1889. Un état du discours social

Chapitre 50. Genèse de la modernité

Table des matières

« Nous qui sommes modernes serons anciens dans quelques siècles »
(La Bruyère)

Nous ne changerons pas in extremis de perspective pour chercher à inscrire le moment socio‑discursif de 1889 dans une continuité, à lui assigner sa place dans une évolution des dynamiques hégémoniques et de la division des systèmes discursifs qui traverserait le XXe siècle. Nous ne résisterons cependant pas à la tentation de lancer quelques hypothèses générales. Dans le réaménagement constant et évanescent des axiomatiques de discours, des schèmes dominants, des idées à la mode, dans l’« éternel retour » aussi de certaines formes idéologiques sous de nouveaux oripeaux, le moment 1889 présente une certaine identité faite de la coexistence arbitrée de formes récessives, dominantes et émergentes, – mais ce n'est qu'à postériori que de telles caractérisations peuvent se justifier, et avec des réserves. Dans une coexistence synchronique, ce qui appartient « déjà » au passé et ce qui est plein d'avenir interagissent au présent dans la cacophonie et le compromis. Des caractères d'archaïsme et d'innovation « prometteuse » sont du reste souvent présents dans le même objet. Les ruptures, doxiques, artistiques, épistémologiques – ainsi que nous l'avons dit – ne sont jamais franches ni acquises irrévocablement. Le boulangisme est, à la fois, une nouvelle mouture du césarisme et la forme émergente d'un (proto)fascisme. Les différentes « sectes » socialistes travaillent une historiosophie et un langage d'action qui ont pour eux l'avenir, mais leur grand Récit eschatologique, argumenté par une « science » de l'évolution sociale, est dans le XIXe siècle comme un poisson dans l'eau. Toute interprétation du passé par l'avenir réalisé scotomise des potentiels « uchroniques », au nom de l'erreur de méthode qui réduit le sens d'une conjoncture à ce que les aléas de l'avenir retiendront et cautionneront.

Cependant, il est possible de voir bien en place dans le régime des discours de 1889 des concrétions, des caractères généraux qui persisteront comme des constantes loin dans notre siècle, mais qui se sont dissoutes dans d'autres logiques aujourd'hui. Le discours social 1889 abrite en son centre un vaste dispositif narratif‑expressif qui procure une herméneutique globale du « malheur des temps », une sociogonie travaillée par l'angoisse et le ressentiment, produite par un sujet dénégateur qui tire son identité d'une protestation crépusculaire devant les processus de la déterritorialisation. Les agents culturels de 1889 se sentent et se déclarent modernes (épithète « idéologique » par excellence, vide de contenu déterminé) en ceci que la modernité est à leurs yeux le spectacle d'une altérité menaçante, partiellement inintelligible, à quoi on s'efforce d'opposer, en se raidissant contre l'anxiété, la défense de quelques stabilités axiologiques ; une altérité que l'on cherche à connaître, dans sa perversité même, en lui appliquant vaille que vaille des schèmes gnoséologiques « romanesques », expressifs et téléologiques qui sont les seuls auxquels on puisse avoir recours dans l'occurrence.

La problématique de la déterritorialisation et le pathos crépusculaire vont demeurer des traits fondamentaux du discours social en culture française dans les deux premiers tiers du XXe siècle. Avec des avatars successifs, il s'agit d'un dispositif d'une grande permanence où viendront s'inscrire autant les fascismes et les divers « réarmements moraux » que les provocations « perverses » des lettres et des arts. La pensée hiérarchique, autoritaire, les mandats scientistes de contrôle social, viennent se greffer sur l'herméneutique anxieuse des délitements progressifs de l'ordre symbolique.

Sans doute, le siècle à venir ne saurait‑il être décrit comme reconduisant inlassablement, avec des avatars qui ne seraient que l'éternel retour du même, l'hégémonie « fin de siècle » – une fin de siècle qui aurait perduré pendant une bonne part du siècle suivant.

D'autres dispositifs cognitifs qui restent d'abord subliminaux, cantonnés en des pénombres sectorielles sont déjà là, à couvert d'affrontements idéologiques tonitruants et bien validés dans la conjoncture. La dialectique matérialiste de Karl Marx, – réduite au dogmatisme scientiste de Jules Guesde et peu intelligible aux sociologues et économistes « bourgeois » –, ne cessera d'être refoulée dans son potentiel critique, propre à déconstruire les récits expressifs et finalisés, y compris celui du marxisme vulgaire, de même qu'on peut dire, avec Patrick Tort, que l'élément proprement scientifique des travaux de Darwin était le meilleur instrument de déconstruction des darwinismes sociaux et des ultérieures anthroposociologies et sociobiologies. La pensée de l'inconscient dont il est bon de rappeler combien elle travaille certains recoins de la philosophie et de la psychologie avant Freud, offre les linéaments d'une gnoséologie nouvelle, antagoniste de toutes les formes narratives de l'intentionnalité qui ne cesseront de faire obstacle à sa réception. De même la sociologie, du côté de Durkheim puis de Weber, va penser les faits sociaux en se débarrassant des modèles « morphologiques » et éthico‑volontaristes, en cherchant du moins à se débarrasser de ce lourd héritage.

Je ne songe pas à esquisser en deux pages une histoire des ruptures gnoséologiques futures ni un palmarès des « héros » de la pensée critique au cours du siècle écoulé. (Il faudrait prolonger le palmarès avec les anti‑héros littéraires, Proust, Kafka, Joyce, Musil...) Je veux seulement faire sentir comment les dispositifs hégémoniques dont l'état des choses en 1889 est un moment, ont conservé une capacité inusable de refoulement, d'étouffement, comment les leurres des discours dominants, banalisés aujourd'hui dans l'omniprésent narratif électronique, servent indéfiniment à brimer la pensée « libre ». De ce point de vue, on pourrait soutenir que les promesses de la « modernité » ne sont toujours pas pleinement advenues, que le XIXe siècle est encore parmi nous et – en mixant Rimbaud avec Donatien de Sade – dire aux contemporains : « encore un effort si vous voulez être absolument modernes ! ». Ce n'est pas seulement la nouveauté critique apparue ici et là (mais vite phagocytée, abâtardie, déniée) que l'hégémonie ne cesse de contenir, c'est évidemment aussi le rationalisme démocratique des Lumières dont toute la pensée mil‑huit‑cent‑quatre‑vingt‑neuf cherche à se débarrasser, – tâche que les idéologies technocratiques de la « raison instrumentale » reprendront jusqu'à nous avec une efficacité accrue. Conclusion désenchantée : la modernité, perçue dans ses dominantes culturelles opérantes, c'est le retour obstiné, bien que métamorphique, des mêmes résistances, avec toutes sortes de formations de compromis qui neutralisent le novum en feignant de lui faire place. Le discours social « moderne » reste une dénégation du monde moderne, un manteau de Noé plein de trous qui dissimule vaille que vaille la menaçante obscénité du monde tel qu'il va.

Mil huit cent quatre‑vingt‑neuf présente un ordre hégémonique plus assuré de stabilité à moyen terme, par une collaboration synergique des différents secteurs, et d'homogénéité que ce que nous pouvons percevoir du nôtre. Les tensions vont s'accroître, dont la dissidence ostentatoire de l'avant‑garde littéraire n'est alors qu'un prodrome. Le dispositif de médicalisation de l'exégèse sociale qui est bien soutenu par l'hégémonie 1889, n'a plus grand avenir, – mais d'autres « autorités » technocratiques prendront la relève. Cependant le travail de forces centrifuges, de dissidences apparemment autonomes également, va s'accentuer. Dans la description que nous avons faite de 1889, c'est à peine si, en ordre dispersé, du « bougé », des altérations de logiques peuvent se percevoir. L'hégémonie les empêche d'atteindre la masse d'accrétion. La synergie hégémonique a un pouvoir d'imposition auquel seuls quelques mauvais esprits échappent, de façon toujours fugace et partielle. Il faudra plus tard (de notre temps) intégrer à la machine hégémonique, l'ostentation même du pluralisme, de la fluidité séductrice, du « révolutionarisme » pour réduire encore les risques que font courir le travail souterrain des critiques vraies.

Il est certain que vers 1889, tout surgit à la fois contre quoi les discours les mieux établis doivent se raidir : la propagande ouvrière, collectiviste et anar, le nationalisme boulangiste, aussi bien que les littératures hermétiques, les relativismes et nihilismes philosophiques, diverses thèses scientifiques qui, issues de l'esprit positiviste‑évolutionniste, en sapent cependant les fondements. C'est pourquoi en vue même d'assurer sa reproduction, la reconduction de son efficace et le maintien de son monopole du dicible, l'hégémonie va fonctionner de plus en plus à l'obsolescence rapide de formules journalistiques, esthétiques, savantes qui marchent un moment, occupent les esprits et sont pourtant vouée au krach fatal dont nous parlions au chapitre 49. « Nous idéologies, esthétiques, théories et conjectures savons désormais que nous sommes mortelles »... Les valeurs doxiques n'ont qu'un temps parce qu'il convient que l'hégémonie s'adapte et que pourtant rien ne change. Nostalgique des grandes constructions susceptibles de tenir les siècles, monumentum aereperennium, le marché discursif use ses innovations apparentes de plus en plus rapidement ; rien ne « s'impose » plus et tout lasse. Dans les angoisses de 1889, cette inquiétude a au moins pour elle d'être perspicace :

Des milliers de livres, qui encombrent le quart de cette fin de siècle, quels sont ceux qu'on lira encore et qu'on réimprimera en 19891?

Félicien Champsaur, romancier « moderniste » oh combien ! voit juste et nous pouvons nous entendre avec lui – si nous voulons nous appliquer à fortiori la même suspicion. C'est sans doute une réflexion que le lecteur désabusé aura tiré de cet ouvrage. Des écrivains qui parurent pleins de promesse en 1889 (Paul Bourget, Maurice Barrès, Paul Adam, Abel Hermant...), de ces penseurs audacieux (Henri Bergson, Gustave Le Bon, E.M. de Vogue, Charles Secrétan, Georges Sorel...), de ces jeunes savants (Janet, Guyau, Bertillon, l'école criminologique...) et de ces savants confirmés dans leur audace intellectuelle (Charcot par exemple), que reste‑t‑il ? La « mortalité » des pensées, le krach posthume signalent une crise structurelle du marché discursif, crise qui va jusqu'à nos jours. La thématique dominante sert à dire cette crise et toutes les autres, à instaurer les déstabilisations comme Récit de la Crise, à les masquer en les figurant, en les enrobant de gloses ; elle fait du discours sur les crises un mode nouveau de régulation culturelle, d'adaptation partielle, qui prend la place de ce qui dans les anciens régimes culturels était le rôle tenu par la révérence due à la Tradition et à ses valeurs2.

Il est des « choses » qui ne viennent jamais s'inscrire dans le discours social que par symptômes et dénégations : la fin des ordres validés par la tradition, c'est‑à‑dire par la fidélité des vivants envers les morts, la montée des impérialismes dont le darwinisme social, le « modernisme » sont les figures substitutives. Le paradigme de la déterritorialisation, l'herméneutique anxieuse de la décadence sont des façons de parler de la « modernité » avec un langage qui lui est en tout contraire, en maintenant la fiction d'un Sujet doté d'une raison narrative, expressive, téléologique, protégé par d'intangibles fétiches.

La fin du siècle passé avait d'ailleurs mis en place des fétiches nouveaux, substitués à ceux des religions tombées en déshérence : la Science, « religion de l'avenir » et la Patrie, objet d'un « culte ». Malgré les efforts multiples pour en assurer la sacralisation, ces fétiches ne susciteront plus la stable unanimité des anciennes idoles.

Dans les secteurs discursifs « populaires », travaillent déjà il y a un siècle une logique autre, celle du catch‑all transsocial cherchant à produire selon une dynamique industrielle « aveugle » (mais bien régulée par une logique de l'offre et de la demande, de la rentabilité matérielle et symbolique) des communs dénominateurs de goûts (eux‑mêmes artificiellement stimulés), d'intérêts et de valeurs bons pour le consommateur « moyen ». La logique du médiatique et de la culture de masses se cherche en divers lieux : des genres mineurs de grande diffusion (comme le « roman judiciaire ») au sensationnalisme du nouveau journalisme et à la surproduction d'« inepties » de la chanson commerciale. Cette logique‑là, en se répandant, accomplira la suture des secteurs pour « doxiquement faibles » et absorbera une grande part des discours de la sphère publique. Les industries médiatiques, harmonisant progressivement leurs productions informatives, esthétiques, politiques, finiront par établir un dispositif hégémonique propre, techniquement assuré d'une efficace psychagogique optimale, se garantissant la domination des esprits par une idolâtrie banalisée. Les hypertechniques contemporaines d'influence et de persuasion ont beaucoup appris a contrario de la fragilité à moyen terme et de l'instabilité des grandes visions du monde des générations bourgeoises « classiques » fonctionnant au fétichisme, à l'angoisse, au ressentiment et à la dénégation sublimatrice. En 1889, l'hégémonie se réalise encore synergiquement dans les champs discursifs légitimes lesquels par complémentarité signalent leur destinataire d'élection comme : homme, adulte, bourgeois, lettré, mandaté pour méditer sur le monde et prendre souci de son moi.

Le système socio‑discursif contemporain, par la dominance des industries médiatiques, a engendré cette « société du vide », cette parade des « simulacres », ces langages de vent et cette « culture en miette » qui est l'opposé diamétral d'une forme d'hégémonie comme herméneutique globale du monde et soumission à des Autorités. L'hégémonie contemporaine s'instaure dans la multiplication des « anomies », des complicités groupusculaires, par l'émiettement des grandes synergies productrices de Weltanschauung, des grands dispositifs doctrinaires « solidaristes ».

On dira peut‑être au bout du compte que j'ai choisi une année un peu prématurée. « Ni lus ni compris » en 1889, Marx est mort, Nietzsche est fou. Freud, Durkheim, Simmel, Weber, William James, Wittgenstein – sans compter Gide, Jarry, Proust, Pirandello, Joyce, – ne sont pas encore là. Je pense au contraire que les ruptures partielles à quoi s'attachent ces noms ne prennent de sens que par rapport à la reconduction indéfinie de la logique dominante de 1889. Cette étude d'un état du discours social, par son caractère systématique, pourra servir de jalon à une histoire des ordres discursifs dont il est certain qu'elle demeure très lacunaire. Il faut donc laisser ce livre ouvert sur ces dernières hypothèses et sur les remarques des chapitres antérieurs, lesquelles réfléchissent sur les coexistences, les coïntelligibilités, les fonctions remplies, sacrifiant une réflexion sur les devenirs historiques à l'examen de cette autre réalité historique qui est celle de la communauté – à la fois oppressante et illusoire – de ceux qui ont pour rôle de penser et d'écrire dans une même société.

Notes

1  F. Champsaur, Dinah Samuel, XXVII.

2  C'est à peu près ce que dit Jean Baudrillard, dans l'entrée « Modernité » de 1'Encyclopedia universalis.

Pour citer ce document

, « Chapitre 50. Genèse de la modernité», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-50-genese-de-la-modernite