime – Louis Chevalier l'a bien montré – est l'objet d'intérêt central de la culture populaire‑urbaine depuis le début du siècle. Le canard, la complainte, la gravure à deux sous ont d'abord exprimé et stimulé cet intérêt. La « petite presse » a pris le relais. Le Journal illustré en fournit l'illustration, avec ses couvertures mélodramatiques. Le fait divers fascine en ceci qu'il révèle quotidiennement, inlassablement, un dehors passionnel, trouble et violent, du discours social, des valeurs établies, de l'opinion morale. Ce qui ne cesse de faire irruption dans le fait divers ce sont les hors‑caste, miséreux, vagabonds, rôdeurs, clochards, pierreuses, vieillards esseulés, enfants abandonnés. Y apparaissent même de temps à autre, sous le signe de l'ahurissement, de ces crimes‑massacres inintelligibles, perpétrés par des bergers landais ou de petites servantes de l'Aveyron. On y voit beaucoup le crime familial et conjugal : empoisonnements d'époux, vitriolages, parricides, infanticides, coups de folie, abus sexuels sur des mineurs : le commentaire en est censuré, mais le récit laconique et grand‑guignolesque n'en est que plus fascinant. La « page 3 » des petits journaux forme pour qui sait y lire une chronique tintamarresque et pathétique des classes dominées où la succession stochastique d'événements « privés » forme une destinée collective, « la vraie histoire du populo », dit l'anarchiste Émile Pouget. Les « Drames de la Misère » se répètent autant que les crimes de toutes catégories ; la presse ne craint pas ici l'amplification sentencieuse :

Un homme est mort de faim, à Paris, en pleine foire aux pains d'épices [...] Voilà une mort qui ressemble beaucoup à un meurtre social [...] C'est un comble monstrueux20.

C'est cependant le récit du crime bien sanglant qui forme la « littérature » la plus goûtée. Littérature en effet, les titres ne permettent pas d'en douter : « Le Drame de *** », « Terrible Drame rue *** » avec des sous‑titres que la série des Fantômas n'aura qu'à pasticher : « Le Pendu de Bougival », « Le Parricide de Ville‑d'Avray », « La Boucherie de Chatou »... Un style s'est établi avec ses épithètes homériques : « horrible crime », « infortunée concierge », « maison tragique », « pâles voyous », « audace effroyable » (Lanterne, 18 juillet, p. 1). Le journaliste combine l'autocensure de la décence (« scènes atroces qu'il est impossible de raconter ») avec le goût maniaque des détails macabres. Ce journalisme populaire ne cherche aucunement 1'« objectivité » ; comme du temps des canards, il juge, condamne et tire la morale : « gredin », « immonde individu », « louche personnage », « juste châtiment »... Le fait divers se développe en symbiose avec le roman populaire auquel il emprunte la rhétorique mélodramatique, contant d'ailleurs des histoires « vraies » parfaitement identiques à celles inventées par les feuilletonnistes. « Le Drame de la rue des Écoles » : Une bande d'étudiants dans une brasserie. Une jeune mère avec un bébé sur le bras apparaît. – « Ferdinand, notre enfant souffre ! » Éclat de rire du jeune bourgeois. Elle l'abat d'un coup de révolver. Elle se laisse arrêter sans résistance21.

L'année 1889 offre quelques « belles affaires ». Il y a l'interminable feuilleton de « Jack the Ripper » qui de mois en mois apporte de nouveaux « crimes de Londres ». Il y a « les Crimes de Pont‑à‑Mousson » : un « nouveau Troppmann » a terrorisé cette petite ville de l'Est et les assassins à record sont toujours bien accueillis. Il y a « l'Affaire Barrème », préfet de l'Eure, assassiné dans un wagon de la ligne de l'Ouest, affaire dont Zola tirera l'épisode central de La bête humaine. Il y a le « Crime d'Auteuil » : quatre voyous y dévalisent un hôtel et assassinent le gardien avec luxe de détails atroces (la plupart bénévolement imaginés par les journalistes : cierges et danses autour du cadavre). Il y a « l'Affaire Gouffé » enfin qui offre l'avantage du suspense et du mystère. L'huissier Gouffé, officier de justice libidineux, disparaît en juillet. On retrouve son cadavre dans une malle plusieurs semaines plus tard. L'affaire se prolonge jusqu'au jugement des coupables en 1890, formant un long feuilleton aux épisodes excitants, mystérieux et suggestifs.

La presse boulevardière aime les histoires de la « haute pègre », voleurs chics, escrocs magnifiques, gigolos. La presse populaire préfère les « drames passionnels » moins relevés. Les femmes galantes égorgées font recette. Le meurtre de prostituées réalise une revanche ou une convoitise sanglante du lecteur fin‑de‑siècle. 1888 a été l'année de l'affaire Prado. Ce Prado, guillotiné le 31 décembre, est le type‑même de l'assassin célèbre ; le meurtrier de Marie Aguétant, une cocotte de haut vol, a tout pour plaire à l'imaginaire feuilletonnesque. Ce mauvais garçon violent, grand escroc, faux comte espagnol, habile à faire planer le mystère sur sa naissance, collabore avec la presse pour la mise au point de son propre roman ; l'affaire Prado c'est « du Ponson du Terrail de la meilleure marque »22. La mémoire de la chronique criminelle parisienne le rapproche d'un autre ruffian sanglant, Pranzini, exécuté en 1883.

À la fin des années 1880, un type de fait divers s'est mis à proliférer, les histoires de vitrioleuses : la femme abandonnée ou négligée qui, tapie dans une encoignure, attend son amant ou sa rivale et leur jette au visage une bouteille de vitriol. Le roman populaire et la peinture de genre s'empara aussitôt de cette épidémie de vengeances atroces. La presse de 1889 en recense plus d'un cas par semaine à Paris :

C'est l'éternelle histoire des filles à qui leur séducteur a promis le mariage et qui se voient abandonnées aux premiers symptômes de grossesse...23.

Enfants martyrs et mères dénaturées bouleversent, indignent, apitoyent. Enfin tous ces récits du crime, repris quelques mois plus tard dans le reportage des Assises, aboutissent au récit, aussi fascinant, d'exécutions capitales. Celles‑ci sont détaillées avec une précision maniaque. Les derniers gestes du condamné, l'enthousiasme de la foule (et des cabaretiers), le bon ou mauvais fonctionnement de la guillotine sont narrés sur plusieurs colonnes :

On entend un coup sec... Un flot de sang énorme. Justice est faite24.

Le récit complaisant des exécutions à la Roquette ne saurait surprendre : il combine le goût du sensationnalisme sanglant et celui du dénouement moralisateur. Comme il opère cette combinaison avec la bénédiction du Pouvoir et de la Loi, le journal s'en donne à cœur joie, on le conçoit aisément.

La presse politique

Nous avons décrit ailleurs le champ des discours politiques et leur presse. Notons ici le dédoublement, récent, des quotidiens politiques en quotidiens bourgeois d'une part, et populaires de l'autre. Le Radical est lettré, La Lanterne de même obédience, n'est lue que par le petit peuple et le style démagogique avec lequel elle « mange du curé » y est tout à fait adapté. La Presse et quelques autres titres forment la version bourgeoise du boulangisme, tandis que l'Intransigeant et la polémique vaudevillesque de Rochefort contribuent au succès du « Parti national » dans les faubourgs. L'Univers est la plus distinguée des feuilles catholiques, pleine de débats où la conjoncture est jugée à la lumière du dogme ; La Croix est le journal d'un catholicisme pour les masses ; sentine de bêtise superstitieuse et de calomnie, La Croix va prêcher dans toute la France la haine de la République, de l'école sans Dieu et du monde moderne condamné par le Syllabus.

Le « Peuple souverain » a donc sa presse à part, à quoi s'ajoutent les journaux socialistes, le Parti ouvrier, le Cri du Peuple et l'Égalité. Leur propagande forme un contre‑discours global qui fonctionne comme une sociogonie, histoire des luttes sociales prolongées dans l'utopie de la Révolution imminente, – comme un credo, c'est‑à‑dire un ensemble de propositions dans l'assertion pour tout exploité fait de lui un militant et le transfigure en un instrument de la propagande révolutionnaire, – comme un palladium, un moyen de se défendre contre l'idéologie bourgeoise et ses insidieuses évidences, comme un discours dont l'intériorisation rend invulnérable au discours des exploiteurs, – comme une sermocination pleine de menace adressée au capitaliste exploiteur et jouisseur et lui annonçant la « fin de son règne », – comme un instrument d'interpellation en sujet : le prolétaire qui se reconnaît dans ce récit d'exploitation et de lutte, qui s'identifie à l'énonciateur construit dans le récit, le Peuple vengeur et son « Mané‑Thécel‑Pharès », se perçoit du même coup comme socialiste. Il cesse d'appartenir aux masses exploitées et bernées, dont le contre‑discours socialiste a pour fonction de « convertir » un à un les meilleurs éléments. Les esprits conservateurs dénoncent avec amertume ces propagandes, républicaine ou socialiste, qui « répètent quotidiennement les mêmes sottises au malheureux ouvrier », lequel « respire avec délice cet encens grossier »25. Cette angoisse paternaliste n'est que la contrepartie des démagogies tonitruantes dont, en effet, les gauches radicale et boulangiste usent et abusent dans leur presse de masses.

Le roman feuilleton

Le roman populaire est, tout d'abord, du roman‑feuilleton,‑le grand moyen de faire vendre le quotidien à un sou. Cependant la publication de feuilletons n'a rien de particulier à la presse populaire. Celle‑ci republie Sue, Soulié, Féval, Dumas, Montépin, Félix Pyat ; elle fait le succès de Richebourg, É. Chavette, É  Gaboriau, F. du Boisgobey, Charles Mérouvel, P. Decourcelle... Mais la presse distinguée publie aussi des feuilletons, et abondamment. Seulement ici, les signatures sont celles de Maupassant, France, Bourget, Sacher‑Masoch, Dostoïevsky. Quant à la presse boulevardière et petite‑bourgeoise ses suffrages vont aux œuvres de Delpit, de Malot et, plus faisandés et « parisiens », à Maizeroy, Mendès, Belot, Métenier, Yveling Rambaud. Le roman‑feuilleton dans la presse bourgeoise cherche à retenir l'intérêt d'un public particulier, à capital lettré et politique médiocre : les dames. C'est pourquoi ce sont les romanciers sentimentaux et ceux du libertinage « bien écrit » qui y font prime. Nous en parlerons plus loin.

La presse populaire tire donc son attrait commercial du feuilleton autant que du fait divers. Le Petit Parisien en sert jusqu'à trois par numéro. Record battu par la socialiste Égalité qui en donne quatre ! Le lancement d'un feuilleton dispose d'une technique publicitaire bien rodée. Des camelots distribuent en rue le premier chapitre de L'attentat de G. Maldague (roman de l'erreur judiciaire et du martyre féminin) et annoncent « la suite dans le Petit Parisien ». A.‑M. Thiesse a montré qu'à une époque où le prix du livre reste fixé à 3,50 fr (il tombera à 65 centimes avec les grands tirages de Fayard en 1905), les ouvrières fabriquent des « livres de fortunes » en cousant ensemble et reliant les feuilletons collectionnés de la petite presse. C'est donc le journal quotidien qui apporte essentiellement une littérature et des plaisirs culturels au prolétariat. Il y a aussi cependant depuis près de cinquante ans, une production romanesque par fascicules (bi‑)hebdomadaires : de longs romans sont achetés ainsi « à tempérament » chez le marchand de journaux en livraisons à 10 centimes. Cette édition en fascicule n'a pas été étudiée. Elle constitue cependant un secteur actif de l'industrie culturelle naissante. Orientée vers la classe ouvrière, cette édition produit beaucoup de romans, mais pas que cela ; de l'histoire romancée (L'An 1789, L'Amour dans tous les temps), de la publicistique (L'Exposition chez soi), de la compilation pratique (Les Lois françaises expliquées), du « conseil d'alcôve » (entité très importante pour l'histoire des mentalités : Les Secrets de la génération), de la gaudriole et de la pornographie, de l'occultisme, de la chiromancie, etc.

Il existe enfin certaines « revues de lecture » de niveau plus distingué où le roman populaire se trouve combiné avec du roman de littérature bourgeoise inférieure, Jules de Gastyne et Louis Noir côtoyant Georges Ohnet et Louis Ulbach. Dans le Journal du Dimanche la mise en page est conçue pour que chaque épisode de roman puisse être isolé et assemblé en volume, formant ainsi « une véritable bibliothèque renfermant plus de 700 romans des meilleurs auteurs contemporains »26.

Typologie : le roman prométhéen

Du point de vue typologique, le roman « populaire » qui trouve son modèle chez Eugène Sue peut être décrit comme l'inversion radicale du roman bourgeois canonique, c'est‑à‑dire de l'axiomatique narrative propre aux Stendhal, Balzac ou Flaubert. Si Rodolphe, prince de Gérolstein, s'enfonce incognito dans les ruelles sombres et pourries de la Cité, c'est qu'il lui tient à cœur, dit‑il, de « jouer un peu ici‑bas le rôle de la Providence » (Les mystères de Paris d'Eugène Sue, 1842). Par cette initiative romanesque littéralement exorbitante, le paternalisme bourgeois, incarné dans Rodolphe, pénètre dans les bas‑fonds de la Cité, où vivent « d'autres barbares [...] aussi en dehors de la civilisation que les sauvages peuplades si bien peintes par Cooper ». Le feuilleton qui vient de naître transgresse ainsi la clôture du monde bourgeois, assimilé pourtant dans la citation à la civilisation elle‑même. Ainsi naît un type de héros prométhéen dont le programme, que trace Sue, sera imité par tous ses successeurs : « secourir d'honorables infortunes [...], poursuivre d'une haine vigoureuse le vice, l'infamie, le crime ». Héros surhumain, plus fort, plus riche et plus intelligent que le monde entier, investi d'une mission à double face ; punir et récompenser. C'est celui qu'on a nommé le redresseur de torts, variante moderne du chevalier errant qui avait survécu dans la littérature de colportage. Le héros du feuilleton ne bute que devant un seul obstacle : l'argent ; qu'il soit un bandit généreux ou un héritier de grande famille, on ne peut se dissimuler que sans argent, il ne pourrait rien. Ainsi la fatalité de l'inégalité de fortune ne cesse d'apparaître derrière les hauts faits de ces saint Georges modernes.

Lucien Goldmann, reprenant la Théorie du roman de G. Lukács et certaines analyses de René Girard, définit le roman tel qu'il s'est développé depuis le XVIe siècle, comme le récit ironique d'une recherche démonique de valeurs authentiques menée par un héros problématique dans une société dégradée, type de récit dont l'issue est nécessairement l'échec, l'abandon par le héros de sa quête, sa conversion à la solitude ou son retour résigné à la norme dégradée. Le roman populaire du XIXe siècle est alors, par un renversement radical de la logique d'intrigue, le récit positif d'une quête prométhéenne de valeurs authentiques dans une société finalement régénérée. Il ne saurait être question de présenter le roman populaire comme une forme narrative authentique, révolutionnaire. Les valeurs que porte le héros sont données pour « authentiques » dans la mesure où, si l'on n'admet pas ce postulat, la logique interne du récit disparaît. Le paternalisme social de Rodolphe de Gérolstein peut sembler intolérablement aliénant, de même que les rêveries d'amour‑passion et de vie mondaine d'Emma Bovary ne sont pas partagées par le lecteur. Toutefois, dans le roman de « haute culture », le narrateur, par ce que Lukâcs nomme son ironie, dépasse, de façon abstraite, le niveau de conscience de son héros. Dans le roman populaire, le redresseur de torts est le porte‑parole de l'auteur qui exprime à travers lui les limites de sa propre conscience sociale. Le roman populaire propose un dépassement imaginaire de l'injustice et s'adresse ainsi, ambigûment, aux exploités. Thématisant le ressentiment des dominés, le besoin de solidarité, de commisération, de pitié et l'appétit de justice, le roman « populaire » a joué un rôle considérable dans la formation de l'identité des classes laborieuses. Rôle ambigu : protestataire et mystifiant. Le roman populaire dont la formule « classique » est en train de se dégrader comme on va le voir, a été adopté et adapté par les classes dominées. Il n'appartient pas à la logique de catch‑all, d'ineptie et de sensationnalisme qui est celle d'une industrie culturelle naissante cherchant la pure maximisation des profits idéologiques et commerciaux (comme le café‑concert).

Les romans populaires comportent une Vorgeschichte – au sens de B. Tomachevsky – aussi fournie et complexe que la fable elle‑même. Le héros, au fur et à mesure qu'il avance dans son œuvre de justicier (récit progressif), est amené à reconstituer l'histoire antérieure des autres personnages, histoire dont il ne possède au départ que quelques maillons (récit régressif). De sorte que cette reconstitution est rigoureusement parallèle au progrès de la fable elle‑même, le dénouement correspondant au démasquage du dernier « mauvais ». Le héros prométhéen est un chercheur d'indices, un pathfinder, un Mohican de la grande ville. Au début du roman, les bons sont dégradés (« mère martyre », « prostituée vertueuse », « forçat innocent ») ; les mauvais étalent au grand jour une façade honnête. Il appartient alors au héros et à ses aides de remonter jusqu'à la « scène primitive », crime enfoui dans le secret des familles ou sous l'hypocrisie sociale, désir d'expiation qui détermine la condition actuelle du personnage. On suit à rebrousse‑poil les étapes de sa promotion ou de sa déchéance sociales, dénouant éventuellement l'étreinte d'odieux chantages. Le roman fait payer au mauvais « la rançon du passé ». Ainsi les retours en arrière ne proviennent pas d'un goût baroque de la péripétie à tiroirs : ils correspondent à la logique fondamentale de la combinatoire narrative. Le hasard joue dès lors un rôle thématique et idéologique : à justice immanente, hasards objectifs.

Le dénouement du roman populaire est nécessairement heureux. Le happy‑end est évidemment un outil de conservatisme social ; encore qu'il faille distinguer entre une fin optimiste en faveur du système social et le happy‑end en faveur de l'individu privé. Les derniers chapitres voient arriver le « triomphe de l'amour » et « l'heure de la justice ». Les bons sont promis au « charme paisible et réconfortant de la famille ». La punition des coupables est systématique et distributive. Il faut que « justice soit faite, tardive mais effroyable » (Michel Morphy, L'ange du faubourg).

Une variante récente du roman populaire « prométhéen », c'est le roman de l'erreur judiciaire (Jules Mary, Roger‑la‑Honte, 1888) où le personnage principal est la victime, non le justicier. Cette victime se transforme du reste en justicier dans une seconde partie du récit, comme le fait Roger‑la‑Honte. Mais on insiste longuement sur ses souffrances : le roman populaire tient pour le principe, probablement vérifié, que l'innocent a toujours plus de peine à se disculper que le coupable. Un crime commis par le mauvais est imputé à un innocent qu'on a des raisons de vouloir charger. Il est condamné. Une nouvelle enquête aboutit par ses soins au dévoilement progressif des machinations et à la réhabilitation finale.

Style et pathos du feuilleton

Le roman populaire est aussi une école d'apprentissage du beau style et des grands sentiments, c'est‑à‑dire de ce style et de ces sentiments, déjà joués par les comédiens du mélodrame des faubourgs, dont la distinction figurent pour l'homme du peuple un degré de sublime dont il sent l'émotion au fond de son cœur sans espérer pouvoir jamais l'exprimer « aussi bien » :

– Malheureux, c'est vous et votre maîtresse qui l'avez tué !... Et voilà pourquoi je suis ici.
– Que prétendez‑vous ?
– Je vous eusse livré à la Justice, je vous l'ai dit, si la Justice avait pu vous punir. Mais elle est impuissante. Je me substituerai donc à elle.
– Ah ! Ah ! fit Nertia avec un rire forcé.
– Je vous ferai l'honneur de me battre avec vous... demain à la première heure.
– Et si je refusais ?
– Je saurais bien vous y contraindre. Il est certaines insultes publiques qu'un homme doit laver dans le sang...
– Et si je refusais quand même ? Manuel eut un geste terrible27.

À cet égard encore, la catharsis du roman populaire est libératrice à la fois et aliénante. L'ouvrier, l'ouvrière admirent la frénésie passionnelle dont brûlent les gens du Grand Monde. N'ayant rien d'autre à faire que désirer, aimer et s'abandonner aux transports les plus échevelés, les aristocrates de feuilleton offrent au populo l'image d'une vie vouée à des jouissances étranges et furieuses, mais surtout l'inaccessible modèle de gens qui savent exprimer leurs passions avec panache et emphase, même dans la fourberie ou le vice :

Une force plus haute que lui, que son énergie, le maintenait, le brisait.
Il avait lutté tant qu'il avait pu, mais c'était fini. Sa bouche venait de prononcer le mot irréparable.
Gaëtana savait qu'elle était aimée.

*

Deux autres complexes thématiques figurent dans la tradition « populaire » : le roman d'aventure et le roman sentimental de « bas » niveau. Le roman d'aventure, venu de Cooper via Soulié et Sue, occupe un secteur intermédiaire ; c'est une littérature à cibles multiples : adolescents bourgeois, femmes petites‑bourgeoises, classe ouvrière. Gustave Aimard (1885) reste le favori. Arthur Arnould, Pierre Zaccone y font surenchère de sensationnalisme et d'exotisme. Louis Noir [L. Salmon] connaît le succès avec un feuilleton antisémite échevelé, Le voyageur mystérieux. Nous parlerons plus loin du roman sentimental de coloration « populaire », roman du martyre féminin, du Calvaire d'une femme – interminables acting‑out masochistes avec, au bout de bien des souffrances et des flétrissures, la récompense et le bonheur (voir chapitre 46).

Évolution du feuilleton, formules nouvelles

Tout à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, à mesure que l'idéologie de réforme sociale perd de sa crédibilité, apparaîtra un type de récit centré sur le « héros noir », le hors‑la‑loi qui ne songe qu'à anéantir « tout ce qui vit, qui possède ». Chéri‑Bibi, Fantômas et Zigomar seront les contemporains de la bande à Bonnot ; la violence nihiliste se substituera à la prédication socio‑moralisante. Cette étape n'est pas encore atteinte. On peut cependant parler d'une déchéance de la topique feuilletonnesque qui ne cesse depuis la fin de l'époque louis‑philipparde de s'éloigner du romantisme social et des tirades émancipatrices qui ont fait son premier succès. La déchéance du feuilleton suit la pente du sensationnalisme. L'intrigue était déjà fort zigzagante : le feuilletonniste y accumule gratuitement les effets stochastiques, les péripéties aboutissant aux situations les plus inextricablement horrifiantes. Le récit est désormais organisé en fonction des possibilités de prolonger indéfiniment la narration si « ça marche » :

C'est tellement tiré à la ligne que quatre volumes suffisent à peine pour contenir un récit dont les péripéties tiendraient largement en un seul28.

La donnée narrative fait fi de toute prétention d'herméneutique sociale, ne cherchant plus que la frénésie, pimentée de violence et de sexe. La cartomancienne d'Auguste Dumont : un vil sacripant se fait passer pour un gentilhomme anglais après avoir commis tous les crimes imaginables. Une jeune fille dont notre aventurier a fait assassiner la sœur, se fait passer pour cartomancienne afin de retrouver l'assassin, etc. Le roman populaire exploite le romantisme de la pègre, mais avec un cynisme mieux informé que du temps de Sue et un goût laborieux pour l'ignoble.

C'est le monde des escarpes, des filles de joie, des indics en attendant d'être celui des gangsters et des calls‑girls. Enfin le roman populaire autrefois chaste est largement pénétré de « pornographie ». Fortuné du Boisgobey, un des premiers par le succès, travaille dans le roman parisien faisandé : du crime, de l'énigme, des situations « malsaines », du scandale mondain, du vice parisien, des aventures et imbroglios, des dialogues pathétiques. Il combine les ficelles du mélodrame avec des données du journalisme boulevardier et de la chronique judiciaire. Jules de Gastyne avec Chair à plaisir exploite la même formule et fait la connexion avec la « presse de vadrouille ». Son dernier ouvrage conte en un style échevelé et haletant les « écœurantes aventures d'une créature aussi profondément dépravée que merveilleusement belle ». Alexis Bouvier, auteur à succès de Chochotte, L'enfant d'une vierge, Les seins de marbre tire le meilleur parti des « audaces » qu'on peut escompter de la peinture des « aberrations de l'instinct génésique »29.

La pornographie anticléricale

En continuum avec la polémique d'extrême‑gauche fleurit le roman porno‑clérical. Haineux et détaillé, ce genre de romans répandu expose les doctrines luxurieuses et secrètes des « curés », les mystères orduriers du confessionnal, les « actes d'immoralité » dégoûtants des prêtres séducteurs, violeurs ou pédérastes. Ce roman se lance d'autant plus ardemment dans le sensationnalisme obscène qu'il le fait au nom d'une doctrine de Progrès qui en sublime les données scabreuses.

L'antisémitisme vient enfin s'adjoindre aux vieilles recettes feuilletonnesques. « La Juive », trahissant la France et son amant, est caricaturée dans Chaste et flétrie, de Charles Mérouvel. On a évoqué plus haut Le voyageur mystérieux qui combine des délires sur la « Haute banque » juive avec un violent racisme anti‑arabe.

Le mélodrame

Les faubourgs ont leur théâtre comme ils ont leur roman. La soirée passée en famille à l'Ambigu‑Comique ou aux Bouffes‑du‑Nord représente pour l'ouvrier l'expérience culturelle la plus élevée et la plus passionnante. Le mélodrame populaire a ses succès inépuisables : Roger‑la‑Honte, Le Fils de Rodin, L'Auberge des Adrets, Robert Macaire (en des versions modernisées successives depuis 1823)30. La porteuse de pain est une création de l'année 1889 : c'est l'histoire de la fortune mal acquise de Jacques Garrau, faux millionnaire yankee, voleur et incendiaire, et celle de Jeanne Fortier, la porteuse de pain, mère persécutée, injustement condamnée qui après une vie de souffrance, démasque le vrai criminel et est sauvée par la Providence. Drame bien « charpenté » qui combine les deux grands topoï d'alors : l'erreur judiciaire et la Mère recherchant ses enfants.

Le mélodrame, en symbiose thématique avec le feuilleton, est ouvert à l'intertexte journalistique. Marot et Périchaud font applaudir un drame à machines, Jack l'Éventreur qui combine des emprunts au « roman de détection » et à la presse à sensation avec le retour des types et situations des Mystères de Paris : Kitty, la prostituée de Whitechapel, est la sœur, angélique et vertueuse de Fleur‑de‑Marie. Le mélodrame objective l'état d'une culture populaire où il y a des savoirs de presse (sur Stanley, l'Affaire irlandaise, les Crimes de Whitechapel), des « emplois » de café‑concert (l'Anglais à longues dents, la Cocotte) et des topoï du vieux répertoire (prostituée vertueuse, forçat innocent, croix‑de‑ma‑mère, supposition d'enfant, deus ex machina...). Le faubourg aime aussi le théâtre historique, ce sont des pièces sur 1789 qui évidemment cette année‑là font florès. Sacrifice ! de Bompar et Duchez est un imbroglio révolutionnaire où le seul premier acte accumule avec habileté tous les stéréotypes, ou presque, du mélo :

Mère ignorant qui est son enfant ;
Secret gardé jusqu'au lit de mort ;
Bâtard inconnu ;
Amours coupables ;
Le pauvre et l'obscur préféré au gentilhomme ;
Malédiction d'un Père ;
Voix du Sang ;
Retour du proscrit ;
Apparition de celui qu'on croit mort ;
Traître démasqué ;
Combat avec le Traître ;
Retrouvailles des Amants séparés ;
Scélératesse dévoilée ;
Noblesse d'un cœur plébéien ;
Sacrifice exigé et consenti ;
Victime des convenances ;
Soupçons immérités ;
Deux haines s'affrontent ;
Atroce vengeance.

Seul Zola parmi les écrivains lettrés a conquis le théâtre populaire : sur un scénario de Busnach, les Bouffes‑du‑Nord jouent avec succès le drame de Germinal.

Autres infra‑littératures

La presse à un sou, le feuilleton et le mélodrame, dans leur complémentarité, forment l'essentiel de la culture accessible aux classes populaires. Cependant l'imprimé de camelote et la revue à deux sous procurent encore d'autres types discursifs. Nous avons déjà eu l'occasion de signaler la presse de vadrouille et la petite littérature de gaudriole, les « conseils aux jeunes maris », les brochures d'occultisme31, de spiritisme. Il y a aussi les genres de la rigolade. Nous nous sommes demandé de quoi on rit dans une société donnée, de la presse satirique artistique aux facéties de commis‑voyageur puisées dans l'Almanach Vermot ? (voir chapitre 26). Le rire est en effet un objet social hautement distinctif. Tel qu'écœure les platitudes du café‑concert trouve beaucoup de drôlerie aux fins diseurs du « Chat Noir » et beaucoup d'esprit aux chroniqueurs du Figaro.

Il y a une presse de la « blague » vulgaire : Le Journal comique, compendium des plaisanteries sur les belles‑mères, les vidangeurs, les cocus, les curés et les cocottes32. La Lanterne de Boquillon réalise à plein la particularité de cette presse plébéienne qui est l'autodérision, si évidente au café‑concert aussi : le populo voit ses balourdises, ses pataquès, ses galimatias, ses idiosyncrasies morales, ses « types » (poivrot, virago, fille délurée, gréviste, troupier, cocher de fiacre, que sais‑je) et il les perçoit comme comiques et ridicules. Il se « tord de rire » devant ses propres fautes de français (car le principal mérite de la Lanterne de Boquillon est d'être rédigée avec les fautes les plus extravagantes, en « langage cuit »). L'aliénation est la grande source du comique populaire.

L'extension de la « classe lisante » et l'« éducation populaire »

Le discours de la classe lettrée sur la lecture ouvrière est en apparence contradictoire. D'une part, les sociologues regrettent la faible part que la lecture occupe dans les budgets ouvriers :

Budget annuel moyen d'un travailleur belge : 1 016,19 fr.
[...]
dont : Association, épargne, lecture : 5,49 fr.

D'autre part, on rencontre une thématique qui semble convaincre de « l'instruction généralisée », des « progrès de la lecture ». « La classe lisante s'étend à perte de vue ; elle va jusqu'aux derniers confins des couches populaires. » On voit d'ailleurs découler de cette prétendue constation le thème des dangers de cette extension de la lecture qui est seulement quantitative. Le nombre des gens de « haute culture » n'a pas progressé depuis un siècle, suggère‑t‑on souvent. L'instruction démocratique n'a fait lire que les petits journaux et les mauvais romans. Les littérateurs distinguent ici ce qui fait différer l'imprimerie de l'écriture : « on imprime pour tous ceux qui savent, en quelque sorte, physiquement lire : on ne peut écrire pour tous, en ces temps modernes »33. À l'opposé de cet aristocratisme, des philanthropes cherchent à développer une production écrite qui serait bénéfique aux masses. Les uns gémissent sur les lectures ouvrières, causes d'affaiblissement des croyances « spiritualistes »34. Les autres se donnent mandat d'élever les âmes populaires. La Plume et autres revues « artistes » ironisent volontiers sur le criterium esthétique des démocrates : « comment ce livre peut‑il servir à la moralisation de la classe la plus laborieuse et la plus pauvre ? » Il est à noter que les socialistes, selon une logique apparemment différente, s'indignent également de la nocivité de l'imprimé pour les masses, ils y voient volontiers une conspiration de la classe dominante. On a donné plus d'instruction aux exploités, mais c'est « avec un jésuitisme inouï », « tronquant les faits économiques et créant une littérature spéciale pour le peuple, littérature qui lui fausse et obstrue l'intelligence quand elle ne la lui détruit pas tout à fait »35. À ces inquiétudes, correspondent des tentatives multiples de donner au Peuple une culture civiquement appropriée et de qualité esthétique reconnue, de lui faire aimer et apprécier une portion ad usum plebis de la culture légitime.

Les tentatives d'« éducation populaire » (l'expression est attestée) sont variées, leur logique est complexe. Il y aurait grand intérêt à faire l'histoire de ces entreprises émergentes, contemporaines des « cours du soir » et des premières « universités populaires ». La Petite Revue est l'exemple d'une publication orientée vers les incultes de bonne volonté, ne leur offrant rien de vulgaire, rien de frivole, rien de plat : du bon et du solide. Ce n'est pas une revue cléricale d'édification religieuse, mais une tentative laïque pour faire aimer la bonne littérature (Mérimée, Feuillet, Bourget), pour donner le goût des savoirs modestement élevés (« La traction des bateaux par cables aériens », « Le Repeuplement des rivières », « La Photographie »...), pour constituer en somme une culture pour le peuple qui, sans les ambitions de celle de l'élite, aurait toute la « noblesse », l'idéal et le sérieux de celle‑ci. D'autres revues encore, catholiques ou protestantes, prétendent satisfaire « cette classe nombreuse de lecteurs qui, après le dur labeur du jour, demandent au livre du soir non une nouvelle source de fatigue, mais un délassement, une nourriture agréable »36. Cependant, il n'est pas certain que le degré d'obédience culturelle attendu de la classe ouvrière ait jamais été approché ; s'il le fut, c'est par des autodidactes qui combinèrent à la lecture de Balzac et de Hugo un « mauvais esprit » socialiste et revendicateur dont les revues de lecture cherchaient justement à détourner. Le syndicaliste britannique Steele, dans son enquête en 1904 sur les ouvriers français, concluait qu'à la différence de l'Angleterre où les autodidactes « above average » étaient nombreux, « the higher literature of France is a dead letter to the working‑classes » (Steele, 1904, p. 90). Le niveau général de l'instruction publique était élevé, admettait‑il, mais le goût pour la « haute » culture, peu répandu.

Le lettré dans ses élans humanitaires s'interroge sur le genre de culture légitime dont le Peuple pourrait profiter. Tout de suite, il dresse des listes, des programmes de type scolaire. Francisque Sarcey avait lancé le débat : peut‑on se mettre d'accord sur vingt à vingt‑cinq grands livres à conseiller à un jeune homme du peuple, « intelligent et l'esprit ouvert » ? Les intellectuels furent plongés dans l'embarras. Sarcey lui‑même après Corneille‑Molière‑Racine, était resté à quia. Il avait choisi Le Sage, pour poursuivre ! L'illustre philosophe Renouvier à la Revue philosophique s'indigna : Le Sage, pour « éduquer le peuple », cet écrivain qui n'a exprimé que « des idées vulgaires » et « des sentiments bas » ! D'autres auraient bien voulu contre la règle fixée par Sarcey ne pas commencer l'éducation de leur Ouvrier idéal avec les chefs‑d'œuvre mêmes, mais avec des « notes », des conférences préparatoires. Ménard avait proposé sa liste : L'Énéide, les Églogues, les Odes‑Quel ennui, surtout en traduction, s'était écrié Renouvier qui pour sa part, toujours plus avant dans les classiques, voulait imposer à son Ouvrier, Homère, Lucrèce, Eschyle, Sophocle, « si grandement et si essentiellement humain ». Et cet Ouvrier attique devait poursuivre ses lectures avec Platon, Épictète, Pascal, Bossuet, Bourdaloue. Tandis que ses compagnons iraient s'abrutir au café‑concert, Renouvier lui prescrivait encore La Bruyère, Vauvenargue, Candide (Renouvier avoue son audace ici), Rousseau, Descartes, Shakespeare, « bien moins vieilli que Molière », Dante. Des contemporains enfin : Sand et George Eliot. Les Misérables ! Non, dangereux « à cause du caractère utopique » ! Et pour finir, l'idéal serait une belle chrestomathie et la Bible37. Ce petit délire collectif de générosité culturelle, illustre caricaturalement le problème malaisé de choisir pour le Peuple, un peuple qui, Jules Ferry en avait fait le serment, serait désormais éduqué par les soins de la République. Dans peu d'années, grâce à la Loi du 28 mars 1882, tous les jeunes Français auront eu accès à l'instruction primaire. Quelle éducation de persévérance prolongera à l'âge adulte le certificat d'études ? Les bibliothèques scolaires et communales sont censées favoriser l'éducation permanente des classes laborieuses. De 1877 à 1887 leur nombre et le nombre des volumes qu'elles conservent ont crû de 70 % environ38. Ces bibliothèques cependant sont mal distribuées sur le territoire : divers départements n'en offrent aucune qui soit accessible aux classes laborieuses39. Dans les campagnes, on compte sur le zèle de l'instituteur auquel on ne donne pas du reste les moyens de créer et d'entretenir une bibliothèque tant soit peu étoffée40. Quelques groupes de philanthropes s'occupent enfin d'une action systématique et d'une réflexion doctrinaire sur les formes de l'« éducation populaire »41. Leur histoire reste à faire comme celle des « librairies socialistes » nombreuses à Paris qui proposent des pamphlets, des brochures doctrinaires, mais aussi une littérature prolétarienne et révolutionnaire (roman, poésie et théâtre) dont l'étude n'a pas été abordée.

Notes

1  Relevé de la Revue de la presse départementale, supplément du n°de janvier 1890. Des recoupements me suggèrent une sous-estimation de 10 à 15 %.

2  Ces données sont tirées du volume « Ariège » de la Bibliographie de la presse française, préface de J. Godechot, contrevérifiées sur la Revue de la presse départementale, n°1 : 1890, supplément.

3  Gazette du village (1864-), Le Fermier (1872-), Le Travail (1883-), La Voix des Campagnes (1888-), Le Paysan (1889-) ; Le Père Martin, né en 1889, est le mieux rédigé et le plus habile propagandiste républicain.

4  Journal Officiel, session extraordinaire, p. 509.

5  Père Martin, n°1 : p. 3 (républicain).

6  Cf. par exemple Voix des Campagnes, 3.2 : p. 1, éditor. (républ.).

7  Seguin, 1959 et 1969, et G. Bollème, La Bible bleue (1975).

8  Dans P. Brochon, Le livre de colportage (Paris, 1954).

9  « Assassinat... » : D.L Vaucluse, 1887. Complainte : Affaire Pranzini. L'Assassinat de la rue Montaigne. 3 victimes. Paris : Menetière, 1887.

10  Bretagne : citation de Paul Sébillot, in Weber, 1976, p. 464 et p. 465 ; Paris et Bruxelles : Indépendant belge, 12,2 : p. 1.

11  Rouge et noir, 24.8 : p. 2 et « Jack », ibid., 3.8 : p. 2.

12  É. Bergerat, Gil-Blas, 16.6 : p. 1.

13  Grand-Carteret, Figaro, 21.8 : p. 3 et ibid., 30.8.

14  Source pur 1902 : Avenel, 1902, IV, p. 133. Liste des almanachs de 1889, in Le livre en 1889, II, p. 290.

15  Par exemple Almanach du « Peuple » (Bruxelles), Almanach démocratique (Liège).

16  Voir Parrain, 1972, p. 42, pour la diffusion de la presse à Clermont-Ferrand.

17  Cf. Amaury, 1972.

18  XXX, La fin d'une République, p. 151.

19  Titres à la « une » du Parisien, janvier.

20  Radical, 27.4 : p. 1.

21  L'Intransigeant, 2.1 : p. 2.

22  Rouge et noir, n° 2 : p. 3.

23  La Lanterne, 12.10 : p. 3.

24  Petit Méridional, 20.12 : p. 1 et 23.12 : p. 1 : description détaillée de l'autopsie du supplicié.

25  Delafosse, À travers la politique, p. 22.

26  Les autres titres pour ce type de périodiques : L'Omnibus, L'Ouvrier (catholique), Le Passe-temps, Journal de la Semaine, La Vipère ; à un niveau plus relevé, Le Voleur illustré.

27  Jules Mary, Quand même, p. 282. Citation suivante : Jules de Gastyne, Chair à plaisir, 2.444.

28  Les livres en 1889, I, p. 21, sur É. Richebourg, La Comtesse Paule.

29  Je me borne à signaler l'existence, connue par les travaux de Rancière, d'une littérature prolétarienne, témoignage de la vie des classes laborieuses, écrite par des ouvriers autodidactes, reprenant fréquemment comme idéaltypes du « littéraire » la topique et le style du feuilleton. On verra les intéressants Drames de la vie ouvrière de Mainguené.

30  Roger-la-Honte de Jules Mary passe à l'Ambigu fin 1888-janvier 1889, cf. Faguet, Notes, p. 284. Robert Macaire est joué à l'Ambigu, en mars. Pour La porteuse de pain, « drame en cinq actes » de X. de Montépin et J. Darnay, voir l'excellent résumé détaillé dans la Revue du Monde latin, XVII, p. 265-266 ; voir aussi sur ce drame, la couverture du Journal illustré, 20.1 Montépin fait également applaudir La policière à l'Ambigu en décembre. Jack l'Éventreur est créé au Château-d'Eau en août. Germinal est lancé à l'été 1889.

31  Ex. : La Main, ses révélations, etc. (P. Dillet).

32  4 pages non datées, depuis 1885 ; réd. Blaguamort, avec toujours au verso un titre-canular : Journal des Cocottes, des Poivrots, des Vidangeurs, des Cornards.

33  Statistique, in Charriaut, Belgique moderne. « La classe lisante » : Fremy, Comment lisent les Français d'aujourd'hui (1878), p. 14. « On imprime » : Morice, Littérature de tout à l'heure, p. 16.

34  V. Bertheau, L'Ouvrier, p. 35. Voir aussi, G. Naville, Discours sur les mauvaises lectures (Genève).

35  L'Écho ouvrier (syndicaliste), 5.8 : p. 1.

36  Bibl. du Foyer (Lausanne), janvier : p. 10.

37  A. Bardoux sur un thème analogue (Études d'un autre temps), dresse la liste suivante : La Bible, Homère, Sophocle, Platon, Plutarque, Virgile, Tacite, Dante, Shakespeare, Robinson, Byron, Cervantes, Faust, Corneille, Racine, Pascal, La Fontaine et Molière, Chateaubriand, Lamartine, Hugo.

38  Cf. Darmon, 1972, p. 125 :
1877 Bibliothèques : 19 320, volumes : 1 961 122, prêts : 1 350 541
1887 " 35 528, " 3 452 461, " 5 413102
Voir aussi Tanneguy de Wogan, 1896, p. 416.

39  À Limoges, la Bibliothèque est accessible au seul public scolaire et bourgeois ; du reste, les heures d'ouverture sont limitées et il n'y a pas de prêt extérieur. Il n'y vient donc pas d'ouvriers (Corbin, 1975, p. 396).

40  « C'est à l'Instituteur que revient l'initiative de la création d'une bibliothèque où entreront de bons ouvrages concernant l'art agricole » (Girard, Méthode, p. 34).

41  Exemple de ce secteur d'action sociale, la revue L'Éducation populaire des bassins de Charleroi, du Centre et de la Basse-Sambre. Charleroi.

Pour citer ce document

, « Chapitre 44. L'imprimé à l'usage du peuple», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-44-limprime-lusage-du-peuple