Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930)

Du fait divers médiatique à la littérature judiciaire : l’affaire Vandersmissen

Table des matières

PAUL ARON

En mars 1886, l’avocat belge Gustave Vandersmissen assassinait son épouse, la chanteuse Alice Renaud. L’affaire fit grand bruit, parce qu’elle mettait en cause deux personnalités connues de la vie bruxelloise, une jeune comédienne dont les mœurs étaient peu conformistes (elle fut la maîtresse de Félicien Rops), et un homme politique promis à un avenir brillant. La presse joua un grand rôle dans cette histoire, multipliant les enquêtes et les reportages, les portraits des tristes héros du jour, et commentant le procès en sens divers. Député catholique issu d’une grande famille d’industriels alostois, Van der Smissen fut traîné dans la boue par la presse libérale. Le dévoilement de sa vie privée fit apparaître le rôle d’un petit hobereau français plusieurs fois condamné pour ses malversations financières. Par vengeance, celui-ci porta plainte contre son ancien avocat, et il révéla au public le comportement pour le moins ambigu du mari trompé avec qui il était en relation d’affaires. Vandersmissen décida alors de divorcer, il fut blanchi des accusations portées contre lui par le conseil de l’ordre des avocats de Bruxelles, mais dans le même temps, il continuait à voir sa femme en secret. Il était donc parjure. Alice profita de la situation pour reprendre barre sur son mari, mais au cours d’une dernière dispute, l’avocat tira sur elle plusieurs coups de revolver. Il fut condamné à la suite d’un procès en assises. Malgré la pression de l’opinion publique, les brillantes plaidoiries de la défense permirent de réduire la peine à quinze ans. En appel, à Mons, l’avocat Englebienne utilisa un argument que la première défense n’avait pas voulu mobiliser. Il dénonça l’absence de moralité de Mlle Renaud et distribua aux jurés une brochure anonyme où figuraient les lettres que Rops avait envoyées à son ancienne conquête. L’argument porta. Sa peine réduite à dix ans de réclusion, Vandersmissen sortit de prison au bout de deux années seulement, grâce notamment à Jules Lejeune, son premier avocat devenu ministre de la Justice de 1887 à 1894, et qui fit adopter la loi du 31 mai 1888 établissant la libération conditionnelle et les condamnations conditionnelles dans le système pénal (ce sera son œuvre capitale, appelée d'ailleurs « Loi Lejeune »). Vandersmissen se fit oublier ensuite en refaisant sa vie en France, où il reprit son métier d’avocat. Il s'est remarié à deux reprises d'abord avec Jeanne Prié (décédée en 1919) puis avec Marie Emma Joséphine Gounand, à Paris, le 31 janvier 1922. Il meurt le 16 juillet 1925.

L’existence médiatique de cette affaire ne s’est pas éteinte avec les procès ou le décès des protagonistes. Elle est restée suffisamment présente dans la mémoire collective pour resurgir dans une série de textes. C’est d’abord le journaliste Lucien Solvay (1851-1950) qui l’évoque longuement dans ses mémoires publiés en 19341. En 1943, l’avocat journaliste Henri Soumagne (ps. d’Henri Wagener, 1891-1951) en fit la matière d’une sorte de roman judiciaire : Chiennes d’enfer (Bruxelles, F. Larcier, 1943). Celui-ci s’inscrit dans un petit genre littéraire en vogue entre les deux guerres : mi-reportage, mi-documentaire, ce texte qui se lit comme un roman policier avait l’ambition de dire « toute la vérité » sur l’affaire dont il expose les tenants et les aboutissants. Enfin, on notera que Chiennes d’enfer a été repris par le quotidien Le Soir comme feuilleton pendant l’été 1988, comme pour acter le retour de ce genre de récit dans le giron médiatique d’où il était sorti. A cette occasion, de nouveaux développements sont apparus, notamment sur le sort de Vandersmissen après le dernier procès.

L’affaire Vandersmissen présente ainsi un double intérêt. Sur le plan historique, elle jette un une lumière crue sur le fonctionnement d’une justice de classe, obligée de tenir compte de l’opinion publique et de la presse. Un acquittement aurait été inconcevable. C’est pourquoi il aura fallu deux procès en quelques mois pour que l’avocat député purge une peine presque symbolique avant d’aller se faire oublier à l’étranger. L’affaire révèle ainsi l’irruption de la presse sur la place publique, sa montée en puissance effective, sa capacité à faire et défaire les réputations. Enfin pour notre propos, l’intérêt de l’affaire tient aussi à la diversité de ses protagonistes, journalistes, avocats, écrivains, et à la circulation discursive qui relie leurs interventions en une sorte de continuum qui empêche de lire les pièces du dossier de manière indépendante. Comme c’est souvent le cas lors des grandes affaires médiatico-juridiques, chaque secteur du discours social intervient selon sa manière propre et doit alors se définir par rapport aux autres interventions. Nous pouvons donc décrire ces prises de parole comme une scénographie où chaque acteur suit sa partition propre tout en prenant la mesure de la position occupée par les autres.

Quelques mots sur le contexte permettront de mieux comprendre les données initiales de l’affaire. Dans les dernières décennies du siècle, la société belge commence seulement à découvrir les pouvoirs du journal, avec quelques années de retard donc sur la France et l’Angleterre. La presse judiciaire spécialisée évite soigneusement les chroniques d’actualité et les effets sensationnalistes2. La petite presse, fort répandue depuis les années 1850, ne touche qu’un lectorat limité, et elle reste l’apanage de petites équipes, voire d’un seul rédacteur3. En revanche, le nombre de quotidiens connaît une croissance régulière en particulier dans les années 1856-1874, lorsque catholiques et libéraux se disputent l’opinion publique. Les grands journaux multiplient à l’époque les polémiques politiques. Lors de la faillite frauduleuse du banquier catholique André Langrand-Dumonceau (1870-1878), ils découvrent l’effet des scandales, qu’amplifient dans la ville les cris des vendeurs des journaux. Sur le terrain des faits divers, la grande presse concurrence désormais les petites feuilles éphémères qui ne vivaient que de dénonciations de circonstance. Or en Belgique peut-être plus qu’ailleurs, en raison de la division verticale de la société, toutes les affaires médiatiques mettent nécessairement en jeu des réseaux sociaux relevant de l’un ou de l’autre pilier, et parfois même des jeux d’oppositions au sein du même monde. Dès lors s’engage un processus de réactions et de contre‑réactions où une fraude dénoncée par un camp entraîne presque inévitablement une dénonciation impliquant le camp adverse. Les journalistes guettent dorénavant toutes les affaires qui pourraient déboucher sur un procès ; ils le font d’autant plus volontiers que nombre d’entre eux ont eu une formation de juriste4. En 1882, l’affaire Pelzer avait entraîné la presse catholique à dénoncer la famille des accusés, qui était connue comme libérale5. L’affaire Vandersmissen sera l’occasion d’une réaction presque immédiate.

Il faut dire que l’avocat Vandersmissen était lui-même un habitué des feuilles polémiques comme en témoigne sa rapide ascension sociale. Né à Alost en 1835, il fait de brillantes études chez les Jésuites puis à l’Université de Louvain. Il devient avocat à Gand et semble promis à une carrière fructueuse. C’est alors qu’il assiste aux débuts prometteurs de la belle Alice Renaud sur la scène municipale. Malgré les conseils de ses amis, malgré les rumeurs qui entachent déjà la réputation de la belle, malgré l’opposition de ses frères et de ses parents, de sa mère surtout, Vandersmissen ne peut accepter de vivre loin de la première femme dont il est tombé amoureux. Il l’emmène en Hollande, le 17 août 1879, pour l’épouser religieusement, et un an plus tard, il l’épouse civilement à Bruxelles malgré une dernière tentative d’opposition de sa famille. L’année suivante naît leur fille Madeleine. Sur le plan professionnel, il quitte Gand et s’installe dans une capitale en pleine croissance démographique. Il habite à Saint-Josse, 26 chaussée de Louvain. Il se lance dans la politique locale avec un petit journal, Le Réveil, organe du Cercle des intérêts communaux », qui traîne dans la boue les échevins locaux. En 1881, Vandersmissen est élu au conseil communal, l’année suivante au Conseil provincial ; en 1884 il fait partie des seize nouveaux députés indépendants ralliés au parti catholique. Le calcul était bon, cette vague de nouveaux élus emporte le gouvernement libéral doctrinaire de Frère-Orban et le parti catholique règnera sans partage jusqu’à la Grande Guerre en profitant des divisions de ses adversaires, de la fondation du POB en 1885 et de la loi électorale censitaire.

Gustave Vandersmissen fait donc carrière comme député catholique, mais il est issu d’une famille alostoise de tradition plutôt libérale. Si la mère est catholique, le père est un industriel libéral bon teint. Les querelles dans la famille étaient de notoriété publique6. Aux yeux des libéraux, il est donc un renégat. Cela ne sera pas oublié. Pas plus d’ailleurs que ce qu’il doit aux médias dans son ascension sociale.

Brillant avocat, Vandersmissen a le tempérament vif et n’hésite pas à interrompre des adversaires et même les juges. Une des dimensions de l’affaire Vandersmissen est liée à la place que les avocats revendiquent dans le dispositif judiciaire et à la tentative de certains d’entre eux d’introduire un esprit de corps, une solidarité professionnelle au Barreau. C’est cet enjeu qui sera au cœur de la polémique du parjure de Vandermissen.

Entre alors en scène un second individu, peu recommandable, figure d’aventurier et d’intrigant qui n’est pas sans rappeler celle de Léon Pelzer : le vicomte Edgard Dupleix de Cadignan. Issu d’une grande famille de Condom en Armagnac, vieille ville du Gers bâtie sur la Baïse, le jeune homme était, selon un de ses anciens condisciples devenu chroniqueur judiciaire, un gandin parfumé au musc et à l’opoponax, qui « cachait La Vie parisienne entre deux Gradus. » Mais il avait eu également une enfance difficile : « Elevé au milieu de ce monde bigot de province qui, le jour, se prosterne sur le velours des prie-Dieu et le soir fait craquer la cretonne des lupanars cossus, il a fait comme les autres, familiers de ces patarins qui disent leur chapelet en égrenant les perles du collier de leurs maîtresses, il s'est laissé glisser sur la pente. Il a vécu au milieu de gros satisfaits de la province, ignorant le grand art, la poésie, et tous les sentiments qui agitent les foules7. » Arrivé à Paris, Dupleix se fait spéculateur, agioteur, achetant des parts dans des affaires généralement véreuses, empruntant à tort et à travers, se retrouvant enfin sur les bancs de la correctionnelle.

Dupleix a été défendu par Vandersmissen en 1882, un peu par hasard. Passant en effet au Palais, l’avocat avait remarqué un prévenu dont la mise de dandy contrastait avec celle des accusés habituels. Comme le défenseur de l’homme avait été retenu par une autre affaire, il propose ses services. Mais le tribunal délibère déjà et condamne l’individu à sept mois de prison. Vandersmissen promet néanmoins d’aller le visiter. Il fait interjeter appel, et, au terme d’une brillante plaidoirie, obtient la libération de son client. Celui-ci demeurait néanmoins sous le coup d’une accusation de grivèlerie comparable de la part de la justice française. En juillet 1883, il est traduit devant le conseil de guerre de Châlons sur Marne et condamné à un an de prison à cause d’une dette de 800 F. contractée à 19 ans, en 1879, lorsqu’il était sous-officier au 7e cuirassier à Versailles. Interné à la prison de la Santé, il en sort le 28 mai 1884. Après un petit séjour en famille, il reprend contact avec son avocat bruxellois, qui l’accueille chez lui en juillet de la même année. Il deviendra un ami proche, invité quotidiennement à partager la vie du couple, et à accompagner madame lorsque son époux, trop occupé, ne peut être à ses côtés. Ce qui ne l’empêche pas d’entretenir de son côté une jolie bordelaise, dont Alice Renaud semble avoir été jalouse. Passons sur les détails. Suite à de nouvelles malversations financières, Dupleix est arrêté à Monaco, extradé, et se retrouve en prison à Bruxelles. C’est alors qu’il révèle à Vandersmissen l’infidélité de son épouse et qu’il assure détenir des lettres compromettantes pour elle. Pour se venger de son ancien ami, il les livrera dans une brochure dont la presse va s’emparer.

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Désormais, pour la presse, l’avocat fait figure de cocu, Dupleix est qualifié d’Alphonse, tandis qu’on caricature Vandermissen en lapin courageux8. La « complainte du lapin-poisson ou les trucs d’Alphonse9 », met en chanson le ménage à trois de l’avocat lapin devenu muet comme une carpe. « Il fit entrer dans son ménage / Un vicomte fort polisson / Qui s’mit à faire marivaudage / Avec sa femme sans façons /Qu’ell’ drôle de métamorphose se produisit chez ce garçon / On vit aussitôt, drôl’de chose ! / le lapin devenir poisson. »

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Accusé par son ancien client d’avoir rompu le secret professionnel, Vandermissen contre-attaque sur deux plans. En février 1886, il décide de divorcer et porte l’affaire devant le conseil de l’ordre des avocats qui affiche publiquement sa solidarité envers un confrère injustement accusé. Le jugement de Vandermissen par ses pairs constitue le premier temps médiatique de l’affaire. Le Barreau est fier de constater qu’il n’a pas failli à ses devoirs professionnels. Mais la contrepartie que l’on exige de lui est qu’il rompe avec sa désormais trop encombrante épouse. Or, mentant à ses avocats, Vandersmissen continue de fréquenter Alice. Quelques semaines plus tard, le 10 avril, se rendant compte que l’ancienne comédienne a conservé les lettres qui prouvent son parjure, l’avocat commet l’irréparable. Son procès relance une campagne de presse qui atteint alors au paroxysme.

Récits de presse

La presse est au cœur de l’affaire Vandersmissen. Un grand nombre d’articles mettent en scène ce fait divers dont le public est avide et qui dope les ventes. Ils diffèrent cependant selon le support journalistique et l’opinion des rédacteurs.

La presse quotidienne privilégie les titres accrocheurs, elle ne se prive pas de recourir à des informateurs anonymes, sur le mode du « on dit », elle tente de suivre l’actualité, dans un climat de grande concurrence entre les titres. La petite presse, pour sa part, utilise la caricature, la chanson, c’est elle qui est la plus agressive et la moins soucieuse de respecter la vie privée des protagonistes. L’une et l’autre

En face, la presse judiciaire spécialisée, comme Le Journal des Tribunaux, se drape dans la dignité professionnelle dont l’Affaire Pelzer lui avait permis de définir le ton. Dans son éditorial du 3 janvier 1886, Edmond Picard avait en effet précisé que son journal incarne « une forme nouvelle du journalisme judiciaire ». Sa formule mixte, bi-hebdomadaire au format d’un quotidien, est nouvelle en Belgique, c’est un « journal judiciaire qu’on lit en déjeunant, qu’on emporte pour le parcourir aux instants perdus, qui verse adroitement et à petites gorgées son contenu, qui triture incessamment les idées et qui, par surcroît, lorsqu’on le collectionne, peut prétendre à la dignité de recueil à consulter. » Dès lors :

Il ne peut s’agir pour nous de faire des compte rendus impressionnistes, mais de nous asservir, avec un scrupule absolu, aux faits d’audience pris dans leur réalité, sans aucune préférence, sans aucun parti pris. […] Notre rédaction appartient au Barreau, elle a l’expérience des choses judiciaires, elle connaît les réserves et les convenances que commandent et sa profession et l’appréciation de la grande œuvre qu’accomplit la justice. (JT, 16 novembre 1882)

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Les articles du Journal des Tribunaux, inspirés par le compte rendu analytique parlementaire, se caractérisent dès lors par une typographie uniforme, de petits caractères, l’absence d’effets journalistique. Mais cette ligne éditoriale ne va pas sans quelques contradictions. Comme les autres journaux, Le Journal des tribunaux est une affaire commerciale, et il ne se prive pas d’exploiter ses contacts privilégiés avec les acteurs du monde judicaire pour publier des informations avant ses concurrents. Il réalise des tirages spéciaux pour suivre les grands procès, en particulier dans le cas qui nous intéresse10. Par ailleurs, il refuse le sensationnalisme, mais c’est pour laisser libre cours au pathos de la salle d’audience. En ses colonnes l’éloquence judiciaire se déploie sans contrainte de place. On peut donc dire qu’il déplace l’emphase plutôt qu’il ne la récuse.

L’affaire Vandersmissen montre dès lors, avec une netteté rarement observée en Belgique, que la presse ne joue pas seulement le rôle d’une chambre d’échos du drame réel, mais qu’elle compte véritablement comme un acteur de celui-ci. Vandermissen a été mis sous pression par le quotidien libéral La Réforme dès le mois de mars11. C’est l’entrefilet publié dans La Nation le 8 avril qui déclenche la fureur fatale de l’avocat12, et c’est cette livraison que l’on retrouvera, froissée, dans la chambre où a eu lieu le crime. Deux jours plus tard, revenant sur celui-ci, La Nation écrit encore ceci :

Vandersmissen quitta sa femme et se rendit chez lui. (La préméditation commence ici.) Il s’arma d’un révolver bull dog, calibre 12, et, après avoir réfléchi longuement, revint rue Verte vers une heure du matin. (La Nation, 10 avril)

La phrase contient deux éléments à charge qui sont graves et qui sont exprimés en langage juridique : la préméditation et la « longue réflexion » impliquent que le crime n’est pas le résultat d’un coup de colère, qu’il n’a pas été commis sous l’emprise d’une force irrésistible, ce qui aurait constitué une circonstance atténuante. Le journal préjuge ainsi nettement de la culpabilité de l’accusé, et c’est avec raison que son défenseur insiste sur ce fait : « Des journaux ont voulu se substituer à la justice, ont voulu surveiller, contrôler l’instruction judicaire et se sont permis de plaider d’avance la culpabilité ou l’innocence de celui qui en était l’objet. Les approuvez-vous ?13 » demandera Me de Ro au procès14.

La Nation est le quotidien qui a le plus exploité l’affaire. Dès le 4 avril, il révélait la vie privée du député Vandersmissen. Le 8, il publie l’entrefilet fatal. Le 11 avril, au lendemain du meurtre, Vandersmissen déclare « C’est un meurtre que la presse aura sur la conscience ». La Nation réagit : « Que le sinistre farceur qui a trouvé moyen de donner à la plus étonnante des comédies le dénouement du plus sanglant des mélodrames, ait réellement prononcé ces paroles, on peut se l’expliquer, à la rigueur. » Mais, ajoute le journal, c’est un homme public dont la presse avait le devoir d’éclairer le scandale public auquel il était mêlé. Dès le lendemain du meurtre, et jusqu’à la mort d’Alice, le quotidien multiplie les articles accusateurs, dénonçant la fausseté du mari, et défendant son épouse. Il se fait ainsi l’écho d’une opinion publique qu’il sent favorable à la victime. Les pages consacrées à Alice hospitalisée sont éloquentes : 

L’intéressante malade reçoit, durant toute la journée, des témoignages de sympathie venus de toutes parts. Le salon attenant à sa chambre à coucher est un véritable parterre de fleurs. Au moment où nous en sortons, on apporte encore un splendide bouquet de roses. (La Nation, 15 avril)

L’illustration qu’il publie enfin lors de la mort d’Alice achève de donner une version partisane de l’affaire : dans une chambre bourgeoise (ce que disent les tableaux accrochés aux murs), sous le crucifix et devant son enfant éplorée, l’ancienne comédienne interprète son dernier rôle, une épouse sage et pieuse.

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Qu’est-ce donc que La Nation ? Dirigé par Victor Arnould, un avocat libéral et proudhonien qui avait été un des fondateurs de L’Art moderne, avec Edmond Picard et Eugène Robert, La Nation est une rivale de La Réforme, qui rassemble des partisans de la réforme électorale au sein du monde libéral ébranlé par la défaite de 1884, mais qui ne veulent pas se rallier au socialisme. La Nation, qui compte un très faible lectorat, a besoin de scandales pour augmenter son audience. Elle soutiendra aussi la politique coloniale du roi Léopold II15. Le fait qu’une des « chiennes d’enfer » soit un journal somme toute proche du directeur du Journal des tribunaux, auquel collaborent notamment, outre Lucien Solvay, déjà cité, l’animateur de La Jeune Belgique, Max Waller, l’avocat Maurice Hagemans, et, de temps à autres Emile Verhaeren, stagiaire d’Edmond Picard et son collaborateur à L’Art moderne, indique que ne se joue pas seulement ici un débat de principes, mais des questions de personnes et d’intérêts économiques.

L’affaire Vandermissen offre donc aux différents acteurs en présence une occasion de définir leurs terrains d’intervention respectifs. Où placer la distinction entre presse d’information, presse enquêtrice, voire inquisitrice et presse professionnelle ? Dénonçant les articles du catholique Journal de Bruxelles, à un moment où Vandersmissen semblait encore une simple victime de Dupleix de Cadignan, Le Journal des Tribunaux témoignait de cette difficulté :

Il est des gens qui font servir la presse, cette garantie et cette force, à rendre irréparable les calamités déchainées sur toute une famille. Qui croirait qu’il s’établit une émulation entre les agents de ces publications condamnables et qu’ils revendiquent la priorité des révélations avec un entrain de réclame qui va jusqu’à l’injure réciproque. Jamais ce spectacle n’a été plus révoltant16.

De manière caractéristique, un long éditorial du même journal décrit les effets pervers de l’intervention journalistique. Il dénonce une justice spectacle et le discrédit qu’elle fait porter sur le Barreau. Certains avocats semblent en profiter (ils ne sont pas cités) : « Autour de tout cela s’élève comme un nimbe de pacotille, pour quelques-uns d’entre nous, une réclame de plus en plus criante, faite d’on ne sait quelles attaches avec le reportage. » (JT 28 janvier 1886). Et d’ajouter : 

On a signalé l’empressement et l’encombrement de la foule, ses rumeurs avant le commencement de la pièce (pardon, de l’affaire), ses quolibets, ses piétinements, comme s’il se fût agi d’une première à la Porte St-Martin. On a décrit l’arrivée de l’avocat, comme celle du chef d’orchestre au pupitre ; l’apparition du prévenu sortant de sa cellule, comme celle d’un acteur en représentation sortant de la coulisse. On a raconté quelles notabilités on voyait dans l’auditoire, quels jupons bien connus. On a parlé des témoins défilant un à un comme des chanteurs et des acrobates passant sur la scène d’un café‑concert. Les incidents des plaidoiries ont été notés comme les airs du baryton et du ténor.

Le Barreau semble ainsi découvrir une situation qu’il a lui-même contribué à créer en se livrant à la médiatisation judiciaire. Il est pris dans une contradiction : comment concilier le maintien de l’institution et sa nécessaire évolution ? La presse est nécessaire pour diffuser son message réformiste, mais à la condition de s’exprimer de manière mesurée, ce qui va à l’encontre de sa propre évolution vers plus de sensationnalisme. Comme elle peut accompagner ou même précéder l’enquête de police, elle oriente l’instruction et prend donc pied dans un domaine jusque-là réservé. Mais avec elle, comme le souligne un autre avocat dans une brochure consacrée aux moyens en appel de Vandersmissen, la justice se trouve exposée à une opinion publique populaire non maîtrisable :

Je fus épouvanté en y entrant [au Palais de Justice] : une plèbe sans nom, altérée de vengeance, encombrait la vaste enceinte : l’auditoire légendaire des meetings bruxellois agrandis ; les cabarets du plus bas étage y avaient vomi leur clientèle. L’air ambiant était empesté : l’odeur du tabac, de l’alcool, des exhalaisons humaines, malgré les vastes proportions du local, infectaient l’air. […] Les scènes hideuses de Paris en 1871, et l’impitoyable férocité des cannibales communards me revinrent à l’esprit17.

La crainte que manifeste ce défenseur de Vandersmissen condense la portée historique de l’affaire. La chute d’un confrère, permise et causée par sa mésalliance, se voit aggravée par l’intervention de la presse qui attire au Palais de Justice toute une populace issue des bas-fonds de la société. La boîte de Pandore est grande ouverte à présent…

Récits judicaires

Pendant les années 1880, les relations entre le barreau et la presse traversent donc une période de crispation. Les deux institutions apprendront ensuite à les baliser, même si elles seront rarement harmonieuses. Mais à l’époque, un autre facteur accentue sans doute la crise. Mon hypothèse est que la manière dont la justice traite une affaire mobilise des formes de récits qui sont étonnamment proches de ceux que l’on retrouve dans la presse ou la littérature. Parce qu’ils racontent l’histoire de la même façon, et avec les mêmes codes rhétoriques, les acteurs du monde judiciaire et ceux du monde journalistique ont d’autant plus de mal à délimiter leurs terrains spécifiques d’intervention.

Pas plus que le récit de presse, le récit judicaire n’est uniforme. Dans le cas qui nous occupe, il prend trois formes clairement différenciées. Il s’agit d’abord de l’acte d’accusation, récit détaillé des faits qui ont mené le ministère public à se forger une conviction, et à faire partager cette conviction à la cour et au jury. Il s’agit d’un texte lu au début de l’audience, mais un texte soigneusement rédigé, dont tous les termes ont été choisis en vue de l’effet à produire. Un second ordre de récit, fragmentaire et contradictoire souvent, est donné par le long déroulement de l’affaire aux assises : défilé de témoins, interrogatoires de la part de la défense et de l’accusation, questions du président, interruption des avocats : il s’agit de propos à la première personne, oraux, dont les énonciateurs ne maîtrisent pas l’ensemble des données, puisqu’ils répondent à des questions orientées. Enfin les plaidoiries reprennent à leur tour le fil des événements ; elles présentent en un récit cohérent leur conviction sur la culpabilité ou l’innocence de l’accusé, voire sur les circonstances atténuantes. Ce dernier récit est connu par le compte rendu qui en est fait, mais il importe de souligner qu’il se veut exclusivement oral, et qu’il est orienté par sa fonction pragmatique circonstancielle. Son but est d’influencer le jury, et il se borne à cet objectif. Les avocats tiennent d’ailleurs à cette oralité, parce qu’elle est la garantie de leur liberté d’improviser et la contrepartie de la certitude que leur propos ne pourra pas être ultérieurement utilisé à charge ou à décharge d’un client18.

Commençons par examiner le rapport écrit. Au nom du procureur général, l’avocat général a établi l’acte d’accusation. Il justifie le renvoi de l’accusé devant la cour d’assises. Cet acte a été communiqué préalablement aux parties pour préparer le procès. Selon les principes en vigueur, il ne devrait pas examiner les faits, mais simplement les raconter. Il serait donc le simple résumé de l’affaire, une sorte de récit au degré zéro. Naturellement, comme cette formule est difficile à tenir, de nombreuses discussions portent à l’époque sur le maintien ou la redéfinition de l’acte d’accusation19. En l’occurrence, ce texte présente l’accusé comme une victime de sa passion « faite principalement d’impulsions sensuelles », qui n’a pas su éviter que son nom soit trainé dans la boue et qui a tué sa femme pour se venger de cette souillure. Parfaitement rédigé, le récit constitue un portrait psychologique de l’assassin et de la victime, typés dans leurs rôles narratifs respectifs selon des catégories construites par le sens commun. Ainsi, avant le crime, il ya le mensonge : 

Et pendant deux mois, ce pacte de duplicité fut fidèlement exécuté. Vandersmissen, la nuit, se glissait furtivement dans la chambre de cette femme, que, devant ses juges, devant le conseil de son ordre, devant sa famille, il l’accusait de l’avoir déshonoré !

Comme on le constate, loin de s’en tenir à l’exposé des faits, le phrasé joue des antithèses (duplicité / fidèlement ; se glisse / accuse), des connotations péjoratives (furtivement signifie « comme un voleur »), de la progression en triade (« devant » trois fois répété). Le style indirect libre sert à décrire les pensées attribuées à l’accusé, la question rhétorique à créer des effets de suspense : 

Allaient-elles donc reprendre, ces clameurs furieuses, qu’une partie de la presse, sans mesure, sans charité, avaient poussées à l’occasion des infortunes et des hontes de sa vie privée ? Aussi l’accusé n’écouta-t-il plus que son ressentiment. Contre qui se tournera sa colère ?

Tout, dans ce texte, semble calculé au plus juste pour produire de la conviction. Véritable récit à thèse, utilisant magistralement les registres de la persuasion, l’acte d’accusation est conçu pour orienter les débats même s’il est prononcé par la voix que l’on suppose un peu neutre du greffier qui en donne lecture. Diffusé par le Journal des Tribunaux, il se lit en effet « comme un roman », selon la formule consacrée.

Les récits oraux ne sont pas moins riches en effets rhétoriques. Le compte rendu sténographique montre bien le mode interpellatif du discours de l’accusateur public20 : 

Cet homicide a-t-il été prémédité ?
A-t-il tué ?
Regardez ses mains ! elles sont teintes de sang !
A-t-il agi volontairement ?
A-t-il tué, sachant qu’il voulait tuer ?
Ah ! Je suis prêt à toutes les concessions.
Je le sens ! La passion a joué un grand rôle dans ce drame de larmes et de sang.
Mais depuis quand donc la passion sera-t-elle une excuse pour les criminels ?21

La défense, à l’inverse plaidera « une catastrophe, dont nous sommes la malheureuse victime22 », mais non le responsable. Elle dira l’amour de l’accusé pour sa femme, victime d’une passion, mais d’une passion noble, « il a tout immolé pour élever jusqu’à lui une jeune fille qu’il savait pauvre, mais qu’il croyait honnête, innocente23 ». Maître Lejeune, un des plus célèbres plaideurs du Barreau bruxellois, multipliera les effets en déplaçant la référence à Aristote de la Rhétorique vers la Poétique. Pour lui, ce sera le leitmotiv de son argumentation, cette tragique affaire se résume à choisir entre les deux registres de l’horreur et de la pitié. La péroraison de son discours en donne l’essentiel. Après avoir cité les dernières phrases attribuées à Alice mourante, il s’exclame : 

La victime réclame la pitié pour son mari.
Je vous demande d’écouter cette voix d’outre tombe et – d’accorder au malheureux qui est ici, – la pitié !
Votre raison et votre cœur vous dicteront ce verdict – dans lequel j’ai confiance24.

On notera que la typographie traduit bien le rythme de la voix de l’orateur, qui avait la réputation d’être un improvisateur de génie25. Alors que l’avocat général procédait par phrases courtes, hachées, qui se transcrivent comme autant de retours à la ligne, ici, de longs tirets scandent le propos sans doute plus fluide et plus pathétique de l’avocat. Mais en même temps, la sécheresse de la transcription analytique, qui ne rend ni les gestes, ni le ton de la voix, rend mal compte des qualités d’orateur que tous ses contemporains reconnaissaient à Jules Lejeune. Comme celui de son adversaire, son récit reste de l’ordre d’une performance, d’une œuvre transitoire et inspirée appelée à se dissoudre dans l’éphémère.

Ce que nous rappellent ces plaidoiries est que le monde judiciaire fait grand usage de récits structurés et organisés comme des textes littéraires ou journalistiques, même s’ils n’en n’ont pas la fonction. Tel est bien le lieu où le prétoire rencontre la presse ou le roman, et par conséquent, révèle la perméabilité de leurs formes discursives26. N’ayant pas le monopole du récit de l’affaire, les parties en procès perdent de leur autonomie quand elles gagnent en notoriété dans l’espace public.

Le récit littéraire

Laissons de côté les souvenirs de Lucien Solvay, qui ne nous apprennent rien sur le plan factuel, sinon que la mémoire de l’affaire demeure vive, pour arriver à un troisième type de récit, qui est postérieur et se donne pour littéraire.

Henry Soumagne est le pseudonyme de Henry Wagener (1891-1951). Docteur en droit de l’Université Libre de Bruxelles, avocat au barreau de Bruxelles, ce jeune intellectuel se lance d’abord dans le monde du théâtre. On lui doit quatre pièces, pas inintéressantes dans leur tentative de lier dramaturgie expressionniste et théâtre psychologique. Elles n’auront toutefois pas le succès espéré. Soumagne se lance ensuite dans la chronique judiciaire, pour l’hebdomadaire anarchiste Le Rouge et le Noir, pour la revue Cassandre, et quelques autres journaux. Assez symboliquement, il élit domicile à Uccle, avenue Edmond Picard, à partir de 1938. Ses chroniques, portraits de magistrats, d'avocats, de plaideurs, croquis d'audience, réflexions sur des procès petits ou grands, sont publiées en volumes sous le titre de Pour ou contre. La gazette des palais 1935-1936 (1937, avec des illustrations d'Edgar Ley). Un second volume de chroniques est publié à Bruxelles en 1938, en collaboration avec René Golstein et Albert Guislain. Ensuite, pendant la guerre, Soumagne dirige la collection « Les grands procès ». Il y a fait, entre autres, paraître L'étrange Monsieur Courtois (Bruxelles, 1943), qui retrace un crime commis à Ixelles en 1896. Le livre est plus ambitieux que les précédents. Les lieux et les événements sont décrits avec un souci évident de la composition ou du trait qui porte. L'intérêt du lecteur est soigneusement ménagé et le personnage central de l'affaire, l’accusé, un ancien commissaire de police, est dessiné avec finesse, de même que ses complices recrutés dans le quartier populaire des Marolles à Bruxelles. Au passage, l'auteur égratigne les journalistes dont il décrit les méthodes de travail ; il dévoile les faiblesses de l’enquête et montre les partis pris de la justice de l'époque. Ce procès eut des plaideurs célèbres, Maîtres Ninauve, Fernand Cocq, Paul Spaak et Paul-Emile Janson, ce qui confère un attrait supplémentaire à l'ouvrage27. Dans la même collection, Soumagne publie Chiennes d'enfer (Bruxelles, 1943) et Le Seigneur de Bury, autre récit judiciaire historique, trois ans plus tard.

Chiennes d’enfer se veut donc un roman judiciaire, l’auteur cherche construire la version la plus véridique possible des faits, mais avec les moyens du roman. Fort bien documenté, le récit marque d’emblée sa différence avec un simple compte rendu. Il multiplie les retours en arrière et les effets d’annonce. Orienté par le dénouement tragique, le lecteur devine les signes de la mésentente future du couple. Vandersmissen est amoureux, mais ses parents, ses amis le mettent en garde contre sa naïveté. Il n’en n’a cure. Son ami d’université, maître Ninauve, est chargé de le prévenir qu’il existe des lettres de Rops à sa femme, il ne bouge pas car elle le menace de rompre immédiatement s’il cherche à les lire. Le récit devient ainsi la chronique d’un drame annoncé. La troisième partie, intitulée « vers un meurtre », compte six petits chapitres qui se nomment successivement Honneur, Amour, Doutes, Vengeance, Meurtre, Pardons. Au verso, sept citations expliquent le titre du livre, l’expression « chiennes d’enfer » étant tirée des Choéphores, mais aussi de l’Electre de Sophocle, avec cette citation à double sens : « Déjà elles pénètrent dans le palais, les chiennes inévitables qui poursuivent le crime. » L’auteur reprendra la même image un peu plus loin, en rendant compte des interventions de la presse : « On allait assister à la plus odieuse campagne de presse qui se puisse imaginer. Avec complaisance, avec joie, avec sadisme, les journaux de l’opposition exposeront à leur public avide les ennuis du politicien, les difficultés de l’avocat, les misères de l’homme, les douleurs du mari. […] Elles vont japper et glapir, les petites feuilles satiriques. Toutes déjà montrent les dents et s’apprêtent à mordre, les chiennes d’enfer28. » La phrase est significative, car elle cite très exactement ce que dénonçait Picard dans le Journal des tribunaux, mais dans le contexte d’une narration à rebondissements.

Confronté à un matériau informatif essentiel, le narrateur accentue la dimension littéraire de son récit en recourant au métadiscours. Il précise ainsi :

Il était tentant pour l’auteur de ce récit, de donner le pas à la logique sur la chronologie et de décrire, dans des chapitres distincts, chacune des misères de son pitoyable héros. Mais la confusion de cette destinée n’aurait pas été suffisamment rendue par cette classification. Pour que soit expliquée, dans son atmosphère exacte, la lente exaspération qui a conduit Vandersmissen du bonheur au crime, il était nécessaire de suivre le déroulé du drame, jour par jour, heure par heure, scène par scène – fût-ce au détriment de la clarté et de la cohérence dramatique29.

Il décrit fidèlement les étapes de la carrière de l’avocat-politicien, l’invitation faite à Dupleix, la double vie de celui-ci, leurs arrangements financiers, etc. Bref, il suit la chronologie des faits, mais en multipliant les sous-entendus et les allusions sur le mode du « il ne savait pas encore que », « on ne se doutait pas encore de ». Les plaidoiries du premier procès sont transcrites en style direct. Elles donnent lieu à des dialogues fort bien faits, qui rappellent que Soumagne avait été auteur dramatique. Le contenu des lettres révélées par l’instruction alimente les scènes qui se déroulent dans l’intimité. On voit le vicomte glisser à l’oreille de son avocat : « Ne va-t-on pas bavarder ? ». Le narrateur se fait l’interprète des pensées secrètes de Vandersmissen: « En se réveillant, la tête lourde de pensées et de cauchemars, il est presque surpris de ne point voir Alice à ses côtés, de ne pas entendre sa respiration heureuse30. » Lorsqu’il ne peut se documenter, Soumagne invente, mais il précise : « La version qui va suivre, à quelques détails près peut-être, est la plus vraisemblable31. » Le meurtre, qui se joue sans témoins, accentue tous les effets dramatiques :

Elle vit qu’il avait un revolver dans la main et qu’il l’armait.
— Alice, tu vas mourir, répétait-il.
— Mourir !
D’un geste brusque, elle dénoua le ruban de sa chemise de nuit, puis serra le bras contre le torse pour permettre la chute de l’épaulière.
Ses seins jaillirent de l’étoffe.
— Mourir, dit-elle, est-ce que cela meurt, cela ? …
Et ses deux mains nerveuses pétrissaient dans une caresse insensée sa poitrine, « ses seins blancs et ronds » que la maternité n’avait pas déformée32.

Pour l’ancien élève des Jésuites, la dimension littéraire passe incontestablement par ces aménagements. Conformément à la tradition rhétorique, le texte se caractérise par sa dispositio autant que par son inventio. Il organise une chronologie, une structure temporelle efficace, rythmée par des sous-titres et des chapitres, qui sont autant de manières de soutenir l’intérêt romanesque. L’inventio, quant à elle, est destinée à suppléer aux lacunes de la documentation. Lorsque l’accusé se tait sur ses motivations ou qu’il refuse de révéler les mots prononcés au moment fatal, le romancier se donne le droit de les imaginer.

Par ailleurs, comme c’est souvent le cas dans la littérature judiciaire, Soumagne se souvient qu’il avait été avocat lui-même, et son récit ne manque pas défendre une thèse. Il se présente comme l’héritier des premiers défenseurs de Vandersmissen. Comme eux, il veut éviter de salir l’honneur de l’épouse assassinée, et il reporte les responsabilités de la situation sur Dupleix et sur l’amour aveugle de l’avocat. Le procès en appel est à peine évoqué. Or c’est au cours de celui-ci que les fameuses lettres de Rops à la jeune Alice ont été publiées par Me Englebienne, qui avait adopté une stratégie de défense plus offensive. Chiennes d’enfer constitue donc une nouvelle plaidoirie, en l’honneur perdu de la jeune comédienne cette fois. C’est pourquoi la démarche de l’auteur s’aligne sur celle des plaideurs : à son tour il suit les événements et tente de reconstruire une vérité. Mais il le fait avec les moyens que lui permet le genre qu’il pratique, donc avec de l’imagination, les ressources de la fiction. En conformité avec leur défense, il est conduit à critiquer la presse de l’époque, parce qu’elle a poussé le mari au crime et parce qu’elle a construit une image lénifiante de la victime.

Le second récit de presse

En juin 1988, le quotidien bruxellois Le Soir réédite Chiennes d’enfer en feuilleton de l’été. Pour le journal, le statut littéraire du texte ne fait pas de doute. Il précise d’emblée : « La force de ce roman, c’est qu’il relate une histoire vraie33. » En parallèle, plusieurs articles vont tenter d’éclairer ce que le récit de Soumagne laisse encore dans l’ombre : la suite de l’avenir professionnel de Vandersmissen, ce que sa fille Madeleine est devenue, les circonstances locales du drame. Cette enquête suscite des lettres de lecteurs, qui à leur tour entrainent le journaliste à faire de nouvelles vérifications. On mesure ainsi que les retombées médiatiques de l’affaire restent porteuses.

Le 11 juillet, le journal publie une photo d’Aline Renaud tirée des Archives du théâtre de la Monnaie ainsi qu’un extrait du registre de la population de Saint‑Josse. Il décrit les remariages de Vandersmissen et présente comme une énigme le lieu de son décès. Le 3 août, il présente une photo du 18 chaussée de Louvain. Un long développement sur le quartier du drame, en pleine expansion à l’époque, dessine le cadre historique. Le 5 août, ce sont trois photos d’Alice Renaud en comédienne qui sont offertes à la curiosité des lecteurs. On donne des nouvelles de la petite Madeleine, devenue violoniste, qui épouse un certain Guilmot, avec lequel elle eut une fille en 1903. Elle décède début 1928.

Le 1er septembre, le journal écrit : 

Notre feuilleton Chiennes d'enfer s'est achevé hier. C'est l'occasion de clôturer également l'enquête parallèle que nous avons menée sur le député Gustave Vandersmissen, en marge de la publication durant ces deux mois d'été du roman d'Henri Soumagne. Il nous restait notamment à lever un dernier voile sur le tragique destin du parlementaire bruxellois: son lieu de décès et d'inhumation, données ignorées dans le récit de Soumagne et qui font l'objet de versions différentes.

Le 27 septembre, un dernier article évoque les filles de Prosper Vandersmissen, l'un des frères de Gustave. Un témoin raconte : « Tout le monde appelait Prosper Kapiteintje, le petit capitaine. Je me souviens fort bien de l'indignation de cette famille quand il était question de « l'affaire Vandersmissen » et de l'auteur du livre. »

Image8

Ce dernier moment de l’affaire n’apporte évidemment aucune information neuve sur le comportement des principaux protagonistes. Mais il témoigne de la permanence médiatique du sujet, que viennent relayer l’usage de la photographie et de documents originaux. Coulé en forme romanesque par un avocat talentueux, le fait divers bénéficie ainsi d’une seconde et même d’une troisième vie. Les lettres des lecteurs seront la preuve de sa résonnance dans la mémoire collective.

Conclusion

Ce que les trois temps de l’affaire Vandermissen mettent en évidence est d’abord une intense circulation de discours sociaux, somme toute très proches par leur contenu, mais qui se différencient par leur lieu et leur moment d’énonciation (le tribunal, le journal et le livre).

La comparaison narrative ou stylistique des textes produits à cette occasion tend à relativiser les approches critiques différentialistes. Penserait-on que seule la fiction se permette d’interpréter les pensées d’un personnage, ou que le journalisme chercherait seulement à documenter la vérité ? Ce n’est manifestement pas le cas. La plaidoirie fait usage d’arguments psychologiques, comme le reportage emprunte au discours juridique. Qui peut être l’auteur d’une phrase comme celle-ci :

Aussi l’accusé n’écouta-t-il plus que son ressentiment. Contre qui se tournera sa colère ? Depuis longtemps, dit-il, il aurait voulu cravacher un de ceux qui l’avaient persécuté, bafoué ; l’idée du suicide avait hanté son cerveau. Il préféra tuer une femme et laver dans le sang de la mère de son enfant les souillures de son honneur.

Un avocat, un écrivain, un journaliste ? Il s’agit en fait d’un extrait de l’acte d’accusation initial du procès signé par le procureur Van Maldeghem. Nous sommes donc bien dans le « romanesque » généralisé propre au discours social du xixe siècle si bien décrit par Marc Angenot34, dans une confusion des genres narratifs que viennent à tour de rôle solliciter divers acteurs sociaux.

Cette circulation discursive a pour effet de mettre en question l’étanchéité des barrières sociales, des groupes et des conventions. L’histoire des lettres de Rops à Alice représente la mise en abyme de tout le dossier. C’est en effet en recopiant quelques passages d’une missive du grand épistolier que la future Madame Vandersmissen séduit son futur mari35. Et c’est en découvrant le même passage démarqué dans une lettre à Dupleix que Vandersmissen découvre qu’il a été trompé. Le premier moteur de la machine infernale est donc une réécriture, un détournement de texte. Cette transgression épistolière semble analogue à la transgression sociale dans laquelle réside, selon le Journal des tribunaux, le crime même. Pour l’éditorialiste, c’est bien parce qu’il a épousé une comédienne, donc déplacé les frontières de la normalité sociale, que Vandermissen a été conduit aux dernières extrémités :

Elle resta comédienne dans le mariage, transportant au foyer conjugal le détraquement des mœurs du théâtre. La maternité même n’eut pas de prise sur cette nature façonnée à une existence différente. Quelle utopie que la tentative d’acclimatation faite par son mari ! On ne peut pas chercher ailleurs la fêlure par où devait couler, goutte à goutte, le bonheur rêvé36. (3 juin 1886)

Pauvre Alice que son lapin blanc n’a pas su acclimater au pays des merveilles !

L’intérêt suscité par ce fait divers, en soi assez tristement banal, réside sans doute dans les très symboliques rencontres oxymoriques qu’il charrie : l’avocat et la gourgandine, le journaliste et le Barreau, la lettre d’amour et le plagiat, le mensonge familial et le viol du serment professionnel, le document privé et sa publication. Il montre que le tribunal doit désormais tenir compte du spectacle médiatique et de l’opinion publique portée par les journaux. C’est dès lors la temporalité habituelle de la justice qui est ainsi également bousculée. La presse et le roman prolongent indéfiniment le débat judiciaire, la chose jugée devient chose racontée, retriturée, réexposée. Ainsi, lorsque le journaliste prend la place du magistrat instructeur et que le procès devient un spectacle, les acteurs de l’information et les acteurs du monde judiciaire doivent redéfinir leurs rôles respectifs. Il n’y a plus de « récits préservés », d’espace symbolique imperméable. Même si la fonction des différents discours reste évidemment séparée (le journal ne conduit pas directement en prison), ceux-ci mêlent continument leurs effets. L’avocat devenu journaliste se heurte au maître du barreau qui s’exprime dans son organe professionnel : même s’ils s’en défendent, tous utilisent la même rhétorique expressive, qui est également celle que l’on entend au Palais. Les plaidoiries sont construites comme des fictions, les reportages comme un acte d’accusation. Dans un second temps, le récit littéraire prolonge le même genre d’ambiguïté. Il se donne à lire comme un compte rendu de faits vrais et semble renoncer aux moyens de l’imagination. Dans le même geste, pourtant, il demeure en pleine littérature, et prétend même renouveler ce dont elle traite habituellement par une nouvelle saisie du réel. Enfin la réédition de ce récit littéraire permet à la presse de se saisir une nouvelle fois de l’affaire. Mais dans cette troisième phase, elle ne décrit plus un fait d’actualité, elle est, si l’on veut, dans une relation à froid avec son sujet, et doit donc le « réchauffer » avec les moyens qui lui sont propres, le scoop, la photographie, les témoignages de lecteurs ou de témoins indirects.

L’affaire Vandermissen révèle ainsi aux trois étapes de son énonciation en récits une axiologie perturbée. Le fait divers en lui-même provoquait un renversement du bas vers le haut, un déplacement des codes et des normes sociales. Le vicomte Dupleix finit en voyou, la jeune Alice est propulsée au rang de femme de député, qu’elle ne peut tenir, et l’avocat député tombe, au terme d’une carrière météorite, dans un crime crapuleux. La mise en discours de cette séquence prolonge la perturbation. Dans les faits comme dans les récits, il est donc question d’une redéfinition des frontières : frontières entre les genres et entre les institutions, frontières entre les récits, frontière en définitive entre des disciplines qu’il nous faut mobiliser pour comprendre ce qui s’est joué dans et autour de notre fait divers, entre droit et littérature, histoire sociale et histoire des médias. Telle est la rançon des agitations de l’aquarium social : les bas‑fonds deviennent un problème de fond lorsqu’ils ne restent pas à leur place.

(FNRS – Université libre de Bruxelles, Centre Philixte)

Notes

1  Lucien Solvay, Une vie de journaliste, Bruxelles, Office de publicité, 1934. L’auteur est un des premiers journalistes belges qui ait publié ses souvenirs professionnels. Entre les deux guerres, il n’y a guère que Gérard Harry, Fernand Neuray ou Léon Souguenet qui ont fait de même. Il faut noter que Solvay collaborait au journal La Nation dont on verra plus loin le rôle en l’affaire.

2  Rien de comparable donc à la situation française où le monde judicaire se voit très tôt médiatisé et se montre soucieux de l’être (voir : Amélie Chabrier, « De la chronique au feuilleton judiciaire : itinéraires des “causes célèbres” », COnTEXTES [En ligne], n°11, 2012, mis en ligne le 16 mai 2012, consulté le 19 mai 2012.
URL : http://contextes.revues.org/5312 ; DOI : 10.4000/contextes.5312)

3  Voir Francis Sartorius, Tirs croisés, La petite presse bruxelloise des années 1860, Tusson, Du Lérot, 2004.

4  Pierre Van den Dungen, Milieux de presse et journalistes en Belgique (1828-1914), Bruxelles, Académie royale de Belgique, Classe des Lettres, 2006, p. 368.

5  Voir Gérard Harry, L’Affaire Pelzer, La Revue belge, sd [1927]. Paul Bourget reprendra certains aspects de l’affaire dans son roman André Cornélis (1887).

6  Henry Carton de Wiart, Souvenirs politiques, Bruxelles, Desclée de Brouwer, 1948, p. 10.

7  « Pauvre Edgard », Le Mémorial d’Aix, 20 septembre 1900, p. 2. Cet article signé Jean‑Bernard est dédicacé à Edmond Picard. Il s’agit d’une réimpression, parce que l’article est daté de mars 1883, mais je n’ai pas retrouvé la publication originale.

8  Il semblerait que le sobriquet lui ait été attribué pour avoir refusé un duel : de lion, Vandersmissen aurait été dégradé en lapin (Chiennes d’enfer, p. 146).

9  Dans le lexique du temps, l’Alphonse est un homme entretenu par sa maîtresse ou un proxénète.

10  Affaire Vandersmissen : compte rendu in extenso des débats publié d'après la sténographie, Bruxelles, Larcier, 1886. Supplément du Journal des Tribunaux.

11  Voir Chiennes d’enfer, p. 113. Soumagne insiste aussi sur le rôle de L’Etoile belge, autre quotidien libéral, plus conservateur (p. 194, 236, e.a.)

12  C’est ce qu’il déclare dans son premier interrogatoire, le jour du procès.

13  Affaire Vandersmissen : compte rendu in extenso… , p. 166.

14  Ibid., p. 166.

15  Ce sont les articles de La Nation parus entre avril et juillet 1890 et rassemblés dans une brochure intitulée L’Œuvre africaine (Bruxelles, Imprimerie de La Nation, 1891). Voir Jean Stengers, L’action du Roi en Belgique depuis 1831. Pouvoirs et influence. 2e éd. revue, Bruxelles, Racine, 1996, p. 124, 242, 368.

16  « Le reportage judiciaire », Le Journal des tribunaux, 21 janvier 1886. 

17  Aug. Van Doren, Pourvoi en cassation de M. Vandersmissen, 1er juillet 1886, Bruxelles, Larose, 1886, p. 14-15.

18  Voir : Journal des Tribunaux, 1er février 1885, « La magistrature et le barreau ». Le rédacteur s’oppose à la publication trop précise des incidents d’audience, au nom du principe « Plaidoirie achevée, plaidoirie envolée ».

19  Voir par exemple : « De l’acte d’accusation » par M. Bosch, premier avocat général, discours prononcé à la cour d’appel de Bruxelles au cours de l’audience solennelle de rentrée du 15 octobre 1884, La Belgique judiciaire, 2 novembre 1884.

20  Sur ce mode, voir e.a. : Catherine Détrie (2010). « Quand l’interpellation interpelle les linguistes : l’activité interpellative, un « objet de recherche difficile à cerner » ? ». CORELA ‑ Numéros thématiques, L'interpellation. [En ligne] Publié en ligne le 23 novembre 2010. URL : http://corela.edel.univ-poitiers.fr/index.php?id=1671

Consulté le 10/06/2012.

21  Affaire Vandersmissen : compte rendu in extenso… , p. 124-125.

22  Ibid., p. 162.

23  Ibid., p. 165.

24  Ibid., p. 311.

25  Chiennes d’enfer, p. 333. Soumagne se fait ici l’écho de la mémoire collective du Barreau.

26  Pour plus de développements sur ces croisements, voir : Émeline Seignobos, La parole judiciaire. Mises en scène rhétoriques et représentations télévisuelles, Bruxelles, De Boeck, 2011.

27  Sur ce livre et sur l’auteur, voir Dictionnaire des œuvres, Gembloux, Duculot, 1988. Ainsi que : R. Golstein, « Henry Soumagne (1891-1951) », Le Thyrse. Revue d'art et de littérature (Bruxelles), n° 12, 1er déc. 1951, pp. 476-486 ; M. Stoumon, « Henry Soumagne », Le Flambeau, n° 1, janv.-févr. 1968, pp. [29]-32.

28  Chiennes d’enfer, p. 177.

29  Ibid., p. 175.

30  Ibid.

31  Ibid., p. 160.

32  Ibid., p. 286-287.

33  Le Soir, 29 juin 1988.

34  1889, Un état du discours social, Montréal, Le Préambule, 1989.

35  Alice écrit ainsi à Vandersmissen avant leur mariage : « mais par une singulière folie de ma nature, je ne sais pas écrire ce qu’on appelle une lettre dans le monde. Je prends une plume. Je bavarde à tort et à travers – et de travers le plus souvent – mais aujourd’hui, j’y prends vraiment un plaisir extrême. Je m’ennuie tant qu’il faudra bien me passer ce bavardage d’aliénée tranquille ». (Ces lettres ont été publiées par Maurice Kunel, « Les amours de Félicien Rops et d'Alice Renaud », La Grive, avril 1950, n°65, p. 22).

36  Journal des Tribunaux, 3 juin 1886.

Pour citer ce document

Paul Aron, « Du fait divers médiatique à la littérature judiciaire : l’affaire Vandersmissen », Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930), sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-prostitution-bas-fonds-1830-1930/du-fait-divers-mediatique-la-litterature-judiciaire-laffaire-vandersmissen