1889. Un état du discours social

Chapitre 18. Fin de siècle et décadence

Table des matières

Le Ministre des finances fait au cours de l'été à la Chambre un long exposé bourré de statistiques pour démontrer que la France est prospère, en pleine croissance, qu'il n'y a pas de « trou » budgétaire et que tous les paramètres disponibles signalent des progrès marqués. Il ne convainc pas. Les députés qui prisent peu les chiffres et les exposés techniques sont, comme toute l'opinion, sous l'empire d'un sentiment de décadence, d'à‑vau‑l’eau, de banqueroute imminente. Les historiens n'ont pas manqué de relever cette discordance entre la prospérité et le développement économiques et techniques de la fin du siècle et la vision du monde crépusculaire qui perçoit partout des signes de « maladie » et de « détraquement », de « ruine », de « naufrage », d'« agonie sociale »1.

La « décadence » alléguée a commencé, selon une chronologie mythique, avec la défaite de 1870. « Nous sommes décidément en pleine décadence », tel est l'épiphonème accablé qui ponctue toute conversation bourgeoise. « Cet abîme de la décadence de la patrie » est homologue aux angoisses devant les dégénérescences de la race2. Sans doute la « décadence de la patrie » est‑elle liée dans les esprits à la défaite militaire, à l'amputation de territoire, à l'affaiblissement de la France, mais elle est aussi construite comme un phénomène total : « tout dégénère », – les institutions, les mœurs, les lettres et les arts ; le vice, le pourrissement moral gangrènent le pays. Les divisions et les scandales accélèrent la ruine.

La décadence dans les forces charnelles et dans les mœurs, dans la pensée philosophique et dans l'art ! Elle a marqué toutes choses de son doigt sale. Des décadents, ces sang‑pourris qui empestent la terre de leur souffle puant l'alcool et la vérole. Des décadents, ces pseudo-philosophes modernes, ces compilateurs des pensées anciennes. Des décadents, ces artistes impuissants qui méprisent la Nature, qui ne savent que haïr et envier !3.

À la thèse de la décadence, s'attache la figure rhétorique de la congerie, énumération cumulative des indices multiples d'une chute vers l'abîme dans tous les domaines où se porte la réflexion :

La France est gravement atteinte [...] L'anarchie morale, prélude de l'anarchie matérielle est partout maîtresse [...] L'agriculture traverse une crise dont il est impossible de prévoir la fin [...] L'industrie végète, [...] le commerce languit...4.

Les réactionnaires, persuadés que le mal remonte à 1789, raffolent de ces tableaux crépusculaires : « catastrophes nationales », « abaissement et chute de la France », « haines fratricides ». Les boulangistes font leur fortune de promesses de redressement, de retour à l'ordre et de réconciliation des Français divisés5. Cependant la « décadence » s'exprime aussi en une version républicaine populiste où elle se nuance de ressentiment socialisant :

Les antagonismes économiques s'enveniment, le paupérisme industriel s'aggrave et s'étend, l'exploitation capitaliste devient de plus en plus malfaisante, de plus en plus intolérable, [...] le chômage et l'insécurité étendent leur voile funèbre de misère et de mort6.

J. Delafosse triomphe amèrement en constatant que la gauche n'est pas moins « consciente » de l'effondrement général que la droite, malgré les doctrines de progrès sur lesquelles elle appuie un optimisme de commande. « Si nous étions seuls, nous réactionnaires, à dénoncer cette dégradation de la conscience française [...] Mais il y a les trois quart au moins des Républicains »7. De fait ! Il suffit de lire quelques diatribes échappées à des républicains pour voir qu'au diagnostic près, le tableau clinique n'est pas moins sombre : la France de 1889, écrit Victor Modeste dans sa Nuit du IV août « porte des populations énervées par la vie oisive, dégradées par les jouissances malsaines, gangrenées par la soif du gain, par la possession sans travail, par les manœuvres basses... » La conglobation des inversions des valeurs s'exprime chez lui de façon topique :

On a remplacé la valeur par la médiocrité, l'âme par l'esprit, le dévouement par l'adresse, l'enthousiasme par le savoir‑faire...

Sa diatribe se développe en des énumérations hâchées : « égoïsme universel », « lutte intestine », « fractionnement intraitable des opinions », « désagrégation qui s'accentue », « perte de la solidarité, de l'unité ». « Pourquoi ces discrédits sur nous, ces humiliations, ces malheurs, ces ruines ? » se demande V. Modeste, contrastant la France décadente à celle, pleine de force et d'« idéal », de 17898.

La doctrine antisémite découle de cette conglobation de décadences auxquelles il faut trouver une cause, un agent occulte ; les pamphlets antijuifs développent un tableau crépusculaire de ces processus sans fin ni cesse qui requièrent par leur accumulation même une « explication » synthétique :

La charlatanisme dans le domaine de la politique, l'escroquerie dans celui des affaires, le désordre dans la famille, la dette publique écrasante, l'invasion des étrangers, toutes les hontes, tous les scandales. [...] on aperçoit de tous côtés les symptômes de la mort9.

Si l'ethnocentrisme ambiant fait que l'on ne s'intéresse ordinairement qu'aux seuls malheurs de la patrie, quelques esprits « larges » voient enfin la décadence agir sur toute la civilisation : « aujourd'hui la situation de l'Europe occidentale peut se résumer ainsi : religion discréditée, pouvoir affaibli, mœurs relâchées, famille annihilée [etc.]... »10. Les stratégies littéraires peuvent en partie s'expliquer par le souhait de « sauver les arts » de l'effondrement général et – de Péladan aux modernistes, à Bourget et autres « psychologues » – par le mandat que s'attribuent les lettres de se faire le sombre témoin de la « Décadence latine ». C'est sur l'espoir de préserver la littérature alors que tout s'écroule que Maurice Spronck clôt ses Artistes littéraires :

... Les lettres continuent d'exister, au milieu des orages formidables, des crises financières et industrielles, des écroulements religieux, des guerres exterminatrices de race à race, des cataclysmes démagogiques et sociaux [...] sous lesquels il ne serait pas impossible que disparût le vieux monde (p. 353).

Si l'on cherche des sources savantes à cette image de la décadence, il faut les trouver du côté d'un darwinisme vulgarisé (du concept d'évolution régressive ou dévolution), mais aussi chez les historiens positivistes, à travers une certaine représentation de la « Rome de la décadence » avec « les démences et les hontes » qui accompagnent l'affaiblissement de l'État et l'invasion des barbares. « Cette société reproduit les hontes et les folies du bas Empire »11. Tel est le topos qui invite les lettrés à chercher, à l'instar de Montesquieu, les « causes morales » de la barbarie menaçante. Les romans sur l'antiquité décadente forment un genre littéraire à la mode. L'Agonie de Jean Lombard dépeint la Rome d'Héliogabale derrière laquelle le lecteur devine la France de Sadi‑Carnot, – orgies, stupres, vices immondes, corruptions et déliquescences. Thaïs d'Anatole France, reconstitution de l'Égypte hellénistique, est une ironique transposition de la France de 1889 et de ses discours sociaux dans la cacophonie de leurs antagonismes : les socialistes, anarchistes, rose‑croix, spiritistes, schopenhaueriens se trouvent métamorphosés en une parodie érudite en anachorètes, ariens, sceptiques, épicuriens, pyrrhoniens, orphistes... France a pertinemment placé au centre de son Alexandrie‑Paris, Thaïs, la grande courtisane dont la capiteuse beauté conduit l'anachorète Paphnuce à la damnation.

Les théories délétères des socialistes combinées à la « licence effrénée » et au « luxe », voilà qui permet au sociologue Bertheau de développer le parallèle avec l'Empire romain finissant.12 Le Dr Reuss fait le même rapprochement :

Jamais à moins de remonter au temps de la décadence romaine, [la prostitution] n'a eu autant le droit de cité »13.

Le sujet idéologique qui dénonce ce Bas Empire assume – qu'il le proclame ou le dénie – une position fantasmée de chrétien de la Primitive Église liant la condamnation des conforts, des plaisirs, du laisser‑aller moral au tableau des corruptions politiques, faillite économique, défaite militaire, invasion des rastaquouères et des « nouveaux barbares ».

Fin de siècle

L'expression « fin de siècle » a eu une fortune curieuse. D'un constat purement chronologique, elle est venue à se charger de toutes les connotations de perversion des mœurs et de ruine de la nation : « Notre fin de siècle se débat au milieu d'un détraquement général... », « cette fin‑de‑siècle faisandée où l'égoïsme et la juiverie triomphent... »14. Dire « notre siècle à son déclin », c'est inscrire dans une catachrèse banale le sentiment que tout décline, que la nuit des fins de civilisation s'étend sur le monde :

Regardez donc autour de vous dans cette fin de siècle, qui sera peut‑être une fin d'Europe...15.

Le siècle a connu son aurore quatre‑vingts ans auparavant, maintenant les esprits s'agitent dans un « crépuscule » où tout s'estompe. « Fin de siècle » est volontiers pris comme adjectif : un mari complaisant est un « mari fin‑de‑siècle », un prêtre libéral est appelé « prêtre fin‑de‑siècle ». Un jury acquitte une dame qui a revolvérisé son mari infidèle : « ces jurés acquitteurs veulent être modernes et fin‑de‑siècle »16. Les dévotions religieuses sont rendues moins austères : « Il faut que le Bon Dieu aussi devienne "fin de siècle", qu'il chauffe ses églises, qu'il retarde la messe et qu'il la fasse moins longue »17. « Fin de siècle » ne désigne pas la seule décrépitude de la civilisation, mais connote les mœurs faisandées, les sensibilités trop raffinées, les doctrines contre nature (le féminisme notamment), les littératures inintelligibles, phénomènes dont il est entendu qu'ils préludent à l'effondrement. Humbert de Gallier intitule son roman qui conte la vie sans but et sans principe d'un blasé, Fin de siècle. Albert Delpit titre, lui, Un Monde qui s'en va, ce qui revient au même. Le lexème « Fin », extrait de « fin de siècle », suffit à marquer la vision crépusculaire. Le héros de Gallier est évidemment un « fin de race », comme le sont Rodolphe de Habsbourg, Louis II de Bavière. « Fin d'un régime », « Fin d'une République », titrent les mécontents. Édouard Drumont qui a le flair idéologique idoine, titre son dernier essai, tableau qui orchestre la séquence complète des idéologèmes de la déterritorialisation, la Fin d'un monde. C'est le grand succès littéraire et philosophique de 1889.

« Moderne » – arraché à l'isotopie du Progrès – est dans la plupart des contextes péjoré en synonyme de « décadent ». Ceci tient d'abord au fait que l'épithète ne s'attache plus qu'à des substantifs appartenant à la série des décadences : « la névrose moderne poursuit ses ravages », « la vie moderne si agitée, fièvreuse, tiraillée en tous sens », ou encore : « ces profonds fauteuils qu'a multiplié l'aveulissement moderne » !18. L'« âme moderne », grande spécialité de Paul Bourget, est compliquée, sceptique et maladive. « Un philosophe moderne », comme Adrien Sixte, propage le pessimisme, les déclassements, il est responsable de l'immoralisme du Disciple. Une « femme moderne » est une émancipée qui pratique la bicyclette en pantalons...

Peu à peu, l'opinion laïque semble se rapprocher de l'emploi anathémisant que font de « moderne » et « modernisme » les catholiques du Syllabus19. Plus précisément, « moderne » s'il qualifie « invention », « science », « technique » reste généralement positif. S'il évalue des mœurs, un état de société, « moderne » ne dit pas autre chose que « décadent ». Cette décadence sociale est à mettre en relation avec deux idéologèmes dont nous faisons l'analyse ailleurs : celui de la « lutte pour la vie », – car la société moderne « exaspère la concurrence vitale » – et celui de l'américanisation, de « l'américanisme grossier des nouvelles mœurs » qui a supplanté l'« idéal et la poésie »20 (voir chapitres 40 et 13 respectivement).

Un champ phraséologique et métaphorique s'est construit autour de l'idéologème « décadence ». Gâchis : « notre enfoncement dans le gâchis ». Crise : « un fait que nul ne songe à contester [...] l'état de crise générale dont souffre la France depuis dix ans », « la crise devient l'état normal du pays ». Nuit, crépuscule : « Tout devient noir dans le brouillard infect où s'agite aujourd'hui la malheureuse France » ; « aujourd'hui c'est le crépuscule et personne n'oserait prédire le retour de la lumière ». Chute, abîme ou encore naufrage :

Aujourd'hui tout craque sous nos pieds et tout prédit la chute finale de la société contemporaine.
Nous marchons à l'abîme [...] avec la conscience parfaite que nous allons rouler au fond.
Aujourd'hui tout s'effrondre, tout tombe dans un profond abîme autour de nous.
L'avènement de la démocratie radicale, depuis 1878, a transformé notre détresse en un naufrage, en un sauve‑qui‑peut général, parce que nous sommes en train de sombrer corps et biens21.

« Chute », « effondrement » entraînent l'apparition de : « civilisation décrépite », « ruines sociales », « débris de la vieille société » puis, par hyperbole, « dissolution », « chaos », « catastrophe », « cataclysme ». Le diagnostic s'exprime en images médicales : la France est « malade » (encore pourrait‑on espérer trouver des « remèdes »), « la société française est minée, alanguie, perdue »22. Le corps social est envahi par la « gangrène » ; de la nation émane une « atmosphère de pourriture et de corruption »23. La société est « pourrie », elle est entrée « en décomposition ». Si l'on préfère les maladies mentales, on diagnostiquera un « état psychologique morbide », « la névrose du siècle [...], cette surexcitation croissante qui transforme et détraque la nation ». Émile Bergerat, l'humoriste du Figaro, ironise sur le lieu commun usé jusqu'à la corde, « il est manifeste que le monde se détraque »24. Tous ces sémantismes convergent vers l'annonce de l'agonie et de la mort imminente du patient : « société à demi crevée », « siècle qui agonise », « agonie d'une race ». « Le monde parisien se meurt d'anémie, de névrose, de vices »25. Les littérateurs avancés se font gloire d'étudier « ce monde qui s'en va » et de fournir dans leurs œuvres l'« expression vivante de l'époque qui meurt, le résumé essentiel des idées et des sensations qui se pressent et se mêlent dans le cerveau du dix‑neuvième siècle agonisant »26.

Ce qui est lieu commun de journalistes ou thème littéraire « novateur », est aussi, sans modification substantielle, objet de méditation pour le philosophe, le savant. L'anthroposociologie de Vacher de Lapouges exprime avec force arguments théoriques le même Kulturpessimismus :

Et maintenant nous sentons que la vie de l'Europe s'arrête, que les jours de notre monde sont comptés. À cette inévitable usure, il n'y a point de race qui puisse résister27.

C'est que la méditation sur les décadences invite le doxographe à assumer la position de Cassandre et à prophétiser le dernier soubresaut : « c'est le cataclysme social qui arrive ». « Regardez donc, aveugles ! La ruine du pays est en voie d'exécution »28.

Révolution française et décadence

En cette année de commémoration polémique du Centenaire de 1789, les écrits abondent qui font remonter à la prise de la Bastille, le « Finis Galliae », la dislocation progressive des valeurs et des ordres naturels. Ce ne sont pas seulement les conservateurs et les catholiques qui démontrent que « le chancre révolutionnaire est le mal dont nous souffrons »29, ce sont aussi de prétendus républicains de tendance boulangiste ou antisémite‑populiste qui voient les « grands principes » confisqués depuis cent ans par les bourgeois « opportunistes » et les « féodalités financières » et c'est encore tout le secteur intellectuel positiviste, marqué par les Origines de la France contemporaine de Taine : le déclin de la France tient à l'esprit jacobin, niveleur, démocratique. « La Révolution n'ayant rien fondé ou n'ayant fondé que l'instabilité partout » procure une origine mythique aux visions de la déterritorialisation30. Après un siècle de convulsions, de hontes et de malheurs, « après cent ans de calamités et de mensonges », nous en sommes là : haines et discordes publiques, alcoolisme, déficit, destruction de la famille par le divorce, croissance de la criminalité, presse dépravée, naturalisme en littérature, corruption des filles par l'école laïque, dégénérescence de la race par le surmenage scolaire : M. d'Héricault dans sa France révolutionnaire trace après d'autres le tableau cumulatif de l'œuvre de destruction entreprise en 1789 et qui semble devoir se poursuivre jusqu'à la ruine totale (voir chapitre 32).

La « décadence » vue par les socialistes

Pour les idéologues bourgeois, la montée du péril socialiste est un grand indice de la « décadence » (ou c'est la décadence de la société qui la rend vulnérable aux barbares qui l'assiègent de leurs récriminations et revendications ignares). Les propagandistes socialistes au contraire s'emparent du complexe discursif des décadences pour y loger leur « vous ne croyez pas si bien dire » : oui, votre société bourgeoise « mourante » vit ses derniers jours, il suffira au prolétariat d'exercer une ultime poussée pour que l'« édifice social » de l'exploitation s'effondre et fasse place au collectivisme (ou à l'anarchie). Le contre‑discours socialiste annexe à sa propagande la kyrielle des idéologèmes crépusculaires, mais le crépuscule n'est que « la fin des bourgeois », l'aurore de la Sociale viendra après la nuit :

La société bourgeoise marche à son déclin [...] Partout les peuples se soulèvent [...] Nous sommes en plein crépuscule, mais crépuscule qui précède le soleil levant31.

La « décomposition galopante qui s'opère dans la société bourgeoise », attestée si unanimement par ses idéologues mêmes, est récupérée par le socialisme comme l'aveu de la défaite de la « féodalité industrielle », de la « déchéance morale et matérielle des bourgeois [...] L'ordre capitaliste se désagrège chaque jour en soulevant la conscience populaire contre les hontes et les meurtres qui en sont les tristes produits »32. Les images de la doxa bourgeoise sont reprises avec jubilation : la « dégringolade » s'accélère ; la classe bourgeoise « râle son dernier râle », le « vieux monde » agonise. Tout craque ? eh bien, « poussons de toutes nos forces » à la dislocation33. Par une rétorsion‑boomerang, la propagande socialiste répond aux angoisses de l'hégémonie en modifiant d'un coup de pouce le topos de l'Agonie. C'est la « fin d'un monde » certes, mais qui annonce « l'enfantement d'une nouvelle organisation »34.

Intersignes de la décadence

L'eschatologie nomme « intersignes » des événements mystérieux qui frappent l'imagination des peuples et par lesquels le Tout‑puissant avertit les humains d'une apocalypse imminente. La quête des intersignes est un des mandats du journaliste et de l'intellectuel, du littérateur. Il faut chercher à lire dans la conjoncture les indices extrêmes et déroutants du renversement de toutes les valeurs, du déclin, de la dislocation des dernières stabilités qui résistent encore. Des krachs financiers aux dernières élucubrations des poètes décadents, des « scandales » innombrables, que la presse donne en pâture à ses lecteurs, aux suicides, coups de folie, engouements pour les occultismes, criminels précoces, falsifications des denrées, tous les diseurs de l'actualité cherchent les indices d'une évasion du sens, d'un effondrement de l'ordre des choses. La Tour Eiffel, cette « hideuse colonne de tôle ajourée », ce monument provisoire, inhabitable, nomade, apparaît comme le symbole même d'une société babélienne condamnée à disparaître (voir chapitres 28 et 31). Le « Drame de Meyerling », puissant interprétant de la conjoncture, porte les penseurs à de sombres réflexions sur la fin des races et les détraquements (voir chapitre 29). Nous consacrons plus loin des chapitres aux deux grandes menaces qui préparent le Mundus inversus des derniers temps : « la fin d'un sexe » – le refus par la femme moderne de son « rôle naturel » – et « le Péril social », la poussée des masses populaires enivrées d'espoirs chimériques par les « meneurs » du collectivisme (voir chapitres 21 et 22). Le règne des femmes est préparé par le « ramollissement du genre masculin »35.Le marxisme veut « l'écrasement des libertés, le nivellement par en bas des intelligences, l'avachissement des âmes »36. Plus anxieusement perspicace, C. Secrétan formule un dilemme :

La victoire du socialisme serait l'écroulement et le dépeuplement du monde ; celle de l'ordre établi, un répit de quinze ou vingt ans acheté par le règne insolent de l'épée et par d'inexprimables cruautés37.

Pour les catholiques, ce sont les francs‑maçons qui forment l'avant‑garde de l'Antéchrist : « les sociétés secrètes préparent une organisation sociale qui mène à l'état sauvage »38.

Tout le novum est lu comme « signes des temps », bien rarement signe roboratif, mais plutôt « symptôme de notre dégénérescence ». Ouvre‑t‑on un crématoire à Paris ? Aussitôt la glose angoissée et indignée se donne libre cours. « Non jamais la hideuse coutume ne s'acclimatera chez nous ». La crémation doit susciter la « répulsion », une « insurmontable horreur »39. « Le Four aux morts » est l'idée de « libres penseurs atteints d'aliénation mentale »40. Aux arguments des hygiénistes, la presse, butée, répond par un « je sais bien, mais quand même ».

La gnoséologie romanesque dominante renâcle devant le recours à la statistique, abstraite, rebutante, mais les journaux parviennent à la rendre expressive et dramatique en glosant les courbes asymptotiques des décadences : l'excédent de garçons « lorsqu'il s'agit d'un peuple ou d'une race [est] un signe de décadence ou de dépérissement », constate‑t‑on41. Loin d'objectiver le monde, la statistique, commentée par les savants, renforce les angoisses : croissance constante des crimes, des suicides, des aliénations mentales, de l'alcoolisme et du nombre de débits de boisson, de la syphilis, de la tuberculose. Les suicides ? « Ils augmentent dans des proportions effrayantes »42. Par la dénatalité due au malthusianisme, la France se dépeuple43. Le Dr Joly ouvre sa France criminelle par des statistiques terrifiantes :

Depuis 1838, la violence a augmenté de 51 %.
La cupidité de 69 %.
Les suicides de 162 %.
L'immoralité de 240 %.
La paresse et la misère (c'est‑à‑dire la mendicité et le vagabondage punis) de 430 % [...].
Quant à la période actuelle, elle se signale par une sorte d'abandon de soi-même et d'affaiblissement contagieux44.

Irréligion

La vision sociale dominante comme angoisse de la déterritorialisation favorise politiquement les doctrinaires de la réaction (et du boulangisme) contre les républicains et les démocrates : seuls les esprits « crépusculaires » globaux peuvent déployer une cohérence explicative : montrer que l'athéisme engendre l'anarchie, augmente la criminalité, que le divorce, l'éducation des filles détruisent la famille, tandis que le paysan se déracine, que les rastaquouères pullulent, et que cela forme un tout. Les progressistes sont obligés à un choix au contraire : je ne veux pas du règne des pédérastes et des saphistes, de la littérature décadentiste, du maelström de la dette publique, de l'émancipation des femmes, de la prostitution, de l'anarchie, mais je suis pour le système parlementaire, le suffrage universel, la libéralisation des mœurs, le divorce, pour l'État laïc, la liberté des consciences... À quoi, l'idéologue réactionnaire a beau jeu de rétorquer : tu ne peux avoir l'un sans l'autre. La logique de la déterritorialisation ne peut convenir qu'à de rares « pervers ». Tout le monde cherche une stabilité compatible avec l'axiologie dominante. Les progressistes, pris entre une historiosophie évolutionniste-comtienne en perte de crédibilité et une Weltanschauung pessimiste qui s'impose à eux, n'ont pas cet avantage de cohérence dont profitent les Drumont, les disciples de Le Play ou les idéologues tainiens.

Pour les conservateurs (et pour les républicains spiritualistes à la Jules Simon) tout part de la « perte des idéaux », de l'indifférence religieuse, de l'athéisme. Le Dr Gérard, médecin irréligieux mais pessimiste, l'avoue : « hier nous avions la foi, l'espérance et la charité [...] Aujourd'hui, il ne nous reste plus que le scepticisme, la désespérance et l'égoïsme [...] Mieux vaut encore un Dieu de convention qu'une doctrine de négation qui nous place en face du néant et de son accablante perspective »45. Cette ambivalence nous en verrons les effets dans le chapitre sur le débat anticlérical (voir chapitre 34). Le républicain modéré A. Pellissier l'avoue encore : « l'athéisme est en train de tuer » la société46. Une revue républicaine, La Paix sociale, se donne pour mandat de lutter contre les « progrès actuels de l'athéisme »47. Malgré qu'ils en aient, les démocrates admettent du bout des lèvres que les réactionnaires n'ont pas tort :

Sans la religion, il n'y a plus ni ordre ni liberté possibles, et la société même tombe en ruine comme un édifice sans base et sans appui48.

Dissolution de la famille

« Le relâchement du lien familial » est devenu un sujet d'inquiétudes chez les observateurs sociaux. La femme, « clé de voûte de tout l'édifice familial », refuse de jouer son rôle conservateur49. « La famille est détruite, la femme se voit l'égale de l'homme »50. Le législateur a joué un rôle néfaste :

La famille s'est désagrégée sous l'action dissolvante du code Napoléon. Elle n'a plus de centre ni de base fixe. Les enfants se forment hors du foyer...51.

C'est le péril fondamental pour les élèves de Le Play : « l'affaiblissement de l'esprit de famille » est concomitant de l'affaiblissement des croyances spiritualistes. La question sociale s'explique par le concubinage, l'immoralité de la classe ouvrière. « Parmi les ouvriers, le nombre de célibataires devient effrayant »52. Les sociologues de la Réforme sociale montrent comment les limites mises à la liberté de tester ont sapé l'autorité paternelle. Ils pensent que la décadence de l'esprit de famille prélude à la banqueroute morale de la nation. L'œuvre de Paul Bourget à partir de 1890 se vouera à la dénonciation de ce grave problème. S'il y a une prospère littérature du « coup de canif » au contrat de mariage, les progrès de l'adultère forment cependant un élément des mœurs fin‑de‑siècle qu'on dénonce :

Les complices vont à ces rendez‑vous coupables avec la tranquillité de l'employé qui se rend à son bureau53.

« La bâtardise nous envahit »54, la République en permettant le divorce contribue à disloquer la famille, alors que l'adultère continue à fort bien se porter. « À quand le triomphe du mariage libre et une société de bâtards ? » demande V. Joze avec une ironie crispée55.

Déclassés et déracinés

Un constat revient dans le tableau des désordres sociaux : « cette pléthore de ratés dont souffre la société moderne ». « Chaque année, [l'enseignement] augmente leur nombre de dix mille déclassés ». « Que de bras rendus inutiles ! que d'intelligences déclassées ! que de mécontents ! » Les déclassés ce sont les gens à qui le progrès de l'instruction a donné de vaines espérances tout en les arrachant au travail manuel ou à la glèbe. L'école démocratique produit ces déclassés alors que « l'agriculture manque de bras ». « L'instruction à outrance » est donc un de ces progrès qui désorganisent et déracinent. « Le nombre croissant des bacheliers est loin d'être un bien pour la société »56. Cette perspective malthusienne, couplée au rêve réactionnaire d'une France pastorale à quoi on oppose les déclassés qui « battent le pavé » parisien, ce sont encore des images parlantes de la vision dominante. Paul Bourget analyse dans son Disciple le type du déclassé, aigri, imbu de théories dangereuses, irresponsable et nuisible. Barrès tonne contre les « boursiers », produits d'une pédagogie « abstraite », enlevés à leur milieu naturel, « suspendus dans le vide ». Le péril social s'incarne aussi dans les déclassées, les bachelières immariables et sans emploi qui n'ont d'autre perspective que la compromission, la galanterie57.

Les déclassés sont ordinairement des déracinés, arrachés à leur milieu rural. « Nous sommes un peuple déraciné », disait Blanc de Saint‑Bonnet58. « Les campagnes sont désertées et les villes sont devenues des tripots et des lupanars »59. La sociologie de Le Play a insisté sur les dangers de l'urbanisation, de l'industrialisation :

L'usine a fait le vide dans la campagne : elle a arraché les paysans à la charrue et les a agglomérés à titre d'ouvriers autour de ses machines60.

Le mythe de la mort de la France agricole s'exprime avec autorité à une époque où les campagnes sont surpeuplées et qu'une certaine émigration est fort avantageuse pour ceux qui restent. « La France se meurt [...] parce que les bras manquent pour faire sortir de la terre les richesses qu'elles renferment »61 : fausse au point d'être absurde, cette proposition est sur toutes les lèvres, étant conforme au mythe de la déterritorialisation. En 1897 avec Les Déracinés, Barrès donnera une magistrale figuration littéraire du type du déclassé‑déraciné, qui a perdu le contact avec son sol, sa race et est pénétré d'abstractions rationalistes. Les anciens terroirs rassurent et la Ville angoisse. Ceux qui l'habitent sont en effet des déracinés, des sans‑attache ; comme le formule le Dr Joly, ce sont des « nomades » :

Voilà le personnel qui campe à Paris ; voilà les « les nomades » qui y font monter si haut le niveau de la criminalité interne62.

L'armée du crime

La grande presse à sensation d'une part, la nouvelle science de l'anthropologie criminelle ont renouvelé l'antique intérêt du peuple urbain pour les récits de crimes. Parmi les statistiques de progrès négatif, la croissance de « cette armée du crime qui déborde sur nous » est un intersigne certain de pourrissement social63. Les spécialistes confirment les inquiétudes de l'opinion :

La criminalité monte, elle ronge peu à peu la digue impuissante qu'on lui oppose [...] La criminalité a progressé : [...] on commet deux fois plus de crimes et de délits qu'on n'en commettait vers 1826 [à population égale]64.

C'est ce que, dans le prolongement du « péril social », on nomme le « péril criminel » qui manifeste un « abaissement douloureux de la moralité sociale ». Certains crimes odieux attestent spécialement d'une perversion des mœurs. La Réforme sociale de Le Play attire l'attention sur « l'aggravation énorme des parricides » entre 1871 et 188765.

L'opinion est surtout frappée par la « précocité du vice », les très jeunes assassins, les très jeunes voleurs étaient rares jadis, « aujourd'hui on les trouve couramment »66. Les « criminels précoces » sont une nouvelle figuration du monde à l'envers : « le goût du plaisir, l'horreur du travail ont atrophié en eux toute espèce de sens moral ; ils sont dépravés comme des vieillards ». Enfants par l'âge, presque de « vieux forçats » par la perversité vicieuse. « Vraiment il y a de quoi épouvanter la raison »67. Les journalistes rappellent le cas de Gamahut et ses complices, étranglant une pauvre vieille pour lui voler cinquante sous. « Un malfaiteur précoce » tente de faire dérailler un train pour s'amuser68. Deux fois d'affilée, la Cour d'assises de Paris juge un assassin de quatorze ans : « et l'on n'a pas l'air de s'inquiéter de cette marée montante de jeunes criminels ! »69. Oh si, on s'inquiète de ces « Chérubins du couteau et du marteau » !70. Des dizaines d'éditoriaux cherchent à les expliquer par l'hérédité, le mauvais exemple, les livres obscènes, le goût des jouissances et l'école laïque. Des livres sont consacrés aux « enfants assassins »71. H. Fouquier au Figaro disserte sur ce symptôme et retrouve le vieil argument de l'influence néfaste des philosophes sur les miséreux, déjà utilisé par le procureur dans l'affaire Champmathieu :

Sur eux descend des sommets de la philosophie notre doctrine pessimiste du combat pour la vie [...]. Ah ! certes, je n'accuse pas la science [...].
Je me demande si la démocratie avec sa tendance à l'assimilation gloutonne des choses d'en haut par les gens d'en bas, peut supporter trop de philosophie...72.

La prostitution, « crime‑type » de la femme, est aussi en progrès : une nouvelle kyrielle de statistiques le prouve. Les demi‑mondaines, « ce phylloxéra social », pullulent73. Les brasseries du quartier latin « sont des nids à chaudepisse et à syphilis »74. La société moderne, juive, est devenue une « société prostitutionnelle », déclare Edouard Drumont dans la Fin d'un monde. Dans notre paradigme, l'opposition mariage/prostitution prend place sans difficulté :

Le mariage est rendu inutile, on trouve une femme à l'heure, à chaque coin de la rue75.

La putain est muée en synecdoque de la société moderne, en même temps qu'elle concrétise l'esthétique moderniste comme exaltation paradoxale du bas et de l'ignoble. La prostituée devient l'héroïne de la grande ville antiphysique : « [La prostitution] s'étale de haut en bas, ayant l'air de crier à la société : "Je suis ta fille et ta maîtresse ; admire moi !" »76. Je me permets de renvoyer ici à mon livre Le Cru et le Faisandé et notamment au chapitre final sur « le Sociogramme de la putain ».

Décadences politiques

Dans toute cette problématique de la décadence, la position idéologique assignée à l'État est équivoque, ambivalente, puisque celui‑ci peut être connu soit comme l'Urstaat, incarnation inébranlable de la continuité sociale, soit comme une tyrannie anonyme et corrompue, un facteur paradoxal d'anarchie, instituant absurdement des déterritorialisations (divorce, impôt sur le revenu, laïcité, vaccin obligatoire, emprunts, mesures égalitaires...). L'État moderne « sécularisé, anonyme » n'est plus cet appareil visible, solennel, incarné dans le corps du Prince, que l'on regrette77. L'État est une multiplicité occulte de parlementaires, prête‑nom de la haute finance invisible. La République a institutionnalisé le « gâchis », elle a fait tomber le pays dans « l'anarchie », dit l'opposition. Le parlementarisme est, pour les droites comme pour le boulangisme et pour une partie de l'extrême‑gauche, « un régime de décadence et de ruine ». L'État républicain contribue à « l'effroyable désordre qui règne partout » dans « cette société livrée à toutes les anarchies »78. Pour les nantis, en biens spirituels ou en biens fonciers, la démocratie a privé le monde de sens en galvaudant et en spoliant. L'école obligatoire a rabaissé la culture et engendré des déclassés aigris, l'impôt ronge la propriété ; l'impôt sur le revenu (qu'exige l'extrême‑gauche) serait la ruine sans phrase :

L'impôt progressif détruira la fortune publique en annihilant les fortunes privées. On ne cherchera plus à acquérir du moment où on l'on ne pourra pas conserver le fruit de son travail79.

L'État moderne menace de se transformer en un « État‑providence », un socialisme d'État niveleur, aussi redoutable que le socialisme de la plèbe (voir « Le Péril social », chapitre 21). Le seul secteur où l'État moderne se développe immodérément est celui, improductif, de la fonction publique, cette armée de « budgétivores », ce « fléau du fonctionnarisme » qui ruine le pays. La Lanterne lance une enquête sur « l'Anarchie administrative – le Détraquement du personnel »80. La vie politique apparaît aux lettrés (et à bien des politiciens) comme le lieu central de la corruption, du pourrissement moral de la société. Déplorons « la décadence où sont tombées nos mœurs politiques », tel est le topos81. La politique détraque les esprits. Boulanger avec les excès de sa campagne électorale « donne une idée du détraquement de nos politiques »82. En tout lieu s'exprime un discours du dégoût‑de‑la‑politique (et des consolations morales ou esthétiques plus élevées qu'il faut rechercher) qui met d'accord le mondain du Figaro, l'artiste, le penseur, le savant. « Dégoût universel », « mépris national » – à écouter ce qui se dit hors du champ politique (et dans celui‑ci, chez les réactionnaires et les boulangistes), on peut croire qu'il n'est pas de carrière plus discréditée que celle de politicien :

La France agonise depuis dix‑huit ans sous les entreprises de ces Turcarets, valets de juifs et de banquiers allemands83.

Dans le roman moderniste faisandé qui fait prime, le monde politique est spécialement mis en valeur pour faire communier l'auteur et son lecteur dans l'écœurement des mœurs fin‑de‑siècle84.

À l'image idéale de l'État, stable et unitaire, s'oppose le « parlementarisme » et son « action désagrégeante, pulvérisante »85. « La politique » ment, elle déstabilise, elle divise les esprits. Dans ces trois chefs d'accusation se résume son action délétère. « La politique engendre une « agitation stérile », une « mobilité » dont la mention seule est une condamnation86. La République devait être ce régime qui « nous divise le moins ». Jamais les haines n'ont été à ce point attisées. Les Républicains vont répétant : « Pas de groupes, pas de divisions »... et sont eux mêmes tronçonnés en trois ou quatre partis hostiles.

Si « tout État divisé est fatalement destiné à la ruine », la République n'en a plus pour longtemps.87 La malheureuse France est « déchirée par l'esprit de parti », par les « factions » de plus en plus nombreuses, par « l'esprit de clan ». Elle est ensanglantée par une « guerre civile » permanente88. « Fractionnement des opinions », « divisions intestines », « haines fratricides », « discussions stériles », « agitations stériles », « querelles stériles ». L'adjectif‑clé est « stérile » en effet : la France est « lasse » de ces querelles qui détruisent, qui agitent, qui divisent sans rien construire. La grande bourgeoisie républicaine qui s'exprime dans la Nouvelle Revue n'est pas la dernière à dénoncer les divisions :

De degré en degré, les schismes parlementaires ont amené la stérilité législative dans la Chambre, l'impuissance dans le gouvernement, la confusion des opinions et le désarroi des consciences dans le pays.

Les patriotes rappellent que Bismarck est aux aguets, que l'Europe « compte sur nos divisions » pour nous achever, que les querelles intestines ne concourent qu'à l'affaiblissement de la France devant l'étranger. Thiers en 1870 avait réclamé « la trève des partis ». La formule sert encore. Tout le monde veut « une politique d'apaisement » qui, bien entendu, ne vient jamais. « Oublions nos querelles, nos divisions funestes ! » La notion idéale sous‑jacente est celle d'une France foncièrement homogène où les partis politiques, parasitaires, viennent semer la zizanie. À la politique qui divise, on opposera donc la Patrie indivise qui a tant besoin de repos, de labeur. On rappellera à ceux qui se sont laissé absorber par les « misérables querelles politiques », leur « devoir patriotique » qui unit. Une partie de la stratégie boulangiste passe par ici. La presse militaire rappelle avec un mépris nullement dissimulé que c'est l'armée qui incarne la patrie, au‑dessus des partis :

En politique il n'y a pas de patriotisme, comme il n'y a pas de justice. La politique a surtout le plus profond mépris pour l'armée et les sénateurs s'exercent à faire passer les officiers supérieurs pour de vils concussionnaires89.

Les antisémites font voir que derrière tous les processus de division sociale, il y le Juif :

Le principe par excellence de la presse israélite est de diviser90.

Le parti boulangiste qui se veut simplement « national », au‑dessus des divisions et des luttes parlementaires stériles, n'exploite pas encore à fond ce potentiel global antiparlementaire, autoritaire, cocardier, vivelarmiste, antijuif. Seuls certains de ses idéologues, Barrès au Courrier de l'Est notamment, voient ce qu'on peut tirer de ces connexions idéologiques en y saupoudrant un peu de « socialisme » (les petits contre la Haute banque). Mais le slogan central de l'Unité nationale, contre la politique qui désagrège est, lui, bien maîtrisé par ses propagandistes :

Il a compris ce peuple, que la division mène les nations comme les familles, à leur perte91.

Les scandales

Pour qu'il y ait scandale, il ne suffit pas qu'un mandataire, un homme public ait démérité, moralement ou pénalement, et que la « révélation » de cette faute choque l'opinion. Il y faut plusieurs autres conditions : que l'événement soit conçu comme une inversion, un renversement des valeurs, où l'honneur devient vénalité (comme dans l'affaire Wilson), la confiance et la respectabilité, escroquerie et tripotage (comme dans l'image nouvelle de Ferdinand de Lesseps avec Panama). Le scandale substitue à l'ordre du monde un mundus inversus. Le monde à l'envers peut prendre la figure de la « collusion », entre le noble et l'ignoble, la justice et la pègre, par exemple (dans l'affaire Meyer où le ministre de la justice, Thévenet, est présenté comme ami et protecteur d'un voleur). Dans tous les cas, c'est le sens même d'un monde ordonné qui est bouleversé. Comme tout scandale se révèle par bribes, dans le conflit entre ceux qui ont intérêt à dévoiler et ceux qui ont intérêt à cacher, les événements connus de l'opinion apparaissent comme n'étant que la partie visible d'une dégradation plus étendue, d'une dissolution générale où les notions de légitimité, de moralité, de confiance publiques se vident de sens. À travers les scandales parlementaires et financiers, ce seront le régime, le parlementarisme, la haute finance tout entiers qui deviendront suspects. Le scandale est un tonneau des Danaïdes, il est sans fond, tout y passe, il forme un maelström doxique où toutes les valeurs et les ordres sociaux s'engloutissent. Les tentatives de couvrir le scandale ne font qu'étendre et attiser l'indignation. Dans les grands « krachs » financiers, c'est dans la réalité de la ruine publique que la déperdition s'accomplit. Les « petits porteurs » du Comptoir d'escompte ou des emprunts de Panama croyaient avoir une fortune, ils n'ont plus que du papier. L'effondrement financier est concomitant de la ruine sémantique. Le scandale est donc une des figures expressives de la déterritorialisation. Parce qu'il touche à l'essence du régime, il permet aux opposants d'accumuler du capital politique. Le Parti boulangiste dont le symbole est un balai et le slogan, « À bas les voleurs ! », tire un immense parti de la cascade de scandales qui affectent la classe régnante et ses acolytes financiers. Le boulangisme promet aux mécontents une « République propre ». La propagande boulangiste, d'accord avec de larges secteurs de l'opinion « écœurés de la politique », s'active à faire voir systématiquement l'inversion de l'ordre apparent : les grands Principes dissimulent des tripotages éhontés, les ministres sont des prévaricateurs, des gibiers de potence, des assassins (dans le cas de Constans), les escrocs reçoivent la croix d'honneur, leurs dénonciateurs indignés sont jetés en prison. Boulanger en figure allégorique, c'est Jésus chassant les marchands du Temple et dénonçant les « sépulcres blanchis ». Qu'un tel régime persécute les « patriotes » et soit aux petits soins pour les Rothschild et les Juifs est dans l'ordre de l'inversion des valeurs pour les idéologues du « socialisme national » que sont Francis Laur, Morès, Drumont.

Enfin, le scandale ne va jamais seul ; il en cache d'autres et de pires et il se dissimule par des mensonges et des corruptions eux‑mêmes scandaleux. Le scandale se ramifie, s'étend ; il n'a pu se développer que par de multiples complicités ; le corps social « pourrit » et le spectateur doxique se trouve réduit à un écœurement, à une nausée, à un dégoût universels. Ce qui reste au destinataire de ces révélations et de ces polémiques est de se savoir vertueux, indigné et impuissant, de soupçonner, derrière le décor, une vaste conspiration des forces mauvaises et d'attendre le « coup de balai » salvateur.

Le boulangiste Francis Laur s'est fait à la Chambre le spécialiste des révélations : « ma mission [...] est de continuer à dénoncer les scandales qui nous couvrent de honte »92. Il y a une presse de scandales (qui est aussi presse à chantage, comme les Horreurs de Paris) ; il est des journaux, La Lanterne, Le Petit Provençal, L'Intransigeant, La Cocarde qui ont une sorte de chronique permanente : « les Scandales ». Il se publie une littérature de panoramas des scandales : Les Écuries d'Augias (d'Hugelmann), La Fin d'une République (anonyme), L'Agonie d'une société (A. Hamon) : trafics, pots de vin, tripotages, chantages, faux et usages de faux, fonds secrets, corruptions de la justice, provocations policières, protections données aux escrocs... « Témoin et patient des infamies qu'[il] dévoile », A. Chirac, le publiciste antisémite, montre dans L'Infâmie « l'action constante, indéniable du pot‑de‑vinisme ». Il y a une rhétorique propre aux prophètes du scandale : « chacals de la finance » et « loups cerviers de la politique », « Écuries d'Augias », « magistrature servile », « colère de l'honnêteté indignée », « prévaricateurs », « fripouilles », « malandrins »... « Y a‑t‑il encore une justice en France », s'exclame‑t‑on. Et les dénonciations s'accumulent :

Toute la France connaîtra aujourd'hui la nouvelle infamie dont le gouvernement s'est rendu coupable...93.

Chaque jour apporte un nouveau scandale et le commentateur, accablé, finit par percevoir que l'anomalie et devenue la règle et que la surprise serait que les scandales cessent :

Les scandales succèdent aux scandales, les infamies aux infamies, les violences aux violences.
Le scandale, aujourd'hui est tellement fréquent qu'il est entré dans les mœurs du régime, et qu'on n'y fait pas plus d'attention qu'à une goutte d'eau dans une averse94.

Acquitté par la Cour d'appel en mars 1888, Wilson, le gendre du Président Grévy, n'en est pas moins convaincu par l'opinion d'avoir, de l'Élysée, trafiqué de la Légion d'Honneur95. Numa Gilly, maire boulangiste de Nîmes, a déclaré dans un discours à Alès en novembre 1888 : « sur trente‑trois membres de la commission du budget, vous avez au moins vingt Wilson » et réitéré l'accusation dans Mes Dossiers. Poursuivi en diffamation, il se rétractera et avouera qu'il n'est pas l'auteur de Mes Dossiers, compilés par Chirac, Peyron et d'Alavène. Il sera condamné. (La vérité historique oblige à dire que Gilly, à l'évidence un imbécile, avait dit vrai : il y avait à la Commission Raynal, Roche, Rouvier, Baïhaut, tous « chéquards », tous « panamistes ».) De Panama et autres banqueroutes, nous parlerons plus loin. Un autre scandale orchestré par les oppositions, c'est l'affaire Thévenet/Meyer : l'escroc Jacques Meyer, en fuite avec six millions en poche, a confié, en parlant du garde des sceaux : « Nous sommes de mèche »96. Le bonapartiste E. de Cassagnac mène l'attaque : « Vous avez un garde des sceaux qui serait aussi bien à sa place à Poissy que sur les bancs des ministres ». Il est acquis que Meyer, l'ancien directeur de la « Société mobiliaire Chatelain », avait des amis parmi les députés républicains et ces amitiés compromettaient. Les scandales ministériels ne s'arrêtent pas ici. « Quelle bande et quelle sarabande ! Tous les ministres y passent les uns après les autres »97. Rouvier, Tirard sont accusés par les boulangistes de faux et de concussion. Constans, ancien gouverneur d'Indochine, rappelé pour mener à l'Intérieur la répression contre le boulangisme s'y est mis avec résolution et sans scrupule. Sa carrière est émaillée d'événements troublants. Les attaques contre lui sont précises, documentées ; les républicains y répondent par des haussements d'épaule, mais ils le savent « taré ». Il est à peu près établi que Jean‑Antoine Constans (1833‑1913), enrichi à la fin de l'Empire dans le commerce des pompes locomobiles pour latrines, déjà à plusieurs reprises ministre de l'Intérieur (1879‑1880,1886), s'était, étant gouverneur de l'Indochine, laissé corrompre par Norodom dans la ténébreuse affaire du « Jeu des Trente‑six bêtes » et avait retiré beaucoup d'argent d'innombrables malversations. C'est ce dont l'accusait son successeur, Richaud, malencontreusement décédé sur le bateau du retour et mis à la mer... avec ses papiers. La presse accuse encore le ministre avec force détails d'avoir prévariqué en 1882 à Lyon avec un repris de justice nommé Baratte.

On lui impute des crimes abominables dans le passé. On dit encore qu'entré pauvre au ministère une première fois, il s'y est enrichi rapidement. On ajoute qu'il a grossi sa fortune au Tonkin par des procédés odieux. On raconte notamment l'histoire d'un bijou d'une valeur d'un million qu'il aurait extorqué au roi du Cambodge [...]. On insinue qu'il aurait bien pu faire empoisonner le gouverneur Richaud pour échapper aux conséquences de révélations terribles98.

De toutes parts, on réclame une enquête. Celle‑ci ne viendra évidemment pas. La presse d'opposition se déchaîne d'autant plus que Constans se montre d'une fermeté et d'une habileté rares pour briser le boulangisme et gagner les élections : « voleur », « escroc », « sacripant », « concussionnaire », « saucissonier » (Constans avait reconnu avoir reçu du fameux Baratte non 10 000 francs mais un simple saucisson99), « le vidangeur Constans, fluctuat et merditur »100, « pourriture d'hôpital », « Constans l'Éventreur »... La rhétorique de vociférations calomnieuses et de haine qui est le style ordinaire de la discussion politique trouve une belle occasion de s'exercer (voir chapitre 30).

Le trou de la dette publique

Des scandales politiques, venons‑en aux scandales financiers (ces deux catégories traditionnelles sont intimement liées). La « dette publique » scandalise dans un pays qui fait vertu d'épargne et de thésaurisation. La vision crépusculaire, le sentiment de déstabilisation s'y retrouvent : le budget national est un « gouffre financier », « le trou du déficit apparaît béant », les coffres de l'État sont un « véritable tonneau des Danaïdes ». « L'État dépense chaque année 600 millions de plus qu'il ne reçoit ». Il est aux mains des « dilapidateurs », des « budgétivores »101. Le gaspillage des finances est perçu comme un processus qui n'a pas de fin, sinon la banqueroute ultime :

Le vide des caisses publiques donne le vertige [...] Tout craque, tout casse, la vieille société se désagrège102.

Les antisémites n'ont pas de mal à montrer à qui profite ce gaspillage, cette charge de dettes et vers quoi elle mène :

Le vrai danger social, c'est une banqueroute universelle au milieu de laquelle, immense araignée pompante, le Juif restera seul debout103.

La crise économique que traverse le monde industriel ne semble perçue que par les spécialistes de l'économie. L'opinion cultivée ressent plus vivement la symbolique altérée des moyens de paiement : la démonétarisation de l'argent demeure un objet de polémiques et les bimétallistes défendent ardemment leur thèse. La dépréciation des richesses, la méfiance face à la monnaie‑papier, la crainte du « cours forcé » parlent aux esprits :

Pas l'argent, plus l'argent, son mensonge, sa trahison, son escroquerie : le Papier104.

Un vif sentiment d'inflation des prix (qui correspond peu à la réalité des choses) permet de verbaliser l'angoisse de l'à‑vau‑l'eau : « l'argent n'a plus aujourd'hui la même valeur qu'il y a 30, 20 et même dix ans (De toutes parts : C'est vrai !) »105. Le libre échange, prôné par les libéraux, est attaqué de toutes parts. Pas un député dans sa « profession de foi » électorale ne se déclare libre‑échangiste, mais toujours et patriotiquement protectionniste, résolu à l'abolition des traités de commerce (une fois élu, la logique des choses le forcera à voir autrement). La liberté du commerce est ressentie comme un brèche par laquelle s'écouleraient tous les biens et les richesses de la nation : « ce serait l'écrasement de notre commerce, l'effondrement de la fortune du pays »106.

Les krachs et les ruines

Tandis que la fortune publique est engloutie par les budgétivores, que « le gouvernement semble ne rien négliger pour hâter la ruine de notre agriculture »107, de retentissantes banqueroutes, compliquées d'escroqueries et de scandales politiques viennent préluder à la catastrophe que tous attendent. Le krach de l'Union générale, cette prétendue « banque catholique », en 1882, a marqué le coup d'envoi de la campagne antisémitique. La « petite épargne » traumatisée croît tous les bobards et quand elle se fait extorquer sa confiance, elle s'en repent vite : deux effondrements financiers marquent le début de l'année 1889, ils ruinent une foule de gens et ébranlent le crédit, avant d'ébranler le régime : ce sont le krach du Comptoir d'Escompte et la mise en liquidation de la Compagnie de Panama. L'échec du syndicat de financiers qui avait procédé à l'accaparement du cuivre, après une vive hausse puis une chute des cours, entraîne de grosses pertes pour le Comptoir d'Escompte dont le directeur, Denfert‑Rochereau, se suicide le 6 mars. La panique s'empare des déposants. Le Comptoir pourra pourtant faire face aux retraits sans suspendre ses paiements, sauvé in extremis par la « haute banque » privée et par le fonds de garantie de la Banque de France108. Débâcle complexe où, aux manœuvres illégales du syndicat des accapareurs, ont répondu un syndicat antagoniste de baissiers109. Comme la banque Rothschild était derrière l'affaire, la « gauche » boulangiste s'empare de ce scandale, politique puisque le gouvernement a fermé les yeux sur l'accaparement (puni par l'article 646 du Code pénal) et laissé faire. Une polémique d'une extrême violence se déclanche à la tribune puis dans la presse :

M. Laur — Ma conviction est qu'il y a des personnes, qu'il y a une maison internationale intéressée à la ruine de notre marché !
M. le Ministre des Finances — Cette maison aurait toutes les vertus si elle subventionnait vos journaux.
M. Laur — Je n'ai pas de journaux et ce que vous dites est inexact ; car la maison Rothschild subventionne beaucoup de journaux.
M. le Ministre des Finances — Pas les vôtres ! (On rit.)

La Cocarde et les autres journaux boulangistes font de cette banqueroute l'occasion de démontrer la collusion des « opportunistes » au pouvoir avec les Rothschild « et toute la juiverie cosmopolite ». « Dans l'état présent des affaires, il ne faut plus avoir confiance en rien. Ce régime craque de toutes parts. Il a été le régime des gens d'argent. [...] Ce sur quoi la République parlementaire s'est appuyée, la Banque, la Finance, se dérobe et va continuer à s'effondrer, et alors la République parlementaire aura vécu. [...] Si vous ne voulez pas être compris dans les prochains krachs, gardez votre argent ! »110.

Panama

Pendant des années, le percement du Canal de Panama a été louangé par la presse comme une « grande réalisation française », une « entreprise patriotique », une « œuvre éminemment nationale [...] qui illustrera notre siècle », due au génie d'un « grand Français », Ferdinand de Lesseps. Quelques journaux, – insuffisamment arrosés par les soins de la Compagnie, – ont depuis plusieurs mois commencé à faire peur au public et prophétisé la déconfiture, la débâcle : ils se sont fait tancer vertement au nom du patriotisme. Le 12 décembre 1888, la « Compagnie universelle » se déclare en cessation de paiement ; elle est mise en liquidation le 4 février 1889 avec un passif d'un milliard et demi dont l'épargne française fait les frais. Cet immense désastre vient à point pour relancer la thématique de l'effondrement de toutes les valeurs : « c'est par ce trou béant qu'une bonne partie des économies de la France a disparu »111. Ce qui s'est dit et continue à se dire pour « rassurer » à tout prix l'opinion, ne se comprend qu'à la lumière du fait que le scandale menaçant a été étouffé, depuis au moins deux ans, à coups de billets de banque : toute la presse gouvernementale et oppositionnelle a profité de la manne des « frais d'émission » : 12 ou 13 millions sont allés acheter la bienveillance des journaux ; 10 millions sont allés à des intermédiaires et à des hommes politiques qui ont pu financer ainsi la lutte contre le boulangisme. Il faut dire cependant que 87 millions sont allés aux banques, sous‑traitant les emprunts successifs, lesquelles ont tiré 5,7 % de commission sans avoir risqué un sou. Le dernier emprunt autorisé par une loi (achetée à prix d'or) du 8 juin 1888 n'a été qu'à demi couvert : la petite épargne avait fini par se méfier. Tout au long de l'année 1888, Arton et Cornelius Hertz ont arrosé en masse les députés « chéquards » sans parvenir à empêcher la culbute à la fin de l'année. Le rapport Rossignol en février 1889 est déjà accablant : les dépenses inexpliquées s'élèvent à plusieurs millions. Les travaux sont interrompus alors qu'il reste encore les deux tiers du percement à faire. Les boulangistes qui longtemps avaient choisi le silence, vont se lancer, dès la liquidation, dans une enquête sur l'« immense escroquerie » dont les gens informés connaissaient depuis belle lurette les données ; les noms de Kohn‑Reinach, J. de Reinach, Cornelius Hertz, distributeurs de pots‑de‑vin, maîtres‑chanteurs et grands bénéficiaires des manœuvres coupables vont être livrés à l'opinion. Les « corrompus » de la Commission du budget parviendront encore à faire condamner l'auteur présumé de Mes Dossiers, Numa Gilly qui, sans preuve directe, les avait traités de prévaricateurs. Le scandale n'atteindra vraiment de plein fouet la classe politique qu'à la fin de 1892112. Les poursuites contre F. de Lesseps ne seront entreprises qu'en juin 1891 et l'instruction en sera aussi lente que possible. Somme toute, le plus grand scandale de la Troisième République (qui s'achève juridiquement le 31 décembre 1897... par un acquittement général) ne fait que préluder en 1889. Trop de gens ont intérêt au silence et les données ou suspicions dont s'emparent avidement les presses boulangiste, socialiste et réactionnaire sont encore fort obscures et incertaines. Il existe cependant des publications anti‑panamistes militantes, Nelson‑Journal/Fiat lux et l'Étoile de France, quotidien qui dénonce dans chaque numéro « le Cataclysme fatal de Panama » ... étant entièrement acquis à la proposition d'un Canal du Nicaragua !

Le cataclysme final du Panama
Lux ! Lux ! Lux !
La danse macabre des victimes.
Où sont les millions ?
– La Déconfiture –
À quand Mazas ?113.

Panama, concomitant avec le krach du Comptoir d'Escompte, va être l'occasion rêvée pour les antisémites qui montreront derrière le baron de Reinach, Hertz et la « Haute banque » une vaste conspiration juive pour « discréditer le gouvernement et achever la ruine des finances françaises »114. « Ce nouveau mystère d'iniquité » est « une juiverie »115. Edouard Drumont consacre un chapitre de la Dernière bataille à Panama. Il s'en prend certes à Lesseps, ce « malfaiteur » qui marche encore en triomphateur, mais surtout il montre le Juif, à Panama, à Paris, partout aux aguets pour faire sa fortune de la ruine de la France.

La « Haute banque » et les Juifs

Corruption politique, escroqueries, crise économique, banqueroutes, ruines, dépréciation des monnaies, suicides... La logique dominante ne peut recevoir cette kyrielle d'énoncés catastrophiques sans chercher un sujet auquel rattacher la séquence des prédicats, un agent occulte, fauteur de corruptions et de ruines et cherchant avec intention la fin de la France. La topique classique répond à ce questionnement par le lieu « is fecit cui prodest ». À qui profite cette désagrégation morale, politique et financière, qui y trouve son intérêt, qui a la puissance ubiquitaire de produire ces « scandales » et de quel plan satanique ceux‑ci sont‑ils le prélude ? La question peut encore s'élargir : qui favorise la pornographie, la presse qui « détraque », la démoralisation, qui pousse à la prostitution, qui détruit la famille, qui déstabilise l'État, qui propage l'athéisme, qui affaiblit l'armée française et prépare la défaite ? Et même : qui a intérêt à adultérer les aliments, à déraciner la classe paysanne pour en faire des prolétaires sans ouvrage, à « hystériser » les femmes, à substituer l'incinération à l'inhumation, à propager les doctrines socialistes, etc. ? Cette séquence de questions partiellement redondantes, c'est ce que nous avons nommé le paradigme de la déterritorialisation. À des stabilités et des plénitudes matérielles et sémantiques se substituent des non‑sens, du vide. Non pas des « réalités » nouvelles (fussent‑elles condamnables), mais de la déperdition de valeur, du néant, rien où on puisse se reconnaître. Il faut que l'agent responsable de ces processus pervers soit lui‑même sans visage, sans « valeur », qu'il n'ait vocation qu'à nier, qu'à détruire et qu'il y trouve pourtant son profit. Mais il est présupposé surtout dans cette logique qu'il faut trouver un agent conspirateur et méphistophélique, parce qu'il n'est pas de prédicats sans sujet et que leur redondance même donne un sens synthétique aux maux qui se propagent. Puisque l'idée de « processus structurels » équivaut dans la logique romanesque de l'époque à l'inintelligible, il faut un actant collectif qui permettra d'ordonner toutes ces questions en un seul récit, celui d'une Conspiration mauvaise que l'on peut narrer, rationaliser puisqu'il s'y devine des mentalités, des intérêts, des affrontements, des plans ourdis contre le sujet légitime – Français, moral, stable, imprégné d'Idéal, d'ordre et de valeurs. L'anti‑sujet sera naturellement construit comme l'exact opposé de son antagoniste et son essence, négative, sera conforme à l'ubiquité malfaisante de son action. Ce préambule vise à montrer que le récit conspiratoire et la découverte du sujet « Juif » derrière les décadences, les dégénérescences et les ruines résulte d'un effort de « rationalité », de cohérence herméneutique dans le cadre de la gnoséologie et de la vision du monde dominantes de la fin‑de‑siècle. Raisonnant par inductions généralisantes à partir des « exempta » Rothschild, Hertz, Reinach, Naquet, Catulle Mendès, Offenbach et d'autres innombrables, l'idéologie antisémite est dans l'hégémonie de 1889 « comme un poisson dans l'eau ». Je suppose qu'on me comprend bien : dans l'antagonisme relatif des discours et des doctrines, elle ne s'impose pas comme une fatalité ; ses conclusions discriminatoires et haineuses rencontrent des résistances ou invitent en tout cas à une certaine auto‑censure. L'antisémitisme forme cependant un collimateur central de la topologie des discours, un système largement pourvu de crédibilité et constamment nourri d'énoncés, d'origines diverses, auxquels il donne la force d'une « cohérence » explicative.

J'ai analysé dans un autre ouvrage l'ensemble des énoncés qui en 1889 parlent des Juifs, des « israélites ». (Ce que l'on dit des Juifs en 1889. Paris, 1989.) J'ai voulu montrer comment les logiques des différents champs discursifs, genres et positions idéologiques engendraient une résultante, un « sociogramme », auquel la « vision crépusculaire » du monde confère une cohésion interdiscursive. Je ne développerai ici que sommairement mes analyses pour montrer l'évidence herméneutique qu'offrait cette « explication », mentionner ses formes principales et les intérêts politiques qu'elle servait. La Fin d'un monde d'Édouard Drumont et les autres factums antisémites de l'année (une douzaine) se présentent naturellement comme des tableaux sombrement prophétiques des déstabilisations qui s'accumulent. À chaque étape, à chaque idéologème, ils montrent « derrière » le mal menaçant, un Juif, les Juifs, puisant dans le Talmud leur doctrine de haine des « Goyim », cherchant à se venger des humiliations anciennes, particulièrement adaptés par leur « déséquilibre » nerveux ethnique au désordre de cette société moderne qu'ils créent à leur image. Dans ce cadre d'ensemble, les pamphlétaires antisémites ne parlent pas d'une seule voix : ils ont chacun leur problématique, leurs dadas, leurs révélations et leurs solutions pour libérer in extremis les Aryens du « Règne des Juifs ». Une idéologie‑dispositif systématisant n'est pas autonome ni isolée dans la topologie des discours : elle se rattache à des ensembles divers : légitimisme, ultra‑catholicisme, nationalisme boulangiste, socialisme blanquiste notamment. Ce qui caractérise les antisémitismes, c'est leur capacité de s'intégrer avec « pertinence » à divers complexes socio‑herméneutiques déjà là. Bien que l'idéologie républicaine démocratique semble peu réceptive à l'antisémitisme qui est une arme de ses ennemis, elle n'est pas imperméable à des énoncés de ressentiment où « la finance cosmopolite » finit de façon expédiente par s'appeler « la juiverie ».

Avant d'en arriver à l'antisémitisme formulé comme explication 'totale' de la conjoncture, il faut traverser plusieurs strates d'idéologies moins marquées. Il y a d'abord la dénonciation répandue des « tripoteurs », des « accapareurs » sans visage, qui absorbent dans d'obscures malversations le travail, la fortune nationale. On les voit à l'œuvre dans l'accaparement du cuivre, dans celui du sucre (dont le prix grimpe de 54 %), des blés116, dans la « crise commerciale » où les anonymes « grands magasins » ruinent la petite boutique. Les gros accapareurs ont un nom : la « haute finance », et cet objet de haine (avec sa phraséologie) est partagé par les droites non libérales, les boulangistes, les radicaux‑socialistes, les révolutionnaires. Ce sont « les hauts barons de la finance », « la féodalité d'argent », « la grande féodalité financière », l'« oligarchie », la « ploutocratie », – pouvoir cosmopolite, invisible, sans racine ni patrie. « L'aristocratie financière, la pire de toutes les aristocraties » peut s'identifier en passant à une « aristocratie sémite »117. Au sommet de ce système spoliateur, il y a la « Haute banque » :

Les petites épargnes se fondent dans les petites banques et les caisses des petites banques dans les coffres de la haute banque118.

Une poignée d'hommes mal connus tirent les fils des destinées du monde. La haute finance est toute puissante :

Autocratie la plus absolue qui ait jamais existé, cette finance fait la guerre ou signe la paix : tout se courbe devant elle et lui obéit : empereurs ou rois, tzar ou sultans, présidents de République ou pape. Maîtresse du monde par son or, elle égare l'opinion publique par sa presse avilie119.

Cette diatribe d'Augustin Hamon, publiciste socialisant, on pourrait la trouver chez des boulangistes, chez des catholiques sociaux. Au sommet de ce système, on trouve un nom : Rothschild. « M. de Rothschild est donc le maître souverain du ministère des finances, de la Banque de France, du marché financier de Paris », écrit la Lanterne, quotidien radical (14 avril). « Sur les ruines des anciens trônes », les Rothschild ont établi « la royauté de l'argent »120. Leur argent ne demeure pas en France car cette maison est de tous les pays, ses chefs n'ont pas de patrie, ils forment « la finance cosmopolite », une « association internationale » qui ruine la France. Il est aisé de contraster le Peuple, « trente‑huit millions de Français », à « une dizaine de spéculateurs ». Plus mythique est le contraste du Sang et de l'Or :

Nos financiers calculent ce qu'ils vont gagner dans la spéculation payée sur le sang français121.

Les Rothschild finissent par représenter à eux seuls la cause des malheurs et de la ruine : « Quand il y a une calamité publique, cherchez les Rothschild. Elle lui profite »122. La presse boulangiste se déchaîne contre cette « famille insatiable » qui met la France en coupe réglée. « Les Rothschild sont des agents de ruine du pays. Ils s'avancent de krach en krach. Après tous les désastres, on les voit debout sur les décombres »123. Au reste, la Cocarde se garde de généraliser : « nous ne sommes pas antisémites » ! D'autres s'en chargent. Il y a dans le monde un « nouveau pouvoir, anonyme comme un banck‑note [sic], sale comme la monnaie de billon, qui s'appelle le Capital et dont les Juifs sont les rois et les souverains pontifes »124. L'antisémitisme se présente généralement en effet comme un anticapitalisme patriotique pétri de nostalgie des temps anciens : « Ce siècle est au veau d'or, c'est à dire à la honte, à la dégradation dernière », écrit le pamphlétaire P. Harispe125. Drumont oppose à la France juive, l'Ancienne France :

La haine et l'envie étaient alors rares dans ce noble pays de France. Il fallut le règne des Juifs, etc.126.

La France « décadente » devient pour une poignée d'idéologues influents une antisociété où règne le Juif. « Le règne des circoncis nous menace dans notre fortune, dans nos traditions, dans nos croyances, et dans notre sécurité », lit‑on dans l'Ordre, bonapartiste127. « La race sémitique [...] souille nos vieilles gloires nationales et devient le coryphée de nos décadences, de nos corruptions »128. Ainsi la décadence a fini par trouver une cause et un agent. À tous les idéologèmes rencontrés dans le présent chapitre, on peut associer les Juifs. « Les Juifs sont les prédicateurs de l'impudicité et de la révolution », affirme Pontigny129. L'affaiblissement de la France par les divisions politiques ? Le Juif en est la cause :

Les juifs [ont] semé la division, une division haineuse entre les diverses catégories des citoyens français et grâce à la presse, toute entre leurs mains, ils entretiennent] soigneusement l'irritabilité nerveuse des Français les uns contre les autres130.

Les ruines publiques ? C'est encore le Juif :

Ces amours de youtres sordides qui partout sont en train de drainer les économies du pays où ils ont élu domicile131.

Les Juifs sont ces vampires « qui sucent et absorbent cet or dont nous avons besoin pour nous défendre »132. Tout va à vau l'eau. Eux seuls prospèrent. La France est « enjuivée » et les anciennes aristocraties dégénérées s'empressent de s'allier à la nouvelle :

Le duc de la Rochefoucault‑Doudeauville a des frémissements de narines quand il sent cette bonne odeur de ghetto133.

Ainsi, la thèse de la Conspiration juive apporte une explication totale à l'ubiquitaire décadence dont la doxa a recueilli un à un les indices. Ce n'est pourtant pas la seule Conspiration dont le malheur des temps inspire la découverte. Les catholiques ont leur « Conspiration maçonnique » et le fameux Léo Taxil apporte bien des « révélations » à ce moulin (voir chapitre 42). Dans la vogue pornographique, des doxographes pudiques voient aussi une conspiration occulte :

Il existe aujourd'hui une conspiration savante, très consciente d'elle‑même, laquelle s'est donné pour tâche de démolir les mœurs et de les démolir parle livre134.

L'anonyme satirique du roman Les Garagouins réconcilie tout le monde en prédisant l'apparition imminente d'un gouvernement caché des francs‑maçons et des socialistes : « Les grands banquiers juifs commanditaient l'horrible association et lui baillaient des fonds tous les mois »135. Revoici les Juifs : la vision conspiratoire du monde ne peut se passer d'eux. Dans une société déterritorialisée, seuls sont à l'aise ces « vagabonds tard venus de la Palestine »136. Dans une société instable et détraquée, seuls ils sont adaptés au désordre qui leur profite :

Ils obéissent à une sorte d'impulsion, irrésistible, à une trépidation maladive qui les empêche de rester tranquilles et de laisser les autres tranquilles [...] La race est ainsi ; destinée à finir dans toutes les épilepsies, dans tous les arthritismes, dans toutes les démonies137.

L'antisémitisme est nécessairement au bout de la litanie des décadences parce que le Juif errant idéologique en forme la raison expressive ; il est le symbole de la modernité perverse. Doctrine extrémiste, l'antisémitisme est aussi la clé de la logique du discours social dans les dernières années du siècle passé.

Notes

1  Journal Officiel, p. 1058.

2  F. Blot, Pélerinage en Espagne, 1 : p. 211. « Ah ! les "Fins de siècles" ont raison, c'est bien la décadence » : Radical de Marseille, 27.1 : p. 1.

3  Joze, Petites démascarades, p. 34.

4  La Barre de Nanteuil, Péril social, p. 1.

5  « Gaspillage des finances, discrédit des pouvoirs publics, ruine de l'intérêt et du commerce, etc., etc. » (Andrieux, Révision, p. 5).

6  Id.

7  Intransigeant, 1.1 : p. 1.

8  Modeste, La Nuit du 4 Août, p. 238, p. 233, p. 236, p. 237.

9  Kimon, Politique israélite, p. 27. Je ne résiste pas au plaisir de mentionner l'éminent paléontologue F. de Cartailhac pour qui la décadence remonte bien avant la prise de la Bastille : « L'ère quaternaire vient ensuite continuer l'œuvre de décadence qui persiste sous nos yeux et que nous avons le fatal pouvoir d'activer. » (France préhistorique, p. 30).

10  Russie et liberté (anonyme), p. 19.

11  Provence nouvelle, 21. 7 : p. 1.

12  C. Bertheau, L'Ouvrier, la vie de famille, p. 48.

13  Reuss, Prostitution, p. 49.

14  Électeur républicain, 14.2 : p. 1 et Cocarde, 1.7 : p. 2.

15  Chirac, L'Infâmie, p. 276.

16  Figaro, 11.2 : p. 1.

17  Conseiller des Dames, p. 483. L'adjectif a eu un tel succès qu'il est passé outre‑Manche : « ...an extremely fin‑de‑siècle gentleman ».

18  Névrose : Grande revue, 3 : p. 107. Vie : Riant, Surmenage, p. 239. Fauteuils : Legrand, Age de papier, p. 1.

19  « Depuis le Syllabus ce monde‑là s'appelle plus exactement le libéralisme moderne. » (Daymonaz, Décalogue, p. 23.)

20  Concurrence vitale : Claveau, Pile ou face, p. 354. Américanisme : P. de Grandlieu, Figaro, 3.7 : p. 1.

21  Gâchis : Figaro, 9.2 : p. 1. Crise : Corneilhan, Juifs et opportunistes, p. 7 ; J. Simon, Matin, 3.7 : p. 1. Nuit etc : Grincheux (républi.), 6.1 : p. 2 ; Constitutionnel, 3.5 : p. 1. « Tout craque » : Joze, Pt. démascarades, p. 13. « Nous marchons » : Constitutionnel, 27.1 : p. 1. « Tout s'effondre » : Gaulot, Une race qui finit. « La France va rouler sur la pente radicale jusqu'à l'abîme de la banqueroute et de l'anarchie absolue. » (R. cath. institutions & droit, 1 : p. 43) Naufrage : A. Pellissier, Apogée de la monarchie, IX.

22  Modeste, Nuit du 4 août, p. 239.

23  Gangrène : Provence nouvelle, 21.7 : p. 1. Atmosphère etc. : Gallus, 18 ans de République, p. 32.

24  Russie et liberté, p. 92 ; Zola, préf. à Chincholle, Mémoires de Paris, IV ; Bergerat, L'Amour en République, p. 217.

25  P. de Lano, Après l'amour, p.  23.

26  Delpit, Passionnément, VI et Gaulois, 30.11, c.r. de Don Juan 1889, roman anonyme chez Dentu.

27  Vacher de L, Sélections sociales, p. 444.

28  Daymonaz, Le Décalogue, p. 12 et La Revendication, 16.5 : p. 1. Chaudordy, in France en 1889, p. 129, prédit « une catastrophe qui pourrait bien être la dernière ».

29  G. Romain, La Révolution et son œuvre, p. 5.

30  L'Univers, 2.7 : p. 1. « La Révolution a eu la force de renverser un édifice ébranlé ; elle n'a pas eu celle de reconstruire parce qu'elle procède directement de l'esprit du mal » : Provence nouvelle, 20.1 : p. 1.

31  Le Peuple (Bruxelles), 14.2 : p. 1.

32  Aurore sociale, 1.12 : p. 1 et Le Prolétariat, 30.3 : p. 1.

33  « Déjà le vieux monde s'écroule
Passons comme un fleuve qui coule
Submergeons ses derniers débris. » 
(Parti ouvrier, 17.8 : p. 1.)
« Il va s'écrouler le vieux monde
Du terrible ouragan qui gronde
On entend déjà les rumeurs... »
(L. Weil, L'Attaque, 50 : p. 1).

34  Russie et Liberté, p. 248.

35  Id.

36  La Paix sociale, 27.4 : p. 1.

37  Secrétan, Études sociales, p. 189.

38  F. Brettes, Principes de 1789, p. 246.

39  Conseiller des Dames, p. 578. « Four aux morts » : Gil‑Blas, 22.10 (Talmeyr).

40  Le Clocher, 4.7 : p. 2.

41  A. Cleisz, Recherche des lois, p. 32.

42  Sarty, Suicide, p. 6.

43  Ex. d'accumulations statistiques anxiogènes : Paix sociale, 2.2 et Peuple (Brux.), 2.3 : p. 1.

44  France criminelle, p. 20, p. 21 et Divorces et suicides, p. 23.

45  Gérard, Grande névrose, p. 465 et p. 468.

46  Pellissier, L'Apogée de la monarchie, IX.

47  Paix sociale, 27.7 : p. 1.

48  Politique et vérité (brochure catholique), p. 22. La campagne contre l'école laïque tire argument de la connexion irréligion‑anarchie : « Cette éducation fondée sur l'athéisme ne peut enseigner [aux jeunes français] que l'anarchie » (L'Univers, 18.8 : p. 1).

49  La Revendication, 6.6 : p. 1.

50  Russie et Liberté, p. 94.

51  Impartialis, Les Français sont-ils en état de vivre sous le régime parlementaire ? (brochure).

52  Bertheau, L'Ouvrier, la vie de famille, II.

53  Laërte, Radical, 3.3 : p. 1.

54  Réforme sociale, 2 : p. 265.

55  Joze, Petites démascarades, p. 104.

56  Chaque année : Héricault, France révolutionnaire, p. 747. Que de bras : Chaudordy, La France en 1889, p. 38. L'agriculture : Jannet, Socialisme d'État, p. 498. Le nombre croissant : Amiel, Érasme, IX. Voir Rouge et noir, 25.5 : p. 1 ; Gil-Blas, 1.5 : p. 2, sur la grève des pions ; Laërte, Radical, 7.4 : p. 1.

57  C'est le personnage de Marthe dans L'Amour artificiel de Case, voir aussi « Déclassé » feuilleton de G. Roche, Rouge et noir, 1888.

58  L'Univers, 9.4 : p. 1 cite cette sentence.

59  Russie et Liberté, p. 94.

60  Réforme sociale, 2 : p. 1. Voir Bertheau, Ouvrier, p. 47.

61  Le Paysan, 17-24.11 : p. 1.

62  Joly, France criminelle, p. 95.

63  A. Bataille, Causes criminelles et mondaines.

64  Garraud, Pénalité, p. 4 et p. 19. Voir Héricault, France révolutionnaire, p. 744.

65  Réforme sociale, 2 : p. 488.

66  Cornély, Matin, 13.1 : p. 1.

67  Le Radical, 11.11.

68  Mercuriale des Halles, 1.6 : p. 3.

69  Gaulois, 9.11.

70  « Chérubins » : Fouquier, Figaro, 20.7 : p. 1.

71  Un chapitre de Le Roux, Chemin du crime (V), et diverses sections de Laurent, Année criminelle, p. 187.

72  Figaro, 20.7 : p. 1.

73  Statistiques commentées dans Reuss, Prostitution, p. 9. Phylloxéra : Combes de Lestrade, Éléments de sociologie, p. 123.

74  Reuss, p. 197.

75  Russie et Liberté, p. 94.

76  Joze, Petites démascarades, p. 70.

77  Castellane, Politique conservatrice, p. 64.

78  Anarchie, gâchis : P.L. Target, Un Cahier de 1889, p. 14. Un régime... : Cocarde, 1.7 : p. 1. Effroyable désordre : Drumont, Fin d'un monde, p. 2 et XXXI.

79  Lanterne, 20.2 : p. 1. Cf. Chambre, Journal officiel, p. 984 (M. Amagat).

80  Politique conservatrice, p. 223.

81  Journal de France, 2.7 : p. 1.

82  Revue bleue, 1 : p. 97.

83  Horreurs de Paris, 6.4 : p. 2.

84  Voir par exemple A. Hermant, La Surintendante et Assolant, Le Chemin de la Croix.

85  L'Univers, 7.5 : p. 1.

86  Chaudordy, La France en 1889, p. 23. « Jamais l'instabilité ministérielle n'a été poussée aussi loin [...] le ministère Floquet est le dix-neuvième [depuis 1886] » (Cossé, Constitution, p. 30).

87  T. Pécheux, Élections de 1889, p. 1.

88  On condamne donc le pays à un état permanent de guerre civile. Les haines de citoyen à citoyen s'y accumulent » (La Barre, Péril social, p. 45).

89  Année militaire, juin.

90  Kimon, Politique Israélite, p. 87.

91  Bonhomme français (boulang.), 6.1.

92  F. Laur, Chambre, session extraordinaire, Journal Officiel, p. 439.

93  Intransigeant, 28.9 : p. 1.

94  Cocarde, 13.7 : p. 1 et Revue catholique des constitutions et du droit, 1 : p. 93 ; cf. L'Étoile du Général Boulanger, n°49 : « Les scandales succèdent aux scandales, les crimes aux crimes aux crimes. Le gouvernement succombe sous le poids des fautes commises. »

95  Voir La Fin d'une République, chapitre XII, Les Garagouins, p. 482 et Drumont, Fin d'un monde, p. 448.

96  Journal des Débats, 2.7 : p. 3. Cassagnac, cit. Gaulois, 2.7 : p. 1. Voir Cocarde, 3.7 : p. 1, Delafosse, Matin, 2.7 : p. 1. Exposé détaillé dans A. Hamon, Agonie, p. 17.

97  Intransigeant, 5.7 : p. 1.

98  Petit Moniteur universel (conservât.), 3.7 : p. 1.

99  Constans, Chambre, Journal officiel, p. 608 : « Je reçus de M. Baratte un souvenir. Ce souvenir ne consistait pas du tout en une somme de 10 000 fr., mais en un fusil arabe et en un saucisson de Lyon. »

100  Intransigeant, 10.8.

101  « Gouffre » : Revue des Deux mondes, p. 92 : p. 280. « Trou » : Andrieux, Révision, p.16. « Tonneau » : Comeilhan, Juifs et opportunistes, p. 10. Idem : Chaudordy, France en 1889, p. 43, Cossé, Constitution, p. 113. « L'État dépense... » : Héricault, France révolutionnaire, p. 734.

102  Horreurs de Paris, 23.3 : p. 1. Idem : Floris, 1889, p. 63-64 ; Mansuy, Misère en France, p. 9.

103  Polybiblion, 56 : p. 297.

104  Legrand, L'Âge du papier, p. 32.

105  H. Maze, Discours congrès nat. mutualité, p. 9. « Ce qui valait cinq francs en 1855 [...] en vaut 40 en 1889 », selon Blavet, Vie parisienne, p. 124.

106  Gazette de France (monarch.), 12.9 : p. 1.

107  Drumont, citant la presse, Fin d'un monde, p. 59.

108  Cf. Temps, 7.3 : p. 1 ; Matin, 6.3 : p. 1.

109  Les baissiers poussent à la chute dans Comic‑finance. Lajeune‑Vilar, 1895, p. 142-149, montre la part de chantage de presse (le XIXe siècle de Portalis) dans cette débâcle. Pour un exposé pondéré sur l'échec du monopole des cuivres, voir P. Leroy-Beaulieu, Économiste français, 9.3 : p. 289 : « On ne peut déplorer l'échec d'une tentative d'accaparement ».

110  Laur, Journal Officiel, Chambre, p. 636 et Cocarde, 22.3.

111  Provence nouvelle, 103 : p. 1. Voir les pamphlets de G. de Belot, La Vérité sur Panama (1888), J. Dubrulle, Le Canal du Panama condamné sans retour à n 'être qu'un désastre financier (1889), A. de Meigneville, Société du Canal de Panama : la Vérité sur la nouvelle combinaison (1889).

112  Jugement de dissolution in Constitutionnel 6.2 : p. 3.

113  Étoile de France, 21.2 : p. 1. Par contre, même après la liquidation, Comic-Finance et la Correspondance républicaine (23.7. par exemple) exaltent encore l'entreprise et poussent à de nouveaux emprunts « avantageux ».

114  Borde, Philosophie de l'avenir, p. 263.

115  Revue Catholique des institutions et du droit.

116  Spéculation sur les blés, voir La Cocarde, 27.3.

117  La Bombe, 20.3 (boulang.)

118  Cocarde, 8.3.

119  Hamon, L'Agonie d'une société, p. 320.

120  Cocarde, 8.3.

121  F. Laur, Journal Officiel, p. 1102 et Sénéchal, Constitutionnel, 3.7 : p. 1.

122  Cocarde, 7.3 : p. 1.

123  Cocarde, 24.3 : p. 1.

124  Russie et Liberté, p. 21, qui ajoute : « Au lieu de rester soumis aux Rois, aux nobles et aux prêtres qui à tout prendre, étaient des personnages visibles et tangibles ».

125  Harispe, Veau d'or, p. 1.

126  Drumont, Fin d'un monde, p. 109.

127  L'Ordre, 5.11 : p. 1.

128  Revue du monde catholique, 6 : p. 6.

129  La Vérité sur le boulangisme, p. 8.

130  Id.

131  Le Tirailleur (Bruxelles), 17.3 : p. 3.

132  Constitutionnel, 3.7 : p. 1.

133  « Enjuivé » : Les Garagouins, p. 507. « Le Duc... » Drumont préf. à Pontigny, Juif talmudiste, XIII.

134  L. Baunard, Dieu dans l'école, 1 : p. 276.

135  Les Garagouins, p. 503.

136  Courrier de l'Est, 29.12 : p. 2.

137  Drumont, Fin d'un monde, XVII.

Pour citer ce document

, « Chapitre 18. Fin de siècle et décadence», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-18-fin-de-siecle-et-decadence