1889. Un état du discours social

Chapitre 49. Fonctions du discours social

Table des matières

Saturation et expansion

« In eo movemur et sumus », dit Saint Paul : en lui nous évoluons et nous sommes. Le discours social est le médium obligé de la communication et de la rationalité historique, de même qu'il est instrument du prestige social pour certains, au même rang que la fortune et le pouvoir. En lui se formulent et se diffusent tous les « sujets imposés » (Bourdieu) d'une époque donnée. La variété même des discours et des positions doxiques permises semble saturer le champ du dicible. Le discours social a « réponse à tout », il semble permettre de parler de tout et de multiples façons, constituant du fait même le non‑dicible en impensable (absurde, infâme ou chimérique). Pour quiconque ouvre la bouche ou prend la plume, le discours social est toujours déjà là avec ses genres, ses thèmes et ses préconstruits. Il va falloir se faire entendre à travers cette rumeur, ce brouhaha, cette facticité omniprésente. Nul ne peut se flatter de parler dans un vide, mais toujours en réponse à quelque chose. On songera à cet « et ego », moi aussi j'ai quelque chose à dire, si perceptible chez les « jeunes poëtes », résolus à produire coûte que coûte de l'inouï.

L'hégémonie peut être perçue comme un processus qui fait « boule de neige », qui étend son champ de thématiques et de cognitions acceptables, en imposant des « idées à la mode » et des paramètres narratifs ou argumentatifs, de telle sorte que les désaccords, les mises en question, les recherches d'originalité et de paradoxes s'inscrivent encore en référence aux éléments dominants, en confirment la dominance alors même qu'ils cherchent à s'en dissocier ou à s'y opposer. Dans l'hégémonie tout fait ventre. De la même façon que les caractères dominants du genre romanesque, de la narration littéraire, du vraisemblable et du typique se sont imposés à travers la recherche même de l'innovation, de l'originalité, de styles et de visions du monde « personnels », de même et plus généralement, les types discursifs et la batterie de thèmes dominants d'une époque s'imposent et se stabilisent autant par le partage de « dénominateurs communs » que par des écarts constants et des aménagements qui demeurent en tension dans la logique de ce qu'ils contestent ou prétendent renouveler. Il importe de distinguer l'émergence occasionnelle d'un novum radical et de démarches véritables de rupture critique, du processus courant par lequel les « débats » s'instaurent et s'acharnent en confirmant par la bande une topique dissimulée, des intérêts, des tactiques discursives communs aux antagonistes ; par lequel l'originalité, cognitive, exégétique ou stylistique, ne se pose et ne prend de valeur que par l'hommage implicite qu'elle rend aux manières de voir et aux manières de dire qui sont imposées. Du point de vue de l'hégémonie socio‑discursive – sans introduire un jugement à priori qui dirait que toutes les « ruptures » sont bonnes, qui secouent le poids des conventions et des idées reçues – il convient donc de trouver des critères qui distingueront les ruptures réelles (qui se rendent finalement incompatibles avec les dominantes de l'époque) et les ruptures ostentatoires ou superficielles qui contribuent à l'idéologie même de l'originalité. De sorte que le romancier « scandaleux » peut ne faire que confirmer en sous‑main les poncifs et les évidences les plus éculés ; que le chroniqueur à paradoxes ou le fougueux pamphlétaire peuvent, à leur insu, rester dans la dépendance des idées qu'ils attaquent, n'en présenter qu'un cas de figure, imprévu, mais fondamentalement compatible avec le système établi.

Seule une analyse globale du système socio‑discursif, de ses équilibres et de ses failles, permet d'argumenter pour identifier une « vraie » ou une « fausse » rupture. « Rupture » encore, ce peut n'être que la reviviscence d'archaïsmes, la réactivation à des fins contestataires, d'idées anciennes et de procédés démotivés, obsolètes, chargés de procurer l'impression de la dissidence et de l'innovation. Tant dans le champ littéraire que dans la politique, beaucoup d'innovations apparentes sont, à l'examen, des retours de l'oublié sinon du refoulé, la réactivation de formes archaïques, « retapées » pour faire neuf, une manière de répondre à la conjoncture en mettant en cause certaines dominantes, sans cependant progresser au‑delà d'elles. C'est pourquoi les contemporains se trouvent constamment face à des leurres qu'ils sont invités à prendre pour de l'inouï, de la nouveauté. Quiconque prétend « juger son temps » et percevoir les tendances de l'époque doit chercher à discriminer entre ces leurres, ces remises au goût du jour et la critique « vraie ». Il ne peut le faire qu'en dépassant les apparences et en se souvenant que les paradoxes apparents sont les plus acclamés, puisque l'hégémonie procure les moyens d'en goûter le charme et l'intérêt, alors que les innovations « prometteuses », – à la recherche d'un langage et d'une logique propres, – risquent de faire moindre impression, de ne pas être entièrement dégagées du reste des thèmes et formes établis ; le nouveau vient dans le discours social sur des pattes de colombe.

Inversement, la nouveauté elle‑même, lorsqu'elle apparaît, risque d'être interprétée par rapport au corpus disponible, selon des lisibilités reçues et, dès lors, de n'être guère perçue. S'il est vrai que vers 1889 dans les rangs du boulangisme, se trament des formes de propagande et des langages d'action que l'historien avec un recul d'un siècle peut appeler « protofascistes », il va de soi que les contemporains ne sont pas outillés pour percevoir cette nouveauté‑là. L'aventure boulangiste va être jugée par eux comme du « déjà connu » : un « bonapartisme », un « néo‑césarisme », l'alliance des mécontents autour d'un « Saint‑Arnaud de café‑concert ». Leurs attitudes découleront de cette identification rétrospective, partiellement adéquate, mais qui les rend cependant aveugles à ce qui fait du chef du Parti républicain national autre chose qu'un moderne Napoléon III et qui leur interdit de comprendre l'alliance « contre nature » de cléricaux et de blanquistes, d'anciens radicaux avec les ligueurs patriotards et avec la Duchesse d'Uzès !

Représenter le monde

Le discours social a le « monopole de la représentation de la réalité » (Fossaert, 1983, p. 336), cette représentation de la réalité qui contribue largement à faire la réalité... et l'histoire. C'est justement parce que c'est affaire de « monopole » que le discours social semble adéquat comme reflet du réel puisque « tout le monde » voit le réel et le moment historique à travers lui plus ou moins de la même façon. Représenter le réel, c'est l'ordonner et l'homogénéiser. Le réel ne saurait être un kaléidoscope. L'unité relative de la vision du monde qui se dégage du discours social résulte de cette coopération fatale dans l'ordonnancement des images et des données. « Représentation », cela veut dire aussi d'emblée ignorer, laisser dans l'ombre et légitimer cette occultation : vécu des classes inférieures, misères sexuelles et violences intimes, vie onirique des humains ou remous politiques au Japon : le discours social, à force de parler de « tout », détourne excellemment le regard de ce qui n'est pas « intéressant ».

Le mémoriel et la conjuration de l'oubli

Face à la réalité de l'oubli, qui fait que du passé il ne reste presque rien – que Plutarque et la biographie des héros, que les logia recueillis de la bouche des sages, que l'épigraphe des tombes de gens ordinaires : « Sta viator, amabilem conjugem calcas... », – tout le discours social se présente comme conjuration fictionnelle de cet oubli, comme une commémoration ostentatoire d'un passé reconstitué en une mince pellicule narrative. Le discours politique à la française est saturé d'effets de mémoire : 14 Juillet, 4 Août, 18 Brumaire, 2 Décembre, 4 Septembre... La République érige des monuments et elle panthéonise. Le discours républicain est éminemment marqué par du mémoriel :

Les Républicains ont déclaré qu'ils ne voulaient plus jouer les Hugo, les Louis Blanc et les Jules Favre1.

Mais il est d'autres formes du mémoriel : depuis le mythologisme des gens cultivés (Léda, Europe, Hercule et Ganymède) jusqu'à la « mémoire du crime » du folklore urbain (Fualdès, le Courrier de Lyon, Madame Lafargue, Troppmann). On reprochera simplement aux historiens qui travaillent sur la « mémoire » et les « lieux de mémoire », l'usage candide de ce mot même de mémoire, beaucoup trop et faussement neurologique. C'est pourquoi nous disons commémoration, conservatoire commémoratif, qui inscrit le mémoriel comme fiction. L'oubli, tel devrait être l'objet de méditation préalable de tout historien. La conjuration de l'oubli tel est aussi le rôle ontologique du roman, dans une société où l'homme cultivé croit se souvenir de Madame Bovary ou de Germinie Lacerteux parce qu'aucune petite bourgeoise mal mariée, aucune servante tombée dans la prostitution n'a laissé de trace dans la mémoire de la société2.

Légitimer et contrôler

La fonction majeure des discours sociaux, connexe à leur monopole de représentation, est de produire et de fixer des légitimités, des validations, des publicités (rendre publics des goûts, des opinions, des informations). Tout discours légitime contribue à légitimer des pratiques, des manières de voir, à assurer des profits symboliques (et il n'est pas de profits ni de pouvoirs sociaux qui ne soient accompagnés de symbolique). La chose imprimée même est un instrument de légitimation en un temps où les simples croient encore sans réserve à ce qui est « écrit sur le journal ». Le pouvoir légitimant du discours social est lui aussi la résultante d'une infinité de micro‑pouvoirs, d'arbitraires formels et thématiques. L'hégémonie fonctionne comme censure et autocensure : elle dit qui peut parler, de quoi et comment. Roland Barthes l'avait dit dans sa Leçon au Collège de France, et sans doute trop hyperboliquement, mais en rappelant à bon droit que la censure n'est pas interdiction mais surtout compulsion, contrainte à parler selon la doxa : « la langue est tout simplement fasciste ; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger de dire »3. Michel Foucault a systématisé la réflexion sur le pouvoir des discours, sur la fonction de contrôle, littéralement le rôle d'« incarcération » du corps et de ses désirs par les discours de savoir et d'autorité. Avec une sorte d'euphorie pessimiste, Foucault en est venu à voir toute communication sociale comme n'étant rien d'autre jamais qu'un épicycle de la Machine du Pouvoir. Jürgen Habermas avec son modèle « contrefactuel » (c'est‑à‑dire posé comme chimérique) du dialogue démocratique participatoire (droit donné à tous d'entrer dans les discours, d'en discuter les règles, de laisser réguler les discours par l'expérience pratique) formule une alternative volontariste, avec un pessimisme analogue face à l'omnipotence normalisatrice et contrôlante de la raison instrumentale. Certes, les discours de contrôle sont indispensables pour que le social marche, c'est‑à‑dire que marche l'exploitation et la domination. La coercition matérielle la plus nue s'accompagne de symboles, de slogans et de justifications. D'un point de vue inverse, les discours ne sont pourtant pas le tout de la reproduction sociale. Ce n'est pas avec des paroles ni des discours que la société produit des ouvriers agricoles, des femmes au foyer, ni même des petits‑bourgeois intellectuels. C'est affaire de contraintes économiques et aussi de ces sémantisations primaires inscrites sur le corps de l'homme social, intériorisant en habitus, en dispositions, en goûts, le milieu, le pratico‑inerte et la destinée « objective ». Les paroles et les discours n'y sont d'abord pour rien et leur efficace ultérieure, leurs influences sont déterminées par les dispositions premières qui font que chaque discours trouve « naturellement » son destinaire prédisposé. Des critiques féministes ou socialistes ont semblé dire que la « magie sociale » des discours serait l'élément essentiel dans la production des identités de sexe et de classe ; ils leur prêtent une fonction qu'ils n'ont aucunement (même si certains discours, didactiques, éthiques ou politiques, prétendent se les attribuer). Les discours sociaux, par‑delà la multiplicité de leurs fonctions, construisent le monde social, ils l'objectivent et, en permettant de communiquer ces représentations, déterminent cette convivialité langagière qui est le facteur essentiel de la cohésion sociale. Ce faisant, ils routinisent et naturalisent les processus sociaux. La doxa sert à routiniser la nouveauté : grèves ouvrières, femmes en bicyclette ou suicide à deux... Elle fonctionne comme un enzyme chargé de phagocyter le nouveau pour le rendre intelligible, fût‑ce avec l'angoisse de la déclarer pathologique. Les discours font leur part dans la société panoptique : surveiller les ouvriers (de peur de la folie socialiste), les collégiens (de peur de la névrose onaniste), les femmes (de peur de « détraquements » et d'hystéries émancipatoires). Il ne faut cependant pas attribuer aux discours toute la magie de la servitude volontaire et de la répression sociale. En lui‑même, aucun discours n'est performatif. Le discours social agit dans sa masse pour conformer les esprits et détourner le regard de certaines « choses ». Le discours social est toujours là, comme médiation, interposition d'une forme du collectif‑inerte, dans les rapports entre les humains. C'est bien ce que Flaubert a voulu montrer en narrant la première rencontre d'Emma Bovary et de Léon à l'Auberge d'Yonville‑l'Abbaye : l'immersion totale des sentiments, des volitions, des désirs dans l'aliénation de la doxa, du cliché et des « idées chics ». Émile Durkheim ne suggérait pas autre chose en écrivant :

Dites si ce n'est pas Édouard Drumont ou Paul de Cassagnac qui parlent par la bouche de tel bon bourgeois ou de tel excellent prêtre...4.

Il nous faudra revenir sur cette conformation/information du sujet individuel. Une interprétation radicale reviendrait à dire que Madame Bovary n'est qu'une marionnette du discours social, le perroquet du romantisme de pacotille, qu'elle ne pourrait rien être d'autre du reste, pas plus que nous ne pouvons échapper à ce « pouvoir diffracté », inéluctable « et qui ne laisse place qu'à des mutations infinitésimales »5. Du réseau de contrôle et de légitimation du discours social et de son inlassable reproduction, on ne sort pas, répète un courant de penseurs contemporains ; les contre‑discours, les dissidences, demeurent pénétrés par les formes hégémoniques qu'ils croient antagoniser ; la liberté de penser est une illusion sans avenir.

Il y a, dans la pensée contemporaine, une sorte de déterminisme nihiliste qui croit voir que, de ce qui bouge dans l'hégémonie, ne résulte jamais que de l'hégémonie renforcée. Il nous faut donc parler de ce qui bouge. En fait, dans le discours social cela bouge partout, cela se distingue, se différencie, cela invente de nouvelles combinaisons. Des secteurs s'effritent et parfois s'effondrent. Des « prégnances » apparaissent là où il y avait du lisse, de l'homogène. Mais s'il y a des aménagements fréquents et des « coups » nouveaux, il ne se produit guère de ruptures « fécondes » – surtout pas d'un seul coup et de façon absolument limpide et irrévocable. Il ne saurait y avoir de création critique ex nihilo. Quand on parle du « bougé », on pense à des écarts prometteurs et « significatifs », c'est‑à‑dire des ruptures dont le potentiel ne peut être que montré ex post facto. De là de nombreuses questions : n'y a‑t‑il pas d'autres « bougés » au potentiel critique qui s'efforcent de se dire mais qui restent imperceptibles parce que sans postérité ? Parler de ce qui bouge, serait‑ce toujours renvoyer à une validation historique, Weltgeschichte ist Weltgericht ? Faute de critère, ne faudrait‑il pas mettre sur le même pied les nouveautés critiques et les délires des fous littéraires et extravagants, mis en encyclopédie par André Blavier (Les fous littéraires, 1982) ? Il faudrait peut‑être parler d'utopismes, pour qualifier ce qui émerge mais n'a pas de topos, pas de technique d'expression bien conquise, pas de crédibilité. Dans ces conditions, on attribuerait une certaine validité à l'écart productif sans se référer à « ce qui a de l'avenir » car dans l'avenir, il y a aussi le « malheur des temps », les entropies, les avortements de l'inouï. Cet écart doit être critique d'un élément de l'hégémonie : pas seulement discordant, mais discordant avec justesse, au bon endroit et avec un potentiel par rapport à des enjeux plus généraux, – c'est‑à‑dire avoir de la fécondité. L'analyse systématique du discours social ne conduit certes pas à voir des mutations étendues ni fréquentes : il y a surtout dans l'innovation des variantes prévisibles, du vieux‑neuf, de l'originalité ostentatoire ! Les ruptures innovatrices se produisent, mais elles sont toujours des effets en chaîne et probablement jamais le propre d'un seul moment ou d'un seul individu. Elles ne se réalisent que par des après‑coup qui réinterprètent un écart ambigu, le remanient et finissent par établir un espace de crédibilité nouveau.

Suggérer et faire agir

Les discours sur l'histoire, les historiosophies, les sociogonies, les sociomachies et les démagogies diverses, en pourvoyant les groupes humains d'exégèses « totales » de la conjoncture, d'objets de valeur, de mandats et d'espoirs, contribuent largement à faire l'histoire en la faisant connaître d'une certaine façon. Le discours social peut s'aborder de cette manière comme étant vectoriellement : – ontique (représenter et identifier), – axiologique (valoriser et légitimer) – et pragmatique ou proaïrétique (suggérer, faire agir). Marx est ici d'accord avec Aristote : l'idéologie ne fournit pas seulement des représentations, mais aussi des modèles de pratiques et de comportements. La manière dont les dominances discursives, les idéologies opèrent comme « self‑fulfilling prophecies », de sorte que le fantasme discursif finit par s'incarner dans le réel, a fasciné les historiens, notamment ceux de l'antisémitisme et du fascisme. Une partie de l'œuvre de J.‑P. Faye consiste à montrer cet engendrement de l'action par le récit qu'il nomme « l'effet‑Mably ». Faye n'a cessé de se demander de quelles façons « chaînes d'énoncés et chaînes d'action » s'articulent les unes aux autres, comment des événements s'engendrent des narrations ou comment, rétrospectivement, un récit vient rendre « acceptable » un événement brutal (l'assassinat de Matteotti).

Les savants de 1889 perçoivent bien, mais expriment dans leur langage d'époque, quelque chose qui était nouveau pour eux : comment la grande presse, la publicité, les doctrines politiques et sociales produisaient non seulement de la croyance, des valeurs mais aussi de la « suggestion », de l'« hypnotisme » social :

N'est‑ce pas encore par suggestion que procède le journaliste qui dirige, comme il s'en vante, l'esprit public ? Son rôle ne consiste‑t‑il pas à servir tous les matins en pâture à ses abonnés une série d'idées à lui, toutes faites, toutes préparées, des clichés à effet, qui deviennent ainsi l'aliment nécessaire à tous ceux qui se nourrissent de sa prose, qui suivent ses idées et qui au moment du vote sont orientés dans un sens voulu par lui ? Ces affiches multicolores qui s'étalent sur les murs, ces prospectus de toutes espèces qui nous annoncent sous les formes les plus cauteleuses les produits merveilleux de telle ou telle industrie, les panacées qui guérissent tous les maux, ces programmes mirifiques de candidats adressés à leurs électeurs, ne sont‑ce pas autant de suggestions répétées qui s'adressent d'abord à la vue et finissent fatalement par pénétrer jusqu'à l'esprit ?

Partout vous retrouverez la trace de suggestions données et reçues, soit qu'il s'agisse de choses scientifiques, littéraires et artistiques ; – il y a toujours, dans chaque domaine de l'activité humaine, des individualités plus fortes, un maître, comme on dit, qui a ses idées à lui et qui suggestionne ceux qui n'en ont pas. L'activité du cerveau de ce maître, pourvue d'un rayonnement plus puissant, illumine l'obscurité du cerveau de ceux qu'il captive et lui communique ses propres vibrations. – Ils disent à ceux qui les écoutent ce qu'il faut de confiance accepter ou refuser. Ils donnent le ton dans le domaine qu'ils se sont créé et où ils fascinent leurs créatures. Et c'est ainsi qu'ils font et défont les réputations et dirigent les foules aveugles et inconscientes, incapables de réflexion6.

À diverses reprises au cours de cet ouvrage, on a rencontré de ces idéologèmes qui semblent fonctionner comme le dit l'ancien proverbe : « tant crie‑t‑on au loup qu'il vient ! » Il y aura des suicides à deux, des amants décadentistes, de la « fin de race » et... c'est Meyerling. « Un Juif à l'État‑major va trahir la France car la trahison se déduit de sa race » (c'est le thème de l'ouvrage de G. Corneilhan, Juifs et opportunistes), et c'est bientôt l'affaire Dreyfus...

Produire la société et ses identités

Au bout du compte, le discours social renferme un « principe de communion » (Fossaert) et de convivialité. Il représente la société comme unité, comme convivium doxique, et même les affrontements, les dissensions y contribuent. Le discours social et les grandes « idéologies » qu'il abrite sont des dispositifs d'intégration alors que l'économie, les institutions, la vie civile répartit, divise, isole. Le discours social construit une coexistence et il lie aussi dans un acquiescement muet ceux‑là à qui il refuse le droit à la parole7. La logique de l'hégémonie doxique c'est le consensus, le sens commun, l'opinion publique, l'esprit civique. Les grands idéologèmes politiques, – le Progrès, la Patrie, l'Ennemi extérieur – réalisent de façon éclatante cet unanimisme. Le discours social produit une certaine interprétation commune de la conjoncture, il lui confère un sens dont débattent les doxographes. Il crée l'illusion des générations littéraires ou philosophiques. Cette production de la société comme un tour visible demeure dialectiquement compatible avec les identités, les distinctions, les hiérarchies, les prestiges que les différents discours légitiment.

Le discours social est soumis à deux logiques concomitantes et j'ai regroupé les règles prédominantes de ces deux tendances sous le seul nom d'hégémonie : l'une rassemble des facteurs de cohésion, de répétition métonymique de récurrence, de coïntelligibilité, l'autre des facteurs de spécialisation, de dissimilation, de migration par avatars, de distinction graduée, et aussi d'affrontements réglés, de particularismes. C'est cette double logique que ne perçoivent pas ceux qui ne cherchent dans la culture que l'imposition d'une « idéologie dominante ». Mais elle est encore moins perçue si l'on prétend ne reconnaître que la diversité des institutions, la fluidité des positionnements permis, la multiplicité des antagonismes. Le discours social d'aujourd'hui qui se présente comme éclaté, centrifuge, « pluraliste », hostile aux idéologies à prétention explicative totale, produit bien cette illusion de la diversité innovatrice que l'on dit « postmoderne » ; ce simulacre du divers n'en dissimule que mieux son monopole de représentation et de légitimation. Il élargit, selon la logique des « grandes surfaces » commerciales, la variété séduisante des identités mises sur le marché. Il faut donc dire que c'est de la diversité même, du chatoiement bigarré des images et des formules que résulte la logique unifiante du discours social. On appliquerait volontiers à cette double logique la devise des États‑Unis : e pluribus unum !

Le paradoxe fondamental est que le discours social produit sa cohésion « monopoliste » du même mouvement qu'il sélectionne et aussi qu'il exclut, à commencer par l'imposition qu'il opère de la norme linguistique, de la langue « officielle ». Il répartit les hommes selon leur degré de sophistication culturelle et leur procure des « identités » quasi totémiques. Cette fonction identitaire sera abordée plus loin.

Bloquer l'indicible

L'ensemble des fonctions accomplies par le discours social peut être abordé selon leur contrepartie négative : « à tout ce qu'un homme laisse devenir visible, on peut demander : Que veut‑il cacher ? De quoi veut‑il détourner le regard ? Quel préjugé veut‑il évoquer ? » (Nietzsche, Aurore). Certains diraient que c'est ici l'essentiel de l'oppression hégémonique : refouler autant que possible le noch nicht (Ernst Bloch) dans l'impensable, l'extravagant, le chimérique. L'hégémonie impose des thèmes et des stratégies cognitives : du même coup elle refoule, scotomise l'émergence d'autres. C'est ce qu'un lacanien appellerait peut‑être « les écrans de l'acquis » ! On ne peut cependant énoncer cette thèse qu'en lui donnant un air finaliste qui prête à l'hégémonie une sorte d'intention mystificatrice et dissimulatrice. C'est que, rétroactivement, l'observateur est d'abord frappé par le fait que ce qui pour sa génération est devenu probable ou évident semble littéralement informulable aux « meilleurs esprits » de la génération passée, lesquels devant certains problèmes font collectivement preuve d'un aveuglement qui peut paraître burlesque. L'observateur est pris ici dans l'illusion d'un « progrès idéologique » dont les idées reçues du temps passé apparaissent comme les obstacles objectifs. Ces tabous universels, par définition non perçus, ont été distingués des tabous en quelque sorte « officiels » qu'une poignée d'audacieux s'évertuent à subvertir. Il est probable que cette activité iconoclaste même mobilise trop les énergies et cache aux esprits subversifs des censures plus opaques. « Avec le fait brut, on ne peut rien faire », déjà le disaient Galilée et Bacon : il faut un langage, une écriture pour pouvoir le penser. Entre ce qui se passe dans la société et ce qu'elle perçoit et thématise, il y a souvent un sérieux écart. T. Zeldin constate à bon droit, en décrivant les années 1880‑1900, que « la révolution technologique et les transformations des modes de vie se déroulèrent sans qu'aucune discussion pût avoir lieu au sein du processus démocratique »8. On pourrait dresser une longue liste de ces « choses » qui n'ont guère été dites ni débattues. À la limite, l'immense rumeur du discours social fonctionne comme l'orgue de Barbarie qui servit à couvrir les cris de Fualdès pendant qu'on l'égorgeait. C'est le manteau de Noé qui cache l'obscénité du monde.

Divers dispositifs de censure contribuent à ces discordances, notamment la réticence si « méritoire » vis‑à‑vis des idées venues de l'étranger. Mais plus profondément, on rencontre l'axiomatique même de l'hégémonie discursive avec les limites de sa gnoséologie et les obstacles de ses structurations thématiques.

Une pragmatique socio‑historique

Il règne depuis quelque vingt ans, dans la recherche littéraire en tout cas, un fétichisme du Texte, une sorte de solipsisme textuel : Verba et voces pratereaque nihil. Les sophismes ne manquent pas pour justifier ce logocentrisme, ce pandiscursivisme et disqualifier toute volonté de connaître ce qui se joue non seulement dans les discours, mais aussi dans l'espace et le temps des pratiques, pratiques matérielles et rapports sociaux, et de confronter les discours à ces matérialités‑là, – « le déchiffrement des textes faisant surgir des questions qui ne peuvent être résolues que par l'analyse des conditions sociales dans lesquelles ils ont été produits et, inversement, l'analyse des caractéristiques sociales des producteurs et des lieux de production introduisant sans cesse de nouvelles interrogations sur les textes »9.

Sans doute le chercheur est‑il d'abord affronté à des textes (et à des artefacts sémiotiques). Les formalistes en concluent un peu vite qu'il convient de s'enfermer dans l'immanence des structures et de leurs « significations ». Le seul fait d'avoir pris les textes, ici, dans le réseau global de leur intertextualité détourne de cette illusion d'immanence. Non seulement parce que textes et discours coexistent, interfèrent, se positionnent les uns par rapport aux autres et ne signifient que par là, mais aussi parce qu'une problématique socio‑historique ne peut concevoir les représentations que communiquent des textes qu'en ne dissociant pas les moyens sémiotiques des fonctions remplies : le sens d'un texte est inséparable du fait qu'il a une fonction sociale et qu'il est le vecteur de forces sociales.

La société fonctionne « au discours », un peu, pour paraphraser Louis Althusser, comme les automobiles fonctionnent à l'essence. Le pouvoir des discours, tant qu'il opère, permet l'économie du recours aux pouvoirs coercitifs. Dans le discours social se repèrent donc les formes « douces » de la domination (des classes, des sexes, des privilèges et des pouvoirs statutaires). C'est peu dire que les textes apparaissent « sur fond d'histoire », leur signification et leur influence mêmes sont histoire. On ne peut dès lors dissocier ce qui est dit, la façon dont c'est dit, le lieu d'où cela est dit, les fins diverses que cela sert, les publics à qui cela s'adresse. Étudier les discours sociaux, c'est chercher à connaître les dispositions actives et les goûts réceptifs face à ces discours. C'est chercher à mesurer l'énergie investie et les enjeux, l'« à propos » de chaque texte. C'est donc parler non seulement de grammaires, de rhétoriques, d'organisations thématiques, mais évaluer si possible l'acceptabilité desdits éléments. Cette acceptabilité correspond en partie à ce que les anciennes rhétoriques appelaient l'« opinable » et le « vraisemblable », si nous concevons ces statuts pragmatiques comme des réalités historiques transitoires, produites dans l'effet de masse du discours social lui‑même. Tout discours, tout énoncé, ont donc une certaine acceptabilité qu'il convient de décrire ; ils élisent un destinataire socialement identifiable, ils confortent ses « mentalités » et ses savoirs ; ce qui se dit dans une société n'a pas seulement du sens (sens qui peut être enjeu de partis ou d'interprétations antagonistes), mais aussi des charmes, une efficace autre qu'informative ou que communicationnelle, – dans le sens des axiomatiques exsangues, pseudo‑logiques de « la » communication.

La critique du discours social englobe donc la description, que nous n'avons cessé de tenter, des habitus de production et de consommation liés à tels discours et à tels thèmes, les dispositions et les goûts face au texte de Mallarmé comme à celui de François Coppée, à la propagande anticléricale de La Lanterne ou aux pamphlets de Drumont. Parler du « charme » des discours, c'est chercher à théoriser l'intuition de tout chercheur qui travaille avec une certaine rétrospection historique. Le sens littéral des textes ne lui échappe pas, mais leurs charmes se sont curieusement éventés : les « blagues » des journaux ne font plus rire, alors que les grands scènes pathétiques du cinquième acte des drames à succès font plutôt sourire. Les grandes tirades argumentées des doctrinaires, des penseurs, des philosophes semblent s'appuyer sur des arguments sophistiques, spécieux – on en voit bien la structure démonstrative, mais elles ont cessé de convaincre. Les passages de roman dont on devine qu'ils étaient censés procurer une impression de réalisme audacieux, ne laissent voir que leur trame idéologique et l'artifice de leurs procédés. Autrement dit, avec le recul d'une ou deux générations, le discours social dans son ensemble ne marche plus ; son efficace doxique, esthétique, éthique semble s'être largement éventée. Le lecteur actuel se perçoit comme une sorte de mauvais esprit, qui n'est pas ému par ce qui était censé pathétique, pas émoustillé par ce qui était libertin, pas amusé par ce qui avait pour fonction de désopiler. Ce lecteur voit bien que ce n'est pas dans l'immanence d'un texte ou d'un passage que peut s'expliquer cette perte d'efficacité perlocutoire.

On doit donc travailler sur des hypothèses comportant l'identification des types sociaux producteurs et destinataires et des conditions de lecture et de « félicité » dans le déchiffrage pertinent. On a eu recours aux notions d'acceptabilité, de légitimité, de compétence (toutes notions auxquelles il fallait restituer une dimension historique relativiste), d'intérêt, de goût, de croyance, de disposition, d'habitus (notions qui, elles, ont été travaillées sociologiquement), de charmes des discours. Le charme est quelque chose d'autre et de plus que l'acceptabilité et les compétences (de production et de déchiffrement) que le texte requiert. L'exemple des « blagues » est le plus parlant. Le lecteur d'aujourd'hui voit bien cela faisait rire, mais lui souvent ne rit pas, il ne rit plus : les présupposés de ces blagues lui paraissent trop niais ou trop odieux, quelque chose bloque la stimulation comique, bien que la capacité d'en déchiffrer la logique ne pose pas de problème. Le charme discursif ce peut être le « retentissement », le « prestige » comme l'émotion ; le charme des discours est inséparable de leur valeur, éthique, informative, esthétique, fixée en un moment donné sur le marché socio‑discursif10. Cette valeur est à son tour inséparable de la « lecture correcte » requise par le texte au moment de son apparition.

Les discours à succès d'autrefois, à prestige vulgaire ou lettré, font penser à de la magie où la croyance perdue pour nous laisserait à nu les singeries des rituels. Dès ses premiers travaux, Émile Durkheim a été fasciné par cette capacité des discours du journalisme et de la politique d'« imprégner une àme », si bien disait‑il « que le lecteur habituel devient l'homme de son journal »11. Il n'est pas de discours qui ne soit porté, communiqué et actualisé en des circonstances socialement spécifiques. Il ne faut pas seulement décrire les institutions, les champs de production, les types d'agents d'une part ; de l'autre, des publics, des goûts, des dispositions, des sujets percevants dotés de ces dispositions diacritiques qui permettent de faire des distinctions entre des manières de dire légèrement différentes, des arts de parler distinctifs12. Il faut encore essayer d'insuffler dans la description des réseaux de communication l'énergie que les participants y investirent, les plaisirs et les bénéfices de toutes sortes qu'ils en tirèrent.

Un trait fondamental de la pragmatique des discours sociaux est la discordance, la « relation inégale » établie entre le producteur et le destinataire. Le dicastère a un statut, un « droit de parole » que n'ont pas les ouailles du catholicisme romain. Le romancier est loin au‑dessus du lecteur, de la lectrice de roman. Le journaliste qui s'est fait un nom en impose au quidam. Il est cependant de rares secteurs qui fonctionnent de pair à pair : le texte médical s'adresse d'abord à des médecins (et à des étudiants de médecine). Dans les petites revues symbolistes, c'est encore une autre formule : des poètes accomplis offrent leurs œuvres à de futurs poètes, des lecteurs en attente de publication.

Le rapport destinateur/destinataire est également inscrit dans un décalage temporel, dès lors qu'apparaît une logique de l'innovation permanente. Le lecteur n'est pas toujours au courant du dernier « coup », du stade ultime atteint par le code générique. On pensera au cas de l'amateur provincial de poésie qui en est resté aux Parnassiens et est sidéré par les « proses » des Décadents. De même pour qui se pique d'esprit parisien : il faut connaître les « mots » nouveaux avec les complicités du Boulevard et en ces matières un retard de vingt‑quatre heures sur l'actualité vous disqualifie... Le rapport destinateur/destinataire/objet est encore plus inégal : les fous, les malades, les femmes, les enfants, les plébéiens, les sauvages sont rarement les destinataires et jamais les destinateurs des discours canoniques qui dissertent sur leur dos. Je laisserai à l'état de bricolage empirique les problèmes d'information et d'archives que comporte la reconstitution des données sociologiques, rétroactivement, sur les écrivains, sur les publics et leurs goûts. Dans ce domaine, le chercheur doit se résoudre à un certain degré de conjecture et se contenter d'identifications souvent floues et imprécises. Les caractères sociaux des producteurs et de leurs « compétences » sont toujours mieux cernables que les publics et les idiosyncrasies de leurs goûts et de leurs intérêts. Tel qui lit avec bonheur la Revue des Deux Mondes, jusqu'où vont normalement ses penchants et ses compétences connexes en politique, en littérature, etc. ?

Le discours social comme marché

Ce n'est pas forcé les données que d'aborder la pragmatique du discours social dans les termes d'une économie de marché. Les prix culturels varient comme à la Bourse : en 1889, le naturalisme est à la baisse, le roman psychologique est à la hausse, le drame bourgeois issu de Dumas fils est ferme et même soutenu ; le boulangisme est spéculatif, avec des hauts et des bas ; un krach le menace en octobre. Des valeurs nouvelles intéressent les spéculateurs à terme : le roman russe, le théâtre Scandinave, la criminologie de Lombroso... Les textes et les idéologies circulent et s'apprécient, de même que les objets matériels qui leur servent de support, livres et périodiques, se fabriquent et se vendent sur le marché commercial. Le marché discursif pourvoit les idéologèmes d'une valeur d'échange. Les objets idéologiques se trouvent des créneaux de diffusion et s'efforcent de s'attacher des publics fidèles dont ils modèlent les besoins à la nature de l'offre. Avoir ses amateurs, ses partisans, ses « fidèles lecteurs », c'est l'exigence de toute entreprise discursive.

Le marché des discours n'est donc pas synonyme du marché de la chose imprimée, bien que celui‑ci donne des indications sur celui‑là. C'est la perspective où les discours ont un prix, se demandent, s'offrent et s'échangent. C'est ici qu'on a pu parler de concurrences et de nouveautés ; de turn‑out et d'obsolescence ; de créneaux de vente et d'engineering of consent ; de durabilité et d'effets de mode ; de krachs et de remises au goût du jour ; de renouvellement des stocks et de ventes d'écoulement. Économie des idées, des thèmes et des genres dont les exigences entrent en conflit avec le principe de préservation des hégémonies et de surveillance des limites du pensable. D'où la formation du compromis le plus classique de tout marché de consommation moderne : la nouveauté prévisible ou art de faire du neuf avec du vieux. Car l'idéologie vieillit vite, l'accélération des rythmes de marketing doxique sont un des points essentiels d'une critique de la modernité pour laquelle Walter Benjamin sert de référence privilégiée avec son concept de « mercantilisation » de l'œuvre d'art.

Les rythmes d'émergence, de succès et d'obsolescence de la nouveauté littéraire, philosophique, scientifique, journalistique ou politique répondent à des règles spécifiques et ont quelque chose d'essentiel à nous apprendre sur le « malaise dans le discours social » auquel leur multiplication incontrôlée semble répondre. L'appétit de la nouveauté, l'emprise de modes idéologiques entrent en conflit avec ce que nous savons de l'hégémonie : sa fonction est de maintenir une stabilité du dicible faite de recettes éprouvées, qu'au prix d'un recyclage on pourrait se flatter de faire « durer » encore un certain temps. En accélérant et en diversifiant la production, le discours social moderne risque de perdre de son pouvoir légitimant au vent de la concurrence, cette concurrence ne porterait‑elle que sur des objets fondamentalement semblables. C'est à cette accélération, à cette usure rapide des formules idéologiques ou esthétiques, que l'on assiste dans le dernier tiers du XIXe siècle, accélération concurrentielle dont le caractère déstabilisant allait être compensé par des processus de récupération dont la mise en place n'a pas été sans à‑coup.

Nous sommes bien placés, vers 1889, pour observer ce malaise dans les discours sociaux, puisque tous les écrivains, penseurs et savants à la mode ont subi collectivement un krach posthume qu'ils n'étaient pas sans soupçonner. Voilà un effet d'hégémonie : où que je me place dans la topologie, la postérité me donnera tort. Ce krach posthume devait se reproduire ultérieurement de décennie en décennie, plongeant dans le néant de « l'illisible » des légions de littérateurs et de philosophes. Mon objet n'est pas de méditer sur ce sic transit gloria mundi. Ces krachs sont le symptôme de quelque chose : les idéologies et les esthétiques se savent désormais mortelles. Les écrivains qui songent encore à laisser une Œuvre, doivent se résoudre à des variations doxiques dont la pertinence n'est que contingente et momentanée. Le succès mondain en console : E. de Vogue et Henry Meilhac entrent à l'Académie française, la même année que Nietzsche et Van Gogh entrent à l'asile d'aliénés. On a montré que les années 1890 furent celles d'une grave crise commerciale de l'édition française à quoi a correspondu dans l'ordre symbolique toutes sortes de stratégies de « containment », de renouvellement, de tactiques de scandale et de provocation. L'écrit‑marchandise, – substitué au règne majestueux des doctrines anciennes, vénérables et sacralisées, – fait apparaître dans le discours social des lois quasi économiques, des processus qui constituent des sortes d'avartar du marketing... Ces tendances peuvent s'énumérer comme suit :

* forte concurrence à l'intérieur des champs discursifs et empiètements interdiscursifs ; crises de surproduction idéologique ;
* obsolescence rapide des formules idéologiques et notamment celles à plus haut coefficient d'originalité apparente ;
* succession stochastique des vogues et des modes (naturalisme, décadentisme, stendhalisme, pessimisme, roman russe, tolstoïsme, wagnérisme, occultisme...) ;
* tendance à la spécialisation des idéologues et à leur cantonnement sur des créneaux bien défendus ;
* double mouvement : recherche effrénée de la distinction, production d'idéologies de plus en plus éthérées et simultanément, multiplication de formes vulgarisées, d'ersatz susceptibles d'être assimilés avec un bagage culturel minimal ; apparition sur tous les terrains du vite‑lu et du vite‑compris (catch‑all) ;
* phénomène de la fausse nouveauté et de la révolution prévisible, comme formations de compromis ;
* surenchère des concurrents, la victoire restant au tenant le plus hyperbolique d'une formule‑type : victoire totale d'Henry Rochefort dans la polémique diffamatoire ; brillante avancée de Joséphin Péladan dans l'abstrus décadentiste où il sera rapidement dépassé par René Ghil et Gustave Kahn ;
* recyclage du passé‑de‑mode auprès de consommateurs moins avertis (prolétaires, provinciaux)13.

Production des individualités et des identités

En parlant du discours social, on n'entendait pas seulement relever des communs dénominateurs, des thèmes répandus, des faits collectifs ; l'étude du discours social fait percevoir aussi la production sociale de l'individualité, de la spécialisation, de la compétence, du talent, de l'originalité ; c'est la production sociale de l'opinion dite « personnelle » et de la création dite « individuelle ». Ce qu'on invoque ici c'est le renversement de point de vue classique des démarches historico‑dialectiques : ce ne sont pas les écrivains, les publicistes qui font des discours, ce sont les discours qui les font, jusque dans leur identité, laquelle résulte de leur rôle sur la scène discursive. Les individus, leurs talents, leurs dispositions ne sont pas contingents dans une hégémonie anonyme ; ils sont spécifiquement produits comme ailleurs se produit de la platitude, du poncif, de la trivialité (voir chapitre 6, Rôles et emplois).

Destinataires : le discours social ne produit pas seulement des objets, il institue les destinataires de ces objets en les identifiant ; pas seulement des objets pour des sujets, mais des sujets pour des objets. Ce faisant, les discours opèrent comme toute autre pratique sociale, à ceci près qu'il n'est pas de pratique qui ne s'institue sans l'accompagnement d'un discours qui la parle en la légitimant. Le marché des discours contribue à produire le sujet social dans toutes ses propriétés : « dons » intellectuels et artistiques, distinction « naturelle », goûts virils/goûts féminins, sens de la langue, sens des nuances, sens des valeurs... Le discours social « informe » les sujets (au sens de la philosophie scolastique, en proportion inverse de la façon dont il les informe, au sens de la théorie de l'information !) Des émotions identitaires sont charriées par les discours divers. Ceux qui furent émus par « La France aux Français ! » pouvaient éprouver aussi une émotion bien vive à se remémorer des vers d'Albert Samain. Je suggère qu'un Maurice Barrés a pu être un exemple de cette émotion à la fois cocardière et symboliste. L'hégémonie même produit globalement un sujet‑norme (adulte, mâle, cultivé, sain d'esprit, français, etc.) dont nous avons fait état (chapitres 9 à 14, Égocentrisme, ethnocentrisme).

Tout le champ politique est une machine à produire des identités qui ressemblent à des classes tribales ou totémiques qui seraient « librement » assumées : bonapartiste, légitimiste, orléaniste, libéral, modéré, opportuniste, radical, boulangiste, socialiste... C'est dans l'hégémonie discursive que la société produit des « intérêts sociaux » multiples et différents des intérêts « objectifs » des groupes et des individus, et donc de leur « conscience possible ».

Dire que, dans son effet de masse, dans l'hégémonie qui l'organise, comme dans la répartition de ses formes et de ses publics, le discours social mystifie et aliène, c'est approcher, sous un jugement de valeur immédiat, la fonction du discours social dans toute société où existent de l'exploitation et des intérêts antagonistes. Mais pour parler de fonctions aliénantes, il faut chercher à dire qui est aliéné et à quels égards (on ne saurait aliéner tout le monde à la fois et de la même manière). Après avoir cherché à décrire les fonctions propres aux discours dans la reproduction sociale, il faut donc diversifier les appréciations : les hommes et les femmes sont disposés envers la doxa, les idéologies et les genres discursifs de façons diverses, le discours social est organisé de manière à les atteindre et à les concerner diversement, à stimuler ou à objectiver de façon variable leurs symbolisations primaires. Ainsi, pour la classe dominante globalement, les discours et les paroles stylisés sont un des moyens de cette identité de classe qui passe par la production d'un « style de vie ».

Sans doute il faut poser, avec toute la tradition sociologique, que les humains sous‑estiment d'ordinaire les contraintes obscures qui pèsent sur leurs choix, leurs préférences, leur liberté et qu'ainsi nous sommes dupes « d'une illusion qui nous fait croire que nous avons élaboré nous‑mêmes ce qui s'est imposé à nous du dehors »14. Cependant, l'approche sociologique n'invite pas à réduire l'individu à un pantin dont le discours social notamment tirerait les ficelles. L'hégémonie, résultante de contraintes nombreuses et partiellement contradictoires, laisse de la marge et la possibilité au moins de « dominer la domination » par un travail critique. Il est vrai que communiquer c'est actualiser un jeu de rôle dont la logique n'est pas perçue dans toute sa clarté, que le dicible est contraint, préinterprété. Nous parlions plus haut d'Emma Bovary « immergée » dans la doxa avec ses besoins, ses désirs, son imaginaire. Cependant, les chapitres des débuts à Yonville peuvent se lire aussi autrement : c'est la naissance, l'autoproduction de l'héroïne comme sujet d'une « quête démonique de valeurs authentiques dans une société dégradée » (Lukàcs). Même si cette quête est construite d'un bricolage de poncifs et de chimères, il subsiste cependant un point de vue (qui est proprement le point de vue romanesque) où Emma y exprime sa « vérité ». Ce n'est peut‑être que dans la fiction littéraire qu'il est possible de montrer à la fois les « mensonges romantiques » où le sujet n'est en effet que la marionnette de la doxa et la « vérité romanesque » de l'héroïne transcendant le fait que ses désirs sont socialement manipulés (R. Girard). Don Quichotte reçoit mandat, de la lecture du fatras des romans de chevalerie, d'assumer à son tour le rôle de chevalier errant et Mme Bovary tire de la lecture de Mme Cottin, de Mme de Genlis et autres littératrices sentimentales la quête de l'amour‑passion. Aliéné par le discours social, le héros de roman cherche cependant sa « vérité » contre l'ordre imposé du monde. Qui voit seulement les aliénations, les pouvoirs omnipotents et pervasifs ne voit pas cette dialectique, pas plus que celui qui ne veut pas voir que les besoins, quêtes, ruptures personnelles ne sont pas « libres » au sens idéaliste de ce mot.

Notes

1  Parti ouvrier, 11.12 : p. 2.

2  Voir la collection dirigée par Pierre Nora chez Gallimard, Les Lieux du Mémoire (1984‑).

3  R. Barthes, Leçon (Paris, Seuil, 1978).

4  Les règles de la méthode sociologique (Alcan, 1927), p. 11.

5  J. Baudrillard, Oublier Foucault, p. 46.

6  Dr Luys, L'hypnotisme, p. 135‑136 ; on verra aussi l'ouvrage fameux de G. de Tarde, Les lois de l'imitation (1890) sur l'« invisible contagion » des idées et des opinions.

7  La fonction de regroupement du discours social est particulièrement visible dans les périphéries où de petits micro‑ensembles doctrinaires et déviants compensent leur caractère groupusculaire et leur repli ésotérique par une solidarité doxique à toute épreuve.

8  Zeldin, 1979, 4 : p. 11.

9  P. Bourdieu, Actes de la recherche, 1 : 1976, p. 10.

10  Nous parlerons aussi de l'efficace de tel discours, remotivant ainsi un vieux terme de l'idéologie quant à la nature de la grâce divine opérant sur les âmes.

11  Durkheim, 1927, II. Et pour Bourdieu, 1980, p. 9 à propos du « discours commun qui n'est si bien entendu que parce qu'il ne dit à son public que ce qu'il veut entendre ».

12  Bourdieu, 1982, p. 15.

13  Le Professeur Josef Schmidt travaille à une sociologie des genres (para‑)littéraires en termes de stades de marketing : stade innovatif, stade du succès de vente, « peak » et relance par l'addition du « distinctive feature » (qui peut tenir au « packaging », à l'emballage seulement), baisse tendancielle et écoulement.

14  Durkheim, (1927), p. 10.

Pour citer ce document

, « Chapitre 49. Fonctions du discours social», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-49-fonctions-du-discours-social