Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930)

Le reporter, conteur et flâneur dans les bas-fonds urbains

Table des matières

MÉLODIE SIMARD-HOUDE

Introduction

Qu’elle adopte la structure de la descente aux Enfers ou celle du panorama, l’enquête sur les bas-fonds, au tournant des années 1930, est un passage obligé du reporter. De sa plume, dans les hebdomadaires illustrés comme dans les quotidiens, sont signés des récits où l’on croise, au coin de ruelles obscures, les silhouettes, éclairées par les reflets des lampadaires ou alignées le long du zinc des coupe-gorge, de toute une faune effrayante et insoupçonnée de marginaux, inapprochables pour le Parisien moyen.

Ces reportages présentent entre eux de grandes similitudes. Ils se rangent en trois grandes veines qui, pour l’essentiel, descendent en ligne directe des romans-feuilletons de la monarchie de Juillet. « Tout est chez Eugène Sue », pourrait-on dire, ou presque : d’une part, les enquêtes sur les bas-fonds s’intéressent à la criminalité et à la prostitution, d’autre part, aux miséreux. « La misère, le vice et le crime », comme le signalait Dominique Kalifa1, sont au cœur de ces reportages.

Devant l’abondance des textes, nous avons choisi d’interroger quelques reportages, publiés entre 1928 et 1932, portant sur le « milieu », ainsi que l’on nomme à l’époque ce qui était auparavant la « pègre », et sur les clochards. Alors que l’année 1928 est marquée par la fondation de l’hebdomadaire de faits divers Détective, dans lequel paraissent de nombreux reportages sur les bas‑fonds, et notamment ceux de Kessel, l’année 1932 est celle de la publication de Paris de Nuit, un livre de photographies de Brassaï dont l’esthétique urbaine nocturne présente une parenté remarquable avec ces reportages.

Dans un premier temps, nous ferons ressortir quelques motifs et stéréotypes récurrents au sein de ce corpus. Par la suite, nous décrirons une scénographie – au sens de « scène narrative », comme l’entend Dominique Maingueneau2 – souvent adoptée par les reporters des bas-fonds : celle du conteur. Dans un troisième temps, le décor même de ces reportages retiendra notre attention, c’est-à-dire les descriptions de la ville nocturne, aux ombres inquiétantes et quasi-fantastiques. On verra ainsi se dessiner, à travers images et formules figées, un répertoire de l’imaginaire des bas-fonds, dans lequel le reporter, à la manière d’un conteur de l’urbanité, vient puiser, transcrivant les récits oraux récoltés dans les bars et les ruelles de la ville, autant d’histoires à mi-chemin du fait divers et de la légende. À la croisée des genres et des médias, nous verrons en outre à quelles sources cinématographiques et littéraires se sont nourris l’imaginaire urbain du reportage et la représentation du reporter, non seulement en conteur, mais en flâneur.

De quelques stéréotypes des reportages sur les bas-fonds

L’importance du stéréotype dans l’économie du reportage sur les bas-fonds est visible dès lors que l’on s’attarde aux titres qui les coiffent : « Paris la nuit », « Nuits de Montmartre », « Nuits des Halles », « Bas-fonds de Berlin », « Bas‑fonds de Marseille », « Dans Paris souterrain », « Londres secret », « Hollywood et ses mystères ». Les mêmes topiques s’y trouvent constamment réinvesties : secret, nuit et mystère, sans oublier la « dimension spéléologique » signalée par Myriam Boucharenc3. Ces titres réactivent un imaginaire de la ville mis en place dès les siècles précédents – on pense aux Nuits de Paris de Restif de la Bretonne, et bien sûr aux Mystères de Paris de Sue. Les bas-fonds urbains apparaissent d’emblée comme une réalité cachée, souterraine, que le reporter entend pénétrer non pas superficiellement, en touriste – ce qui serait son plus grand ridicule – mais bien en profondeur, en tant qu’initié. Henri Danjou, Joseph Kessel ou Francis Carco prennent bien soin de se différencier des « Américains avec leur femme et leur interprète » qui, en autocar, viennent « voir des apaches en famille, après la tournée Notre-Dame, les Invalides, le Sacré-Cœur, les Halles, la Tour Eiffel4 ». Aussi, l’argument ultime du guide en quête de reporter est-il de lui proposer de l’introduire en « de vilaines “places” [qui] ne sont pas celles où les interprètes amènent les touristes », et cela, s’il « aime la vérité5 », bien sûr. Mais comment le reporter parviendra-t-il à remplir sa tâche – n’ayons pas peur des mots – dantesque ?

Pour espérer voir quelque chose, le reporter doit « voir en ami6 » et, pour cela, voir par les yeux d’un homme déjà initié : ce sera son cicérone. En effet, de tous les éléments du « paradigme de Dante », initié par Jules Vallès ainsi que l’a montré Marie-Ève Thérenty, le cicérone est celui qui est le plus systématiquement réactivé dans ce corpus. Parfois, le reporter fera même appel à deux cicérones, l’un du « milieu », l’autre de la police. Ce personnage incontournable fait figure de véritable « clé » humaine. Son nom, prononcé tel un sésame, ouvre au reporter les portes les mieux fermées7. Sans lui, point d’entrée dans les bas-fonds, et comme le souligne prosaïquement Danjou, vaut mieux qu’il soit authentique, car « ce n’est pas en compagnie d’un renard qu’on peut aller chez les poules8 ».

Bandits, patrons, gueux, prostituées : la compagnie des bas-fonds, si elle est moins monstrueuse que le visage du Chourineur, n’est guère resplendissante. C’est chez Kessel que les visages se font le plus typés : ainsi d’un bandit russe souligne-t-il « sa nuque taillée au couteau, son rictus sauvage, ses mains de meurtrier9 ». Les physionomies sont violentes, découpées, lourdes. Surtout, c’est la force physique, brute, et la férocité que Kessel insiste à mettre de l’avant :

Et je commençai de voir le caractère physiologique de l’« Unterwelt » […]. Ce qui frappait dès les premiers regards jetés sur les gens réunis là, c’était la prédominance de la matière sur l’esprit : muscles larges et bombés ; chair solide, brutale ; ossature énorme. Tels ils se présentaient à moi la première fois, tels je devais les revoir par la suite. Cette substance humaine, faite pour cogner comme le marteau s’abat sur l’enclume, était si inquiétante que la jeune femme qui nous suivait frissonna légèrement10.

Du côté des miséreux, la laideur prend le pas sur la férocité. Mais que ce soit par l’une ou par l’autre, la faune des bas-fonds se distingue et se marginalise par des caractéristiques physiques qui reconduisent le manichéisme du roman‑feuilleton. Et de même, elle porte des noms évocateurs, qui font référence soit à des caractéristiques physiques, soit à l’origine géographique, ou alors aux activités illicites : Lucien la Broquille (« roi des “tapeurs” à la broque »), Bob le Frisé, Petit Louis le Corse11, Bec‑de‑Puce12, Barbou le tueur13, Fredo le Castor14, Bob‑le‑Flambeur, Paulo‑la‑Pieuvre, Milo‑la‑Graisse, Renée‑les‑Petits‑Pieds, Tintin‑la‑Traite, Jean‑le‑Borgne15

Si ce monde inconnu et grouillant fascine, voire même effraie, c’est de par son inquiétante proximité avec le monde ordinaire. Tout l’intérêt de la démarche du reporter est là : si le lecteur le voulait, il n’aurait qu’un geste à faire, quelques pas à peine, une porte à pousser pour y pénétrer. Jean Marèze insiste sur ce topos de l’inquiétante étrangeté :

Mohicans de Paris, quelle vie est la vôtre. Autour de nous, sans que nous puissions la suspecter, vous traînez une existence lamentable et traquée. […] Romanichels, Algériens, Chinois, filles « affranchies », clochards, chiffonniers, vous vivez à la fois près de nous et tellement loin que nous ne saurions vous comprendre. Vous avez vos coutumes, vos lois, vos fêtes, vos chansons […]16.

Ainsi, la mise en scène des bas-fonds repose sur une esthétique du contraste et de l’exotisme social : le crime, le plus souvent invisible, se retrouve en certains endroits où on ne le soupçonnerait pas. Le sang peut couler dans n’importe quelle « bonne vieille rue » et « il ne faut pas se fier à la tranquillité apparente des bas-fonds17 », nous rappelle Danjou. La recherche du contraste est même le point central de certains reportages, qui leur donne un sel particulier. C’est le cas d’Hollywood et ses mystères, de René Guetta, comme le signale la conclusion :

Hollywood… Tu es une ville de soleil, de travail, de prospérité, de calme. Mais tout d’un coup de temps à autre, surgit de tes entrailles des explosions horribles, dues à la faim, au mauvais alcool, au désespoir, à la neurasthénie. Et ces explosions sont alors plus mystérieuses, plus terribles que partout ailleurs18.

Au reporter revient la tâche de lever le voile sur ce monde insoupçonné, cette seconde ville dans la ville régie par des lois qui lui sont propres. C’est lui qui, faisant la tournée des coupe-gorge et des bouges, descend dans les Enfers. Nous ne nous attarderons pas sur la mise en scène de cette descente qui s’insère elle aussi dans le paradigme de Dante déjà évoqué, et qui culmine chez Kessel, dans Bas-fonds de Berlin. Sans que la tournée des lieux du « milieu » – débits, bars, bals-musettes, cafés, fumeries d’opium, secrètes salles de jeu, etc. – n’adopte chez d’autres reporters une forme aussi dramatique et infernale que chez Kessel, elle est tout de même rythmée par le retour constant de motifs : ainsi un bistro ne se conçoit pas sans son zinc et son patron, une salle sans sa fumée, sa lanterne et ses joueurs de cartes ou de dés aux figures sinistres.

Souvent, le reporter est témoin de scènes violentes ou tendues dans le « milieu » : batailles, altercations, descentes, filatures. Le danger est alors tout près de lui, latent. Il aperçoit furtivement un revolver dans un tiroir19. Plus rarement, il est lui-même impliqué dans une affaire : c’est alors son corps qui est mis en jeu. Kessel, dans Bas-fonds, se bat avec un fameux « cogneur » de l’Unterwelt, risquant sa vie et retrouvant le lendemain sur son corps les marques douloureuses de la rixe20.

Parmi les stéréotypes des reportages sur les bas-fonds, il faut encore souligner cette ambivalence des sentiments du reporter envers les hommes du milieu. S’il est tantôt incrédule, tantôt surpris, le reporter se laisse aussi parfois profondément toucher par ce qu’il voit. C’est le cas de Carco, à qui Bob‑le‑Flambeur raconte l’histoire tragique de Milo‑la‑Graisse. Carco nous confie :

Bien qu’il fût loin de la mériter, une étrange sympathie me venait en faveur de ce paria. Plus que de la sympathie, peut-être ; une sorte d’admiration nuancée de pitié, car, si facilement qu’on s’évade du bagne, il y faut du courage, de la ténacité21

Le reporter subit l’attirance fascinante des hommes du milieu, une « sympathie, mêlée de répugnance22 ». Non envers tous les hommes du milieu, certes, mais envers ceux qui conservent « quelque chose de farouche, de stoïque et d’intact qui les différencie du lâche troupeau des voleurs ordinaires, des escrocs, des filous23. »

Enfin, le reporter fait fréquemment référence à la mémoire médiatique : il ne rate pas une occasion de signaler au lecteur une histoire ou une figure aperçue qui, un jour, est entrée dans la légende. L’histoire de Casque d’Or apparaît ainsi chez Marèze24. Plus largement, le reporter convoque souvent le fait divers à des fins d’attestation de son récit : l’un de ses procédés préférés est de signaler que le journal du jour parle des individus que l’on a vu à l’œuvre, la veille, dans son reportage, ultime preuve de leur existence. Dans une démarche semblable, Kessel nous raconte, comme pour nous rende plus tangible la criminalité ambiante, qu’ « [à] l’heure même où je me promenais sous les fumées de mauvais augure de la gare de Silésie, deux crimes furent commis dans les rues que je traversais et que j’appris par les feuilles du soir25 ». Inversement, Henri Danjou, dans Place Maubert, se fait raconter l’histoire d’une malheureuse dont le nom du fiancé, lorsqu’il l’entend prononcer, lui rappelle « une affaire dont toute la presse parla26 ». Le reportage apparaît ainsi comme le feuilleton qui révèlerait la vie secrète des acteurs des faits divers, ou encore comme le recueil qui raconte les histoires des plus typiques, des plus terribles ou des plus misérables d’entre eux.

En somme, le stéréotype joue un rôle fondamental dans l’économie du reportage. Les reporters écrivent à partir d’un imaginaire déjà formaté : ils le reprennent, le font jouer à travers quelques variantes. En un sens, on peut voir dans cette circulation du stéréotype entre les reportages une dynamique de répétition et de reprise qui n’est pas si éloignée du mode d’élaboration du conte qui, en tant que récit, « naît de l’accumulation de ses versions successives », comme le remarquait Walter Benjamin27.

Le conteur des bas-fonds

Si ces reportages des bas-fonds ne font pas tous incursion précisément dans le même monde, il s’en dégage toutefois un sentiment fort et uniforme : celui de pénétrer un milieu fondamentalement marginal, dont la faune bigarrée se décrit par opposition à un « nous collectif », celui du parisien moyen lecteur de journal. Ainsi, malgré que ces reportages partagent un grand nombre de stéréotypes, c’est par le degré d’identification du reporter vis-à-vis des bas-fonds, par la façon qu’a chacun des reporters de se situer quelque part entre ce « nous » du lectorat et le milieu marginal, que les reportages se différencient et se singularisent. Parmi les différentes scénographies à l’œuvre dans ce corpus, celle du conteur ressurgit à plusieurs reprises. « Conteur » est ici entendu moins au sens de celui qui raconte oralement des histoires, qu’en tant que passeur transmettant des expériences vécues qui lui sont narrées de première main. Nous décrirons maintenant deux versions particulières de cette scénographie, l’une davantage distanciée – celle de Danjou dans Place Maubert – et l’autre davantage immergée dans le milieu décrit – celle de Kessel dans Nuits de Montmartre.

Henri Danjou se présente sans doute comme le reporter le plus distancié du milieu qu’il observe, et le plus effacé, parmi le corpus qui nous occupe. Son récit présente une scénographie particulièrement répétitive : le reporter rencontre des gens, il les fait parler en gagnant leur confiance par divers moyens – par exemple en buvant un coup, en leur racontant de fausses confidences sur son propre passé28, voire même en les rémunérant selon l’intérêt et le sensationnalisme que présente le récit de leur vie –, puis il transcrit les histoires qui lui sont confiées comme une monnaie d’échange. Place Maubert forme ainsi un recueil de petits récits sur les personnages les plus typés des bas-fonds miséreux de Paris.

Le regard du reporter sur la misère est essentiellement externe, distancié, parfois même dégoûté. Discret, il se manifeste principalement par des verbes de perception et des adjectifs ou des termes évaluatifs qui révèlent sa distance à l’égard de la réalité décrite :

C’était un estaminet aux glaces fanées, aux murs déteints. Rien ne l’eût distingué en apparence des cabarets de faubourgs, si ce n’eût été deux cents pauvres vêtus de loques. Il y en avait de tous les âges, de tous les pays […]. Il se dégageait, de ce troupeau d’émigrants qui n’avait pas de Terre Promise, une odeur de charnier. — Avance, cria Maurice Arnaud. J’avançai. On eût dit qu’ici c’était carnaval tous les jours. Ces misérables, je les reconnaissais sous leurs déguisements, malgré leur masque de fatigue29.

On voit, par cette scénographie, se mettre en place une narration déambulatoire. Le cicérone Maurice Arnaud entraîne où il le veut le reporter qui joue un rôle passif, dans une promenade à travers les hauts-lieux des bas-fonds. Maurice Arnaud « désigne » au passage des visages et « égrène son chapelet d’histoires – de ces histoires qui tiennent à la fois du fait-divers et de la légende, parce qu’elles ne sont jamais tout à fait vraies, ni tout à fait fausses30 », écrit Danjou. S’il ne raconte pas lui-même des histoires, Maurice Arnaud organise un défilé de clochards venant narrer leur vie en quelques phrases au reporter, en échange d’un peu de monnaie. Le reportage prend la forme d’une collection de témoignages et d’histoires retranscrits par un conteur‑collectionneur distant, qui se tient plus près du lecteur – dont il partage les émotions devant les histoires qui lui sont contées – que des miséreux qu’il croise.

Le reportage de Kessel, Nuits de Montmartre, met lui aussi le reporter en scène comme un collectionneur d’histoires. Or, loin d’être distancié à la façon de Danjou, son reportage prend un ton intime qui le met en scène en mémorialiste racontant les souvenirs31 de ses frasques et de ses « nuits déréglées32 », dans Nuits de Montmartre. Ainsi, le reporter ne cache pas sa proximité avec le milieu et la fascination qu’il entretient à l’égard de Montmartre. Son but est de raconter toutes les histoires vraies de ses habitants33. Pourvu d’une « insatiable curiosité34 », comme il l’affirme lui-même, pour « ces histoires surprenantes dont [il est] si avide35 », sa principale ambition semble être de les recueillir toutes en autant de livres que cela sera nécessaire, et d’en écrire, pour ainsi dire, la légende urbaine :

Que d’histoires poignantes j’ai entendues au cours de ces nuits à nulles autres pareilles, toutes parcourues d’un feu dévorant, d’une mystérieuse furie. […] Il me faudrait des livres et des livres pour fixer tous les visages, tous les récits qui affluent en moi lorsque je pense à cette étrange troupe, si nombreux, si variés, si vifs, que je ne sais plus choisir36.

Gagner la confiance des hommes du milieu pour connaître leurs histoires, c’est là le travail du reporter façon Kessel, un travail qui prend du temps :

Il faut, peu à peu, gagner leur confiance, traîner avec eux de table en table, de verre en verre, des mois durant, jusqu’à l’aube. Et il faut surtout qu’ils sentent dans leur compagnon une aptitude à les comprendre, à les traiter d’égal à égal et – pourquoi ne pas le dire – à les aimer, quand certaines de leurs qualités – que leur vie en marge des lois rend plus vigoureuses et plus nues – le méritent. Alors, avec une liberté vraiment émouvante chez ces gens à qui une indiscrétion peut être fatale, ils se livrent, ils racontent des histoires qui, si elles étaient répétées, les pourraient mener loin37

Comme Danjou, Kessel se met parfois en scène en tant qu’auditeur : il écoute attentivement les histoires qui l’intéressent. Ainsi, dans une livraison, Guy, son ami du milieu, lui raconte une histoire et, avant la fin de son récit, lui offre un café crème pour le tenir en haleine38 ! Le reportage de Kessel laisse par ailleurs transparaître la vieille fascination qui est la sienne pour Montmartre, présenté dès la première livraison comme un lieu de rêve, un lieu mythique39, une « zone enchantée40 ». À plusieurs reprises, Kessel évoque « la période de [sa] vie où [il était] comme envoûté par la faune et les rythmes de Montmartre41 » :

J’ai à peu près épuisé au cours de ces articles le butin de nuits et de nuits sans sommeil passées dans la zone enchantée, étroite et mystérieuse, que circonscrivent les feux brutaux de Montmartre. J’ai raconté ici presque toutes les aventures, tous les drames rapides qu’il me fut donné d’y voir et d’y entendre. J’ai montré la plupart des amis que j’ai connus dans cette vie nocturne et qui, sans doute, en marge de la loi, inacceptables pour la société, me furent toujours accueillants et fidèles42.

Cette posture de mémorialiste confère au reportage de Kessel un ton intimiste et rétrospectif, et fait du reporter un véritable initié du milieu et non un simple touriste de passage : il y a ses amis, ses souvenirs, il en a arpenté les lieux et y a fait ses marques au cours de nuits débridées et fantastiques.

Dans chacun de ces reportages se dessine donc une posture singulière de reporter, et ce malgré qu’un grand nombre de lieux communs et de motifs se retrouvent de l’un à l’autre. On peut cependant dégager une scénographie récurrente au sein de ce corpus : bien souvent, le reporter se positionne en conteur – non pas qu’il raconte lui-même oralement des histoires, mais bien parce qu’il les chasse ; il collectionne les confidences, les transcrit et les diffuse, à travers l’imprimé. À mi-chemin entre la vie, l’action, la performance du témoignage et la « mort » ou du moins le caractère fixé de l’histoire retranscrite puis lue par le lecteur, le reporter joue le rôle d’un passeur. C’est le cas de Danjou et de Kessel, comme nous l’avons montré, mais c’est aussi celui de Carco dans Traduit de l’argot et de quelques autres. Le reporter, comme le conteur, puise à « l’expérience transmise de bouche en bouche43 » et son reportage témoigne des récits de toutes les figures des bas-fonds rencontrées sur son chemin. Le reportage présente ainsi un caractère collectif, qui contribue à le rapprocher du conte, tel que le définit Benjamin, et à l’opposer au roman, entreprise solitaire. Comme on va le voir, l’aura du reporter en « conteur de la vie moderne » est renforcée par la façon dont il représente la ville.

Un décor d’ombres et de lumières pour un conte urbain

La descente du reporter dans les bas-fonds est inséparable de la mise en scène d’un décor urbain qui est lui aussi fortement stéréotypé. À travers le motif de la promenade – qu’elle s’effectue à pied ou en taxi –, le reporter décrit une ville toute d’ombres et de lumières, de ruelles et de passages sinistres, de reflets sur la Seine ou sur les pavés humides. Si les grandes topiques de cette représentation nocturne de la ville se retrouvent déjà, au siècle précédent, chez Eugène Sue, ou encore, plus près des reporters, avant la Première Guerre mondiale, dans les premiers romans de Francis Carco par exemple, elles se trouvent actualisées pour correspondre au visage de la ville des années 1920‑1930 : le fer et l’acier y sont omniprésents, ainsi que les lignes et les piliers du métro, les rails des gares, les lumières fluorescentes des néons et les phares aveuglants des automobiles. À travers des dizaines de petites « vignettes », les reporters nous donnent à voir une véritable jungle de métal et de pavés, d’asphalte et de lampadaires. Car c’est bien d’une « jungle » dont il s’agit, image qui revient comme un leitmotiv sous leur plume, une jungle peuplée de « fauves à face humaine44 ». La ville se substitue alors à la forêt épaisse des contes, lieu sombre, mystérieux, fantastique et, parfois, dangereux.

La comparaison de l’œuvre photographique de Brassaï (pseudonyme de Gyula Halász) et d’extraits de ces vignettes urbaines tirées des reportages permet de mettre en évidence une continuité remarquable dans la représentation de la ville, de Paris la nuit (1928) de Kessel, à Paris de nuit (1932) du photographe. En effet, comme chez les reporters, on retrouve dans les photographies de Brassaï une ville nocturne qui se caractérise tout d’abord par l’opposition entre les ombres et les lumières. Le motif revient comme une ritournelle, que ce soit chez Marèze, Carco, Kessel ou Danjou :

Une nuit froide et sans lune. Des rangées de becs de gaz alignés dans une longue perspective, puis, à l'entrée d'une usine, la violente clarté des lampes à arc. Sur le ciel obscur on devine les silhouettes de hautes cheminées dont l'extrémité supérieure se teinte d'un rougeâtre reflet. — Travail de nuit, explique mon compagnon. Les fourneaux ne s'éteignent jamais45.

Ainsi, les reporters s’attachent à décrire tous les jeux de lumières – naturels ou artificiels – qui étoilent et découpent la nuit parisienne : la lune, les becs de gaz, les lampes à arc, les néons ou les fourneaux des usines. Parfois la lumière devient le signe d’une activité illégale : Carco, recherchant avec son ami Bob‑le‑Flambeur un endroit pour jouer aux dés est attiré par la lumière filtrant dessous une porte46. Autre part, c’est une lanterne allumée qui indique un repaire de la pègre. Mais décrire la lumière, c’est également décrire ce qui la cache, l’infiltre et l’opacifie, c’est-à-dire le brouillard, la fumée, « l’atmosphère trouble » qui prolonge « les masses confuses, dégradées, immobiles, des arbres, des bancs, des réverbères47 ».

Image1

Avenue de l'Observatoire (phares)
N.649
Brassaï (dit), Halasz Gyula (1899-1984)
(C) Estate Brassaï - RMN-Grand Palais
Localisation : Collection particulière
(C) RMN-Grand Palais / Gérard Blot

Qui dit lumière dit également « reflet », sur les pavés humides comme sur les eaux de la Seine ou des canaux. La description suivante de Kessel rappelle une vue nocturne du Canal de l’Ourcq, vers 1932, de Brassaï :

Des maisons en démolition amoncelaient, dans la pénombre, des tas de plâtras, des bouts de ferraille, pari des trous béants comme des pièges. L’eau terne d’un canal luisait, funeste, à la clarté d’un lampadaire. Sur la berge s’allongeait un alignement de murs sans lueur. Seul un rayon filtrait d’une porte basse48.

De même, la façon dont Carco décrit les berges tranquilles de la Seine pourrait accompagner en légende Le Pont-Neuf, vers 1932, du photographe :

L’eau sombre, au bas du parapet, s’étalait silencieuse avec le reflet immobile des lumières, près du bord où la masse des arbres sur les berges hérissait, ainsi que des fagots, ses branchages nus. Rien ne bougeait autour de nous. Soudain, je perçus à notre gauche un léger cliquetis de machine, et quatre agents cyclistes filèrent le long du quai49.

Dans l’eau morte, les lumières plongeaient ainsi que de froids reflets de couteaux50.

À ces reflets sinistres s’ajoute la vision d’une ville-labyrinthe, d’un véritable dédale de ruelles, d’impasses et d’escaliers, encadrés par les façades des maisons. Brassaï n’a pas non plus négligé de représenter ces aspects de la ville, consacrant un certain nombre de clichés aux escaliers, et aux reflets étirés que leurs rampes projettent sur les immeubles. Ainsi, comme chez les reporters, la ville devient un univers fantastique, quasi irréel, « une sorte de rêve ou d’hallucination », de par les jeux d’éclairage, « les ombres et les clartés tragiques qui luttent sur les murs nus51 ».

Les métros, les tramways, les trains et les gares occupent également une place centrale dans ce décor urbain. Brassaï a ainsi photographié de nuit le métro Glacière ou la gare Saint-Lazare. Chez les reporters, les piliers du métro offrent des racoins sombres aux flâneurs et aux prostituées. Les gares, en particulier, attisent l’imaginaire : Carco comme Kessel sont sensibles à leur atmosphère pesante et criminelle. Ces lieux se trouvent associés au crime, celui qui a eu lieu, comme celui qui semble aux aguets :

[À] cet instant précis, le halètement sourd d’une locomotive et son cri rauque, montant dans un jet de vapeur, m’emplirent d’un tel tumulte de sensations heurtées […], l’idée de cette Marcelle assassinée s’associa soudain au hurlement sinistre de la locomotive, dont la fumée mouvante, rabattue par-dessus le pont, se volatilisait, tel un fantôme, à travers la nuit claire, trop claire, où les toits, les vitres des maisons, les rails, entre des signaux de couleur, brillaient comme en plein jour, sous la lune froide, aux maléfiques rayons bleuâtres, décomposés52.

Toute la mélancolie inquiétante des voies ferrées, des rames de wagons abandonnées sous la pluie, l’odeur du charbon, les sifflets déchirants des trains, les ponts de métal sombre, les piliers et les passages propices à l’agression composaient à ce quartier une atmosphère qui, même pour le voyageur ignorant, serrait le cœur. Et lorsque l’on connaissait sa renommée, il n’était pas difficile d’y voir le crime aux aguets dans chaque recoin. Le crime le plus direct, le plus brutal. Celui qui saute à la gorge du passant pour une somme infime et qui tue avec une simplicité atroce, comme s’accomplit une fonction naturelle53.

Enfin, dans cette nuit inquiétante, il faut souligner le rôle de l’automobile dont les phares se braquent comme des projecteurs sur les ombres des passants, ou encore celui du taxi – transport privilégié du reporter – qui entraîne ce dernier dans une promenade ponctuée par les lumières et les enseignes des bars, avant de le mener jusqu’aux confins déserts de la ville :

Il est minuit. Le taxi roule longtemps, longtemps. […] Il a coupé la petite zone illuminée de Montmartre, où le faux jour des enseignes épuise le fard des prostituées et trouble le visage des hommes les plus résistants. […] Le taxi roule, roule. […] Mais voici que ces clartés brutales s’évanouissent. Le taxi a pris une rue où, seuls, veillent les lampadaires. Les maisons alignées ne sont plus que des murailles obscures. Les rails du tramway qui filent vers des banlieues, coupées à cette heure du reste du monde, brillent d’une lueur trompeuse, comme des pièges longs et unis. Il n’y a plus un homme dans la rue54

Image2

Le Pigall's, American Bar Pigalle, Boulevard de Clichy, vers 1930-1932
AM1997-181
Brassaï (dit), Halasz Gyula (1899-1984)
(C) Estate Brassaï - RMN-Grand Palais
Localisation : Paris, musée national d'Art moderne - Centre Georges Pompidou
(C) Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Adam Rzepka

La correspondance avec l’esthétique de Brassaï est, on le voit, particulièrement frappante55, non seulement au sein des reportages parus vers la même époque que le recueil de photographies Paris de nuit, soit en 1932, comme c’est le cas du reportage Traduit de l’argot de Carco, mais également au sein de reportages antérieurs ; cela nous amène à penser qu’il s’agit moins d’ekphrasis de la part des reporters, même si on pourrait parfois le croire, que d’une véritable jonction entre l’imaginaire de la ville dans la culture littéraire et dans la culture visuelle.

À travers cette rapide promenade, on voit donc se cristalliser un certain décor urbain, nocturne, à la confluence du reportage et de la photographie. Une visualité émerge alors de façon remarquable dans les reportages, véhiculant une poésie de la ville qui insiste sur les jeux de lumière, les angles et les formes dessinés par les ombres, et qui semble s’inspirer non seulement du médium photographique, mais aussi du cinéma. Ce n’est pas un hasard que Kessel fasse allusion au cinéma expressionniste allemand56 dans « Paris la nuit » : son reportage reprend les traits de son esthétique de décors abstraits, d’ombres et de motifs géométriques. Ce n’est pas un hasard non plus si au roman se substitue alors le film comme objet de comparaison avec le réel : ainsi Kessel, évoquant son aventure dans les bas-fonds berlinois, écrit-il : « Un film incroyable s’est déroulé sous mes yeux…57 »

La représentation particulière de la ville et des bas-fonds que l’on vient d’évoquer semble ainsi s’introduire au sein du reportage sous l’influence d’au moins deux sources culturelles, le roman-feuilleton, d’une part, mais également la culture visuelle (photographie et cinéma), d’autre part, la référence explicite à ces derniers médias étant parfois, de surcroît, porteuse d’une réflexion sur le réalisme et l’objectivité. Si le cinéma expressionniste allemand fournit une esthétique de lumières et d’ombres menaçantes, fantastiques, le reportage des bas-fonds semblent entretenir par ailleurs de forts liens avec le cinéma américain des années 1920 et 1930, dans lequel on voit apparaître les films de gangsters qui annoncent le film noir. Dès 1927, on retrouve dans Underworld (Les bas-fonds de Chicago) de Josef von Sternberg un décor urbain – rues nocturnes, bars, bals –, des protagonistes – gangsters, hommes de la pègre et leurs femmes –, ainsi qu’une action – poursuites policières, rixes, rivalités – qui ne peuvent qu’évoquer les descriptions des bas-fonds de Berlin que donnera Kessel quelques années plus tard, par exemple. La fascination qu’ont exercée les bas-fonds sociaux sur l’imaginaire français de la fin des années 1920 doit sans doute beaucoup au contexte américain, avec la loi sur la prohibition (1919), puis la crise économique (1929) qui favorisent une instabilité sociale, la proliférations des bootleggers et des gangs, et nourrissent un imaginaire de la criminalité urbaine. À l’heure de gloire d’Al Capone, plusieurs reporters de notre corpus se sont intéressés aux grandes villes américaines – Chicago, New York, Hollywood –, et un magazine comme Détective leur consacre une part significative de ses articles, contribuant à former le mythe du gangster en « aventurier moderne58 ». Il serait sans doute intéressant d’étudier plus avant, en regard de cet imaginaire du crime et des bas-fonds, la diffusion du pulp magazine et du roman noir américain (par exemple des œuvres de Dashiell Hammett, à partir de 1922) ainsi que des précurseurs du film noir américain, en France, car cette tradition américaine partage plus d’un trait avec les reportages des bas-fonds : l’arrière-plan de la ville nocturne, certes, mais également la volonté d’opérer une radiographie du monde social, la représentation métaphorique de la société et de la ville comme « jungles », une scénographie de l’ombre et du secret à dévoiler, et l’ambivalence d’un personnage central, le détective59, qui joue, tout comme le reporter, le rôle de passeur ou d’intermédiaire entre plusieurs mondes et classes sociales.

De même, la présence moins marquée, en France, du reportage sur les bas‑fonds après 1932 pourrait être reliée aux contextes cinématographique et politique américain : alors qu’en 1931, la censure du Hays Office sonne le glas du film de gangster tel qu’il proliférait dans les années précédentes, le Congrès vote en décembre 1933 la fin de la prohibition. Par ailleurs, la montée des régimes totalitaires en Europe vers la même époque fera naître de nouvelles préoccupations et nourrira autrement la plume des reporters.

En somme, l’engouement des reporters français pour les bas-fonds, et la façon dont ils les mettent en scène, entre 1928 et 1932, semblent être le fruit de différents facteurs, médiatiques, politiques et poétiques, agissant conjointement : un effet de support, avec la création d’hebdomadaires illustrés consacrés au crime et aux faits divers en 1928, l’influence des autres médias – photographie et cinéma – qui introduisent une certaine sensibilité aux aspects visuels du décor urbain, l’apport d’un imaginaire américain de la ville, en lien avec la crise économique de 1929 qui frappera également la France, mais plus tardivement. À ces différents facteurs il faut enfin ajouter l’appropriation par les reporters d’une tradition littéraire qui, depuis le xixe siècle, a érigé la figure du flâneur en observateur par excellence de l’urbanité et de la modernité.

La clé de la rue – du flâneur au reporter

La coïncidence entre les représentations de la ville que l’on retrouve dans notre corpus et dans les photographies de Brassaï est peut-être moins étonnante lorsque l’on sait que ce photographe, comme Kessel, aimait parcourir les rues parisiennes. Nous ne saurions dire si tous deux se connaissaient, mais du moins avaient-ils un ami commun, Léon-Paul Fargue, avec qui ils partageaient une passion pour la promenade. Conteur, certes, mais aussi flâneur, Kessel écrivait, dans « Paris la nuit », au sujet des secrets de la ville : « Ne peuvent les connaître et les comprendre que ceux qui ont passé de longues heures solitaires dans cette ville qui soudain a changé de face par le miracle de la nuit […]60. »

L'intérêt des reporters pour la ville comme décor de scènes tragiques, espace de déambulations nocturnes et arrière-plan aux drames de la criminalité et de la misère n'est pourtant pas une nouveauté : depuis la fin du xviiie siècle, avec les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne de Restif de la Bretonne, ou le Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier, une riche tradition littéraire en fait état, qui se démarqua surtout à partir du xixe siècle. À côté du roman-feuilleton romantique de la monarchie de Juillet qui – nous l'avons déjà souligné – met en scène les bas-fonds, on voit émerger la figure du flâneur urbain, de l'homme des foules, dans la littérature panoramique, puis dans les écrits d'Edgar Allan Poe, de Charles Baudelaire, ou de Gérard de Nerval. Ainsi la « clé de la rue », pour reprendre le titre d'un texte de George Sala qui inspira Nerval pour ses Nuits d'octobre (1852), s'est-elle passée de main en main. Dans les années 1920, non seulement les reporters s'approprient-ils la trame de la promenade urbaine, nocturne dans bien des cas, mais de même font les surréalistes : Philippe Soupault donne, en 1928, et peut-être avec présomption, Les dernières nuits de Paris, alors qu'Aragon publiait deux ans plus tôt Le paysan de Paris. En Allemagne, c'est du côté de l'École de Francfort que la figure du flâneur reparaît en ces mêmes années, chez Walter Benjamin où, polysémique, elle devient métaphore et trope de la modernité61, ou encore chez Franz Hessel ou Siefgried Kracauer.

Dès son incursion dans la littérature du xixe siècle, le flâneur a ainsi suscité une réflexion sur la particularité et les propriétés de son regard (en comparaison avec la saisie opérée par la photographie ou le film), et sur la nature des phénomènes qu'il permet de mettre au jour, au sein de la ville moderne. Par exemple, chez Nerval, l'expérience de la promenade est à l'origine d'un questionnement sur les capacités d'observation du narrateur et sur le réalisme de son récit : l'auteur oscille constamment, dans Nuits d'octobre, entre la revendication d'une approche réaliste héritée de Dickens, qui consisterait à « daguerréotyper la réalité », et le récit de rêves et d'impressions subjectives62. Tandis que chez Baudelaire, la figure du flâneur contribue à définir le regard du « peintre de la vie moderne », et le concept de modernité, éminemment lié à la ville.

Tout comme au xixe siècle, dans les années 1920, le regard du flâneur semble, de part et d'autre, et de manière plus ou moins portée à la conscience, jouer à nouveau le rôle de révélateur de la ville moderne : chez les surréalistes, il permet de « révéler les aspects insolites ou poétiques du paysage urbain63 », tels que les reflets de vitrine et les superpositions d'images qu'ils donnent à voir, entre l'intérieur et l'extérieur, un phénomène optique qui intéresse également les photographes avant-gardistes des années 1920-1930. En regard de cette production – littéraire et photographique – Paris peut apparaître comme un « miroir géant » aux reflets fascinateurs : reflets des vitrines des grands magasins, des baies vitrées, des eaux de la Seine, des miroirs ornant les murs des cafés, ce que Walter Benjamin remarquait dans « Paris, la ville dans le miroir » : « Les miroirs sont l'élément spirituel de cette ville, son emblème, à l'intérieur duquel sont venus s'inscrire les emblèmes de toutes les écoles poétiques64. » De même que cette poésie du reflet répond pour les surréalistes et les photographes à une esthétique du hasard et de l'erreur, et correspond à la fragmentation et à l’apparition fugitive qui caractérisent le regard du promeneur, elle fait partie, pour Benjamin, des « mutations de l'environnement urbain [qui] affectent la perception et l'expérience du citadin et, ce faisant, modifient le sensorium humain », comme le trafic, les signaux lumineux et sonores, les enseignes publicitaires65. Ainsi, dans l’œuvre de Benjamin et d’autres représentants de l’École de Francfort – Siegfried Kracauer notamment –, la figure du flâneur permet d’introduire « la genèse d’un regard moderne sur la ville66 ». Polymorphe, le flâneur de Benjamin, ainsi que le remarque Régine Robin, se situe aux seuils – de la rue, de la société, de deux époques, du Paris de Baudelaire et du sien –, représentant exemplaire de l'homme moderne67. La figure du flâneur permet à Benjamin d’introduire certains concepts partagés avec Siegfried Kracauer, dont celui de distraction [Zerstreuung], qui renvoie à « une ouverture à la contingence et au hasard, marque le penchant pour le diffus et le disséminé68 ». En effet, le flâneur de Benjamin « subit le choc des images, des informations, des spectacles, des événements, des rencontres fulgurantes. Il subit la pression de l'éphémère du fugitif [sic.], de la modernité69 ». Son regard est ainsi soumit aux rythmes de la mégalopole. Et enfin, dans la pensée de Benjamin comme dans celle de Kracauer, le paysage urbain, ses rythmes, son agitation et ses stimulations sensorielles ne sauraient être mieux captés que par le cinéma, grâce aux caractéristiques formelles qui lui sont propres (montage, ralenti, surimpressions, etc.)70. Le film et la ville comme « ultime fantasmagorie de la modernité » et « manifestations de l’inconscient moderne71 » : la boucle semble bouclée. Flâneur, le reporter l’est peut-être avant tout par la nature du regard qu’il porte sur la ville, un regard sans aucun doute altéré, au sens mélioratif du terme, par les médias visuels qui, à la même époque, et comme le font les théoriciens de l’École de Francfort, redécouvrent la ville moderne, « les constellations et motifs inconscients issus des foules, du trafic, des lumières et des couleurs de la ville72 ».

Conclusion

Certes, au sein de cette généalogie de flâneurs littéraires, le reporter occupe une place à part : flâneur salarié, pour reprendre l’expression consacrée d'Henri Béraud, sa promenade a sans doute un but aux échéances plus impératives et aux implications plus pécuniaires que celle d'un flâneur désintéressé. De surcroît, l'objet sur lequel se pose son regard – c'est-à-dire le sujet du reportage – est en quelque sorte cerné d'avance, précisé, voire stéréotypé, et n'est peut‑être pas entièrement soumis à la contingence de la promenade. Pourtant, les bas-fonds des reporters, d'un Kessel ou d'un Carco, ne sont pas exempts des rencontres hasardeuses, de l'imprévu et de l'onirisme qui semblent teinter l'expérience du flâneur à travers l'histoire littéraire ; ni de l'onirisme, ni de la distraction au sens de Benjamin : c'est sans doute dans cette faille que peut alors paraître la ville, par flashs soudains ; la ville aperçue rapidement derrière la vitre ruisselante d'un taxi, au détour d'une ruelle, entre deux histoires racontées, en autant d'instantanés glissés parmi les récits du conteur. Parler « d'instantanés » ou de « vignettes urbaines » n'est pas anodin : ces termes soulignent la parenté de la démarche des écrivains-flâneurs, en l’occurrence des reporters, avec la culture visuelle de leur époque, et indiquent le rythme particulier – contingence, moment fugitif, mouvement – qu'ils introduisent dans l'écriture. Le reporter serait en définitive un conteur-flâneur, en porte-à-faux entre l'immobilité du récit entendu et rapporté et le mouvement de la chose vue, se tenant, comme le flâneur de Benjamin, sur les seuils, entre la vie ordinaire et le monde souterrain, la légalité et la criminalité, le conte et le fait divers, lui qui s’égare volontairement dans la ville moderne, et qui cherche à en traduire non seulement la légende vivante et aventureuse, mais les sensations toutes évanescentes – bruits, fumées, brouillards, ombres et lumières.

(Université Laval et Université de Montpellier 3)

Notes

1  Dominique Kalifa, conférence « La chair des bas-fonds : sexualité, prostitution et érotisme au cœur des bas quartiers », Québec, Université Laval, 7 juin 2012.

2  Cf. Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 192.

3  Myriam Boucharenc, L’écrivain-reporter au cœur des années trente, Villeneuve d’Aseq, Presses Universitaires du Septentrion, 2004, p. 156.

4  Francis Carco, Traduit de l’argot, Paris, Éditions de France, 1932, p. 58-59.

5  Jacques Dyssord, Londres secret, dans Détective, 20 juin 1929.

6  Henri Danjou, Bas-fonds de Marseille, dans Détective, 22 août 1929.

7  Ainsi Jean l’Africain mène Henri Danjou au plus secret des bas-fonds de Marseille : « Tu vas connaître le grand palais des fournisseurs de rêve, un endroit où la police ne se risquera jamais, où elle n’osera pas pénétrer… Nous suivîmes un long couloir obscur jusqu’à une porte que vint nous ouvrir un domestique soupçonneux. Mon compagnon murmura simplement : “C’est Jean”, et la porte se referma. On nous introduisit, sans autre formalité, dans un bureau où deux hommes étaient assis. » Henri Danjou, Bas-fonds de Marseille, dans Détective, 19 septembre 1929.

8  Id.

9  Joseph Kessel, Nuits de Montmartre, dans Détective, 21 novembre 1929.

10  Joseph Kessel, Bas-fonds, Paris, Éditions des Portiques, 1932, p. 61.

11  Marcel Montarron, Nuits des Halles, dans Détective, n° 78 (24 avril) à n° 81 (15 mai 1930).

12  Henri Danjou, « Au son de l’accordéon », dans Détective, n° 47 (19 septembre 1929).

13  Joseph Kessel, Nuits de Montmartre, dans Détective, 7 novembre 1928.

14  Henri Danjou, Place Maubert. Dans les bas-fonds de Paris, Paris, Albin Michel, 1928.

15  Francis Carco, Traduit de l’argot, op. cit.

16  Jean Marèze, Les derniers Mohicans de Paris, dans Paris-Soir, 2 mars 1928.

17  Henri Danjou, Bas-fonds de Marseille, dans Détective, n° 43 (22 août 1929).

18  René Guetta, Hollywood et ses mystères, dans Détective, n° 45 (5 septembre 1929).

19  Henri Danjou, Place Maubert, op. cit., p. 13-14.

20  « Ce fut le lendemain seulement que je sentis combien la bagarre de la veille aurait pu être sérieuse. L’anesthésie passagère de l’excitation une fois passée, je me réveillai courbaturé, marqué sur tout le corps. » Joseph Kessel, Bas-fond, op. cit., p. 75.

21  Francis Carco, Traduit de l’argot, op. cit., p. 52.

22  Ibid., p. 226.

23  Ibid., p. 227.

24  Jean Marèze, Les derniers Mohicans de Paris, dans Paris-Soir, 23 février 1928.

25  Joseph Kessel, Bas-fonds, op. cit., p. 113.

26  Henri Danjou, Place Maubert, op. cit., p. 204.

27  Walter Benjamin, « Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », dans Œuvres III, Paris, Gallimard (folio/essais), 2000, p. 129.

28  Henri Danjou, Place Maubert, op. cit., p. 120-124.

29  Ibid., p. 12-13.

30  Ibid., p. 23.

31  Il qualifie lui-même son reportage de « souvenirs » : Joseph Kessel, Nuits de Montmartre, dans Détective, 23 janvier 1930.

32  Joseph Kessel, Nuits de Montmartre, dans Détective, n° 62 (2 janvier 1930).

33  Ibid., n° 52 (24 octobre 1929).

34  Ibid., n° 67 (6 février 1930).

35  Ibid., n° 56 (21 novembre 1929).

36 Id.

37  Ibid., n° 63 (9 janvier 1930).

38  Ibid., n° 64 (15 janvier 1930).

39  Ibid., n° 52 (24 octobre 1929).

40  Ibid., n° 67 (6 février 1930).

41  Ibid., n° 66 (30 janvier 1930).

42  Ibid., n° 67 (6 février 1930).

43  Walter Benjamin, « Le conteur », art. cit., p. 116.

44  Joseph Kessel, Nuits de Montmartre, dans Détective, n° 54 (7 novembre 1929), légende de la quatrième de couverture.

45  Jean Marèze, Les derniers Mohicans de Paris, dans Paris-Soir, 24 février 1928.

46  Francis Carco, Traduit de l’argot, op. cit., p. 19-20.

47  Ibid., p. 25.

48  Joseph Kessel, Bas-fonds, op. cit., p. 44.

49  Francis Carco, Traduit de l’argot, op. cit., p. 18-19.

50  Ibid., p. 170.

51  Joseph Kessel, « Paris la nuit », dans Détective, 15 novembre 1928.

52  Francis Carco, Traduit de l’argot, op. cit., p. 64-65.

53  Joseph Kessel, Bas-fonds de Berlin, op. cit., p. 107-108.

54  Joseph Kessel, « Paris la nuit », art. cit.

55  Nous aurions aimé introduire davantage de photographies de Brassaï dans cet article afin de montrer les parallèles remarquables avec la représentation de la ville chez les reporters. Nous invitons le lecteur à consulter les œuvres du recueil Paris de nuit (1932).

56  « Soudain une fissure. Je ne puis appeler autrement cette fente qui coupe la ruelle et, née entre deux murs hauts et tragiques comme dans certains films allemands, j’obstrue (sic.) tout l’espace libre. Elle semble ne mener nulle part, car au fond on n’aperçoit que le ciel nocturne ». Joseph Kessel, « Paris la nuit », art. cit.

57  Joseph Kessel, Bas-fonds, op. cit., p. 7.

58  François Guerif (dir.), Le film noir américain, préface d’Alain Corneau, Paris, Henri Veyrier (Artefact), 1986, p. 32.

59  Sur ces caractéristiques du roman noir et du film noir américains, voir François Guerif, « Introduction », dans François Guerif (dir.), Le film noir américain, op. cit., p. 8-20.

60  Joseph Kessel, « Paris la nuit », art. cit.

61  Cf. Régine Robin, « L’écriture flâneuse », dans Philippe Simay (dir.), Capitales de la modernité. Walter Benjamin et la ville, Paris/Tel-Aviv, Éditions de l’éclat (Philosophie imaginaire), 2005, p. 37.

62  Cf. Michael Sheringham, « “The Key of the Street” : “London” in the Construction of “Paris” », dans Synergies, n° 3 (2010), p. 43. Notons en même temps que les Nuits d'octobre présentent déjà une scénographie de la descente aux enfers alors que le narrateur, conduit par un cicérone qui est comme le double de lui-même, descend toujours plus avant dans les « cercles inextricables de l'enfer parisien ». Gérard de Nerval, « Nuits d'octobre» dans Flâneries parisiennes, Paris, Éditions de Paris, 2008, p. 27.

63  Héloïse Pocry, « Surimpressions naturelles et volontaires chez les surréalistes. Un regard multiple sur Paris », dans Articulo – Journal of Urban Research, hors-série n° 2 (2009) : « Esthétiques et pratiques des paysages urbains », mis en ligne le 24 octobre 2009, url : http://articulo.revues.org/1162.

64  Walter Benjamin cité dans Héloïse Pocry, Id.

65  Philippe Simay, « Walter Benjamin, d’une ville à l’autre », dans Philippe Simay (dir.), Capitales de la modernité, op. cit., p. 9.

66  Ibid., p. 11.

67  Régine Robin, « L’écriture flâneuse », loc. cit., p. 43.

68  Graeme Gilloch, « Optique urbaine. Le film, la fantasmagorie et la ville chez Benjamin et Kracauer », dans Philippe Simay (dir.), Capitales de la modernité, op. cit., p. 114.

69  Régine Robin, « L’écriture flâneuse », loc. cit., p. 46.

70  Graeme Gilloch, « Optique urbaine », loc. cit., p. 102.

71  Ibid., p. 104.

72  Ibid., p. 126.

Pour citer ce document

Mélodie Simard-Houde, « Le reporter, conteur et flâneur dans les bas-fonds urbains », Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930), sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-prostitution-bas-fonds-1830-1930/le-reporter-conteur-et-flaneur-dans-les-bas-fonds-urbains