Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930)

La prostitution dans la presse parisienne à la fin du XIXe siècle

Table des matières

DANIEL GROJNOWSKI et MIREILLE DOTTIN-ORSINI

« en finir un fois pour toutes »
M. Lozé, Préfet de police de Paris.

En matière de prostitution, au XIXe siècle, les témoignages directs sont des plus rares et de nature privée, qu’il s’agisse des filles, de leurs protecteurs ou de leurs clients (correspondances d’écrivains, archives de la police). Ne subsistent que des traces, le plus souvent administratives : la demande d’ouverture d’une « maison », les réclamations de prostituées malmenées. Comme toute expérience propre aux classes dominées, celle des prostituées est relayée par des acteurs extérieurs. On dispose donc à leur sujet de nombreux discours officiels qu’on doit à des institutions au service de la loi et du maintien de l’ordre : rapports de la police des mœurs, de la médecine d’hygiène publique ou encore études de type « anthropologique » et « sociologique ». Mais ces approches savantes (Parent-Duchâtelet) restent réservées au cercle des spécialistes.

Circulent surtout d’innombrables représentations culturelles que dispensent la littérature, les spectacles et les arts plastiques, puis au XXe siècle, le cinéma. Autant de transpositions qui, à leur manière, par le biais de l’art, magnifient les « filles », souvent par des célébrations faites tantôt sur le mode badin, tantôt édifiant.

Les représentations de la prostituée relèvent d’un répertoire fourni auquel les oeuvres littéraires ou picturales (mais aussi l’opéra, le cinéma) ont apporté, de Manon Lescaut à Lulu, des contributions devenues familières. Mais qu’il s’agisse de la Dame aux camélias conçue par Dumas fils et transposée par Verdi (La Traviata) ou des maisons closes de Toulouse-Lautrec, de Rouault, parmi tant d’autres, les prostituées semblent avoir pour vocation de figurer dans des oeuvres d’art.

L’ouvrage de Romi (Robert Miquel, Maisons closes dans l’histoire, l’art, la littérature et les moeurs, 1952) est en revanche une oeuvre d’historien. Il a pris soin d’éviter les mélanges auxquels se livrent volontiers des vulgarisateurs qui placent sur le même plan fictions et documents (Laure Adler, La vie quotidienne dans les maisons closes, 1990). Il distingue plusieurs sections, comme « Les arts – La chanson – Les cartes postales », etc., mais néglige les écrits de presse. De fait, on s’étonne de voir les quotidiens de la fin du XIXe siècle si peu diserts relativement à l’importance du fait prostitutionnel. Cela sans doute pour des raisons de décence et de législation. Celle-ci concerne les « outrages à la morale publique et religieuse, ou aux bonnes mœurs ». Dans les années 1880‑1890, elle condamne des oeuvres comme Chair molle, Le Gaga, Sous-Offs, ce qui incite la presse à observer une certaine prudence. Mais des raisons d’autocensure de genre et de classe rendent également compte de cette réserve. Car la loi n’explique pas tout : dans la plupart des cas, les journalistes sont des hommes, des lettrés, concernés – au moins virtuellement – au titre d’usagers par les filles publiques. La plupart d’entre eux ont (ou ont eu) affaire à elles, d’une manière ou d’une autre, ce qui rend compte de ce refoulé culturel. Un espace libre existe donc entre les réalités de l’époque, connues de la plupart des habitants des villes, et l’information de presse. Celle-ci s’en tient à des poncifs et quelques faits-divers qui ne rendent pas compte du cours ordinaire de la prostitution. Il revient à la fiction d’occuper cet espace, en la représentant sous ses innombrables facettes.

Les documents divers qui ont été réunis sur le sujet, dans le sillage de Romi, ont été portés à connaissance longtemps après les fictions des écrivains qui ont fait scandale en leur temps. Zola, les naturalistes, sont aujourd’hui les plus connus, mais ils participent à une production alors abondante, au point qu’on a parlé de « littérature de caniveau », de guide de la prostitution ou encore, en 1880, d’ « année pornographique », le terme étant pris dans l’acception que nous lui connaissons aujourd’hui et non en son sens strictement étymologique (pornê : prostituée). Leurs oeuvres correspondent à ce qu’on nomme au cinéma et à la télévision des docufictions, c’est-à-dire des fables « vraies », en ce sens qu’elles exploitent des expériences et des informations authentiques (« enquêtes » et « dossiers », chers aux naturalistes) pour rendre compte des moeurs contemporaines.

Par le « mentir vrai », la représentation se substitue à des faits hors d’atteinte pour toutes sortes de raisons qui tiennent à l’éloignement dans le temps et dans l’espace social. Au regard de la plupart des lecteurs d’aujourd’hui, plus encore que pour les contemporains, les prostituées au XIXe siècle sont avant tout des représentations culturelles qui permettent d’en avoir une connaissance qui paraît immédiate. En ce sens, ces oeuvres ne sont ni vraies ni fausses, mais initiatrices. Par elles, chacun est en mesure de considérer une réalité inaccessible qui relève de l’intimité sexuelle.

On distingue par principe les informations de presse des récits de fiction. Les premières se consacrent aux faits, notamment aux crimes et délits qui donnent matière à des comptes rendus des Tribunaux. Les fictions, pour leur part, sont davantage tenues à des devoirs de réserve et de moralité.

Depuis un demi-siècle au moins, l’image des « filles » a été renouvelée par des publications qui pour la première fois leur donnent la parole. Cet apport est relativement récent, il complète un tableau qu’avaient illustré des usagers usant de leur compétence d’auteurs : littérateurs, historiens ou sociologues. Toutes sortes d’ouvrages font désormais connaître de l’intérieur les individualités de femmes dont on avait totalement ignoré jusqu’alors les points de vue, les propos, les visages. C’est ainsi que le culte du témoignage direct réputé « authentique » coexiste avec les types qu’a diffusés une tradition culturelle savante ou fictionnelle.

À la fin du XIXe siècle, la presse joue un rôle qui lui appartient en propre. Elle juxtapose des énoncés appartenant à des champs et des genres différents, à savoir les informations brutes (les faits-divers, les comptes rendus des jugements des Tribuanux, les enquêtes), les interprétations de spécialistes (la police, les médecins, les historiens) et des récits rédigés par des hommes de plume de toutes catégories : polygraphes, écrivains connus ou débutants qui publient des oeuvres « littéraires » à des fins commerciales. On appellera « journalistique » ce cocktail singulier qui amalgame les énoncés. Comme il advient couramment dans les docufictions où se mêlent à plaisir les archives, les commentaires (de témoins ou de spécialistes) et la fable, le lecteur prend connaissance d’un phénomène social − qu’il connaît de près ou de loin − par des médiations entremêlées.

D’une manière générale, la presse fournit peu d’informations sur les prostituées et la prostitution mais d’innombrables petits faits, de nombreuses anecdotes. Elle est tenue en laisse, dès le 2 août 1882, par un décret qui tempère la liberté proclamée l’année précédente (29 juillet 1881) : le délit d’outrage aux bonnes moeurs pour publication obscène rend son auteur passible d’une comparution en Correctionnelle. Bien qu’elle ait radicalement rompu avec l’Ordre moral du général Mac Mahon, la République nouvelle ne badine pas avec la moralité publique. Dès lors, en cette matière, les journaux rendent volontiers compte d’événements officiels comme les Congrès internationaux qui se tiennent ici et là : à Londres en juin 1899, sur la Traite des blanches et, la même année, à Bruxelles puis à Genève, en septembre (Conférence internationale de la Fédération abolitionniste). Ces rencontres se terminent par de belles résolutions : ordonner des investigations, pénaliser les responsables, les extrader le cas échéant, etc. En fait, un grand nombre de congressistes considèrent la prostitution comme un « mal nécessaire » qu’il faut d’abord strictement réglementer (c’était déjà l’avis de Parent-Duchâtelet, un demi-siècle plus tôt).

De son côté, à partir de 1897, le quotidien La Fronde, Grand Journal politique et littéraire, fondé et rédigé par des femmes, milite pour l’émancipation des « filles » en faisant sienne la cause « abolitionniste » (pour l’abolition de leur contrôle). Une série d’articles portent sur leurs emplois (vendeuses au panier, ouvrières, gardes-barrières, employées de maison, etc.) ; d’autres, signés Savoz (Mademoiselle de Sainte-Croix) sur la prison pour femmes de Saint‑Lazare, s’insurge contre la responsable qui fait l’éloge des prostituées « régulières » (les filles en cartes). La journaliste dénonce la « chaîne honteuse de l’esclavage » à laquelle ces brimades les soumettent, car la société est la principale responsable de leur déchéance (17 décembre 1897).

Dans ces différents exemples, la prostitution est appréhendée de l’extérieur, même par un journal féministe : elle constitue un objet d’études, qui ne parvient pas à faire connaître le point de vue des personnes concernées, des principales intéressées. Comme l’écrit un journaliste du temps : « Chacun croit la comprendre parfaitement, et tout le monde l’ignore. Il semble en effet qu’elle donne à elle-même sa propre explication » (Le Petit bleu, 4 septembre 1899).

Il faudra attendre plusieurs décennies pour que paraisse une enquête de type journalistique (sous forme de livre, aux éditions Montaigne, dans la collection du Gai savoir, n° 9). Un mois chez les filles de Maryse Choisy, date de 1928. Pour la première fois, s’y trouve relatée une expérience personnelle de femme − une jeune femme alors âgée de vingt-quatre ans, qui ne manque pas d’aplomb ! Même si elle peut être pour une part « arrangée », son expérience multiplie les témoignages auprès d’acteurs divers. Elle ouvre la voie des enquêtes sur le terrain et libère les paroles qui éclairent le lecteur de l’intérieur du milieu étudié. Elle explore un univers professionnel et marchand : « Je venais d’inventer le reportage vécu », écrira plus tard l’auteure dans ses mémoires. De fait, l’ouvrage marque une date pour plusieurs raisons : il se présente comme une enquête et une succession de témoignages ; il place le lecteur non plus en position de spectateur (comme c’est le cas dans le roman) mais d’acteur, par personne interposée ; enfin, il est polyphonique, laissant entendre une voix personnelle qui alterne avec bien d’autres. Ce témoignage est cependant tardif : dans les années 1890, ni les prostituées ni les femmes n’ont droit à la parole dans un domaine qui demeure « réservé ».

Notre hypothèse est que la presse parisienne des années 1890 tend à ignorer ou édulcorer la violence des rapports de pouvoir entre les classes sociales et les sexes. La prostitution en tant que pratique ordinaire est rarement abordée de front. Elle est tantôt passée sous silence, tantôt traitée sur le mode du persiflage, de la plaisanterie grivoise ou du mélodrame, autrement dit donnée à percevoir au travers d’une multitude de filtres : folklorisée, comme le font d’innombrables auteurs populaires, à l’image d’Aristide Bruant dont les braves gens entonnent les refrains:

À la Bastille,
On l’aime bien,
Nini Peau d’chien

Dans la rue, Chansons et monologues (1889-1895).

Le plus souvent, la presse tend à ignorer le point de vue des principaux partenaires : non seulement les filles de joie mais aussi leurs protecteurs, les nombreux intermédiaires ainsi que les clients, autrement dit, l’ensemble des acteurs qui participent de près ou de loin au fait prostitutionnel. D’une manière générale, la prostitution comme les prostituées ne font pas « événement » et n’incitent pas aux interrogations. Elles illustrent le cours ordinaire des choses, comme c’est le cas encore aujourd’hui en France, témoignant d’une société à laquelle elles posent des problèmes apparemment insolubles (« un problème insoluble et stérile », disait déjà Baudelaire, « Femmes damnées », v. 63).

Étant donné l’immensité du champ à explorer, nous nous en tiendrons à une portion choisie, entre autres au Gil Blas. À la fin du XIXe siècle, ce journal (fondé en janvier 1879), se présente sous la double enseigne du quotidien d’information et, à partir de 1891, d’un hebdomadaire qui s’attache des collaborateurs écrivains et dessinateurs de bonne qualité, parfois de renom, sous le titre de Gil Blas illustré. Ce magazine dispense une culture du libertinage à laquelle participe sa représention des usages prostitutionnels. Il les alimente, les diffuse, sans toutefois les prendre en compte pour ce qu’ils sont effectivement, aux plans social et économique.

Notre étude portera sur la première année de cet hebdomadaire et du quotidien qui le patronne (1891) sans que nous méconnaissions quelques publications parisiennes parues à la même époque : Le Courrier français, Le Figaro, L’Écho de Paris, Le Gaulois, Le Journal ainsi que La Fronde qui lui est de quelques années postérieure. Les questions que nous posons sont les suivantes : quelle part accordent à la prostitution des journaux parisiens qui s’adressent alors au public le plus large ? Comment un certain nombre de stéréotypes s’y trouvent-ils divulgués ? Dans quelle mesure confortent-ils ou mettent-ils en question l’idée qu’on se fait alors des filles publiques ?

À travers l’exemple du Gil Blas et du Gil Blas illustré, notre propos est d’étudier comment un certain nombre de poncifs concernant les agents et les pratiques de la prostitution se trouvent à la fois entremêlés, authentifiés et divulgués par une publication de presse parisienne destinée au grand public. Et comment un fait social d’une extrême violence est déréalisé, transformé en représentations plaisantes.

Gil Blas quotidien

Gil Blas se proclame « le plus littéraire et le plus amusant des journaux quotidiens ». Boulevardier, républicain modéré, il accorde une bonne place aux récits brefs et aux romans-feuilletons (Zola, L’Argent) ; aux petits faits de la vie culturelle (le théâtre, les livres) ; aux courses, à la vie mondaine, à l’actualité littéraire et théâtrale ; aux chroniques de l’anodin, volontiers gaillardes ; aux faits divers. Les informations en mosaïque, mal hiérarchisées, concernent également la vie politique nationale et internationale, la gazette des procès, la Bourse, la Chambre des députés, les personnalités du moment. L’absence d’illustrations, la place réduite des réclames, rendent ardu l’abord d’un grand format colombier, où domine la grisaille. Dans les quatre pages quotidiennes, la prostitution apparaît de temps à autre, occupant une place secondaire, dans diverses rubriques :

– Récits
– Faits divers et Tribunaux
– Chroniques, Histoires drôles
– Informations

Elle ne fait pas « événement », ne pique pas particulièrement la curiosité et n’incite pas aux interrogations. Elle illustre le cours ordinaire des choses, témoignant des mœurs d’une société à laquelle elle pose un embarras durable.

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Gil Blas, jeudi 12 février 1891

Récits brefs, Faits divers, Tribunaux

La prostitution apparaît incidemment dans des récits brefs comme « Huit jours chez les souteneurs » de Maurice Taulay (27 janvier 1891), « La Fille » de Maurice Talmeyr (21 avril 1891) ; ou encore « La Maison Arthur » qui relate la mésaventure de Valérie, une jeune fille contaminée par le voisinage d’un mauvais lieu : ses yeux se cernent, elle rougit lorsqu’on l’interroge, et le médecin de famille invite les parents à bien vite la marier (3 Juillet 1891). Le journal publie également les bonnes feuilles d’un ouvrage d’Arsène Houssaye, qui rappellent la grandeur et la déchéance de Cora Pearl, célèbre courtisane mondaine sous le Second Empire (8 février 1891). Dans des pages consacrées à l’actualité, ces récits revêtent le caractère hybride de « nouvelles » mi‑fictions, mi‑informations.

La rubrique des Faits divers donne à entrevoir de menus incidents. Ici est évoqué le rôle d’une racoleuse de nuit − une « Vénus du trottoir » − qui sert d’appât à son amant pour détrousser un garcon boucher (« Paris la nuit », 22 janvier 1891). Là, une descente de police rue Balzac débusque un trio de jeunes personnes, dont l’une est âgée de moins de dix-sept ans : « Les odalisques du Roule », « vêtues ou plutôt dévêtues avec une exquise impudeur », seront envoyées au Dépôt où elles réfléchiront sur les inconvénients de la « danse du ventre » exercée sans autorisation (20 août 1891). Une autre descente de police, cette fois dans les garnis, surprend un adultère bourgeois (24 août 1891).

Le Carnet judiciaire est tout autant révélateur d’usages prohibés : Madame Poplot, dite « la mère Parapluie », dénoncée pour « excitation [sic] à la débauche de mineures », est condamnée à trois mois de prison par la 10e Chambre criminelle, « après un réquisitoire humoristique du susbtitut » [sic]. Le lecteur apprend qu’elle fournit depuis vingt ans les principales maisons de province, ce qui lui rapporte entre 150 et 200 francs par « colis ». Mais ce genre d’information semble moins intéresser la rédaction que des pratiques plus remarquables. S’il arrive qu’un bon connaisseur comme l’ancien préfet Gustave Macé − qui a naguère publié La Police parisienne. Gibier de Saint-Lazare (1888) − soit interviewé, c’est en effet à propos d’un établissement de bains de vapeur où des homosexuels se livrent à leur « passion pédérastique » (12 avril 1891). Quelque temps plus tard, un journaliste dénonce la « Sodomie à Paris » : « Ce n’est pas la passion mais le vice qui est la règle » (Léopold Lacour, 4 juillet 1891). De telles relations, à la différence de la fréquentation des filles publiques, sont jugées « perverses », autrement dit contre nature.

Ces informations restent parcellaires, elles ponctuent les pages de manière aléatoire, sans établir de liens entre elles. Alors que s’entremêlent la nouvelle littéraire et la nouvelle de presse, un autre type, propre aux quotidiens, y fait florès, celui de la chronique, qui satisfait aux fonctions du ragot.

Chroniques, cancans, histoires drôles

À la une du Gil Blas, une seule information concernant la prostitution est régulièrement affichée. Elle revient des mois durant, sous l’intitulé « Horizontales de… » (Angers, Clermont-Ferrand, Toulouse et d’autres villes), terme consacré pour désigner les femmes « de petite vertu ». Dans cette rubrique sont imprimés des noms (Anna et Juliette M…, Anaïs X…, Rosalie G….) qui donnent lieu à des portraits invariablement suggestifs : « Elle a été longtemps bouquetière dans un des beuglants de la ville, sans négliger pour cela un genre de commerce plus lucratif […]. Devise : « Laissez venir à moi les petits enfants » (Marie D…, 9 février 1891) ; ou bien : une horizontale des plus huppées de Montpellier, victime d’un cambriolage (vingt mille francs en billets de banque), a porté plainte et communiqué ses soupcons à la justice. Et le rédacteur d’ajouter qu’ « elle trouvera bien un coeur généreux pour la dédommager ». Ou encore: « Belle et forte brune, lancée autrefois par un monsieur qui avait de la barbe pour cinq […]. Elle entre actuellement dans la réserve de l’armée territoriale, mais elle est des rares qui ne sont pas frappés par la limite d’âge […]. Personne ne connaît mieux qu’elle l’art de plumer les oiseaux. Elle s’est fait la main sur un gros pigeon », etc. (Rosalie G., 22 janvier 1891).

On comprend que la rubrique noue des liens entre lecteurs de Paris et de province. Elle les incite à identifier des « dames », à deviner leurs adresses, à commenter leurs spécialités, à évoquer leurs frasques. S’il arrive par exception qu’un de ces « portraits » soit suffisamment enlevé pour qu’on le lise avec plaisir, dans la plupart des cas, on a affaire à des cancans sans conséquence et de pur remplissage.

À la différence des filles, les « horizontales » désignent une composante de la prostitution dont le journal parle sans retenue, comme si elles en présentaient une version acceptable. Elles apparaissent dans des informations brèves comme des figures de pure convention, qui donnent matière à des mots d’esprit que le lecteur pourra dispenser à son tour. Revenant régulièrement sous l’intitulé de « Nouvelles à la main », ces histoires drôles ont perdu une bonne part de leur saveur. Je n’en rapporterai que quelques-unes, au titre d’échantillons choisis :

D’abord un dialogue entre deux horizontales : « — Il est très gentil, le baron, mais il m’embête […] il est toujours sur mon dos […]. — Moi, c’est le contraire » (25 octobre).
Ensuite, au Père La Gaîté qui déclare, après s’être décidé à protéger une dame : « J’ai trouvé la pie au nid », un ami rétorque: « Au nid…soit, mais qui mal y pense » (26 octobre).
Enfin, un fait « absolument historique », advenu rue des Martyrs où une « hétaïre » arrête les passants pour leur enfoncer une épingle dans le bras : « Je venge le sexe ! » (27 août 91).

En traitant la prostitution sur le mode des causeries de bonne compagnie, Gil Blas pose une passerelle entre le service sexuel tarifé et la galanterie. Faut-il croire que la seconde rend la première anodine ? Quoi qu’il en soit, les plaisanteries égrillardes et un petit air de licence, ici et là répandus dans les pages du journal, contribuent sinon à innocenter des pratiques moralement condamnables, du moins à les présenter sous un jour plaisant. En témoigne cette réclame pour une marque de savon, alors réputée, qui se fait connaître par des quatrains d’alexandrins (27 août) :

Masseuse Fin-de-siècle

C’est à toi, doux Congo, que l’on doit les masseuses,
Femmes jeunes parfois, mais toujours vertueuses,
Dont les savantes mains, dans ton onde mousseuse,
Procurent à nos sens tant de joies amoureuses !

Informations

Gil Blas traite la prostitution par le biais des événements. Portés par l’actualité, ses journalistes en éclairent telle ou telle composante. C’est ainsi que lorsque le préfet de Paris, M. Lozé, « résolu à en finir une fois pour toutes », entreprend une répression énergique contre les souteneurs, un reporter, Jean Pauwels, décide de rencontrer l’un d’eux, pour recueillir ses confidences. Présenté comme un gentleman qui « se pique d’élégance et de bon ton », il informe son interlocuteur sur ses comparses qui tirent l’essentiel de leurs ressources du jeu et des champs de courses. Il lui décrit leur emploi du temps, lui indique leurs lieux de rencontre, explique comment et pourquoi on devient souteneur. Pour terminer l’entretien, il distingue différentes catégories, plus ou moins bien loties : « Que notre sort ne vous inquiète pas. Le faubourg Montmartre, c’est notre Quartier latin à nous ! Après quelques années de pratique, nous travaillons en grand », tantôt avec la « haute et la basse galanterie parisienne », tantôt comme tenanciers de maisons à gros numéros, tantôt enfin en vivant de nos rentes. Et de terminer par une adresse cordiale : « Voilà, mon vieux, comment on travaille ! ».

S’il est probable que cet « interview » résulte d’une rencontre effective avec un représentant du milieu, le journaliste n’en dresse pas moins l’image d’une profession comparable à d’autres. Par ailleurs, il se désintéresse de la condition des filles qui entretiennent leurs protecteurs. Quelques jours plus tard, un autre collaborateur du journal, Léopold Lacour, sensible aux questions de société, répare cette indifférence. Il avait naguère déploré que la police place indistinctement à la prison de Saint-Lazare des femmes mises en cause pour des raisons d’importance inégale : « De la catin de ruisseau à l’épouse infidèle d’une brute jalouse, toutes les classes » peuvent se coudoyer en ce « cloaque » (19 octobre 1891). Il revient à la charge en faisant siens les arguments des abolitionnistes. Mais il se distingue d’une double manière : par le témoignage personnel et par le mea culpa. Il reconnaît avoir dans son jeune âge fréquenté et apprécié les maisons closes. Il confesse le trouble qu’il ressent encore « dans la vision demeurée claire de ce décor luxueusement banal où s’offrent, passives, des bêtes humaines rangées ». Désormais il revendique le droit de la femme à accorder ou refuser « les caresses du premier venu » ou « à les vendre s’il lui plaît ». Il termine son article en invitant l’État à ne plus légiférer en cette matière et à interdire des maisons où les filles sont traitées en esclaves.

Cependant, au total, cette année-là, dans Gil Blas, le traitement de la prostitution et les considérations sérieuses à son sujet font exception. De loin, la galéjade est de règle, comme en témoigne un événement dramatique. Au mois de mai, à Fourmies, ville ouvrière du Nord de la France, des ouvriers du textile manifestent à l’occasion du 1er mai. Ils réclament une augmention de salaire et la journée de huit heures. À la demande du patronat, la préfecture convoque deux compagnies d’infanterie du 145e régiment de ligne. Perdant son sang-froid au cours d’un affrontement, la troupe tire sur la foule, provoquant un véritable carnage (neuf morts dont un enfant, huit jeunes gens, et une soixantaine de blessés). Ce drame fait date, il place au premier plan les figures de Jaurès ou de Clemenceau et déclenche de toutes parts des grèves chez les ouvriers : de la boulangerie, de la batellerie parisienne, les employés de l’alimentaire, de l’épicerie et ainsi de suite.

À cette occasion Gil Blas tourne les choses en dérision. Il annonce, sous la signature de Jenny (Francis Chevassu, « pour copie conforme »), une « Grève des Femmes » (1er juin 1891). Il s’agit d’un article substantiel, sur la dernière colonne de la première page. Le journaliste feint de s’y intéresser aux « femmes galantes », « partie de l’humanité la plus laborieuse et la plus souffrante ». Il les imagine organisées en un syndicat « des demoiselles libres ou associées » (c’est-à-dire affranchies ou travaillant « en maison ») qui posent leurs revendications :

1. Une journée de douze heures, avec tarif spécial pour le travail de nuit.
2. Une caisse de prévoyance pour les victimes du devoir.
3. Une maison de repos et de retraite pour les femmes fatiguées ou « momentanément repenties », avec salle de bains et bibliothèque « pour purifier les corps et élever les âmes ».

Suivent de nombreuses plaisanteries sur ces « Prolétaires du Plaisir » en quête d’un Président, qui cherchent des appuis politiques auprès du député de gauche Yves Guyot, ardent défenseur des thèses abolitionnistes, ou de Charles de Fréciney, nouvellement élu à l’Académie française. Utiles à la société parce qu’elles apportent « un semblant de corps aux rêveries poétiques des petits employés » et « un aliment à l’idéal exigeant des militaires », les filles, écrit le journalise, menacent de cesser le travail dès le lendemain, ce qui qui ne manquerait pas de troubler l’ordre public, quand on imagine les conséquences qu’une « chasteté prolongée pourrait provoquer dans les casernes ».

Plus d’un siècle après coup, ces revendications « comiques » laissent rêveur, tant elles paraissent toujours d’actualité. Sans aucun doute, elles s’inspirent des mots d’ordre du féminisme du temps. Dans une certaine mesure, la dérision permet de les faire entendre sans qu’elles prêtent à conséquence. Mais pour l’essentiel, elle a pour objectif de les déconsidérer en remettant à leur place des femmes dont la profession est jugée d’intérêt public. En somme, tout en cherchant à appâter ses lecteurs, Gil Blas quotidien élude une « question brûlante ». En apprend-on davantage, lorsqu’on se reporte aux histoires et aux illustrations que publie également l’hebdomadaire du même nom ?

Gil Blas illustré et Le Courrier français : textes et images journalistiques

« le livre est un honnête homme, le journal est une fille »
Journal des Goncourt, 29/11/1860.

Le parallèle entre journalisme et prostitution – comme si le journalisme était une forme masculine de prostitution – n’est pas spécifiquement français : le poète et peintre anglais Dante Gabriel Rossetti, dont le poème sur la prostituée « Jenny » fit scandale, souligne dans une lettre1 l’analogie entre écriture et prostitution, toutes deux « dépendant des désirs et des caprices des individus », c’est-à-dire des lecteurs, qu’il faut séduire (les désirs) en se pliant à la mode du jour (les caprices) si l’on veut gagner sa vie.

Octave Mirbeau développe ce parallèle entre journalisme et prostitution masculine jusqu’à la métaphore filée, puisque selon lui le journaliste « bat son quart2, dans ses colonnes étroites – son trottoir – accablant de caresses et de gentils propos ceux qui veulent bien monter avec lui3 ». Le client est le lecteur du journal, il parcourt ses colonnes comme il monterait derrière la prostituée les escaliers du bordel ; le journaliste est la putain, et l’on pourrait ajouter que le maquereau est le directeur du journal. Quant à l’article, il dispose un espace de prostitution, un trottoir de papier. Quand Mirbeau dit qu’il a « fait le trottoir », il entend par là s’être plié sans états d’âme à la ligne des journaux qui l’employaient et avoir publié des articles qui ne reflétaient pas ses idées propres, pour plaire au journal, au public, et gagner sa vie.

Prostitution donc de la plume, de l’esprit – il faut ajouter : de la réputation. Mirbeau déclare s’être peu à peu libéré de sa prostitution journalistique dans les années 1884-85 et a désavoué l’antisémitisme de ses articles des Grimaces, mais comme pour sa femme Alice Regnault, ancienne horizontale que beaucoup refusaient de recevoir, on peut se demander si l’on se libére jamais définitivement de s’être un jour « prostitué ». Longtemps après avoir renié ses articles antisémites, Mirbeau publie en 1892 dans Gil Blas illustré une nouvelle qui reproduit les clichés de l’époque : on y trouve un « banquier véreux » et « un jeune juif, jaune, malsain, les paupières orbiculées de rouge gâté, [qui] considérait d’un air de contentement ses bottines pointues et vernies » (15/04/1892). Comme le dit la légende d’un dessin de Willette dans Le Courrier français montrant une danseuse levant ses jambes face au public : « Elle a raison… Il est plus propre de vendre son… que son cœur et sa cervelle » (26/04/1891).

Une exposition de la Bibliothèque Nationale de Paris (2012) a montré que les journaux parisiens connaissent leur apogée entre 1880 et 1914, et que la presse française devance alors la presse britannique : Le Petit Parisien et Le Petit Journal atteignent le million d’exemplaires. Faute de pouvoir explorer un ensemble aussi considérable, je me cantonnerai à deux journaux illustrés célèbres des années 1891-1892 : Gil Blas illustré et Le Courrier français.

Le premier mentionné se présente sous la forme d’une petite feuille de huit pages, fondée en 1891 et disparue en 1903, paraissant le samedi puis le dimanche. Elle est offerte gratuitement à l’acheteur du quotidien, mais coûte cinq puis dix centimes lorsqu’elle est achetée séparément. Elle sera dirigée entre autres par René Maizeroy qui y publie fréquemment ses propres nouvelles. Son épigraphe est celle du Gil Blas quotidien : « amuser les gens qui passent, leur plaire aujourdhui et recommencer le lendemain4 ». C’est donc le cadeau hebdomadaire du lecteur pour la fin de semaine, sa récréation, volontairement moins sérieuse que le quotidien. Mais il s’en démarque, comme l’indique son nom, par une abondante illustration5 : une lithographie, souvent en couleurs, sur la page de couverture, et pour chaque numéro quatre pages principalement occupées par des dessins, la dernière présentant une chanson illustrée. Les quatre autres pages contiennent du texte, beaucoup de texte, sur trois colonnes : texte et dessins se partagent donc chaque numéro à égalité, et se répondent, car les dessins illustrent toujours les textes.

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Gil Blas illustré, dimanche 4 octobre 1891

On peut comparer Gil Blas illustré à la Sunday Page des journaux américains du tout début du XXe siècle dans lesquels naquit la bande dessinée américaine, comme le New York Herald6 où parurent Buster Brown et Little Nemo – à cela près que le public visé n’est pas le même : le supplément américain s’adresse à toute la famille, parents et enfants confondus ; Gil Blas illustré s’adresse au lectorat masculin principalement, en tous cas aux adultes qui lisent le quotidien.

Dans ce cas de dédoublement du Gil Blas en journal « sérieux » et magazine de divertissement, on peut avoir l’impression que la formule « journal illustré » suppose la gaudriole, comme si l’image en était le critère. Il en va de même pour l’expression « journal amusant », puisqu’il s’agit d’ « amuser les gens qui passent». Une femme nue, c’est « rigolo », semblent dire les couvertures du journal. Et l’on sait que s’esclaffer peut être l’expression et l’exorcisme d’une gêne vis-à-vis des sujets sexuels.

Le Courrier français est un hebdomadaire satirique, qui a paru le samedi de 1884 à 1913. Il coûtait quarante centimes, et sa taille est plus importante : il comporte douze pages, dont le papier de meilleure qualité a moins vieilli que celui du Gil Blas illustré. Son fondateur et directeur Jules Roques étant un journaliste passionné de publicité, le journal en abonde. Certains articles ou poèmes sont également des réclames à peine déguisées : un article sur une modiste parisienne dont les chapeaux sont décrits avec lyrisme (n° 43, 11/10/1891) ou sur un coiffeur pour hommes dont on vante l’hygiène. Il propose même une chronique dessinée intitulée « La Publicité à Paris », montrant des scènes de rues dont les murs sont couverts d’affiches reconnaissables – dont certaines sont celles du journal – ou des scènes d’omnibus tapissés d’images publicitaires. Il confère ainsi à la réclame visuelle une reconnaissance. De même, il reproduit, en encarts sur papier plus épais et en couleurs, les fameuses affiches de Chéret pour les pastilles du pharmacien Géraudel (qui subventionne généreusement le journal), leur donnant ainsi un statut d’image artistique à conserver.

Les scènes galantes semblent consituer la seule ligne éditoriale des deux journaux, et ils ne s’en cachent pas : dans un conte illustré de façon suggestive (une fille en cabinet particulier suce le bout d’une asperge sous les yeux d’un vieillard), le fêtard devenu impuissant se lamente : « jamais la femme n’a été aussi bien qu’à présent, jamais il n’a été aussi facile de s’en procurer, jamais elle n’a été de si bonne qualité et meilleur marché ». Et de citer en exemple le « Gil Blas, qui est plein d’occasions » en la matière (n° 19, 1er/11/1891). On n’est pas plus clair : le journal se pose en bordel imaginaire proposant ses pensionnaires.

La métaphore phallique sert souvent la gauloiserie : dans un conte intitulé « La bougie rose » (n° 25, 15/11/1891), la flamme qu’il ne peut s’empêcher de moucher détourne fâcheusement un jeune garçon sur le point de coucher avec sa jolie tante. Le Courrier français, dans le même ordre d’idées, multiplie les allusions aux cierges, asperges, bananes, concombres ou moules. On est dans le champ de la blague masculine traditionnelle, qui n’a pas disparu.

Mais Gil Blas illustré, plus encore que Le Courrier français, ne propose pas seulement des gaudrioles : il fait se côtoyer des poèmes sérieux ou parfaitement anodins et des nouvelles égrillardes, de même que des dessins de type symboliste (saintes du Moyen-Âge, fées, elfes) alternent avec des croquis de rues, et des nudités décoratives avec des tableaux de la misère parisienne. Il propose aussi des romans en feuilletons, des saynètes et des pièces de théâtre, des pantomimes, des chansons accompagnées de leurs partitions (des rengaines de Xanrof, Botrel, Bruant, le répertoire d’Yvette Guilbert, que l’on retrouve dans Le Courrier). De petites publicités, amoncelées en fin de journal, vantent des produits en rapport avec le sexe (soigner les blennoragies) ou le corps de la femme (« élixir amaigrissant pour dames », remèdes pour étoffer la poitrine). Elles proposent aussi des « baudruches et appareils spéciaux indispensables pour usage intime (hommes et dames) », des recueils de photographies dites « artistiques » et des ouvrages à prétentions médicales traitant de tout ce qui a trait au sexe : perversions, maladies, le tout envoyé « sous pli discret ». Enfin, des publicités d’agences matrimoniales, de cartomanciennes (appelées aussi « cartomanes »), de « somnambules diplômées» et autres voyantes.

En ce qui concerne les images, le Gil Blas illustré et le Courrier français les utilisent différemment : dans le premier, les dessins sont toujours des illustrations des textes, y compris celui de couverture, tandis que Le Courrier publie de grands dessins en pleine page avec une légende humoristique comme ceux de Gavarni, qui valent par eux-mêmes : par exemple ceux de Forain, tirés de son album « La Comédie parisienne », paru en 1892. On pourrait en déduire que le Courrier, qui organisait des expositions des dessins originaux de ses collaborateurs, accorde davantage d’importance, en tous cas plus d’espace, au dessin.

Un autre type de dessin, qui n’est pas une illustration, apparaît dans les deux journaux : Gil Blas illustré comme Le Courrier français contiennent aussi ce qu’il faut bien appeler anachroniquement des « bandes dessinées » sans légendes7, des récits drôles en six images juxtaposées se déroulant sur une page entière. Celles du Gil Blas illustré ou du Courrier jouent le plus souvent sur un comique de chute : catastrophe envoyant en l’air une dame dont on peut voir les jambes et les dessous, baigneuse épiée dans une cabine de plage mal close, femme s’arrêtant sur une bouche de chaleur bien avant Marylin, nageuses surprises par un pêcheur dissimulé. L’une de ces pages, signée Belon, montre une prostituée piégeant le client dans une cabine fermée, sorte de bordel de plage, pour ensuite donner l’argent à son maquereau.

De l’art ou du cochon ?

Statut littéraire et artistique ou simplement journal polisson ? On y trouve de grands noms, (parfois disparus depuis longtemps, comme Baudelaire) : Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Charles Cros, Jules Laforgue, Maupassant, Zola, Alphonse Allais, et pour les dessins Steinlen, Forain, Chéret et Willette. Il s’agit, dans le cas des deux journaux, de se présenter avant tout comme artistiques et littéraires, quoique joyeux, visant des lecteurs cultivés et esthètes, et de se démarquer des « journaux pornographiques » dont on parle depuis 18808. En somme c’est de l’art polisson, ou les polissonneries de l’art, pas des cochonneries. On est entre gens bien.

Dans un article intitulé « Le Nu et l’obscène », Jules Bois écrit : « Le Courrier français peut passer pour le vivant exemple du triomphe de l’art malgré tous les obstacles… nous étions les premiers à mettre dans la nudité la pureté des lignes qui a été transmise par les maîtres ». Et d’ajouter : « les journaux illustrés ne manquent pas ; ils ont poussé en quelques quinzaines avec la rapidité des champignons – bien sûr qu’il y en a qui vous empoisonnent dans le tas… Le grivois lui-même n’a plus suffi, on s’est jeté à l’immonde ». Mais « l’artiste ne saurait choquer, les grossiers pasticheurs seuls blessent les délicatesses ; les sous-Forain sont la peste des illustrés. » (Le Courrier français, 09/06/1891). La couverture de Willette est en rapport avec l’article : elle montre une Phryné coiffée d’un bonnet phrygien déclarant à ses juges : « Votre obscène ignorance me fait rougir !… Adieu donc, je reprends mes voiles et ne vous montrerai plus désormais que le poing ! ».

Pour se démarquer des journaux pornographiques, un numéro du Courrier (n° 37, 13/09/1891) publie en pleine page un dessin de Heidbrinck où l’on voit un miséreux borgne vendant le « Pornographe illustré », et derrière lui un char‑voiture de vidange dont la figure de proue est un être vaguement féminin, nu, maigre et flétri, portant un chapeau d’homme et fumant le cigare, accompagné d’un Cupidon mort à ses pieds. La pornographie, c’est le mélange anti-naturel des sexes, aux antipodes des belles filles rondes de l’amour « licite ». Après une condamnation de Raoul Ponchon pour un poème scatologique, le journal publie un projet de loi parodique stipulant qu’ « une œuvre d’art avec des bas noirs n’est pas une oeuvre d’art – les femmes moustachues, c’est-à-dire toutes celles qui ont des poils au-dessus des lèvres, ne devront sortir qu’à partir de minuit. Défense leur est faite de manger des asperges en public – les poissonniers qui tiendront un dépôt de moules devront les rentrer dès qu’elles baîlleront. Ils ne devront en aucun cas les placer près des maquereaux. – défense est faite de porter les nouveaux chapeaux qui outragent les mœurs par leur forme en pot de chambre », etc. Le Courrier français déclare lutter « depuis huit années pour la bonne cause sans chercher à caresser des passions peu avouables et sans un but grossier de lucre ». La preuve en est, affirme-t-il, que ses illustrateurs sont des artistes qui ne travaillent pas pour les journaux pornographiques. Presque tous pourtant sont passés devant les tribunaux : Forain, Willette, Lunel, Legrand… à l’exception de Heidbrinck, « mais pas pour longtemps sans doute ».

Les signatures de femmes sont bien rares : pas de dessinatrices, mais un poème de Marie Krynsinska et un conte de Julia Daudet9. Textes et dessins anodins pourraient viser plus particulièrement les lectrices – à condition qu’elles ne regardent pas les autres pages du journal. Le Courrier français organise à partir de 1887 des bals costumés, et s’adresse aux dames pour leur proposer des idées de costumes suggestifs. Ce sont donc les (jolies) lectrices du journal qui sont enrôlées pour exhiber leur nudité, à l’instar des « petites femmes » des illustrations. En 1891, il lance un « Bal mystique » (on est en plein symbolisme), agrémenté d’une pièce de théâtre sur Adam et Eve, dont on devine le costume, et d’un concours de beauté de « nuques féminines », mais si l’on en croit les illustrations, il s’agit plutôt de dos féminins, de la nuque aux fesses.

Les sujets traités par les deux journaux 

Comme l’indiquent les titres de séries récurrentes : « Les poètes de l’amour » dans Gil Blas ilustré, « L’amour à Paris » dans Le Courrier, l’amour est le grand sujet des deux journaux. Ou plus précisément les ébats amoureux : quand les dessins ne montrent pas des femmes nues, ils représentent un couple enlacé. Le tout engendre une redoutable monotonie. Sont en effet ressassés les mêmes types et les mêmes situations, dans les textes comme dans les dessins : le cocuage, les trottins suivis dans la rue, les patrons lutinant les soubrettes, les militaires ou collégiens cherchant des femmes, les vieux messieurs ventripotents amateurs de tendrons, les femmes nues en bas noirs, les cabinets particuliers, les modistes, les modèles de peintres, les maisons closes…

Le sujet principal n’est pas vraiment la prostitution, mais plutôt ce que les collaborateurs appellent la galanterie10, une galanterie déculpabilisée et qui va de soi, pour peu qu’on évite les poursuites pour outrages aux bonnes moeurs. Les prostituées font simplement partie d’un monde libertin, celui de la noce, montré comme plus amusant et joyeux que vénal. Les prostituées misérables sont rares, les clients sont ravis et non pas en danger, et seules les petites annonces publicitaires évoquent les maladies vénériennes. Les deux publications jouent donc sur un cliché tenace et une tradition d’idéalisation, bien plus que sur la réalité souvent sordide dont parlaient les romanciers naturalistes.

Ainsi représentée, la prostitution se dilue et apparaît comme une notion floue. On comprend mieux les propos de Cesare Lombroso, le médecin et anthropologue italien dont l’ouvrage traduit en français La femme criminelle et la prostituée paraît en 1893. Selon lui, la seule et véritable cause de la prostitution est ce qu’il appelle la « folie morale », le goût du vice, et non un problème socio-économique. Il mêle dans un même opprobre les femmes du monde légères, les épouses adultères et les prostituées de la rue, leur seul point commun étant d’avoir plusieurs amants. Il forge alors le concept de « prostituée-née », comme il avait lancé celui de « criminel-né », promis à un succès qui n’a pas disparu.

Le statut des femmes des récits comme des dessins apparaît équivoque : plus souvent que des filles en carte ou sur le trottoir, ce sont des modèles d’atelier, des femmes de photographes, des modistes, des trottins, des soubrettes, des mondaines libertines, des femmes adultères ou des fillettes dépravées. Les dessins choisissent de montrer les mille et une manières de déshabiller une femme : levers et couchers, toilettes au tub, coups de vent malencontreux, chutes en public, baignades. Pour les modèles d’atelier ou les modistes, comme pour les fleuristes, on sait que la mauvaise réputation de ces métiers féminins les rapprochait à l’époque de la prostitution ; quant aux herboristes, elles étaient considérées comme des avorteuses. Un dessin parfaitement correct de Forain dans Le Courrier (n° 34, 23/08/1891) montre un monsieur devant une vitrine où le bras gracieux de la modiste dispose un chapeau : « …Ce soir, je vais me coûter un peu cher !… » − et il ne s’agit pas du chapeau.

Si l’on en croit Le Courrier français, le sujet est « la femme », vue par les messieurs, soit une marchandise dont on discute les qualités : ce journal lance un « Plébiscite » auquel les lecteurs sont priés de voter, pour savoir s’ils préfèrent les seins en pomme ou les seins en poire (les pommes l’emportent de beaucoup). Quant au Gil blas illustré, il répond dans une nouvelle de Marcel Prévost à la délicate question des mérites amoureux respectifs des blondes et des brunes : « Le véritable instrument à baisers, le Stradivarius de l’amour, c’est, à mon avis, une femme de vingt-cinq ans parfaitement brune… le rêve, ce serait une maîtresse blonde pour le « flirt » et pour la caresse vêtue, et qui, magnifiquement, deviendrait brune pour la caresse nue… » (n° 11, octobre 1891). On n’est pas plus précis.

On peut y ajouter, pour les poèmes comme pour les contes ou les illustrations, des sujets liés à la noce, comme le vin et les poivrots, qui font partie des clichés « bien de chez nous », et ceux de la vie militaire. Les deux journaux se réclament de l’esprit gaulois et de la tradition nationale, comme l’indique le titre du Courrier français, ou plutôt parisienne. Ils se spécialisent dans « l’amour à Paris », à croire qu’ils s’adressent seulement à des touristes étrangers ou provinciaux. L’antisémitisme traditionnel de l’époque, on l’a vu avec Mirbeau, se mêle à la prostitution : dans une chanson de Xanrof pour Yvette Guilbert, « Les trois petites filles », le premier couplet s’achève sur : « Un monsieur vieux et sémite / Emm’na la tout’petite » (Gil Blas illustré n° 12, 20/03/1892). Antisémitisme souvent violent et systématique dans le Courrier français, plus politisé, et dont le dessinateur Adolphe Willette s’était fait une spécialité. La couverture de la Phryné de Willette montre au mur du Tribunal un grand tableau du Christ « crucifié par les Juifs et peint par Bonat [sic] » (09/06/1891).

Les couvertures 

Le but, on l’a vu, est d’ « amuser les gens qui passent », d’où l’importance de la couverture, bien visible à la devanture des kiosques à journaux, traditionnellement maintenue par des pinces à linge, comme aujourd’hui encore chez les bouquinistes des quais parisiens. La couverture est l’affiche du journal, elle en annonce la couleur – une couleur chair. Les premiers numéros du Gil Blas illustré affichent tous une femme nue ou déshabillée sur leur couverture. Dans Le Courrier (n°6, 08/02/1891), un poème de Xanrof intitulé « Ballade pour les jeunes filles » clame pour refrain : « Jeunes filles, baissez les yeux / V’là l’Courrier français qui s’amène ! ». Ils racolent donc par des couvertures lestes : soit une femme complètement nue, soit une femme demi‑nue, souvent jugée plus érotique : elle défait son corset ou se rhabille, dans un décor de chambre au lit défait.

La couverture du tout premier numéro du Gil Blas illustré illustre un poème de Verlaine, « Notre-Dame du Galetas » : on y voit dans une mansarde une femme nue qui remet son bas sur un lit en désordre. Un homme de dos, assis à une table de travail, plume d’oie à la main, accoudé sur un livre, se tient la tête, et des feuillets jonchent le sol : il s’agit d’un poète sans inspiration. Le poème de Verlaine s’adresse à « Notre-Dame du galetas / Que l’on vénère avec des cierges / Non bénits, les Ave non plus / Récités lors des angelus / Que sonnent tant d’heures non vierges » et s’écrie au final : « T’as raison !11 ».

Les bordels

Le célèbre Chabanais12 apparaît dans une nouvelle caractéristique pleine de sous-entendus grivois et ponctuée de quatre dessins de Guillaume, « L’Incendie du Chabanais » (Gil Blas illustré, 10/01/1892). Ce « théâtre réaliste de la rue Chabanais, près de la Bibliothèque Nationale » est la proie d’un incendie. Pompiers et autres messieurs présents sauvent tout le monde (féminin), « avec un zèle favorisé par de merveilleuses connaissances topographiques ». Un sauveteur descend « à lui seul deux malheureuses créatures entrelacées qui respiraient encore, mais avec difficulté » (l’illustration les montre tête-bêche). On croit trouver dans une chambre un corps complètement carbonisé, mais un vieil habitué « rassura tout le monde en s’écriant : — C’est la négresse ! ». Le feu a été causé par un poële mobile : « en effet cette chambre était à poële, ainsi que les personnes qui s’y trouvaient ». Le Conseil Municipal, « justement ému d’une catastrophe qui va mettre sur le trottoir un groupe important de travailleuses », édicte des précautions : les inspecteurs doivent s’assurer que « les voies de dégagement présentent une largeur suffisante », on ignifugera le personnel et vérifiera le bon fonctionnement des « bouches d’incendie et autres ».

Un numéro antérieur du Gil Blas illustré (n° 21, 15/11/1891) proposait une image bon enfant de la maison close. La couverture de Steinlen illustre « L’aventure du vieux doyen » de Maurice de Fleury : un honorable professeur de médecine est demandé pour une pensionnaire de maison et ne voit pas qu’il s’agit d’un bordel. Quand il le comprend enfin, furieux, il veut partir, mais elles le supplient : « rien ne s’attendrit plus aisément qu’une fille publique pour une compagne en danger de mourir ». La malade est en catalepsie, il lui presse l’ovaire gauche (il s’agissait donc d’une crise d’hystérie13), elle ressuscite. Comme il ne veut pas d’argent, on lui offre une fille de son choix : « une immense indulgence, une large mansuétude emplit le cœur de ce vieux philosophe. La bonne volonté de ces impures le ravit. Il remercia, désarmé ; et riant de son aventure, amusé comme un grand enfant, touché peut-être un peu aussi, il se sauva à toutes jambes. » Par la suite, il éprouve du regret…

Dans un autre numéro, Steinlen illustre en couverture « La Rafle » de R. Marzac (n° 24, 06/12/1891). Cette chasse nocturne de prostituées est commentée par un policier qui donne « quelques détails techniques » : les erreurs sont rares, « la chasse en pleine rue donne des résultats insignifiants » et « les belles pièces » se trouvent dans les garnis, où l’on a même trouvé « deux garçons boulangers couchés ensemble ». Comme le narrateur témoigne, en un alexandrin involontaire, « une vague pitié pour le pauvre bétail », le commissaire le reprend : « pendant six mois elles seront à l’abri du coup de couteau qui les attend peut-être un soir et des raclées quotidiennes », et il crie aux femmes arrêtées : « Bonnes vacances ! ».

Steinlen, Forain

Les dessins en grisaille de Steinlen, avec leurs effets fuligineux, tranchent sur ceux, par exemple, de Guillaume ou de Legrand, beaucoup plus clairs et plus fins de trait, qui visent le « joli ». Steinlen ne vise jamais le joli, encore moins le décoratif, et son rapport avec le lecteur du journal est tout différent. Ses illustrations, qui veulent rester fidèles aux textes, détournent en fait leur côté polisson, et les trahit parfois en optant pour un réalisme grave. Les lithographies de Steinlen donnent l’impression qu’il n’illustre que des récits situés dans des milieux pauvres et sombres, ce qui est loin d’être le cas. Dans Gil Blas Illustré, il peut retrouver ses sujets de prédilection, entre autres quand il illustre les chansons de Bruant : pauvres gens, enfants misérables, chanteurs ou balayeurs de rues. Mais il doit aussi se plier à l’illustration de textes tout différents, d’où des dessins inattendus, parfois maladroits, où l’on ne reconnaît guère sa patte : Pierrots et Colombines, scènes du Moyen-Âge, du XVIIe ou du XVIIIe siècles, ou encore « Akëdysséril » de Villiers de L’Isle-Adam. La particularité de ses dessins consiste en ce qu’il paraît refuser de représenter de « petites femmes » ou de jolies femmes, même si le texte l’exige. Ses gitanes sensuelles ont un gros nez, les nudités sont rares, le déshabillé peu érotique, et l’ensemble, même relevé de couleur, reste résolument charbonneux.

De son côté, Jean-Louis Forain est la vedette du Courrier français avec ses dessins légendés : ses croquis alertes, sans couleurs, se moquent des prostituées comme de leurs clients ou des maquerelles, allant droit à l’essentiel, sans décor ni détails, et ne visent nullement à allécher le lecteur. Il dresse un constat ambigu, comique au premier abord, mais aussi sarcastique, parfois cruel, voire pathétique.

La spécificité des deux dessinateurs tient en ce que leurs femmes ne sont pas alléchantes, en dépit du texte à illustrer. Les nudités attirantes sont rares, le déshabillé peu érotique ni idéalisé. Leurs dessins n’arrivent jamais à être polissons ni vraiment gais, leur humour est parfois grinçant. Lorsque Forain montre un gros bourgeois montant l’escalier du bordel derrière une fille, leurs ombres noires immenses se déploient sur le mur et confèrent à l’image un aspect inquiétant, presque infernal. Les deux illustrateurs apportent au journal une certaine gravité visuelle, et on a vu que leur nom servit de caution pour se défendre contre les poursuites judiciaires. Steinlen apporte au Gil Blas illustré ce que Forain apporte au Courrier français : une correction implicite de la polissonnerie, une réflexion sociale latente, une caution esthétique. Mais cette esthétique n’est pas vraiment celle du reste du journal : leurs dessins apportent une note dissonante, quoique discrète, dans une grivoiserie banalisée, et le discours muet de l’image peut même contredire le texte.

Pour conclure

Au XIXe siècle, la prostitution est souvent invoquée sur le mode métaphorique selon lequel l’artiste, l’écrivain, soumet son talent aux lois du marché. Considérée pour elle-même, elle donne lieu à la représentation de scènes lascives qui exposent toutes sortes de spectacles « osés ». La prostitution est ainsi prétexte à publication de pièces versifiées, de poèmes en prose, de chansons de cabaret ou de récits aux épisodes attendus, qui ne manquent pas d’exercer sur le lecteur leur pouvoir de séduction. Elle constitue un filon à exploiter, un thème littéraire et artistique parmi d’autres, sinon tout à fait comme les autres.

Les naturalistes se sont attachés à en révéler les composantes les plus cruelles et les plus déplaisantes, comme le fait Adolphe Tabarant dans Virus d’amour qui rapporte sans ménagement l’évolution d’une syphilis. Mais il s’agit d’un roman publié sous le manteau, en Belgique, chez Kistemaekers, éditeur spécialisé. En revanche, en matière de prostitution, la presse dans son ensemble demeure sur la réserve, s’en tenant souvent à des lieux communs, tantôt satiriques, tantôt édifiants. Elle se heurte à une barrière qui semble infranchissable − que ne suffisent pas à expliquer le respect de la Loi et l’obligation de décence à l’égard des familles, des lectrices et des lecteurs.

À une époque où se multiplient les enquêtes sur les sujets de toutes sortes (le printemps, le costume féminin à bicyclette, le chapeau haut-de-forme), la presse ne témoigne guère d’intérêt pour ses diverses manifestations, si ce n’est de manière épisodique. Non que la prostitution passe inaperçue, tant s’en faut. Mais elle dessine la tache aveugle d’une société qui la contrôle ou en réprime les manifestations illégales, sans pouvoir s’en passer, comme le montrent les maisons de tolérance ouvertes aux abords des casernes. Bien qu’elle existe aux yeux de tous, on ne la voit pas dans sa réalité éthique et marchande. À son égard, la presse respecte le tabou et se conforme à une société dont elle constitue sans états d’âme la chambre d’échos. S’il lui arrive de s’attribuer une fonction de contre-pouvoir en matière politique, sociale ou financière (le scandale de Panana, l’affaire Dreyfus), elle demeure le plus souvent muette au sujet de ce qui a pu être déjà dénoncé comme une forme d’esclavage.

Le paradoxe est le suivant : les filles publiques font partie de la vie de tous les jours. On les fréquente, on les surveille, on les soigne ou on les emprisonne, mais on peine à les considérer en tant que « personnes » composant une réalité sociale. Un journaliste audacieux comme Jules Huret multiplie les entretiens et les reportages − sur l’évolution littéraire, le socialisme, mais aussi sur la grève, la loi Falloux, les droits de la critique… − sans jamais s’intéresser à ce qui doit lui paraître hors sujet, hors propos. Une dizaine d’années après que les romanciers naturalistes eurent abondamment mis en scène la condition des prostituées, un article du Mercure de France (juillet 1890) se contente de l’envisager sous le jour des oeuvres littéraires : Nana, Marthe et La Fille Élisa forment un trio d’ « études de mœurs » que l’auteur, ancien commissaire de police, juge « susceptible d’autres développements » (Ernest Raynaud, « Les écrivains de filles »). De toute évidence, la prostitution est à double titre confinée : d’une part, dans des quartiers « réservés », des ghettos où se déroulent des pratiques plus ou moins licites, et d’autre part dans les oeuvres artistiques, de vocation publique, éminemment culturelles. Elle apparaît à la fois manifeste et souterraine, en tous cas d’un abord difficile. On la nomme, on la décrit, on la connaît − on en fait parfois usage − mais on ne parvient pas à l’intégrer dans un ensemble intelligible. Elle fait l’objet d’une accumulation d’anecdotes, d’un fatras de représentations, tout en demeurant difficile à « raisonner ».

À son sujet, la législation, la police ou la médecine multiplient les lois et les décrets, les rapports, les publications. Elles veulent encadrer un phénomène que l’irrépressible développement des villes rend dangereux. On attendrait que la presse joue à leur égard un rôle pionnier, en joignant l’instigation à l’investigation. En fait, il n’en est rien. Loin de prendre parti et de procéder par enquêtes, les journalistes éludent les réalités du moment − ils se contentent de visions parcellaires, ils ne veulent pas savoir de quoi il retourne. La presse fait l’autruche !

À quelques exceptions près, elle édulcore la cruauté des rapports de pouvoir entre les classes sociales et les sexes. La prostitution en tant que pratique ordinaire est passée sous silence, traitée sous forme de clichés ou d’anecdotes. Bien qu’elle lui fournisse de multiples informations éparses, elle ne parvient pas à être envisagée comme un ensemble intelligible. La presse la transforme en de fines gauloiseries.

Perçue comme « le plus vieux métier du monde », la prostitution est traitée par Gil Blas, Gil Blas illustré ou Le Courrier français dans une méconnaissance qui semble pour une part de bonne foi. Ces publications ne parviennent pas à l’envisager dans la connivence de ses acteurs et la complexité de ses enjeux. Si l’on en juge par les sondages que nous avons effectués dans quelques journaux de la fin du siècle, on observe un jeu de rôles en forme de double jeu. La presse quotidienne sérieuse, qui s’adresse à un public pour l’essentiel masculin, respecte l’omerta. Elle rejette hors champ la prostitution, ne lui accordant qu’une place épisodique, notamment dans des chroniques distrayantes, dans les rubriques des Faits divers ou des Tribunaux. L’hebdomadaire illustré et galant, en revanche, reconnaît son importance et en représente les multiples facettes. Mais il la transpose en figures et en scènes pittoresques ou plaisantes. Dans tous les cas, il édulcore la brutalité des rapports de pouvoir qu’elle met en jeu entre les classes sociales et les sexes.

(Universités de Paris VII et de Toulouse II)

Notes

1  Lettre à Brown de 1879.

2  « Battre son quart » est une expression de l’époque (on la trouve dans La Fille Elisa d’Edmond de Goncourt) pour désigner les allées et venues de la prostituée sur le trottoir.

3  Article des Grimaces, 29/09/1883.

4  La phrase est tirée de la Préface de Jules Janin au roman de Le Sage – Jules Janin à qui on attribue la formule « le journalisme mène à tout, à condition d’en sortir ».

5  Nettement plus ancien, le célèbre hebdomadaire Le Journal amusant (1856-1933), créé par Philipon, également de huit pages, comportait plus encore de dessins et sera sous-titré « Journal d’images », mais son contenu anodin cible plutôt les familles.

6  Le New York Herald publia des dessins de Forain.

7  Ce type de « bande dessinée » se trouve dans Le Chat Noir-journal dès 1885. Parfois, il ne s’agit pas de récits dessinés, mais de simples dessins humoristiques juxtaposés dans une page, sans lien narratif entre eux. Rappelons qu’à cette date, la « bande dessinée » existe déjà : on la fait naître dès les années 1830, avec le suisse francophone Rodolphe Töpffer et ses « histoires en estampes », appréciées par Goethe. Dans Gil Blas illustré, ces bandes dessinées sont les seuls dessins qui ne soient pas l’illustration d’un texte.

8  Voir les articles de Francisque Sarcey dans Le XXe siècle (28/07 et 08/08/1880), ou d’Albert Wolff dans le Figaro (14/08/1880 : « ces choses-là se vendent sur les boulevards… ces dessins s’étalent dans les kiosques devant les enfants qui passent avec les honnêtes femmes, leurs mères. Voilà où en est en 1880 l’esprit parisien si vanté. »).

9  Il se peut que des femmes se cachent, comme souvent, sous des pseudonymes masculins. Julia Daudet, très correcte épouse d’Alphonse, donne au Gil Blas illustré un « poème en prose » sur le premier feu de bois d’automne ( n° 22, 22/11/1891).

10  Aujourd’hui ont parle de « magazines de charme » : autre euphémisme.

11  Il s’agit du poème « Casta Piana » (chaste plaine), de Parallèlement (1889), dans la partie « Filles » (c’est donc bien une prostituée), mais amputé de son dernier sizain, le plus érotique : «… Et laisse-moi boire, poivrés, / Salés, sucrés, tes sacrés baumes. »

12  La luxueuse maison close ouverte en 1878, appelée « Le Chabanais » car située 12, rue Chabanais, proche en effet de la Bibliothèque Nationale, sera fermée comme les autres en 1946 (loi Marthe Richard).

13  On sait que le célèbre professeur Charcot, « inventeur » de l’hystérie, provoquait ou arrêtait les crises des malades de la Salpêtrière en pressant fortement leurs ovaires.

Pour citer ce document

Daniel Grojnowski et Mireille Dottin-Orsini, « La prostitution dans la presse parisienne à la fin du XIXe siècle », Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930), sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-prostitution-bas-fonds-1830-1930/la-prostitution-dans-la-presse-parisienne-la-fin-du-xixe-siecle