Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930)

Les bas-fonds d’une ville portuaire : l’exemple du Havre au prisme de la presse et de la littérature locales.

Table des matières

NICOLAS COCHARD

A priori, la ville-port concentre de nombreux attributs de la ville inquiétante. Les abords des quais lugubres à l’atmosphre poisseuse ont été des paysages maintes fois décrits par la littérature, d’autant qu’au XIXe siècle, le paysage sensoriel des villes-ports a été profondément bouleversé. En effet, au claquement des voiles et au grincement des coques en bois ont succédé les souffles de la vapeur et le crissement du métal. A une période où la ville et le port sont encore contigus, la faune présente dans l’espace urbain, largement composée de marins, a alimenté de nombreux fantasmes. Dès lors, la confrontation des textes disponibles avec les sources archivistiques permet d’appréhender la distance entre le réel et l’imaginaire. Objet littéraire privilégié, les espaces ordinaires des classes populaires de la ville-port, deviennent alors les bas-fonds. Ces espaces sont alors définis sous l’angle de l’altérité par une élite qui les a quittés au XIXe siècle au profit des périphéries moins vétustes. La représentation de ces espaces urbains est pour le moins unilatérale puisque la parole n’est pas donnée aux habitants des bas-fonds et la nuance que constitue le traitement historique prend alors tout son sens. Par conséquent nous proposons à travers l’étude de ce cadre si particulier qu’est la ville-port, d’analyser le regard de la presse et de la littérature locales sur la vie des bas quartiers.

L’exemple du Havre est ici particulièrement intéressant puisqu’au XIXe siècle, la ville connaît d’importantes mutations liées à l’essor des activités maritimes, sur fond d’industrialisation. En 1815, la ville est encore à bien des égards la même que celle de l’époque moderne, ceinturée de murailles destinées initialement à en faire une place forte. Seulement, la vocation militaire tombant progressivement en désuétude, c’est une ville reconfigurée à partir de l’essor commercial qui prend forme à partir des années 1820. Au début du XXe siècle, Le Havre est une ville-port commercial et son identité industrialo-portuaire se dessine progressivement.

Nous ferons référence à de nombreuses reprises à des éléments de l’espace urbain havrais et le plan qui suit nous aidera à les visualiser plus aisément.

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Illustration 1 : Plan général de la ville du Havre

1 bleu : quartier Notre-Dame
2 bleu : quartier Saint-François
3 Bleu : quartier de l’Eure
Périmètres verts : quartiers considérés comme les bas-fonds
Périmètres rouges : quartiers où résident les élites urbaines
Ligne marron : limite topographique entre la ville basse au Sud et la ville haute au Nord
Trait violet le plus à l’Ouest : la rue d’ Éstimauville
Trait violet le plus à l’Est : le quai Lamblardie

Localisation des bas-fonds

Au XIXe siècle au Havre, la notion de bas quartier est une réalité aussi bien sous l’angle social que topographique. En effet, l’espace urbain est constitué de deux parties haute et basse séparées par un plateau (ligne marron sur le plan) et la croissance démographique très forte au Havre durant le XIXe siècle conduit à l’occupation massive des espaces périphériques de la ville. L’ouverture de l’espace havrais contemporain vers les périphéries septentrionales et orientales induit une recomposition clairement ségrégative de la géographie sociale. Globalement, les périphéries de l’Ouest et du Nord-Ouest restent destinées à des catégories aisées (en rouge sur le plan) tandis que celles de l’Est et du Nord-est se peuplent de populations modestes, le petit peuple des villes en quelque sorte. La gentrification de l’Ouest de la ville est un phénomène né au XVIIIe siècle mais accentué au XIXe siècle puisque les acteurs du négoce, « ces messieurs du Havre1 » prennent possession de ce qu’on appelle la « Côte ». Par ailleurs, les seuls espaces de la ville basse occupés par des populations bourgeoise sont situés à l’Ouest, dans le quartier du Perrey (en rouge sur le plan) nettement séparé des quartiers populaires par le boulevard François Ier. Les quartiers populaires (en vert sur le plan) se situent aux environs des bassins portuaires avec notamment trois quartiers que sont Notre-Dame (numéro 1 sur le plan), Saint-François (numéro 2 sur le plan) et Leure (numéro 3 sur le plan). Les individus qui logent dans ces quartiers vivent plus ou moins directement des activités maritimes. Dès lors, il est intéressant de constater que les quartiers bourgeois concentrent les décideurs et les quartiers populaires les exécutants.

La vieille ville, aux abords des bassins de navigation, est alors considérée par ceux qui l’on quittée comme les bas-fonds, tant elle conjugue les maux d’une ville totalement impréparée à l’explosion démographique du XIXe siècle. Les bas-fonds sont également les espaces que l’on ne fréquente plus, comme l’a souligné le Havrais François Bergé en 1929 en notant que « les gens de la ville bourgeoise prétendent que ces quartiers sont dangereux. Ils n’y sont jamais allés2 ». Au regard des élites, plusieurs différences notables marquent l’altérité de la vieille ville qui se confond alors avec la notion de bas-fond. Au Havre, l’essor des activités maritimes développe les inégalités puisque l’opulence et la prospérité de certains côtoient la misère et la précarité des autres. En outre, la masse des Havrais constitue une classe moyenne primitive. Par conséquent, l’image de la réussite havraise ne doit pas faire oublier Le Havre misérable3.

Dans le quartier Saint-François au Sud de la ville, on trouve les densités les plus fortes avec 1 620 personnes à l’hectare à la fin du XIXe siècle et 53 % des logements insalubres de la ville. Les vieilles maisons du centre occupées par des ouvriers, des matelots, des artisans et parfois quelques indigents ainsi qu’une population flottante qui ne sont pas imposées dans la proportion de 80 %, selon le conservateur des hypothèques du Havre pour les années 1887-18884.

Au Havre comme dans de nombreux ports, la modernisation de la navigation et l’augmentation des dimensions des navires imposent dès le milieu du XIXe siècle la construction de nouvelles zones d’accueil. Au Havre, les nouveaux bassins, plus grands et plus profonds, sont construits à l’Est de la ville et de ce fait, le cœur du port s’éloigne progressivement de la ville. La disparition progressive de cette contigüité de la ville et du port reste l’une des caractéristiques majeures de l’évolution des villes portuaires contemporaines. Les abords des anciens bassins portuaires à l’Ouest sont relégués à une place subalterne dans la vie économique et sociale de la ville et leur ancienneté contribue à façonner leur image de bas-fond. C’est donc à la faveur des reconfigurations de l’espace urbain que la définition du bas-fond prend tout son sens avec plusieurs dynamiques observables au Havre. L’historien Alain Cabantous a noté un lien étroit entre mutations spatiales portuaires et redéfinition sociale :

La ville-port a toujours une réputation sulfureuse et rares sont les livres qui ne mentionnent pas ces cabarets à filles de petite vertu et ces maisons de prostitution. Pourtant, il semble que c’est à la faveur de la mutation des transports maritimes et du décrochage entre le port et la ville que le quartier populaire louche s’affirme avec une vie nocturne débridée (…)5.

Il s’agira dans ce propos de tenter d’appréhender une définition particulièrement subjective.

La littérature consultable : notables et ‘‘journaleux’’.

De manière très classique, une approche bibliographique constitue la première entrée par laquelle on peut s’insérer dans cet univers urbain particulier qu’est la ville-port. Cette démarche rend compte rapidement de la typologie des auteurs que l’on peut convoquer. Globalement, trois catégories ressortent avec d’une part le regard des élites (parfois responsables politiques), ensuite celui des professionnels de l’hygiène ou de la santé et enfin les journalistes de la presse locale. Il s’agit alors fréquemment de témoignages qui entrent dans le cadre d’une démarche personnelle ou institutionnelle dont les objectifs premiers sont informatifs. Les propos tenus par les observateurs se caractérisent alors par une perception singulière des quartiers populaires de la ville.

En effet, toutes les caractéristiques généralement admises du bas-fond se retrouvent dans les nombreux témoignages. La pauvreté, l’insalubrité, la forte densité, la présence de populations flottantes, la prostitution, la criminalité, la vétusté de l’immobilier ou encore l’alcoolisme des populations entrent alors dans la définition du bas quartier. Qu’ils soient locaux ou extérieurs, les observateurs soulignent collégialement l’urbanité inquiétante de la ville-port. Dans un ouvrage de la fin du XIXe siècle consacré à la criminalité en France, Henri Joly rappelait que la Normandie est à cette période et sans la moindre hésitation la région la plus criminelle de France. Parmi les départements les plus « mal famés » se trouve la Seine-Inférieure. Selon lui, l’impréparation de l’espace urbain à l’urbanisation massive reste l’explication principale de l’insécurité. L’auteur fait le constat que « si les conditions de la vie urbaine ne s'améliorent pas grandement, l'accroissement des villes est et sera encore une cause évidente d'accroissement de criminalité (…)6 ». Le Havre est passé de 17 000 habitants en 1800 à plus de 130 000 un siècle plus tard et la ville-port se caractérise alors par une dualité qui explique son formidable essor. La grande ville-port du XIXe siècle est alors un espace en pleine recomposition dans lequel se concentrent des populations souvent fraichement arrivées qui structurent une nouvelle société urbaine. On mesure largement l’inquiétude liée à l’urbanisation rapide et anarchique de villes telles que Le Havre et le propos qui suit de l’historien Gabriel Désert rappelle un élément essentiel qu’il convient de développer : si la ville portuaire est un espace dans lequel la violence s’exprime volontiers, les logiques de son expression rejoignent tout simplement celles de la grande ville qui, à toutes les époques et en tous les lieux, est propice aux excès7 :

La croissance de la criminalité urbaine n’est qu’une conséquence d’un phénomène plus vaste : le gonflement de ce bouillon de culture criminogène que constitue la masse des déracinés, des errants, jetés sur les routes en grande partie par la misère qui sévit dans de nombreuses campagnes. Partis à la recherche de l’Eldorado et ne trouvant bien souvent, et encore difficilement, que des emplois parfois instables et mal rémunérés, les migrants sont atteints par le désespoir. Allié aux souffrances physiques et morales qu’ils endurent, il ne peut, parce qu’ils sont des faibles, que les conduire au crime8.

Concernant les plumes locales, les quartiers populaires font l’objet de nombreuses descriptions et les propos tenus par des notables ou par la presse se rejoignent bien souvent, à l’image de l’exemple qui suit. Charles le Goffic, intellectuel breton venu enseigner quelques années au Havre, note que « le courant d’émigration bretonne commencé vers 1839, à la suite de l’établissement de la ligne de paquebots Morlaix-le Havre (…) a jeté sur cet ilot désertique une multitude de pauvres gens de Paimpol et de Lannion, heureux de trouver une cave, une tanière, un bouge quelconque, si noir et humide fût-il (…) Et c’est ainsi que d’ancienne cité normande, Saint-François est devenu peu à peu un grand centre breton, la ville de misère, où chaque année, chaque mois, chaque semaine presque, viennent s’engloutir des milliers de misérables ouvriers agricoles que le travail ne nourrit plus au pays9 ».

Propos rejoint par cet article de presse de la même année 1892 :

S’il n’y avait pas de Bretons à Saint-François, ces tanières ne seraient même pas jugées assez bonnes pour servir d’écurie ou d’étable. Elles rapportent, avec les Bretons plus qu’une maison de la rue de Paris10. Ah ! Ce ne sont pas les propriétaires qui se plaignent du mouvement toujours croissant de l’immigration Bretonne11.

On retrouve à travers ces deux exemples une vraie proximité des témoignages, y compris dans la sémantique exploitée pour décrire la vétusté des logements. L’exemple des Bretons implantés au Havre a largement été commenté puisqu’il s’agit effectivement d’une immigration massive qui alimente durant tout le XIXe siècle la population havraise. Le quartier Saint-François concentre toutes les composantes du bas-fond et constitue le point de chute des Bretons. Dès lors, les observateurs de l’époque attardent très souvent leur attention sur ce quartier et concernant la presse, on retient une large tendance au misérabilisme, parfois justifiable par les statistiques établies. Concernant les indicateurs démographiques, on note par exemple pour la décennie 1880 une différence assez nette des taux de mortalités entre différents quartiers. Le quartier de Saint-François compte un taux de 34,8 ‰, celui de Leure 37,2 ‰ tandis que le quartier de la Côte compte 27,2 ‰12. L’affirmation de la ségrégation socio‑spatiale de l’espace urbain contribue largement à produire la notion même de bas-fond.

L’accent porté sur la description de la misère entretient alors l’image de l’altérité et le bas-fond est alors le produit d’une démarche intellectuelle basée sur l’opposition. Il faut dire que durant la majeure partie du XIXe siècle, la presse compte la plupart de ses lecteurs parmi les groupes sociaux favorisés et par conséquent, le regard qu’elle fournit accentue une représentation des quartiers populaires qui circule en vase clos. De ce fait, même si une part de vérité est de mise dans les propos journalistiques, la prose se caractérise le plus souvent par la recherche de situations particulières des plus croustillantes pour le lecteur qui peut alors avoir la confirmation de ses impressions initiales : le bas-fond représente l’espace de tous les maux. Par ailleurs, la plongée du lecteur dans cet univers souvent méconnu constitue pour lui une forme d’exotisme voire une pratique virtuelle et transgressive d’un espace interdit.

L’enquête journalistique stigmatise alors souvent les populations des bas quartiers, résidantes ou flottantes, comme étant en grande partie responsables des pathologies urbaines. Tout au long du XIXe siècle, la redondance des articles de presse relatifs à ces quartiers en atteste. A propos de ces quartiers, on parle en 1828 dans le Journal du Havre d’un « cloaque au milieu duquel il est dangereux de se hasarder à la chute du jour13 », en 1871 d’un « cloaque où il serait fort imprudent de s’engager14 ». Dans ces témoignages, on souligne pêle‑mêle la responsabilité des habitants dans l’insalubrité des rues tout autant que les risques de s’y aventurer. Le problème majeur de ces témoignages en tant que source pour l’historien réside principalement dans l’assimilation de situations particulières à des généralités. Le 10 juillet 1866, le Courrier du Havre évoque l’un de ces faits divers a priori anodins, dans une démarche proche de celle d’un « Tâcheron de l’information15 » :

Dans la nuit de dimanche à lundi, vers une heure, M. Marical, pharmacien, fut réveillé par un homme qui avait reçu trois coups de marteau sur la tête. Le sang coulait abondamment en trois endroits différents. Ces blessures avaient été faites par une main féminine16.

On peut alors se demander quels effets quant au regard des élites ont l’ensemble de ces propos. On peut alors noter que la philanthropie s’exprime fortement au Havre si bien que si les propos tenus peuvent occulter la réalité, l’une des conséquences reste la prise en charge de la bienfaisance. Au Havre, c’est une bourgeoisie liée au négoce qui s’impose logiquement au XIXe siècle. Souvent d’origine étrangère et protestante, elle met un point d’honneur à être fidèle à ses valeurs humanistes traditionnelles en développant la bienfaisance. Le rôle des femmes de notables est alors primordial et particulièrement révélateur de la frontière entre les bas-fonds et les quartiers bourgeois puisqu’en connaissant peu les quartiers populaires, elles en ont une image formatée par les représentations entretenues par leur réseau de sociabilité et leurs lectures. Dans le propos qui suit datant de 1868, Victor Toussaint, président du bureau de bienfaisance, rappelle que les vertus chrétiennes doivent dans tous les cas prévaloir sur les idéologies politiques progressistes qui s’affirment peu à peu au Havre :

Les Dames de Charité qui visitent, pendant l’hiver, les familles secourues, leur portent non seulement des secours, mais d’utiles consolations, et leur montrent que la charité chrétienne est plus efficace que toutes les théories sociales pour leur venir en aide17.

On se rend alors bien compte que les femmes constituent les principales vectrices d’un prosélytisme qui se développe en partie au moyen de la bienfaisance. C’est un moyen efficace de parvenir à toucher les populations des bas-fonds. Les bals de bienfaisance restent à cet égard un temps fort de la prise en charge du bas-fond par les élites, avec une philanthropie destinée en partie à apaiser les consciences, comme le note cet article du Journal du Havre :

« Les heureux de cette ville peuvent danser avec plus de gaieté quand ils ont le droit de se dire, comme ceux de la nôtre, qu’avant de se rendre à ce bal, dont le net produit donnera du pain aux plus nécessiteux18 (…).

Au-delà de la simple collecte de fonds, la philanthropie permet également de mettre en place des projets destinés à améliorer la situation des catégories populaires de la ville. Ainsi, à l’initiative de Madame Bernal, femme du Consul général d’Angleterre au Havre, une Sailor’s home destinée à abriter les marins à terre en les préservant des tentations de la ville-port est inaugurée en 1833. L’armateur et écrivain havrais Fréderic de Coninck est à l’origine de la création l’Hôtel du Bon Mousse inauguré en 1863, qui doit selon lui être « une maison modèle d’ordre et de propreté (…)19 ». Ces deux initiatives destinées aux marins, considérés à bien des égards et de manière très caricaturale comme les principaux fauteurs de troubles, ont le mérite de percevoir l’attitude des élites vis-à-vis des couches laborieuses de la population urbaine.

Misère, criminalité, délinquance… Que disent les recensements de population ?

Lorsqu’est évoquée la misère des bas quartiers de la ville, on peut s’attendre a priori à observer dans les recensements un certain nombre d’indigents. Or, si l’on consulte les recensements de population, force est de constater qu’il n’en est rien. De manière très classique, la définition de la misère se nuance alors selon le sens entendu par les auteurs. Afin de préciser la nature de la population de ces bas-fonds supposés, nous avons relevé les professions des habitants de deux rues du Havre, la première dans le quartier Notre-Dame et la seconde dans le quartier Saint-François (localisées en violet sur le plan initial) :

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Figures 2 et 3 : Les professions des habitants de la rue d’Estimauville en 1846
(hommes puis femmes)20

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Figures 4 et 5 : Les professions des habitants de la rue d’Estimauville en 1911
(hommes puis femmes)21

Ces graphiques apportent des éléments de réponse qui permettent de cerner la physionomie sociale de la rue d’Estimauville en 1846 et 1911. Concernant les sans emploi, nous constatons un taux très peu élevé pour les hommes avec moins de 1 % aux deux dates, signe d’une population masculine laborieuse chargée de répondre au dynamisme croissant des activités tout au long du XIXe siècle. Outre la forte proportion de marins, il s’agit principalement de professions manuelles liées à l’industrie (embryonnaire en 1846) ou à l’artisanat. La présence de journaliers confirme le fait que dès la première moitié du XIXe siècle, le décor social maritimo-ouvrier de la rue (et finalement de l’ensemble du Havre) est planté. Cet aspect est tout à fait essentiel afin de comprendre la construction de l’identité populaire havraise puisqu’il s’agit là d’une véritable dualité s’articulant autour de deux composantes que sont les ouvriers et les marins, ceux qui à terre comme en mer concourent par leur complémentarité à l’essor économique du Havre. L’année 1911 confirme l’ampleur du phénomène avec de plus fortes proportions encore de ces catégories dont nous venons d’évoquer. Cependant, il faut noter une plus grande place prise par les journaliers, à la fois acteurs du dynamisme de la ville mais également victimes d’une certaine précarité. La principale évolution structurelle de la rue réside dans la disparition de catégories sociales plus élevées puisque si en 1846 des négociants, rentiers, propriétaires, capitaines de navire, avocat ou fonctionnaires y résident, il n’y en a plus guère à l’aube de la Première Guerre Mondiale et de ce fait, on observe une affirmation de l’identité populaire, sans être pour autant synonyme de paupérisation.

Concernant les femmes, les inactives en âge de travailler22 représentent 60 % et 46 % respectivement en 1846 et 1911. Cette forte proportion de femmes sans profession révèle un schéma familial encore fortement marqué par une partition des fonctions au sein du couple, même si l’inactivité est aussi présente mais en moins forte proportion chez les femmes qui déclarent vivre seules. Beaucoup de foyers vivent d’un seul revenu (déclaré du moins) et lorsque l’on sait que la moyenne du nombre de personnes par foyer oscille aux deux dates entre quatre et cinq individus, on imagine alors la modestie du niveau de vie général. La diminution visible de l’inactivité, avec une perte de quatorze points entre les deux dates, indique que les femmes de ces milieux populaires participent progressivement en plus grand nombre aux activités de la ville. Les professions des femmes appuient cette idée puisqu’il s’agit globalement de métiers liés au service à domicile ou au traitement du linge. Cependant et à l’instar des hommes, une proportion croissante de journalières caractérise la physionomie socio-professionnelle de la rue d’Estimauville aux deux dates. Passons à l’étude du quai Lamblardie.

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Figures 6 et 7 : Les professions des habitants du quai Lamblardie en 1846
(hommes puis femmes)23

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Figures 8 et 9 : Les professions des habitants du quai Lamblardie en 1911
(hommes puis femmes)24

La diversité caractérise la physionomie socio-professionnelle du quai Lamblardie avec tout un éventail de professions dont l’existence au Havre est déterminée par la vitalité des activités du port. On retrouve aux deux dates la présence des milieux commerçants et négociants, depuis le riche marchand jusqu’au débitant. On note également une forte présence de domestiques, hommes ou femmes, au service de particuliers aisés ou employés des hôtels. La population du quai Lamblardie reste majoritairement composée de classes laborieuses aux premiers rangs desquelles les marins et les ouvriers, journaliers ou non. On peut alors retrouver ici la véritable essence de la population havraise mais également remarquer que les gens de mer restent une composante majeure de ces masses populaires. La forte présence de marins non domiciliés et d’autres individus de passage au Havre est perceptible puisqu’en 1846, 19 % des femmes de cette rue déclarant une activité professionnelle sont prostituées. La prostitution est inexistante en 1911 car déplacée dans d’autres rues. Notons d’ailleurs qu’avec 54 % en 1846 et 69,6 % en 1911 de femmes chefs de foyer ou épouses de chefs de foyers ne déclarant aucune activité professionnelle, (avec une plus forte représentation pour les secondes), on mesure une nouvelle fois la modestie de certains foyers devant composer un budget avec un seul salaire. Une nouvelle fois, les professions des femmes sont le plus souvent liées aux métiers du linge (couturières, lingères, blanchisseuses) et la proportion de journalières et de journaliers soulève encore une fois la précarité ce certaines conditions.

Ces informations permettent de nuancer clairement les propos tenus par les élites ou par la presse locale puisque ce sont des travailleurs qui composent ces rues et bien que souvent de condition modeste, ce ne sont pas des indigents. Nous touchons là un aspect fondamental de la définition du bas-fond. Aux yeux des élites, étant donné la distance qui les sépare des catégories populaires, la sémantique utilisée ne correspond pas à la réalité sociale. Le bas quartier se résume alors finalement à la ville populaire, par opposition à la périphérie bourgeoise. Dès lors, ce traitement quantitatif des données contenues dans les recensements de population offre d’appréhender la réalité des bas quartiers avec davantage de distance.

Un couple symptomatique de la ville-port : la prostituée et le marin.

À la fin du XIXe siècle, près de 100 000 marins transitent chaque année par Le Havre. Au milieu du XIXe siècle, un chirurgien de la marine de Brest note que « les marins (…) rapportent de leurs campagnes ce besoin de jouissances de toutes natures qu’engendrent les longues privations, et l’argent nécessaire pour le satisfaire25 ». Les abords des quais deviennent alors des espaces propices à l’évacuation des pulsions, sexuelles ou non, et les observateurs commentent assez largement les dérives des marins a priori exagérément tumultueux. En effet, au début des années 1860, seulement 5 % des rapports des commissaires de police concernent des marins26, proportion faible au vu des dizaines de milliers d’individus présents en permanence dans l’espace urbain et en contact avec une faune urbaine véritablement cosmopolite, comme le souligne ce propos :

La rue des Drapiers (au cœur du quartier Notre-Dame, ndlr) était l’une des plus vieilles, une des plus animées, comme toutes celles menant à un passage d’eau, Devenue simple rue marchande, elle gardait de ses vieilles maisons un pittoresque particulier accentué par la condition des gens fréquentant ses boutiques où se coudoyaient aussi bien le navigateur exotique que l’humble pêcheur de nos côtes, la dame de petite vertu que l’honnête ménagère, le travailleur du port que le mauvais garçon27.

On retrouve alors dans la presse locale de nombreux articles pour lesquels on note la mise en exergue des comportements déviants des marins. Néanmoins, la prostitution est peu traitée et on peut y voir sans doute la volonté éditoriale de ne pas choquer les lecteurs essentiellement composés d’individus épris de vertu, en apparence du reste. Il faut rappeler que si les bas-fonds sont définis sous l’angle de l’altérité, les marins le sont également. Selon une description du Havre en 1875, « le marin forme une espèce de classe à part dans la société, ses manières contrastent singulièrement avec celles des autres hommes28 », d’autant que par son langage, ses tatouages, son rythme de vie ou son allure, il se distingue souvent des terriens. Pour la presse et la littérature, le marin est une figure dont les frasques intéressent toujours le lecteur. Le propos suivant, issu du journal du Havre en 1831 en est symptomatique :

Hier soir, à neuf heures et demie, des matelots américains réunis au nombre de près de soixante, se sont battus entre eux et ont ensuite eu une rixe avec des marins français. La police est intervenue avec l’aide de quelques militaires […] Plusieurs militaires ont été blessés avant de faire usage de leurs armes dont ils ne se sont servis qu’à la dernière extrémité29.

Des anecdotes parfois anodines remplissent les colonnes de presse mais également les pages des ouvrages des observateurs locaux :

Un jeune marin, ayant voulu prouver à son camarade son agilité, s’était élancé au haut d’une grille, mais ses pieds s’étant accrochés aux pointes de l’extrémité, il était tombé la tête en avant30.

Les déviances des marins sont fréquemment liées à la consommation d’alcool, ne serait-ce que du simple fait de la concentration d’individus dans et autour des débits de boissons. Néanmoins, Le Havre est semble-t-il une ville dans laquelle l’alcool reste une véritable pathologie urbaine au XIXe siècle. Urbain Falaize, rédacteur en chef du Havre-Eclair déclare en 1914 que « Le Havre apparait ainsi comme la ville la plus alcoolique de France, en quelque sorte, comme la capitale de l’alcool dans le monde entier, puisque la France est de toutes les nations la plus alcoolisée31 ». En 1851, on compte 592 débits de boissons32 au Havre et 1 860 en 1910. 1/3 d’entre eux se situent dans les seuls quartiers Notre-Dame et Saint-François. À la veille de la Première Guerre Mondiale, la rue du Général Faidherbe au cœur du quartier Saint-François compte 35 débits de boissons sur 63 numéros33. Les Règlements municipaux de la ville du Havre ont tenté de résoudre les problèmes liés aux abus dont les marins sontvictimes, « considérant qu’il y a lieu, dans un but de morale, de santé et de paix publiques, de généraliser la police des établissements à usage des cafés34 ». L’article 6 d’un arrêté du 22 avril 1854 complété par une annexe du 5 mai 1885 concernant les aubergistes et logeurs, stipule que les marins non munis d’une autorisation du capitaine ou des autorités maritimes, ne peuvent être logés.

Le débit de boisson semble alors concentrer tous les maux, notamment la prostitution. Sous cette apparence se cache une réalité plus complexe puisque le débit de boissons ne peut se résumer à sa seule fonction initiale. En effet, la consommation d’alcool revêt chez les marins une volonté de maintenir des sociabilités terriennes. Par ailleurs, les débitants aident parfois les marins à trouver un embarquement en jouant les intermédiaires avec les marchands d’hommes mais peuvent leur faire crédit. Le maire du Havre Jules Siegfried déclare en 1877 que « le cabaret est la source de tous les dérèglements ; là, le jeu, les mauvaises connaissances fausses, les mauvais propos se donnent rendez-vous ; on s’y excite par l’abus des boissons alcooliques, et on en sort presque toujours la poche vide et l’esprit hanté par des pensées malsaines35 ». Les bas-fonds de la ville-port sont alors effectivement en partie les espaces pratiqués par les marins en escale, venus profiter des intervalles à terre. Seulement, la prostitution de la ville-port doit s’appréhender en fonction du public spécifique concerné. La prostitution est alors un élément central de la vie à terre du marin de passage, comme le souligne ce propos de 1876 :

Le Havre a ses maisons commodes, où la prostitution du mariage est largement pratiquée et rétribuée, ou s'emploient toutes sortes de ruses, de stratagèmes, de procédés, de dissimulation qui déroutent la police et la justice. A un échelon plus se trouvent des débits, des auberges qui pratiquent la prostitution clandestine et ou l'on offre aux étrangers, aux marins, avec des aliments frelatés, des femmes à tout le monde, et tous les moyens possibles de débauche, d'orgie et de dépouillement. Il ne manque, je crois, que la prostitution contre nature, comme à Paris et en Algérie36.

Selon l’historien Michel Vergé-Franceschi, le marin apparait comme un « personnage pécheur, fornicateur, amateur d’amours vénales et rongé de maladies vénériennes, maladies portuaires37 ». La concentration masculine implique une forte présence de prostituées et l’exemple havrais nous permet d’en comprendre les logiques. Alain Corbin note que le département de la Seine‑Maritime n’est pas celui qui compte le plus de prostituées avec quatorze à vingt‑deux filles pour 10 000 femmes de quinze à quarante-neuf ans contre vingt‑deux à quarante-cinq pour le Finistère ou la Loire-Atlantique et plus de quarante-cinq pour les Bouches-du-Rhône par exemple38. Comme dans la majorité des villes, la prostitution dans la cité normande s’explique à la fois par les besoins d’une importante population masculine, mais également par la misère qui pousse certaines jeunes filles à faire de leur corps leur gagne-pain. Lors des French Wars par exemple, certaines femmes de marins détenus en Angleterre, souvent nécessiteuses, ont pu parfois se livrer facilement à ce commerce. De 1870 à 1914, 14 % des prostituées inscrites sont des femmes mariées. Armand Després a dressé un tableau assez complet de la prostitution en France, nous permettant de faire des comparaisons entre Le Havre et d’autres villes du réseau urbain français en admettant tout de même que « les ports de mer de mer tels que Marseille, Saint-Malo, Dunkerque, Saint-Nazaire, Le Havre, Cette, Bayonne, ont tous moins de filles libres que de filles inscrites. Deux ports de mer seuls font exception, Calais et Bordeaux. Deux autres petits ports, Saint-Valery et Fécamp, font aussi exception […]. La présence de matelots est donc un facteur de l’abondance de la prostitution inscrite39 ».

Le couple marin-prostitué est alors au cœur de la vie des bas-fonds de la ville‑port. Au Havre, la plupart des maisons closes se situent rue d’Albanie et rue des Galions, rues proches des bassins du port. On note d’ailleurs que dans cette dernière rue, jusqu’au 1er avril 1891, la municipalité autorise les logeurs à avoir trois filles employées comme prostituées, deux seulement après cette date40. Un large éventail de prix existe pour la passe en maison close au Havre puisqu’en moyenne un acte sexuel « bon marché » coutait 2,50 francs et une passe plus haut-de-gamme sept francs41. Rapporté au salaire moyen d’un matelot, cela représentait moins d’une journée de salaire dans le premier cas, deux dans le second. Seulement, la modestie sociale de la plupart des filles limite la présence de filles « en carte » qui constituent « l’aristocratie de la prostitution42 ». Cela étant, si la presse et les élites évoquent la prostitution des quartiers populaires, c’est logiquement le silence absolu concernant les réjouissances de ces messieurs de la Côte. Les archives judiciaires constituent le plus souvent le seul angle d’approche qui permet de cerner la prostitution à domicile et l’historien havrais Philippe Manneville note que pour l’ensemble de la première moitié du XIXe siècle, 23,33 % des filles détenues à la prison du Havre sont des prostituées, avec une forte proportion de filles détenues pour racolage sur la voie publique43. Ceci semble alors contredire la thèse du docteur Armand Després :

L’on conçoit cette absence relative des filles libres dans les grands ports. La brutalité des hommes de mer ne peut en effet être supportée que dans des maisons de tolérance. La navigation à vapeur a certainement adouci les habitudes des matelots, et il est probable qu’avec le temps les ports de mer rentreront dans la loi commune, et que la maison de tolérance finira par être battue en brèche, comme dans les villes, par la fille libre44.

Encore une fois, les a priori sont ici profondément relayés puisque les observateurs jugent les violences en tenant compte du nombre brut de faits divers concernant les marins, non rapporté au nombre de marins présents dans la ville. Le marin est une figure qui nourrit la littérature tant il est visible dans l’espace public et dans les quartiers populaires, ceux que les élites qualifient de bas-fonds. Néanmoins, la prostitution est une réalité dans ces espaces urbains et les archives en témoignent, beaucoup plus que la presse. Une lettre des habitants de la rue Saint-Julien (au cœur du quartier Notre-Dame), où se trouve l’une des principales maisons closes, à l’attention du Maire du Havre en date du 10 juillet 1863 :

Depuis environs six mois, les familles sont scandalisées par des actes d’immoralité et d’indécence que commettent journellement des filles prostituées logées chez les femmes Marinier, au 7 et Auzouf au 8 dans la dite rue Saint Julien ; que chaque nuit le repos des habitants est troublé par les scènes de désordre de ces filles et hommes qu’elles appellent et reçoivent […]45.

Dans la même période mais dans une pétition non précisément datée, les Havrais de la rue des Remparts, qui abrite une maison de tolérance, se plaignent que :

Souvent le repos de la nuit est troublé par le tapage nocturne qui s’y fait, et les cris que l’on y entend à une heure assez avancée de la nuit font souvent croire qu’un grand malheur menace le quartier, et met les habitants dans une frayeur profonde jusqu’à ce qu’ils se soient assurés des faits.

Le couple marin-prostitué est alors au cœur de ces troubles dans l’espace public et la ville portuaire devient un espace de sexualité exacerbée, comme en témoigne ce rapport du commissariat central de la ville de 1867 :

Le matelot Croix Victor, est entré dans une maison de tolérance de la rue au Lard, numéro 15 avec quatre autres individus ivres qui demandèrent à se faire servir à boire. Face au refus de la tenancière, conformément à l’arrêté municipal du 8 octobre 185346, un tapage eut lieu, jusqu’à l’intervention de la police. Le matelot Croix s’étant rebellé face aux forces de l’ordre, son dossier déjà chargé fut transmis aux autorités maritimes, le vice-amiral préfet maritime du premier arrondissement en l’occurrence47.

Un rapport du commissariat central du Havre daté du 1er août 1864 relate cet autre événement survenu dans le café-restaurant tenu par le sieur Félix au coin du boulevard Impérial et de la Chaussée dans la nuit du 30 au 31 juillet. Ayant été établi un service d’observation par les agents de la police, il a été constaté que les personnes qui se trouvaient dans cet établissement étaient les dénommées ci-après :

– Vautier Marie, 26 ans, fille publique en chambre, 14 rue des pincettes, en compagnie d’un capitaine de navire, elle est entrée au café restaurant Félix vers dix heures et demie et n’en est sortie avec le même individu que vers deux heures du matin.
– Peslin Marie, 21 ans, fille publique dans la maison de tolérance tenue par la femme joseph, 53 ru d’Albanie, en compagnie d’un capitaine de navire, elle est entrée au café Félix vers dix heures et demie du soir et n’en est sortie avec le même individu que vers deux heures du matin.
– Eckerbault Marie, 23 ans, fille publique dans la maison de tolérance tenue par la femme Huot dite Léon, 45 rue d’Albanie a déclaré : Vers 11 heures et demi du soir un des garçons du café Félix est venu me chercher dans ma maison de tolérance et m’a conduite au café Félix pour me mettre en rapport avec un second de navire. On m’a fait entrer dans un petit salon où lui-même se trouvait en compagnie de deux capitaines48 de navire, et de deux filles publiques49. Nous sommes tous sortis vers deux heures du matin, une voiture nous a raccompagnées à nos domiciles toujours chacune accompagnée par son amant50 ».

Le rapport suivant du commissariat central du Havre en vue de la fermeture du cabaret du sieur Jean-Baptiste Quedreville, rue des Arcades, résume bien les liens entre débits et prostitution. On notera la précision de l’information jusqu’au surnom donné à la prostituée, signe d’une dépersonnification de la prostituée et dont la poésie peut rappeler les chroniques de Géo London :

Ignace Sévère-Marie, 17 ans, fille publique en chambre, 19 rue de la Comédie déclare être allée au Taverno vendredi trois avril où elle a fait connaissance d’un capitaine de navire, elle y est entrée à 22H30 et sortie à minuit et demi, en même temps que Augustine Jolincourt, dite la Bergère des Alpes, fille publique, 20 ans, 8 place Louis‑Philippe51.

Force est de constater que le lien entre marins et prostituées apparait comme une évidence dans la ville-port : là où existe une demande existe logiquement une offre. Aussi, il convient de nuancer l’importance du phénomène puisque la clientèle des prostituées se compose naturellement le plus souvent de marins en escale et malgré leur nombre important, c’est un faible pourcentage d’entre eux qui recoure à cette sexualité mercantile, ne serait-ce que par l’insuffisance de prostituées par rapport aux dizaines de milliers de matelots.

Conclusion

En résumé, les bas-fonds de la ville portuaire se caractérisent par la conjonction de la double influence urbaine et maritime. Au Havre, les bas-fonds se définissent alors à la faveur des reconfigurations socio-spatiales des espaces urbains et portuaires. C’est donc du point de vue des élites détachées du centre‑ville que ces espaces sont décrits. La présence massive de populations laborieuses, résidantes ou flottantes, accentue la vision dépréciative fournie par les observateurs et constitue une matière première de choix pour la presse. La consultation des sources archivistiques permet alors de fournir des nuances et de redéfinir les bas-fonds. Certes, les violences et les dérives existent aux abords des quais et la misère n’est pas absente mais le traitement journalistique et littéraire parvient à confondre dans une même acception les bas‑fonds et la ville populaire, par contradiction avec les espaces bourgeois. De fait, les bas‑fonds de la ville-port présentent de vraies spécificités et une bonne connaissance de ces espaces singuliers ainsi que de ses populations est nécessaire afin d’appréhender avec distance un discours littéraire et médiatique fortement empreint de représentations hâtives et qui ignore la nuance permise par le quantitatif.

(Université de Caen Basse-Normandie)

Notes

1  Expression reprise à partir de la thèse d’André Lespagnol par Edouard Delobette dans Ces messieurs du Havre. Négociants, commissionnaires et armateurs de 1680 à 1830, thèse de doctorat d’histoire de l’Université de Caen sous la direction d’André Zysberg, 2006, 8 vol.

2  François Bergé, Le Havre, Paris, Editions Emile-Paul Frères, 1929, p. 69.

3  Réflexions inspirées de Georges Duby (dir.), Histoire de la France urbaine. La ville de l’âge industriel, Paris, Seuil, 1983, p. 10.

4  Flour de Saint-Génis, « La vie à bon marché », Recueil des publications de la Société havraise d’études diverses, Le Havre, années 1887-1888, p. 9.

5  Alain Cabantous, André Lespagnol et Françoise Péron (dir.), Les Français, la Terre et la Mer XIIIe-XXesiècles, Paris, Fayard, 2005, p. 554.

6  Henry Joly, La France criminelle, Paris, Editions Cerf, 1889, p. 251.

7  On lira avec profit Francis Démier, « La société européenne au XIXe siècle. La violence en ville », La documentation photographique, numéro 8024, avril 2002. 64 p.

8  Gabriel Désert, « Aspects de la Criminalité en France et en Normandie. Marginalité, déviance, pauvreté en France, XIVe-XIXe siècles », Cahiers des Annales de Normandie, n°13, 1981, p. 249.

9  Charles Le Goffic et Daniel de Vénancourt LE GOFFIC, A travers Le Havre. Effets de soir et de nuit, Le Havre, Editions Lemale et cie, 1892, p. 16.

10  Rue du vieux Havre socialement plus élitiste quoique cosmopolite.

11  Courrier du Havre du 20 décembre 1892.

12  D’après Dix ans de Bureau d’Hygiène de la ville du Havre pour la décennie 1880-1899 et les Statistiques du Bulletin Municipal pour les années 1900-1914, cité dansJean Legoy, Le peuple du Havre et son histoire, Du négoce à l'industrie, 1800-1914 : le cadre de vie, EDIP, Saint-Etienne-du-Rouvray, 1982, p. 151.

13  Journal du Havre du 17 janvier 1828.

14  Journal du Havre du 27 janvier 1856.

15  Dominique Kalifa, « Les tâcherons de l'information : petits reporters et fait di­vers à la Belle Époque », Revue d'histoire moderne et contempo­raine, n° 40-4, 1993, p. 578-603.

16  Courrier du Havre du 10 juillet 1866

17  Arch. Muni. Le Havre. FC. Série Q1, carton 1.

18  Journal du Havre du 26 janvier 1868.

19  Frédéric de Coninck, Le mousse Yvonnet, Le Havre, Imprimerie Lemale, 1862, p. 26.

20  Etude réalisée sur les chefs du foyer soit 78 individus et 75 épouses de chefs du foyer ou elles-mêmes chefs du foyer.

21  Etude réalisée sur les chefs du foyer soit 57 individus et 52 épouses de chefs du foyer ou elles-mêmes chefs du foyer.

22  Nous avons choisi une large fourchette de 16 à 65 afin d’exclure les femmes sans profession du fait de leur âge avancé.

23  Etude réalisée sur 91 individus chefs de foyers et sur 115 épouses de chefs du foyer ou elles-mêmes chefs du foyer.

24  Etude réalisée sur 116 chefs de foyers et sur 114 épouses de chefs du foyer ou elles‑mêmes chefs du foyer.

25  Alexandre Parent-Duchâtelet, De la prostitution dans la ville de Paris : considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration ; suivi d’un Précis hygiénique, statistique et administratif sur la prostitution dans les principales villes de l’Europe, tome II, Paris, Baillière et fils, 1857, p. 418.

26  Arch. Muni. Le Havre. 2Y 101 Etablissements pénitentiaires. 1863-1864. 200 actes étudiés.

27  Bernard Esdras-Gosse, Aspects du Havre que nous ne reverrons plus, 1950, s.n, p. 62.

28  Augustin-Prosper Legros, Description du Havre ou recherches morales et historiques sur les habitans, le port et les principaux établissements de cette ville, avec une notice sur les personnages célèbres qui y sont nés, Paris, Fournier-Favreux, 1875, p. 40.

29  Journal du Havre, 16 octobre 1831.

30  Charles Vesque, Histoire des rues du Havre, Le Havre, Imprimerie Brenier, 1876, p. 249.

31  Urbain Falaize, Le Havre moral et social, 43e session de l’Association française pour l’avancement des Sciences, Le Havre, 1914.

32  Arch. Muni. Le Havre.Série F1 Carton 2 Liasse 5 : débits de boissons an 12-1852.

33  Chiffres fournis dans Vincent Jolivet, Cafés et débits de boissons au Havre de 1815 à 1939, mémoire de maîtrise de l’Université de Rouen, 1984.

34  « Règlement général du 14 avril 1881 », Recueil des règlements municipaux de la ville du Havre, Le Havre, Imprimerie du Commerce, 1891, p. 79.

35  Jules Siegfried, Quelques mots sur la misère, son histoire, ses causes, ses remèdes, Le Havre, Poinsignon, 1877, p. 48.

36  Charles Noiret, Projet de syndicat et de caisse d’échange pour les ouvriers du port et d’amélioration morale dans notre population, Le Havre, Imprimerie Maudet, 1876, p. 12.

37  Michel Vergé-Franceschi (dir), Mer et religion. Neuvièmes Journées Universitaires de Bonifacio, Ajaccio, Editions Alain Piazzola, 2008, p. 32.

38  Alain Corbin, Les filles de noce, Paris, Flammarion, 2010, p. 67.

39  Armand Després, La prostitution en France : études morales et démographiques, avec une statistique générale de la prostitution en France, Paris, Editions Baillière et Fils, 1883, p. 17, 31 et 34.

40  Ibidem p. 20.

41  Anne Rique, La prostitution au Havre entre 1870 et 1914, mémoire de maîtrise de l’Université de Rouen, 1993, p. 20.

42  Hippolyte Mireur, La prostitution à Marseille, 1882. Cité dans Alain Corbin, op. cit. p. 128.

43  Philippe Manneville, Un demi-siècle de délinquance juvénile au Havre (1800-1850), brochure non éditée.

44  Armand Després, op. cit. p. 17.

45  Arch. Muni. Le Havre. Fonds Contemporain. Série I 1 Carton 30 Liasse 1.

46  Cet arrêté précise que les maisons de tolérance n’ont pas l’autorisation d’être des débits de boisson.

De plus l’article 14 du règlement du 13 octobre 1857 défend à tout professionnel, cabaretier ou cafetier, de servir des hommes ivres.

47  Arch. Muni. Le Havre. Fonds Moderne. Rapport du commissariat central du Havre du 2 décembre 1867. Série I2 Liasse 11.

48  Il s’agit des deux cités plus haut.

49  Les deux citées également plus haut.

50  Version confirmée par Eugène Hauguel, le cochet chargé de raccompagner ces six personnes. Le Félix a donc été mis sous surveillance policière.

51  Arch. Muni. Le Havre. Fonds Moderne. Série F1 Liasses 2-5 : débits de boissons, année 1852.

Pour citer ce document

Nicolas Cochard, « Les bas-fonds d’une ville portuaire : l’exemple du Havre au prisme de la presse et de la littérature locales. », Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930), sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-prostitution-bas-fonds-1830-1930/les-bas-fonds-dune-ville-portuaire-lexemple-du-havre-au-prisme-de-la-presse-et-de-la-litterature-locales