1889. Un état du discours social

Chapitre 47. Le secteur pour l'enfance et la jeunesse

Table des matières

On trouve dans ce secteur deux sources de textes, institutionnellement incommensurables ; l'une émane d'un appareil d'État ou d'Église, celui de l'enseignement, de la maternelle au collège ou au lycée ; l'autre forme une littérature mineure d'ouvrages pour la jeunesse avec une petite industrie de revues. Nous n'aborderons pas l'histoire sociale de l'instruction publique. Nous ne ferons pas non plus l'analyse typologique des manuels scolaires, ni celle de la presse éducative. On cherchera plutôt à repérer ce qui passe et s'inculque des idéologies et des valeurs dominantes en surcroît de l'apprentissage du français, de l'histoire, de la géographie et, au secondaire, de l'enseignement littéraire et philosophique. (On se limitera aux manuels et publications laïcs.)

Le discours de l'école

Les vingt dernières années du siècle passé furent l'époque des grands enthousiasmes éducateurs, l'époque aussi des grandes illusions. Le budget de l'Instruction publique triple entre 1878 et 1885. Celui de l'enseignement primaire dépasse cent millions ; il était de douze millions à la fin de l'Empire. Il est vrai cependant que l'assiduité scolaire, à peu près assurée dans les grandes villes, reste inférieure aux deux tiers du groupe d'âge dans les campagnes de Bretagne et dans certaines régions du Centre. Les penseurs officiels du régime formulent une doctrine de l'école primaire comme moyen de produire des citoyens conformes à l'idéal républicain :

Il faut que cet enfant qui sera un jour un homme et une portion du souverain, ait reçu au moins un commencement d'éducation, qu'on ait jeté dans ce jeune cerveau, docile aux premières impressions, les germes des vertus civiles et patriotiques1.

Il faut distinguer nettement les principes pédagogiques qui s'expriment, les grandes volontés de réforme et de modernisation et la logique culturelle et sociale réellement pratiquée par l'appareil scolaire. Ces projets de réformes, lors même qu'ils viennent des idéologues les plus respectés de la classe régnante, se heurtent à l'inertie du système et à une « conspiration » diffuse pour en maintenir les traditions et les effets « classants ». De Jules Simon à Léon Bourgeois, la volonté éclairée de briser le fétichisme des études classiques et l'emprise de la bourgeoisie sur le secondaire, de tenir compte des sciences nouvelles, de réélaborer radicalement les plans d'étude, ne se traduira que très partiellement dans la réalité. Le programme « moderne » sera bien créé, mais rapidement dévalué et adapté à un enseignement hiérarchisé. Quant aux lycées de jeunes filles – il y en a 21 et 25 collèges en 1889 – après bien des débats parlementaires, ils n'offrent qu'un enseignement allégé qu'on dit adapté à la « vocation naturelle » des femmes2.

Ce qu'il y a de négatif, de délétère, d'anxieux, de choquant, de conflictuel dans le discours social s'arrête aux portes de l'école. Le texte scolaire crée un simulacre du monde extérieur dont l'irréalisme, les bons sentiments et la poésie intime conservent un charme prenant :

Les soirées d'hiver sont longues. Il fait froid au dehors et les enfants se pressent autour du poêle qui ronfle joyeusement, ou se rangent en cercle devant la vaste cheminée dans laquelle brûlent lentement de grosses bûches de chêne. [On notera que cette poétique description n'est pas dépourvue de chausse‑trappes grammaticale.]

C'est l'école primaire – est‑il besoin de le rappeler – qui a produit et entretenu cette mémoire mythique de la France, qui commence avec « nos ancêtres les Gaulois » :

La France portait autrefois le nom de Gaule [...] Nos ancêtres étaient braves et superstitieux. Ils avaient pour prêtres les druides qui présidaient à leurs cérémonies religieuses et exerçaient sur eux une autorité presque absolue.
Les Gaulois étaient d'humeur aventureuse...3.

Les instituteurs forment une piétaille intellectuelle chargée de diffuser l'idéologie du Progrès, propriété de la classe régnante, et d'inculquer aux enfants un « idéal du moi » modeste, civique, pénétré de bonne volonté face à la culture canonique. Le discours scolaire est protégé par un dispositif de censure et d'asepsie qui lui garantit stabilité et harmonie interne. Absence totale de l'actualité dans cet enseignement sauf, – par quelque rare audace, – pour évoquer ces événements intemporels que sont l'Exposition universelle et le Centenaire de 1789. La littérature française qui naît avec la Chanson de Roland, atteint ses sommets avec quelques contemporains tels qu'en eux‑mêmes l'école les transfigure ; Eugène Manuel dont « la versification est exempte d'affectation et de négligence », Sully‑Prudhomme (« le Vase brisé ») et quelques Coppée4. Au contraire de cette indifférence au présent, l'école démontre la pertinence toujours rajeunie de Marot, de Molière, de Madame de Sévigné, de Chateaubriand et met en valeur leur potentiel laïc et républicain. La sexualité sous toutes ses formes est rigoureusement exclue. La fonction de reproduction est omise du programme des baccalauréats ès‑lettres et ès‑sciences dans leur partie « Anatomie et physiologie de l'homme ». Pas la moindre donnée des manuels de philosophie laïque ne laisse soupçonner que le mariage, « de raison ou d'inclination », pourrait avoir quelque rapport avec le corps et ses désirs.

Le champ pédagogique devient alors le lieu de recyclage de toutes les valeurs élevées auxquelles le discours social ne parvient plus à croire ; la mythologie des Grecs et des Romains, le civisme de Cicéron, le lyrisme d'Horace, l'esthétique de Boileau, la morale kantienne dans toute sa « pureté » et le Progrès indéfini. Instruire la jeunesse, c'est lui inculquer ce qu'il serait bon et reposant de pouvoir croire et aimer, ce qu'il n'est plus possible de faire, mais que l'on souhaite pourtant voir subsister en quelque lieu protégé. Pendant un siècle, tous les responsables politiques et sociaux répèteront que l'École « prépare mal à la vie » et qu'il est urgent de la réformer, mais à cet accord universel ne répondra jamais un bouleversement de ce dispositif de conservation et d'asepsie des valeurs obsolètes. C'est qu'en effet ce dispositif appartient à l'essence de l'école ; il lui est indispensable pour assurer sa fonction de reproduction des élites et d'intériorisation du « rang » culturel que chacun mérite d'occuper.

La littérature pour les instituteurs décrit une utopie didactique peuplée d'élèves assidus et bien élevés et de maîtres prêts à prodiguer sur toutes choses de prolixes leçons entrecoupées de questions aux bons moments. Madame Eudoxie Dupuis, – s'inspirant d'un livre fameux, – publie un ouvrage de lecture qui deviendra un classique de l'école laïque : Autour du monde ; Voyage d'un petit Algérien (entendre ; un petit Alsacien‑Lorrain dont les parents colonisent l'Algérie). Le jeune garçon, selon quelque prétexte insipide, voyage à travers le monde et les colonies françaises et y rencontre un grand nombre d'entités pédagogiques ; questions de grammaire, de géographie, d'histoire, de civisme, de culture générale et de morale pratique. À tous moments, il s'arrête dans son périple, pour se faire expliquer « puits artésien », « Touareg », « tabac », « port franc », « Brazza ». On rencontre dans ce livre cet idéal du dialogue informatif enchaîné qui a si bien inspiré Raymond Roussel. Les pédagogues, les essayistes, les hommes d'État vont proclamant que l'école doit s'ouvrir sur les exigences de la vie moderne, préparer à la « lutte pour la vie ». L'école engendre et maintient au contraire un dispositif tel que la moindre réflexion issue du monde extérieur serait à stigmatiser comme une forme de mauvais esprit. La classe de lettres ne cesse de reproposer au lycéen des dissertations sur des topoï dont l'exorde, le développement et la conclusion sont strictement prédéterminés et dont le sens et la portée n'existent que dans le milieu scolaire :

Montrez que le Cid est une pièce humaine, c'est‑à‑dire conforme à l'homme tel qu'il est.

La classe de philosophie apprend à « penser par soi‑même » en imposant la réponse dans les questions faussement candides qu'elle (se) pose :

Fait‑on connaître la volonté quand on dit avec les matérialistes qu'elle est une forme de l'activité réflexe ?

Il faut répondre non, avec feu. On sait en effet que le matérialisme « n'admet pas d'autre substance que la matière » ; « or, il a été démontré que les propriétés de la matière sont incompatibles avec les propriétés du principe pensant ». D'ailleurs en raisonnant par les conséquences, on n'ignore que le matérialisme conduit au « fatalisme », à l'« athéisme » et « dans les arts, à l'imitation du réel substituée à la poursuite de l'idéal »5. « Y a‑t‑il des degrés dans la liberté morale ? » (Malheur à qui mettrait en cause le présupposé qu'il y a une liberté morale.) En histoire moderne, on invite le collégien à exposer ses idées sur la question suivante :

De quelle race sont les Hongrois ? Quels sont les événements qui ont rendu les Hongrois et les Russes irréconciliables ?
[C'est une race mêlée, des Huns, Avares et Magyares. Leur haine des Russes remonte à l'intervention russe de 1849.]

Le contraste entre le caractère harmonieux, stable, protégé, poétiquement confortable du monde créé par l'école et l'obsession de l'examen, de l'épreuve, de la note a produit peut‑être une sorte de schizophrénie qui serait un trait psycho‑social français. L'examen, c'est la sanction officielle, le rappel lancinant de la fonction réelle de l'école. « Tout le travail, toutes les fatigues [...] supportées dans le cours des études ont généralement pour objet, pour espoir, on peut dire, la réussite à des examens »6.

Patriotisme, civisme, moralité

Le rôle de l'école dans la synergie patriotique a été analysé ailleurs (chapitre 10). La première tâche des instituteurs est de « développer dans le cœur de nos enfants l'amour de la France »7. Le cours d'histoire y contribue, mais tout autant celui de français, celui de littérature – « l'étude des chefs‑d'œuvre de la littérature française » est revenue au premier rang depuis 1880 – et celui de géographie (« Nos colonies »). La France occupe le premier rang dans la civilisation, et cette France est une France républicaine, la France de la Révolution dont les bienfaits sont détaillés et les « excès » mentionnés du bout des lèvres. Cet enseignement patriotique est inséparable d'un endoctrinement moral inlassable. Tout y sert ; la dictée, la grammaire, les lectures, « le vice y sera stigmatisé, la vertu exaltée »8, « car ainsi qu'on l'a dit avec une originalité piquante, l'honnête enfant est un honnête homme qui n'a pas fini sa croissance »9. Une philosophie kantienne ad usum delphini sert de base à cette moralisation qui dérive de la recherche de la « loi idéale » des actions humaines. Il s'y joint une sorte de sadisme dans le choix de thèmes répressifs, poussant à l'hypocrisie et au conformisme dans les dictées et compositions de l'école primaire. En composition française, on obtient que les enfants s'écrivent les uns aux autres des lettres pour se tancer mutuellement et s'entremoraliser :

Comment feriez‑vous comprendre à un enfant qui, pour s'excuser d'une faute a répondu « Je n'ai pu m'en empêcher ; c'est plus fort que moi », qu'il ne fait, en parlant ainsi que s'accuser lui‑même ?10.

Les « exercices d'intelligence » sont là pour conformer les esprits à des conceptions parfois singulières de la morale et du droit ; « Cet homme sera condamné s'il... [ne parvient pas à prouver son innocence] ».

Au lycée, on aborde des principes sociaux plus fondamentaux. Thème d'une dissertation de philosophie ; « Du droit de propriété ; – réfuter les objections dont il a été l'objet ». Il faut répondre ; que ce droit est indiscutable car il n'est qu'une « extension de la liberté » ; formuler quelques objections et montrer sans peine qu'elles sont absurdes ; conclure (en passant inconséquemment de la propriété personnelle à la propriété héréditaire) ; « l'État a seulement le droit de prélever des frais de succession et d'en appliquer le produit au soulagement des infortunes »11.

Humilité de classe et vocation féminine

Morale et civisme sont consciemment et expressément omniprésents. Cependant l'école inculque bien d'autres valeurs et le proclame moins haut. Elle apprend avant tout à reconnaître son rang dans la société et à s'en contenter ; même si l'on n'est pas « clérical », on sait que l'envie, l'orgueil, l'indiscipline, le goût du luxe sont des vices. En apprenant graduellement le style écrit, le petit enfant apprend aussi les convenances et à deviner sa juste place dans les hiérarchies sociales. Il apprend à être modeste, travailleur et respectueux des lois. Il apprend l'ordre et l'économie, et dans un cours d'arithmétique, dans l'énoncé d'un problème parfaitement irréaliste et cependant fortement concrétisé :

Un ouvrier gagne 4,50 fr par jour. Le nombre des jours pendant lesquels il ne travaille pas est de 60 par an. À combien peut s'élever sa dépense journalière, s'il veut avoir 100 fr d'économies au bout de l'année ?
[La bonne réponse est ; 3,48 fr]

Quant aux filles, à qui on réserve dès l'enfance des cours d'« économie domestique », elles apprennent en évitant les embûches d'une dictée la nature de leur vocation :

Lucie est encore bien jeune et déjà elle sait se rendre utile à la maison. [...] Elle commence à tricoter des bas pour ses petits frères...12.

Dans les Morceaux choisis très laïcs de Cahen, on peut étudier un « beau texte » de Jules Simon qui commence ainsi ; « Le principal devoir des femmes est de plaire à leur mari et d'élever leurs enfants... »

Le « cours de morale » peut se caractériser également comme l'apprentissage d'une morale adroitement référable à des situations de classe, diverses, mais où l'idéal de la petite bourgeoisie serait particulièrement monté en épingle. Compositions du brevet élémentaire ; « développez ; Qui borne ses désirs est toujours assez riche (Voltaire) », ou bien ; « La façon de donner vaut mieux que ce qu'on donne »...13. Cette morale trouve son épanouissement dans les « Cours élémentaires de philosophie » où, faute d'une morale révélée, on se borne à asséner l'axiome de « l'existence de la moralité » laquelle comporte intrinsèquement le mariage monogame et le droit de propriété14. Kantisme tempéré, car on sent que Kant va trop loin et que son criticisme gnoséologique, le caractère inconnaissable de la Ding an sich pourraient perturber les esprits lycéens. La philosophie scolaire sait qu'il faut évaluer les philosophies à leurs « dangers », dangers pour les certitudes établies et les autorités en place. De l'impératif moral, on finit par déduire en tout cas l'impôt, le suffrage universel, le service militaire, les privilèges du capital et la propriété individuelle (qui, par un juste retour, assure aux Hommes un meilleur exercice de la moralité que ne le ferait la propriété collective).

La librairie pour l'enfance et la jeunesse

Ce n'est qu'au début du XIXe siècle qu'apparaissent des contes et des récits publiés expressément pour l'enfance. Les deux grandes collections, la « Bibliothèque d'éducation et de récréation » d'Hetzel et la « Bibliothèque rose » de Hachette ont été lancées à la fin du Second Empire. À l'époque où nous sommes, le livre pour enfants est devenu un secteur des plus rentables de la librairie ; 916 ouvrages de cette catégorie paraissent dans les années 1886‑1890. Il faut y joindre une douzaine de magazines et noter que les « revues de famille » consacrent une partie de leurs numéros aux lectures de la jeunesse, bien contrôlées ainsi par les adultes15.

Comme secteur d'activité éditoriale, les juvenilia forment un ensemble particulier. Cependant la production des textes n'y est aucunement homogène ; elle est totalement recoupée par une division des sexes, une division en deux grandes classes d'âge et dédoublée enfin en production laïque et production catholique.

Quadripartition de la production :

partiellement confondue

Pour petits garçons

Pour petites filles

Pour jeunes gens

Pour jeunes filles

division nette

Ceci, aucun des historiens de la littérature pour enfants ne l'a montré comme étant axiomatique, constitutif du champ. Il n'y a pas, au siècle passé du moins, une littérature « pour la jeunesse » ; chaque roman, chaque revue est marqué selon les paramètres sexe/âge (quoique les revues d'adolescents puissent être conçues à double destination avec, anticipant sur la logique des discours canoniques, des textes non‑marqués – récits d'exploration, mœurs exotiques – et des textes bien signalés « pour jeunes filles »).

La presse pour les enfants

Pour les petits enfants, jusqu'à 12 ans environ, on trouve Mon Journal, le Journal des enfants et le Moniteur du jeune âge. Pour les fillettes spécialement, la Poupée modèle. Cette presse, au milieu de quelques fables et devinettes, est exclusivement composée de petits récits destinés à guérir les enfants de leurs vices (méchancetés, gloutonnerie, témérité, indolence, insolence, étourderie, cruauté, saleté, paresse) en en montrant la punition immanente. Cette presse et cette édition ont un destinataire d'élection, le jeune enfant, mais elles ont surtout un mandateur ou bénéficiaire éminent, les parents chargés d'une tâche exclusivement et inlassablement didactique et répressive. Le texte « fait la leçon », selon ces deux ordres, et il ne fait que cela, en appâtant l'enfant au moyen d'un pathos frivole ou drôle, la drôlerie étant le plus souvent d'ordre sadique puisqu'il s'agit de montrer de petits désobéissants bien punis par leur faute :

Monsieur Loulou est un petit garçon de six ans, fort têtu et fort désobéissant. On lui interdit de sortir lorsqu'il pleut [etc., avec le dénouement sentencieux :] Ah ! pauvre Monsieur Loulou ! La leçon est sévère, mais il faut avouer qu'elle est bien méritée.

« Pipette et Patapon » ; Georges torture les chiens et les chats ; il finit par être mordu ; « Rappelle‑toi, mon cher Enfant, qu'il ne faut abuser ni des bonnes bêtes ni des bonnes gens ». « Le Défaut de Madeleine » ; celle‑ci est gourmande, colère, orgueilleuse et paresseuse, elle sera punie du chef de tous ces défauts. Une autre petite fille encourt le risque d'aller « tout droit à la pension » ; elle est « entêtée » ; elle manque d'être écrasée par un omnibus à trois chevaux, sa poupée qu'elle n'a pas voulu lâcher, est déchiquetée à sa place. On nous montre encore « un petit garçon qui n'a de dispositions pour rien » ; il se rend la vie très pénible16. À tout moment le récit s'interrompt et une voix laisse tomber de pressantes admonestations :

Rire à tout propos de tout et de tous n'est pas une gaîté de bon aloi ; c'est un détestable défaut qui dénote la légèreté de caractère et même un manque de sensibilité17.

La fiction pour les petites filles leur enjoint surtout de ne pas faire « comme les garçons » ; si elles prétendent émuler ceux‑ci, ce sera l'accident, plouf ! la chute à la mare. Les petites filles doivent aussi s'appliquer à aimer les araignées, les grands‑mères, les bossus et les pauvres. Elles doivent se pénétrer des défauts de leur sexe :

Non, si je te le dis ce ne sera plus une surprise car les petites filles ne savent pas garder un secret.
– Si, si ! [Puis, indiscrétion plus ou moins involontaire. Conséquences fâcheuses. Regrets. Gronderie. Morale.]18.

On peut par contraste idéaliser pour l'édification des lectrices la fillette idéale :

La petite Suzanne Monnier avait un peu plus de dix ans. C'était une charmante enfant d'une très vive intelligence et d'une grande aptitude à tous les travaux d'aiguille19.

F. Dupin de Saint‑André publie un classique de cette littérature de persévérance : Ce qu'on dit à la maison, leçons qui ne se trouvent pas dans Noël et Chapsal. Le but de cette authoresse de chez Hetzel est de noter « les mots préférés des enfants », d'en montrer le caractère étourdi ou vicieux et de moraliser. « Je suis comme ça ! » par exemple ; locution réprimandable qui donne lieu à une longue tartine.

Ce qui arrivera à Gaston s'il n'y veille pas, n'est pas difficile à prévoir [...] Il regrettera amèrement alors de n'avoir pas commencé plus tôt la bataille contre ses mauvais penchants20.

Cette entreprise de moralisation est complétée par un dispositif chimérique d'instruction à outrance où les petits écoliers se montrent avides de tout connaître encyclopédiquement :

... Voici donc deux sortes de combinaisons de l'oxygène avec des corps.
– L'oxygène n'attaque‑t‑il pas aussi les pierres ? interrompit Lucien.
– En effet et cette action de l'oxygène sur les pierres s'appelle efflorescence ou désagrégation21.

La fiction pour les petits est presque exclusivement « réaliste », à l'exception des contes d'animaux. Le primat canonique du réalisme s'impose à cette production infantile au point que, – les Français ne produisant pas de fantastique, de merveilleux ou de « nonsense » – ils doivent aller chercher le peu qu'ils consentent à en laisser lire aux enfants en traduisant des écrivains anglais. C'est dans le cadre de la vie scolaire ou plus souvent des vacances, d'un voyage un peu lointain, que des enfants identiques au petit lecteur vivent des aventures morales et vont parfaire leur éducation. Un voyage de vacances est exemplaire puisque les petites filles y voyagent avec leur institutrice, laquelle enseigne tout le long du voyage pendant que les petites prennent des notes et posent des questions22. Le modèle est ici le Tour de France de deux enfants de G. Bruno (Mme Fouillée, 1886) et sa contrepartie cléricale Petit‑Jean. Ce type de narration géographique, pittoresque, patriotique et instructive est inlassablement imité.

Les magazines pour la jeunesse

Cette presse, complétée par une presse spéciale pour jeunes filles dont on parle plus loin, est née à la fin de l'Empire avec le Magasin d'éducation et de récréation (1864‑1915) d'Hetzel. C'est une presse pour gens relativement aisés (le Magasin qui donne deux volumes par an est à 14 fr. d'abonnement). Ce périodique, dirigé par Jules Verne, Hetzel et Macé, récrée ses lecteurs avec Famille sans nom de J. Verne, les éduque avec les Mémoires d'enfance de Legouvé. Il publie aussi André Laurie et, pour les jeunes filles, Mme A. Gennevraye. On y trouve quelques textes en très gros caractères signés « Un Papa », pour les petits. Le Magasin se destine ainsi à tous les publics juvéniles, avec la prédominance évidente du public adolescent masculin. Le Journal de la Jeunesse de Hachette lui fait concurrence (1872‑1914). Il est aussi didactique et cultive l'art de combiner le « récit de vacances » avec une information bien systématique sur la géographie physique, administrative et agricole de la France (avec, pour la culture classique, des ruines et des monuments archéologiques en bonne place). Il entrecoupe ses romans de notices sur les inventions modernes (phonographe, fil de platine, sous‑marin, « les applications de la guttapercha et du caoutchouc ») et sur les mœurs et paysages exotiques, du Dahomey au Groenland. Un troisième grand éditeur, A. Colin, lance en 1889 une revue concurrente, Le Petit Français illustré (1889‑1905). Celle‑ci sera nettement « progressiste » et moderne, patriote, toujours morale et didactique, apprenant à travers les « Géographie amusante », « Physique amusante », « Origines curieuses », « Questions historiques », le français normatif, l'art de la narration scolaire, les vertus privées et civiques et le désir d'instruction à outrance :

La loutre est de la même tribu que les blaireaux et la fouine. Elle a les pieds palmés sans lesquels un mammifère ne peut guère nager...23.

Toutes ces revues, alors même qu'elles ne le disent pas, sont conçues pour les jeunes gens ; les tableaux moraux contrastés du bon lycéen (travailleur, franc, loyal, bon camarade, sincère, simple) et du mauvais (négligent, dissimulé, envieux, rapporteur, menteur, vaniteux) montent en épingle des vertus « viriles » et laissent aux filles, – par défaut –, le soin de se percevoir comme un sexe socialement insignifiant. C'est aussi une littérature urbano‑centrique ; les paysans, très fréquents, sont des êtres burlesques, rusés, madrés, niais, – aussi exotiques que les Chinois et les Persans.

On trouve dans la presse pour adolescents, un sous‑genre, la revue géographique : le Tour du Monde (1860‑1914) et le Journal des Voyages (1877‑1915). À la géographie pittoresque – « Trente mois au Tonkin », « Six mois à Madère », « Voyage dans la Sénégambie », « Voyage dans le Delta de Pilcomayo » – se joignent les romans d'aventure des Boussenard, Jacolliot, Arnaud. On y apprend les valeurs héroïques de l'impérialisme et, surtout, le racisme. L'objet exclusif de cette presse semble de montrer les races exotiques, « Nègres » et asiatiques, mais aussi Russes, Persans, Arabes, comme abrutis, sauvages, cruels et superstitieux, inaccessibles à la civilisation, en des récits sensationnalistes où les scènes de cannibalisme, de tortures, de supplices, de cérémonies violentes abondent et où les illustrations regorgent de nudités sadiques. Cette littérature ouvertement raciste, haineuse et méprisante, fait appel à des instincts cruels qui contrastent avec le moralisme répressif dont elle est la contrepartie.

Le roman d'éducation

Un grand souci d'épargner à la jeunesse le chimérique, l'invraisemblance, la fantaisie débridée se combine à la nécessité d'une distanciation, partielle, imparfaite du monde fictionnel. Il s'agit de conter des fictions qui se passent, dans l'ordre du vraisemblable, dans un monde référentiel réaliste et contemporain. Cette fiction cependant scotomise la vie urbaine, trop proche, au profit de deux chronotopes ; les mœurs de province un peu biscornues et l'aventure exotique.

Si l'action est située en France, le roman pour la jeunesse offre toujours l'image d'un état de société plus archaïque, plus traditionnel, moins « moderne » ; les récits sont situés dans des milieux provinciaux tranquilles, avec les marques de l'idyllique, du vieillot, du pittoresque paisible ; « Sault de l'Erche est un petit chef‑lieu d'arrondissement bien sage et bien tranquille. Ce jour‑là, qui était un jeudi d'avril, Sault de l'Erche fut émoustillé par deux événements qui sortaient de l'ordinaire... » (incipit du Commis de M. Bouvat de Jules Girardin). Dans ces milieux attendrissants, on placera quelques signes de la modernité technique, une modernité réduite à des objets, – du téléphone au transatlantique, – entités ponctuelles dont la description minutieuse efface le mystère. Ce qui fleurit ici, c'est le conte comico‑provincial avec ses personnages typiques, versions infiniment diluées de Balzac. Il y a des conflits de caractère, des gens intéressés, vicieux, des méchants, mais cela forme un « monde possible » où le mal peut venir à résipiscence et où les bonnes intentions portent fruit. Le contraste entre deux enfants, l'un porté au bien, l'autre congénitalement malfaisant, forme l'armature moralisante de ces petits romans24. Au dénouement les deux enfants, le mauvais émulé par le bon, deviennent des adultes au cœur d'or, d'excellents officiers prêts à verser leur sang pour la France, ou – jeunes filles – elles font toutes deux des mariages raisonnables.

L'aventure exotique

On écrit encore pour la jeunesse des romans d'aventure historiques à la Dumas, mais c'est le roman exotique, le roman d'aventures maritimes ou coloniales qui fait prime. Bien que Jules Verne y ait sacrifié, le maître dans ce genre est Louis Boussenard (1847‑1910). Le jeune Sartre a appris dans Boussenard l'héroïsme, le panache et la crânerie en même temps qu'il a pu y trouver un savoir étendu des choses de la marine (« l'encablure est d'environ 195 mètres... »). Dans les histoires d'aventure échevelées de Boussenard, au Far‑West, dans la Pampa ou dans la forêt vierge, on fait aussi l'apprentissage méticuleux du racisme et on voit ce qu'il (ne) faut (pas) attendre des Chinois, des nègres, des mulâtres, des Indiens. Même à l'occasion, des Juifs :

Cet homme, un Juif, m'acheta, j'ignore combien et me garda dans sa maison pour me maquignonner en temps et lieu25.

Claire de Nanteuil a également produit des romans maritimes, imités de Stevenson : L'épave mystérieuse chez Hachette. Récit plein de mystère, de leçons de courage, de matelots pittoresques et de savoirs maritimes abondamment exposés. La scène‑à‑faire, c'est le naufrage et le sauvetage, occasion d'apprendre comment traiter dans les circonstances un domestique, un paysan, un officier de marine, une petite fille et un curé de campagne... Ce genre comme le précédent relève du Bildungsroman ; on y apprend comment parvenir à l'âge d'homme sous le regard du Père (ou d'un Père substitutif quand on est orphelin). Le jeune homme devient un héros de la Guerre de Crimée et épouse la jeune fille, loyale et douce, son amie d'enfance.

La motivation la plus « élevée » du roman pour la jeunesse, c'est le patriotisme, pavillon qui couvre les expéditions coloniales, les leçons d'héroïsme et les tirades racistes. Le chauvinisme précoce y est mis au pinacle. « Nos Colonies » qui « ont porté au loin le nom et la gloire de la France » occupent une grande place dans cette littérature où, par contraste, on dénonce humanitairement les cruautés du colonialisme... allemand26.

Le roman d'aventures scientifiques

Ce que j'ai exposé plus haut de la domination du modèle réaliste, même dans la littérature non canonique, a pu sembler contredit par le succès toujours grand de Jules Verne. La science conjecturale de Verne est certainement un dispositif anti‑réaliste et potentiellement utopique. Il faut cependant bien marquer les contraintes culturelles qui ont refoulé sa « science‑fiction » avant la lettre au statut mineur de littérature pour adolescents. Il ne s'agit pas là d'un phénomène naturel, comme la comparaison avec l'Angleterre d'une part, et avec la production antérieure à Verne d'autre part, le confirme. En 1862, stimulé par son éditeur Hetzel, Jules Verne a publié son premier récit d'aventures scientifiques pour la jeunesse. Le succès fut immédiat et l'implantation idéologique profonde. Une horde d'imitateurs apparurent, les uns serviles, les autres assez originaux ; Eyraud, Parville, Nagrien, Alphonse Brown, Boussenard, E. Calvet, Henri de Graffigny, Le Faure, Pierre Mael, Le Capitaine Danrit, Pierre de Sélène, Arnould Galopin, Pierre Giffard, André Laurie, sans oublier Albert Robida.

L'œuvre de Jules Verne subit une double contrainte ; celle du récit réaliste dont il reçoit d'abord l'exigence de vraisemblance ; deuxièmement, la subordination à la science (ancilla scientiarum) d'où les longs exposés sur la classe des coelenterés, la bobine Ruhmkorf et les mœurs des aborigènes australiens. L'œuvre de Verne s'établit dans un univers fermé parcouru en une circulation accélérée, modèle homologue à celui de la circulation capitaliste, où la science figure un élément immanent de déliaison. La lutte contre les éléments de blocage de l'énergétique sociale – inertie matérielle, superstition, protectionnisme d'État, survivances féodales, esclavagisme, enracinement territorial – constitue le thème idéologique de l'œuvre et aboutit à une vision du monde que Darko Suvin a définie par un apparent paradoxe, comme une utopie libérale.

Le talent de Jules Verne lui a permis de faire vertu de ces contraintes, mais il a intériorisé le tabou porté sur toute extériorité radicale ; pas d'autre monde, pas de mutants, pas de cataclysme et, en fait, pas d'anticipation. La science, moteur d'un développement indéfini, dissolvant immanent des contradictions sociales, produit l'avenir dans le présent, sans rupture ni choc en retour. Ce modèle idéologique me semble le produit d'un refoulement ; celui d'une SF de libération de l'imaginaire et de critique utopique, qui était apparue avant Jules Verne et qu'il a contribué à masquer.

À la même époque, Camille Flammarion (1842‑1925) propose un modèle contigu à celui de Verne ; celui de la rêverie philosophique mineure procédant à une vaste reconversion spiritualiste de la science positive, l'éternité de l'âme étant démontrée par l'astronomie et la physique moderne. (Uranie)

Si le récit d'aventure scientifique de Verne est refoulé au niveau de lectures adolescentes, cela apprend indirectement quelque chose sur le statut de la science elle‑même. La « culture », au sens que donnent à ce mot les appareils légitimants au XIXe siècle, n'est pas accueillante à la science. La bourgeoisie hérite du préjugé aristocratique relatif au savoir technique. Quelque usage qu'elle fasse de ce savoir, le prestige mondain et social de celui‑ci reste limité. Un écrivain digne de ce nom parle des profondeurs de l'âme ; il ne décrit pas des gazomètres ou des gares de triage. Une partie au moins des déterminations socio‑culturelles de H.G. Wells est liée à la diffusion d'idées scientifiques dans les classes cultivées de l'Angleterre victorienne, spécialement à la diffusion du transformisme darwinien, y compris son avatar, le darwinisme social. Il va de soi que Wells fait autre chose que refléter cette diffusion. Il en critique l'idéologie, mais il en profite également. Une telle diffusion est beaucoup plus sommaire en France, comme l'indique par exemple l'ouvrage d'Y. Conry sur l'Introduction du darwinisme en France (1974). Un « Wells » français n'aurait pas disposé de lieu sociologique d'accueil. Le statut institutionnel non canonique d'un genre exerce diverses contraintes restrictives sur l'efficace, sur les potentialités de ce genre même. L'ancrage institutionnel en un lieu mineur empêche le développement de toute SF à la recherche d'un statut différent et de paradigmes thématiques plus audacieux.

Sans secouer ces contraintes culturelles et thématiques, Jules Verne fait cependant bien mieux que s'y soumettre. Sans dessus dessous, séquelle d'Autour de la Lune, est une autoparodie délirante et grinçante, une subversion particulièrement perverse du « Sens » (dessus dessous), instituant un monde à l'envers (la planète bascule sur son axe grâce à la méli‑mélonite)... On peut trouver ici une sorte de grande avant‑première de l'autoreprésentation du texte, chère à Ricardou et au nouveau roman. « Private joke » s'il en fût jamais, puisque les conditions d'intelligibilité de ces fantaisies textuelles sont évidemment absentes du champ où Jules Verne opère. Les concurrents de Jules Verne ne cherchent pas à l'émuler dans le travail textuel ironisé, mais dans l'accumulation de gadgets. André Laurie (l'ancien communard Paschal Grousset) offre pour les étrennes de 1889, De New York à Brest en sept heures, modeste plagiat de la recette vernienne ; on a établi un pipeline sous‑marin entre l'Amérique et la France. Le héros parvient à Brest dans un tube pneumatique propulsé dans le conduit pour empêcher le mariage de la jeune fille avec le méchant. Le Matin recommande l'ouvrage ; c'est « la réalité de demain », des choses « qui pourraient se produire grâce aux progrès de la Science »27.

Le roman des guerres futures

Le principal concurrent de Jules Verne a été le gendre de Boulanger, Émile Driant, dit le Capitaine Danrit (1855‑1916) qui commence son œuvre de préparation systématique de la jeunesse française à la boucherie joyeuse. Danrit qui dans ses romans médaillés par l'Académie française massacrera plusieurs fois la population de la Terre, réalisera en fiction plusieurs fois aussi la Revanche, puis invitera des générations d'adolescents au génocide nécessaire des Arabes, des Nègres et des Jaunes. La guerre de demain, c'est de la revanche‑fiction :

En écrivant ce livre sous une forme imagée, j'ai voulu inspirer, aux Français qui me liront, confiance dans l'issue de la lutte [...] je les familiarise avec les nouveautés qui interviendront dans les batailles prochaines28.

Littérature pour fillettes et jeunes filles

La production culturelle de la vraie jeune fille est une entreprise infiniment délicate. Un problème technique se pose par exemple, qui est de faire le raccord avec la littérature féminine adulte. Pour l'adolescent, c'est simple ; il continue encore à lire Jules Verne et Boussenard tout en commençant, si le père d'esprit laïc le permet, à s'intéresser aux romans de Balzac, aux contes de Voltaire. Pour les jeunes filles jusqu'à l'âge où on les marie, il faut prolonger indéfiniment une littérature « spécialisée » car ni les classiques ni les romantiques ne sont dépourvus de sérieux « dangers ». Après quoi, on pourra par étapes insensibles permettre Feuillet et Cherbuliez, encore que quelques moralistes s'en effarouchent. Quant à surveiller les lectures des femmes mariées, les délicats le souhaitent, mais sentent bien que cela n'est guère aisé. La logique du système est donc que la jeune vierge lit Zénaïde Fleuriot et... se lance dans Catulle Mendès le lendemain de ses noces.

Cela a été un débat d'époque de savoir ce que l'on pouvait « mettre dans les mains » des jeunes filles et le plus corrompu des boulevardiers se montrait ici d'une austérité sourcilleuse. On veut des livres chastes, des romans sans romanesque, éducatifs sans lourdeur. On désire que s'épanouissent les qualités de sensibilité et de tendresse des jeunes vierges, mais on sent qu'il est nécessaire de leur donner aussi un jugement sain et pondéré. L'idéologie a conçu la jeune fille comme un être si complexe et contradictoire, si perméable aux influences délétères que la littérature idoine est soumise à de multiples exigences et qu'elle n'abonde pas. C'est ce que constate Madame Edmond Adam, l'égérie de la Nouvelle Revue, en s'essayant elle‑même à ce genre délaissé ; on n'écrit pas assez pour les jeunes filles et ce sont des niaiseries irréalistes ou de la moralisation religieuse.

Madame de Stolz est la femme‑écrivain pour les fillettes. Sa littérature d'écolières et de pensionnaires ne manque pas d'adresse ; elle cherche à montrer le monde des adultes tel qu'il est vu par les enfants avec une ingénuité et une candeur redoutables ; un monde où les adultes ne sont pas sans torts ni sans défauts, lors même que les enfants sont invités à ne pas les juger29. La Comtesse André de Beaumont, dans le même secteur, est plus expressément catholique et pieuse. Ses petits récits font l'apprentissage des vertus bourgeoises ; charité, paternalisme, soin de tenir son rang, distinction, modération. Il n'y a pas de littérature pour les fillettes des classes inférieures. Madame Gustave Demoulin s'est risquée dans le roman d'aventures un peu fantaisistes, mais avec « une pensée morale qui permet de le mettre dans les mains de toutes les jeunes filles »30. Mme Demoulin, d'une piété discrète et point rigoriste, prétend composer avec le romanesque spontané des jeunes filles et leur ordinaire aveuglement. Ses héroïnes, espiègles mais raisonnables, apprennent l'art de voir clair dans leur coeur et de juger congrûment les jeunes hommes.

C'est Zénaïde Fleuriot (†1890) qui avec ses quatre‑vingt trois romans a dominé la littérature pour jeunes filles, toujours du meilleur monde comme chez Stolz. Loyauté déploie une formule particulièrement réussie. Des pensionnaires y rédigent des journaux intimes et correspondent entre elles ; ce sont ainsi les destinataires qui semblent écrire le roman. Les héroïnes de Z. Fleuriot montrent les qualités expressives, morales et stylistiques de la vraie « jeune fille », primesautière, sensible, naïve, gracieuse et loyale. Guyonne est une jeune fille pieuse, chaste, agréable à vivre, intelligente sans prétention, « ayant en germe les hautes vertus qui fondent les familles ». Amoureuse, chastement, d'un homme pourvu de tous les mérites, elle ne veut pas user de procédés détournés ni de coquetterie pour le conquérir. Le roman de Z. Fleuriot est vraiment adorable, elle a une « justesse d'oreille » idéologique hors de pair. Ses récits forment une apothéose émue du charme discret de la haute bourgeoisie traditionnelle. La loyauté de Guyonne sera récompensée par un « beau mariage » :

À qui dois‑je le miracle qui me donne à Olivier de Bellefontaine ? C'est à genoux que j'ai remercié la Providence. Ah ! Thérèse ! Mes petites ruses humaines ont été déjouées et me voici fiancée à un homme sans peur et sans reproche... (p. 229).

Jean de la Brète (pseudonyme d'Alice Cherbonnel ; cette littérature est exclusivement produite par des dames) publie en 1889 Mon oncle et mon curé, futur classique ; une jeune fille provinciale sous la tutelle d'une tante acariâtre et méchante, a pour seul ami un vieux curé. Elle est amoureuse d'un cousin qui ne s'intéresse pas à elle. C'est une sauvageonne, gaffeuse, impulsive, emportée, mais un cœur d'or. C'est ici l'habileté un peu machiavélique de ce Bildungsroman féminin. L'héroïne n'a pas la perfection d'une image sainte, loin s'en faut, et les adultes ne sont pas idéalisés ; ils sont ridicules et faibles face à la petite raisonneuse. Mais avec ses défauts et qualités, la petite apprend très « spontanément » comment se soumettre aux règles sociales tout en gardant son quant‑à‑soi.

Madame Edmond Adam, grande figure politique républicaine, exaspérée à la longue par la bigoterie et l'aristocratisme du roman pour pensionnaires, avait décidé de mettre la main à la pâte. Jalousie de jeune fille transgresse les traditions du genre avec une certaine pertinence, « politique » en dernière analyse. Il s'agit de faire « vrai » comme dans tout renouvellement du stock idéologique. Aux conflits cornéliens moralisateurs de Z. Fleuriot, on substituera un conflit réel ; une jeune fille jalouse du remariage de son père. On inventera une jeune fille « réaliste », pas une image à l'eau de mélisse. Mais alors, Madame E. Adam bute sur le monde référentiel même ; parce qu'elle a voulu inventer un personnage autonome et un peu complexe, elle ne peut faire de son héroïne une Française ! Ce sera une jeune Américaine à Paris. Remarquable phénomène ; la dimension symbolique est à ce point intriquée à la logique concrète de la vie sociale que, – dès lors qu'on veut sortir d'un genre pertinemment jugé faux, – on ne parvient plus à rattacher avec vraisemblance son récit à sa société de référence !

*

La littérature pour la jeunesse des deux sexes est une littérature « sous surveillance », destinée à brider une imagination que l'on soupçonne essentiellement vicieuse et dangereuse. Elle est destinée à rassurer les adultes plutôt qu'à satisfaire un appétit adolescent « spontané » dont on subodore qu'il ne sortirait que du mauvais esprit et un goût pour le mal sous toutes ses formes. Elle opère un compromis plus ou moins machiavélique entre un mandat exclusif de moralisation et des concessions faites à des penchants « naturels » dont on veut tirer le meilleur parti, esprit d'aventure des garçons, espièglerie et sentimentalité des filles. Les grands idéaux indivis, patriotiques, et ceux de morale privée, sont abondamment investis dans cette littérature éducative qui sert également de lieu de recyclage pour divers idéologèmes obsolètes que le discours social ne se résout pas à bazarder. Quelque chose cependant vient d'apparaître dans le secteur, apparition discrète d'une nouveauté absolue dont personne ne soupçonne le potentiel. Le Petit Français illustré publie cette chose nouvelle, sans nom, « La famille Fenouillard » de Christophe (et aussi ses « Histoires sans paroles »), l'image dominant le texte, la fonction didactique ironisée, la parodie tintamarresque des genres autorisés pour l'enfance (à commencer par celui du « Tour de France » éducatif et édifiant). C'est la bande dessinée ! De La famille Fenouillard aux Pieds nickelés, elle ira vite s'encanaillant. Dès l'origine, dans cette presse pour enfants modèles et pour bons écoliers, elle a mauvaise allure, mais qui s'en doute ? Ainsi les vrais bouleversements arrivent‑ils sur des pattes de colombe...

Pour synthétiser

Trois secteurs infra‑légitimes, identifiés selon un public‑cible, sont apparus et se sont institués au XIXe siècle ; l'imprimé pour le peuple, pour les femmes, pour la jeunesse, en marge des genres et discours canoniques (eux‑mêmes hiérarchisés selon des degrés de distinction, de prestige, d'ésotérisme). Ces publics‑cibles pour qui sont produits des textes ad hoc par qui, à leur tour, leur « identité » idéologique est objectivée et renforcée, ne possèdent pas les capitaux doxique, esthétique et épistémique nécessaires pour profiter des discours canoniques et s'instituer face à eux en interlocuteurs valables. Cependant l'accès au canonique ne leur est pas interdit expressément par voie de contrainte. La contrainte quand elle existe (quant aux lectures permises à la jeunesse à coup sûr) ne fait que redoubler un désintérêt « spontanément » exprimé, une imperméabilité aux charmes des discours dont un sujet donné n'est pas l'élu. L'axiomatique de ces trois secteurs discursifs opère une transposition objectivement appauvrie, abâtardie, d'éléments qui jouent un rôle et ont un sens, plus délié et plus complexe, dans les secteurs canoniques. Tout en produisant une topique et une paradigmatique ad hoc, les ghettos discursifs engendrent surtout un destinataire pourvu de caractères, d'expectatives et d'intérêts inférieurs (une fois encore ; objectivement inférieurs dans la seule logique de référence du système discursif et axiologique immanent) et limités. Comme ce destinataire implicite s'incarne tant bien que mal, – avec des discordances jugées « négligeables », – dans des destinataires empiriques, le discours social affirme l'harmonie préétablie entre le sujet et l'objet, entre le consommateur et le produit qui ne peut apparaître dans un état de société que comme la preuve mise sur la somme.

Notes

1  Dreyfus-Brisac, Monographies, p. 346.

2  Les périodiques principaux pour le champ scolaire sont – à la maternelle – l'Ami de l'enfance (Hachette) ; pour l'enseignement primaire ; le Courrier des examens (préparation aux brevets ; chez Delagrave), L'Éducation nationale de Burdeau (Picard & Kaan), le Journal d'éducation populaire de la « Société pour l'instruction élémentaire » laïque, L'Instituteur, le Manuel général de l'Instruction primaire, meilleure source pour les travaux et exercices suggérés aux instituteurs, Le Moniteur des examens de l'Enseignement primaire (Charnerot), L'Éducation ; journal des écoles primaires, la Revue d'éducation et d'instruction primaires (à Toulouse ; analogue au Manuel), le Journal des Instituteurs (à l'usage des écoles normales primaires), la Revue pédagogique – Musée pédagogique, très ardemment républicaine, la Revue des Instituteurs est en fait une feuille politique boulangiste. Signalons aussi L'Abeille, revue laïque belge du primaire. Au secondaire, on a le Journal du baccalauréat ès‑lettres (comportant toutes les épreuves et leurs corrigés), la Réforme universitaire, organe des maîtres répétiteurs. Pour les jeunes filles, le Bulletin littéraire et L'Enseignement secondaire des jeunes filles dirigé par Camille Sée.

3  « Dictée » ci-dessus, Manuel général..., n°1 : p. 1889. « La France » ; L'homme et Bouchet, Histoire de France. Ou encore dans Bernard, Résumé chronologique, p. 1 ; « Les Gaulois étaient de haute stature. Ils avaient les yeux bleus, les cheveux blonds, longs et abondants ; ils laissaient croître leur barbe, les nobles seuls se rasaient en conservant de longues moustaches. Les Gaulois étaient braves, généreux, hospitaliers, curieux et grands parleurs. »

4  Voir Cahen, Morceaux choisis (secondaire, jeunes filles) ou pour Sully-Prudhomme toujours, Journal des Instituteurs, p. 313.

5  Journal du Baccalauréat, p. 82‑ ; question suivante ; p. 108 ; sur les Hongrois ; p. 215.

6  Guyot‑Daubès, L'Art de passer les examens, p. 3.

7  Télégraphe (Q), 2.4 : p. 1.

8  L'Abeille, 35 : p. 150.

9  Manuel général de l'Instr. prim., p. 495. Le patriotisme est généralement qualifié d'« instinct », « le plus beau, le plus moral des instincts », Sem. scolaire ; Directions & exercices, n° 20 (18.5). Pour l'enseignement patriotique et l'instruction militaire, on verra surtout le Bulletin de la Ligue française de l'enseignement.

10  Moniteur des examens, p. 41. Ibid., p. 46 ; « Une de vos amies de pension, sur le point de passer ses examens, vous a priée de faire à sa place un devoir qu'elle ne veut ou ne peut pas faire. Vous vous êtes déjà prêtée plusieurs fois à des complaisances de cette nature, mais aujourd'hui vous lui refusez le service demandé. Expliquez‑lui les motifs de votre refus. »

11  Journal du Baccalauréat, p. 82.

12  Moniteur des examens, p. 69 et Charlier, Dictées, n° 1.

13  Courrier des examens, p. 68 et p. 126.

14  E. Boirac, Cours élémentaire de philosophie, p. 300 ; réfutation du criticisme, p. 403 ; réfut. du matérialisme, p. 456. Et aussi ; « Tant que la famille subsistera, il ne faudra pas désespérer de la moralité humaine » (p. 372).

15  Sur la littérature enfantine, voir Caradec, 1977, Latzarus, 1924 et Trigon, 1950.

16  « Monsieur Loulou », Mon Journal, 14.6 ; « Pipette et Patapon », Mon Journal, 25‑ ; « Madeleine », Petit Français illustré, n° 5 ; « À la pension », Poupée modèle, 12‑1888‑1‑1889 : p. 39 ; « Un petit garçon... », Petit Français illustré, p. 196.

17  Cantelou, Voyage de vacances, p. 7.

18  Journal des Enfants, 9‑1889.

19  Petit Français illustré, p. 198.

20  Dupin de Saint‑André, p. 327.

21  Boutard, Leçons et promenades, p. 12.

22  Roman de Sophie de Cantelou (Mégard éd.). Contes d'animaux, eux aussi touchants et édifiants ; L. Ménard, Histoire de quadrupèdes ; G. Gaulard, Porcinet et son cousin Marcassin (ils ont tous les défauts ; gloutons, paresseux ; on finit par les manger) ; Baron de Doumy, Les mémoires de Léda (un cheval) ; Ouida, Puck (un chien de race).

23  Petit Français illustré, 1 : p. 7.

24  Voir Le testament de M. Mariloux de Paul Biaise ; conflit de caractère entre deux jeunes filles, l'une douce et rieuse et l'autre sombre et dure. Captation d'héritage et innocence injustement soupçonnée. L'Auberge des Saules de Jeanne Loizeau ; un petit Parisien chétif qui découvre la campagne, apothéose de la bonne volonté des classes inférieures, critique de la vanité. Petites jalousies, bons exemples et succès scolaires... L'un de ces récits à contraste vaut d'être signalé puisqu'ici nous avons le vrai Français enraciné et le jeune Juif, mal élevé, ambitieux, horripilant, fat et lâche : L'Auberge des Saules, cité ci‑dessus, publié chez Lemerre dans une collection pour distributions de prix.

25  L. Boussenard, « Aventures extraordinaires d'un homme bleu », Journal des Voyages, p. 600. On ne peut s'empêcher de voir chez Boussenard, le modèle stylistique des dialogues de Raymond Roussel ; « J'ai été négrier, puis pendu, puis bleu, puis phénomène, puis manitou, puis millionnaire, puis ruiné et encore millionnaire. Il manquait à la série d'avoir été anthropophage. J'apprends aujourd'hui que je l'ai été... » (p. 670).

26  Journal de la Jeunesse, II, p. 280 et (Allemands), ibid., I, p. 114‑115.

27  Matin, 16.12. Voir aussi, de Laurie, les Mémoires d'un collégien russe et, en feuilleton dans France nouvelle et L'Indépendance, « Les Exilés de la Terre ». Quant à Le Faure et Graffigny dans leurs Aventures extraordinaires d'un savant russe, ils offrent un voyage à travers l'ensemble des mondes célestes, de la Lune aux étoiles, un manuel d'astronomie en récit vaudevillesque.

28  Le genre du roman préhistorique (Misère et grandeur de l'humanité primitive de Léonie‑S. Meunier) est encore à signaler dans la littérature pour la jeunesse. Rosny aîné plus tard essayera, sans vraiment y parvenir, d'exhausser ce genre en littérature « sérieuse ».

29  Mme de Stolz était le pseudonyme de la Comtesse Fanny de Bégon. Elle publie plusieurs petits romans par an. Roger Dombre (Madame André Sisson) opère dans le même secteur. Voir aussi pour pensionnaires, le périodique La Récréation au pensionnat (1889‑...).

30  Une épave parisienne, préface.

Pour citer ce document

, « Chapitre 47. Le secteur pour l'enfance et la jeunesse», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-47-le-secteur-pour-lenfance-et-la-jeunesse