Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930)

Maupassant, le journal et les filles

Table des matières

SARAH MOMBERT

Dès la publication, en 1880, de « Boule de suif » dans Les Soirées de Médan, qui lança sa carrière de conteur et jusqu’à ses derniers récits brefs, Maupassant n’a cessé de revendiquer ce qu’il appelle la « bas-fondmanie1 » et, en particulier, de peindre l’univers prostitutionnel sous toutes ses formes. « La Maison Tellier2 », « Les sœurs Rondoli3 », « Yvette4 » et bien d’autres fictions brèves témoignent de l’intérêt constant de l’écrivain pour les « filles ». Or ces nouvelles, pour l’immense majorité publiées dans la presse, alternent dans les colonnes des journaux (Le Gaulois, Le Gil Blas, L’Écho de Paris, etc.) avec les chroniques que Maupassant publie à la même époque dans les mêmes feuilles et puisent leur inspiration dans les faits divers et le discours journalistique contemporain.

L’alternance entre chroniques et nouvelles pourrait faire croire que, à l’instar d’autres figures sociales qui nourrissent conjointement chroniques et nouvelles, comme celle de l’employé de ministère ou de l’enfant naturel, la prostituée est évoquée par Maupassant avec la même attention dans les deux genres. Pourtant, il semble s’intéresser beaucoup plus à elle comme personnage de fiction que comme type social susceptible d’intéresser l’abonné du journal. Comme le remarque Éliane Lecarme-Tabone, « à peine évoqué dans les chroniques, le personnage de la prostituée entretient des relations privilégiées avec le récit court5 ». La prostitution, sur laquelle la presse du XIXe siècle produit un abondant discours, tant descriptif que prescriptif, ne se prêterait-elle donc pas, pour Maupassant, à l’écriture de la chronique ?

Pour répondre à cette question, j’examinerai en parallèle les nouvelles et les articles de presse où Maupassant mentionne les maisons de plaisir, décrit des prostituées ou évoque les demi-mondaines. Sans oublier que chroniques et nouvelles cohabitent dans les mêmes journaux, partagent la même signature et s’adressent en partie au même public, je tenterai de dégager les caractéristiques de l’écriture maupassantienne de la prostitution qui peuvent expliquer ce partage générique de l’espace périodique entre nouvelles et chroniques.

*

Prostituées imaginées et filles réelles, deux peuples différents

Lorsqu’on met en regard les chroniques et les nouvelles de Maupassant, il apparaît de façon évidente que la typologie de la prostitution construite par les deux séries de textes ne se superpose pas exactement.

Dans les récits fictifs, toutes les figures composant la nombreuse famille des femmes vénales du XIXe siècle semblent envisagées, des prostituées occasionnelles en milieu rural, telle la paysanne Céleste qui, dans « L’aveu6 », se vend au cocher de la diligence pour économiser huit francs, jusqu’aux filles en carte ou à numéro, dont l’activité est encadrée par l’administration. Au contraire, les chroniques semblent ignorer l’existence des filles soumises et des maisons de prostitution ; la seule exception à ce silence du journaliste sur la prostitution organisée concerne les reportages en Tunisie et en Algérie. Tout se passe comme si la visite à la maison de prostitution appartenait aux lieux communs du voyage dans les colonies et, à ce titre, était attendue dans un reportage, mais disparaissait du discours du chroniqueur parisien. Au contraire, le nouvelliste de « La Maison Tellier » explique avec précision la composition du personnel de la maison de tolérance, la disposition des lieux, l’emploi du temps des filles à numéro et la surveillance administrative qui s’exerce sur elles, à travers les visites sanitaires du bien nommé docteur Borde. D’autres nouvelles se situent dans les quartiers réservés, par exemple celui de Marseille7, alors que ce lieu n’est jamais mentionné dans les chroniques.

Une seule région du monde prostitutionnel est véritablement commune aux deux types d’écriture : le demi-monde. Écrivain bourgeois s’adressant à ses semblables, Maupassant évoque naturellement l’univers de la galanterie dont l’importance, à la fin du siècle, s’impose avec la force de l’évidence dans la vie quotidienne des familles aisées. C’est le moment, décrit par Alain Corbin dans Les Filles de noce8, du basculement de l’imaginaire prostitutionnel à la fin du XIXe siècle, sous l’effet de la diffusion des modes de vie bourgeois, qui signe le recul des maisons closes au profit de relations tarifées fondées sur la séduction et mimant la relation amoureuse. Maupassant traite le sujet de l’embourgeoisement du vice dans les deux formes, fictionnelle et discursive. Ainsi dans la nouvelle « Les Tombales9 », il met en scène un célibataire confronté à un nouveau type de femme galante, qui opère dans les cimetières et séduit les hommes en se faisant passer pour une jeune veuve éplorée. La tension de la nouvelle ne repose pas sur la nature vénale de la relation entre le narrateur et la jeune femme, car tous deux s’accordent très rapidement sur ce point – « Je compris à son premier regard qu’elle serait polie et reconnaissante10 » ; « J’eus un départ très généreux, dont elle me remercia beaucoup11 » –, mais sur le scandale social que constitue le travestissement de la prostituée en veuve d’un officier mort héroïquement au Tonkin. La mise en scène du veuvage bourgeois comme arme de séduction suscite la perplexité du narrateur :

Je m’en allai stupéfait, me demandant ce que je venais de voir, à quelle race d’êtres appartenait cette sépulcrale chasseresse […] Est‑ce une profession ? Fait-on le cimetière comme on fait le trottoir ? Les Tombales ! Ou bien avait-elle eu seule cette idée admirable, d’une philosophie profonde d’exploiter les regrets d’amour qu’on ranime en ces lieux funèbres ?12

Le chroniqueur de l’article « Les mœurs du jour » dénonce d’une manière similaire la galanterie fondée sur la séduction et prenant les apparences du sentiment amoureux :

Les marchandes de tendresse […] semblent en proie depuis quelque temps à des délires de passion sincère.[…] Oui, dans ce monde galant, qui vit de l’amour et par l’amour, qui en trafique à toute heure, qui en vend à tous les poids, à toutes les mesures et à toutes les doses, voilà qu’on a l’air de s’aimer pour de vrai13.

Le phénomène social, caractéristique de l’évolution des pratiques prostitutionnelles à la fin du siècle, est donc très similaire dans le monde imaginaire de la nouvelle et dans le monde réel du journalisme, mais une différence essentielle persiste, qui recoupe largement la distinction entre récit et discours.

Discours sur/ Récit de la prostitution

Il semble que la partition entre récit et discours engage un enjeu fondamental de la représentation de la sexualité tarifée dans le journal. En effet, là où la chronique dit la prostituée, dans les mots du journaliste, soumis à l’impératif social de respecter les convenances en vigueur dans le monde réel des lecteurs du journal, le pacte de la lecture fictionnelle autorise la nouvelle à montrer les filles et, par le biais du dialogue, à les faire entendre. La fiction peut donc s’aventurer sur des terrains où la chronique, genre du consensus, ne peut la suivre, alors même qu’elles paraissent toutes deux dans la presse. Ainsi dans la nouvelle « Le Port14 », Maupassant dépeint le quartier réservé de Marseille et évoque crument la vie d’une fille à numéro, transportée de maison en maison jusqu’à tomber dans le bouge à marins où elle vient de coucher avec son propre frère. Le filtre de la fiction, des personnages inventés et des parlures populaires permet d’afficher en première page du journal des réalités bien plus crues que celles que pourrait assumer Maupassant chroniqueur : l’inceste, par exemple, qu’on retrouve dans la nouvelle « L’Ermite » du Gil Blas du 26 janvier 1886, constitue un motif courant dans les rubriques de fait divers, mais il ne pourrait être abordé qu’allusivement dans la chronique de société telle que la pratique Maupassant.

Le sordide des bas-fonds ne fait surface sous la plume de Maupassant journaliste que comme écho de faits divers que les autres journaux ont racontés les premiers. Ainsi dans « Les mœurs du jour », le chroniqueur évoque de récents cas d’agressions au vitriol commises par des femmes entretenues et se fait l’écho de rumeurs de pratiques monstrueuses, dont il semble répugner à colporter la rumeur :

On chuchote de si étranges histoires que l’esprit reste effaré. On parle de mineurs, d’enfants, de choses monstrueuses, et des procès se déroulent publiquement où la moitié d’une grande cité semble s’être partagé les faveurs d’une petite fille de douze ans15.

« On chuchote, on parle de » : la chronique adapte le langage dans lequel elle relaie les discours préexistants au code langagier des lecteurs du journal. Car Le Gaulois, dans lequel paraît cette chronique, est destiné à la bonne société parisienne et l’article doit pouvoir être lu par des femmes comme il faut. Le chroniqueur y parle des filles comme d’une réalité sociale connue de tous, indigne de description, et que l’on ne peut désigner d’un mot propre. Les périphrases gazent donc systématiquement la réalité des « marchandes de tendresse » ou de « cette nombreuse population volante qui démé-nage éternellement entre les rues Breda, Clauzel, des Martyrs, Notre‑Dame‑de‑Lorette, Pigalle, etc., etc16. ». L’allusion repose sur une complicité avec le lecteur, qui reconnaît le motif sans qu’on ait besoin de le nommer et partage le jugement implicite du chroniqueur.

La nécessité d’euphémiser le langage de la prostitution tout en le faisant entendre comme en sous-texte de sa chronique pousse Maupassant à de véritables prouesses discursives. Ainsi, dans le même article, il raconte l’anecdote suivante : comment un jeune homme à la mode, qui n’a pas de quoi payer les faveurs de ses nombreuses conquêtes, imagine de leur envoyer en hommage les lapins qu’il chasse, jusqu’à l’exaspération des filles, qui finissent par ne plus supporter de manger du lapin. L’anecdote n’a pas grand-chose à voir avec le sujet de la chronique – la galanterie qui joue au sentiment amoureux –, mais elle arrive à propos pour illustrer une expression du jargon de la galanterie – « faire cadeau d’un lapin » à une fille, qui signifie ne pas lui payer ses services –, à laquelle Maupassant s’excuse de faire allusion, sans jamais la prononcer :

Pardon mesdames, il est des termes d’argot qui montent tout d’un coup à la surface de la langue. On les chuchotait tout bas hier, aujourd’hui on les prononce tout haut, des journaux les impriment ; ils ont droit de cité sur le boulevard.

Nous n’osons point les répéter.

Une anecdote pourtant : […]17

La pruderie du chroniqueur, lorsqu’il s’adresse aux « dames » qui le lisent, contraste puissamment avec la verdeur du conteur, qui n’hésite pas à transcrire le jargon du métier qui « monte à la surface de la langue » depuis les bas-fonds où travaillent les filles. Ainsi dans « L’homme-fille18 », il recueille les expressions typiques du milieu prostitutionnel :

Ecoutez causer deux filles : « Alors tu es fâchée avec Julia ? — Je te crois, je lui ai flanqué ma main par la figure. — Qu’est-ce qu’elle t’avait fait ? — Elle avait dit à Pauline que je battais la dèche treize mois sur douze. Et Pauline l’a redit à Gontran. Tu comprends ? — Vous habitiez ensemble, rue Clauzel ? — Nous avons habité ensemble voilà quatre ans, rue Bréda ; puis, nous nous sommes fâchées pour une paire de bas qu’elle prétendait que j’avais mis – c’était pas vrai – des bas de soie qu’elle avait achetés chez la mère Martin. Alors j’y ai fichu une tripotée19. »

De même, dans « L’Odyssée d’une fille20 », le dialogue constitue un indice sûr de la nature fictionnelle du texte. Le début du récit, fortement oralisé, met en scène le narrateur en flâneur des boulevards, ethos typique du chroniqueur de la Troisième République21 :

Oui, le souvenir de ce soir-là ne s’effacera jamais. J’ai eu, pendant une demi-heure, la sinistre sensation de la fatalité invincible ; j’ai éprouvé ce frisson qu’on a en descendant aux puits des mines. J’ai touché ce fond noir de la misère humaine ; j’ai compris l’impossibilité de la vie honnête pour quelques-uns.

Il était minuit passé. J’allais du Vaudeville à la rue Drouot, suivant d’un pas pressé le boulevard où couraient les parapluies. Une poussière d’eau voltigeait plutôt qu’elle ne tombait ; voilant les becs de gaz, attristant la rue. Le trottoir luisait, gluant plus que mouillé. Les gens pressés ne regardaient rien22.

Le narrateur sauve une prostituée d’un coup de filet de la police et recueille le récit qu’elle lui fait de sa chute, de la campagne normande aux trottoirs parisiens. Les paroles rapportées au style direct – dialogue entre le narrateur et sa protégée, puis confession de celle-ci, avec ses marques de langage populaire – situent clairement le récit dans le régime de la fiction, ce que confirme d’ailleurs sa publication dans le recueil de nouvelles Le Rosier de Mme Husson. Dans la pratique journalistique de Maupassant, nous ne pouvons donc « écouter causer » les filles que dans l’espace dévolu à la fiction.

Univocité/plurivocité

La rareté du dialogue dans la chronique maupassantienne empêche la prostituée d’accéder au statut de sujet, avec lequel le lecteur pourrait tisser un lien d’empathie. Toujours vue à distance, elle reste objet du discours du chroniqueur, en position de maîtrise, qui porte sur elle un jugement assez univoque et, souvent, se contente de relayer le discours social. Au contraire, dans les nouvelles, le travail des images suggère une réévaluation de la prostitution, envisagée comme une activité parfaitement intégrée aux institutions sociales. Les pensionnaires de la maison Tellier sont ainsi comparées à des demoiselles de pensionnat, à des religieuses et à des soldats, dont elles adoptent l’ordre et la discipline, lors de la procession villageoise qui marque l’épisode de la première communion :

Le régiment Tellier, patronne en tête, suivait Constance ; et le père donnant le bras à sa sœur, la mère marchant à côté de Raphaële, Fernande avec Rosa, et les deux Pompes ensemble, la troupe se déployait majestueusement comme un état-major en grand uniforme.

L’effet dans le village fut foudroyant23.

Ces images, abondamment utilisées par le narrateur, sont à la portée de tout le monde, comme le montre cet échange avec un voyageur de commerce rencontré par les prostituées dans le train qui les mène à la campagne :

À Bolbec apparut un monsieur à favoris blonds, avec des bagues et une chaîne en or, qui mit dans le filet sur sa tête plusieurs paquets enveloppés de toile cirée. Il avait un air farceur et bon enfant. Il salua, sourit et demanda avec aisance : « Ces dames changent de garnison ? » Cette question jeta dans le groupe une confusion embarrassée. Madame enfin reprit contenance, et elle répondit sèchement, pour venger l’honneur du corps : « Vous pourriez bien être poli ! » Il s’excusa : « Pardon, je voulais dire de monastère. » Madame, ne trouvant rien à répliquer, ou jugeant peut-être la rectification suffisante, fit un salut digne en pinçant les lèvres24.

Grâce à la mobilisation des réseaux métaphoriques, la prostitution sert de révélateur du vice des institutions sociales. Maupassant y fait entendre, par l’intermédiaire du narrateur, un discours critique bien peu fait pour flatter le lectorat bourgeois, voire conservateur, des journaux pour lesquels il écrit. Le récit de fiction suggère ainsi des rapprochements entre l’institution du mariage et la prostitution, sans que le narrateur ait besoin de les assumer explicitement. C’est le cas, par exemple, dans la nouvelle « Le petit25 », qui met en scène une union bourgeoise, dont on comprend qu’elle a été acceptée par la femme pour cacher son adultère, ou dans « Histoire d’une fille de ferme26 », où un maître de ferme épouse sa servante pour économiser ses gages ; dans les deux cas, l’alliance conjugale recouvre une relation d’argent qui fait de l’un des époux l’objet d’un commerce honteux, mais autorisé par la loi. Maupassant chroniqueur ne dit guère autre chose lorsqu’il critique le mariage dans ses articles, mais son discours est infiniment plus explicite et univoque. Ainsi dans « Les trois cas » :

Est-il sensé, est-il humain, est-il logique qu’une pauvre fille ignorante de tout, ignorante des sentiments et des actes de l’amour, ignorante de la vie et des événements soit liée, corps et âme, jusqu’à sa mort, au particulier qui a conclu avec ses parents la transaction commerciale qu’on appelle un mariage ?

Cette enfant peut être enchaînée à quinze ans par un traité dont elle ne devra plus s’affranchir tandis qu’il lui faudra attendre qu’elle ait les vingt-cinq ans exigés pour exister légalement et jouir des droits que confère la majorité. Jusque-là, elle ne peut s’engager à rien, elle ne peut ni jouir de sa fortune, ni emprunter de l’argent, ni vendre son bien, mais elle peut se vendre elle-même27.

L’ethos du chroniqueur

Contrairement à la nouvelle, qui accepte le jeu des points de vue et le collage des discours, la chronique fait entendre une parole fortement ancrée dans une situation concrète de communication, où l’ethos du chroniqueur s’identifie à la personne du journaliste. Dans « Les mœurs du jour » se dessine ainsi la figure du chroniqueur célibataire, qui partage avec les maris de ses lectrices une connaissance intime des femmes de petite vertu, et qui parle d’expérience :

N’ayant jamais eu de maîtresse qui se soit poignardée pour moi ou qui m’ait fait l’honneur de me laver la figure avec un caustique énergique, je n’aurai pas la naïveté de croire à la sincérité des filles28.

La position discursive du chroniqueur est toujours surplombante, à distance de son objet et supérieure à ses lectrices. C’est pourquoi la chronique peut pasticher le déroulement d’un cours, prétendant analyser selon la démarche méthodique de la science un phénomène d’actualité dont les journaux ont constaté l’apparition :

Il y a des époques d’épidémies, des souffles de fièvres, des ouragans de folie qui passent sur le monde […] Nous traversons une période d’amour. Oh ! d’amour !! C’est beaucoup dire. Est-ce bien ce mot qu’on devrait employer pour exprimer le détraquement hystérique qui se manifeste dans la jeunesse de ce jour ? […] la crise a deux aspects. Considérons-la d’abord chez les marchandes de tendresse qui semblent en proie depuis quelque temps à des délires de passion sincère.

Cherchons donc la cause de cette crise29.

Le patron didactique adopté par la chronique se précise dans la suite de l’article, lorsque Maupassant nomme le conférencier Elme-Marie Caro, professeur de philosophie à la Sorbonne, qui édifie les femmes du monde lors de conférences à succès :

Je ne vois que M. Caro dont les savantes leçons exercent sur vos cœurs une influence assez décisive. Mais consentirait-il à consacrer un des cours que vous suivez si assidûment à traiter cette question, pourtant si large et si facile aux développements, « de l’amour dans le monde » ?

Voici, je crois, les points principaux où pourrait s’exercer son éloquence […]30

Fort de cet ethos pédagogique emprunté temporairement, le chroniqueur termine ironiquement son article sur les femmes vénales par « Ainsi soit-il. » L’ethos de l’homme de science ou du philosophe spiritualiste est un masque commode sous lequel le chroniqueur est autorisé à parler du vice dans les colonnes d’un journal pour bourgeois collet-monté. Mais ce rôle adopté par pastiche ne fait que détourner la satire vers les hommes prétendument spéciaux que leur autorité de médecin ou de professeur autorise à parler impunément de la prostitution ; jamais le chroniqueur ne dirige ses flèches contre les mâles bourgeois qui bénéficient du commerce des corps. C’est là toute la différence avec la fiction, où les notables débauchant leur servante et les clients des maisons closes sont pris dans les mêmes filets de la caricature que les filles qui leur dispensent leurs faveurs. Ainsi, dans « La Maison Tellier », lorsque les bourgeois de Fécamp s’informent mutuellement du retour au bercail des pensionnaires de la maison close, l’ironie touche tout le monde. L’un des clients, saleur de poissons de son métier, chef de famille et joliment nommé M. Tourneveau, reçoit en plein repas dominical le message codé annonçant la réouverture de la maison de plaisir : « Chargement de morues retrouvé ; navire entré au port ; bonne affaire pour vous. Venez vite31. » De qui rit-on en lisant ce passage ? Des « morues » ou des notables, tout aussi animalisés qu’elles, qui attendent avec impatience leur retour pour satisfaire des besoins sexuels frustrés par les impératifs de la respectabilité bourgeoise ? Contrairement au discours journalistique, ancré dans une situation de communication qui oblige Maupassant à choisir son camp et à en endosser les valeurs, la fiction peut se permettre de rejeter la responsabilité du jugement sur le lecteur.

L’ailleurs, règne de l’exception

La seule exception notable à l’univocité de la chronique maupassantienne se trouve dans les récits de voyage en Afrique du Nord. L’exotisme de l’évocation permet en effet au reporter de mettre en regard les usages sociaux et les codes moraux de ses lecteurs parisiens avec les mœurs étrangères des populations qu’il rencontre. Certes, le discours continue à prendre les codes de la bourgeoisie parisienne pour point de référence, mais le jugement moral devient relatif. Ainsi, affirme le reporter, l’hypocrisie qui oblige en Europe à se cacher pour rendre visite aux prostituées n’a pas cours en Afrique du Nord :

Je vis s’approcher un enfant d’une douzaine d’années […] et, comme je m’étonnais qu’on le laissât ainsi rôder, à cet âge, au milieu des courtisanes, on me répondit : « C’est le plus jeune fils du bach’agha. Son père l’a envoyé ici pour apprendre la vie et connaître les femmes ! » Comme nous voici loin de nos mœurs françaises !

[…] Et je compris que ses grands frères, les deux caïds, qui devaient avoir environ quarante ans, le plaisantaient sur son voyage au Ksar, lui demandant pourquoi il avait l’air si fatigué, d’où lui venait cette cravate de soie qu’il portait au cou, si c’était un cadeau de femme…

Tant il est vrai que la morale change avec les latitudes !32

Le récit journalistique se rapproche encore plus de l’implicite typique du récit de fiction dans l’évocation des danseuses, en particulier les Ouled-Naïl, pour lesquelles Maupassant éprouve une véritable fascination – largement partagée par ses contemporains, comme le montrent l’œuvre du peinte orientaliste Dinet33 et les photographies de Lehnert et Landrock34. L’étrangeté physique et morale de ces femmes que leur tribu envoie se constituer leur dot en se prostituant dans les bouges de Boghari et de Djelfa semble les placer hors de l’humanité, les rendre paradoxalement inaccessibles, alors même qu’elles deviennent des filles publiques. Leur beauté étrange confère une dimension presque sacrée à leur fonction, ce qui explique que la contemplation de ces prostituées mystiques ne soit permise au voyageur qu’après une série d’épreuves initiatiques qui subliment chacune un peu plus la pulsion scopique dont il est l’objet. Ainsi, dans l’article intitulé « Les Africaines », le souvenir des Ouled-Naïl est associé à celui d’une danse observée dans une maison close de Tunis, où l’une des danseuses est comparée à une « idole ». Comme les Orientaux ne laissent pas les étrangers pénétrer dans le gynécée, le voyageur français à Tunis est accompagné d’un fonctionnaire, qui fait tout son possible pour montrer au touriste quelques exemplaires de femmes locales. Tout ce qu’il trouve d’abord, c’est une mère juive qui exhibe ses filles dansant du ventre, spectacle pour touristes libidineux qui dégoûte le narrateur. Il lui montre ensuite, avec d’immenses difficultés, les grandes courtisanes de la colonie : « Je vis là de grosses filles brunes, médiocrement belles, en des taudis pleins d’armoires à glace35. » Enfin, le policier indigène qui accompagne le journaliste et le fonctionnaire français a l’idée de les emmener dans un bouge, où ils découvrent le spectacle inoubliable de la danse des prostituées arabes :

Elles sont parées comme pour une féerie, comme les princesses des Mille et Une Nuits, et une d’elles, âgée de quinze ans environ, est d’une beauté si surprenante, si parfaite, si rare, qu’elle illumine ce lieu bizarre, en fait quelque chose d’imprévu, de symbolique et d’inoubliable […] Où sommes-nous ? Dans le temple de quelque religion barbare ? Ou dans une maison publique ?

Dans une maison publique ? Oui, nous sommes dans une maison publique, et rien au monde ne m’a donné une sensation plus imprévue, plus fraîche, plus colorée que l’entrée dans cette longue pièce basse, où ces filles parées, dirait-on, pour un culte sacré, attendent le caprice d’un de ces hommes graves qui semblent murmurer le Coran jusqu’au milieu des débauches36.

La dimension sacrée dont le reporter investit la prostitution en contexte colonial, mise à distance par son caractère spectaculaire, substitue au jugement moral la fascination pour un rite incompréhensible, dont les danseuses, en particulier les Ouled-Naïl, sont les prêtresses :

Dans cette petite ville de colons, poussée en plein désert, l’apparition subite de cet être éclatant et magnifique, couvert de parures, au visage tatoué d’étoiles bleues, à la démarche fière comme celle d’une reine barbare, me saisit d’étonnement et d’admiration. Plus loin j’en vis une autre debout sur le seuil de son logis, encadrée par sa porte, comme en une niche d’idole. La masse de ses cheveux édifiés en monument touchait le haut de l’entrée ; et elle nous regardait avec des yeux fixes, dédaigneux, vaguement souriants. Elle n’était belles ni l’une ni l’autre, mais inexprimablement étranges et saisissantes, bestiales et mystiques, parées pour des vices primitifs, exigeants et simples de nomades37.

Comme la fiction, qui entraîne le lecteur à la suite des personnages dans les bas-fonds des quartiers réservés de Marseille ou dans une maison close de Fécamp, le reportage légitime la description, au nom du pittoresque, de l’étrangeté radicale des mœurs exotiques, voire d’une sacralisation de la prostitution, et permet à tous, même au lecteur – à la lectrice ? – comme il faut du Gaulois, de regarder la prostituée en face.

Dans le même temps, le récit de voyage joue sur la transgression, comme le montre le récit des nombreuses étapes à franchir pour voir enfin « l’idole » du bordel de Tunis ou les danseuses Ouled-Naïl. Or, dans la société contemporaine de Maupassant, cette transgression a des implications différentes selon que le lecteur est un homme ou une femme. Si le lecteur mâle peut s’identifier aisément aux clients des maisons de plaisir, la fascination pour les prostituées orientales place la lectrice dans une situation beaucoup plus gênante, la rapprochant de l’héroïne de la nouvelle « Le Signe38 ». Ce récit met en scène une femme comme il faut, fascinée par le manège d’une prostituée racolant depuis sa fenêtre et qui, par admiration pour les signes subtils par lesquels sa voisine attire ses clients, les imite avec tant de bonheur qu’un homme monte chez elle et exige qu’elle remplisse la promesse de son invitation muette. Récit d’avertissement, qui met en garde les femmes de bonnes mœurs contre la fascination qu’elles pourraient éprouver pour les femmes de mauvaise vie, cette nouvelle, comme les reportages en Afrique du Nord, met en œuvre la séduction en même temps qu’elle la dénonce.

*

Le récit de reportage, parce qu’il abandonne le discours univoque de la chronique parisienne telle que la pratique habituellement Maupassant pour jouer de la fascination et de la transgression, jette le trouble dans la lecture du journal, comme le font les nouvelles par l’usage subtil du récit. Mais l’exotisme du récit de voyage aux colonies, imposant à la réalité un puissant imaginaire culturel, interpose aussi un filtre – protecteur et libérateur tout autant que déformant – entre le monde de la débauche et celui des lectrices comme il faut du journal. Plus elle s’éloigne de l’écriture référentielle du journaliste pour rejoindre la littérature, plus l’évocation maupassantienne du monde de la prostitution gagne en efficacité imaginaire. Moins explicites, jouant des ressorts complexes de la représentation littéraire, nouvelles et reportages peuvent donc, sans heurter frontalement les bonnes mœurs, s’aventurer plus loin dans les bas‑fonds qu’il n’est possible aux chroniques parisiennes. La « bas-fondmanie » que Maupassant défend incessamment comme critique et comme journaliste, il ne l’embrasse véritablement qu’en trempant dans la boue des mauvais lieux sa plume de conteur.

(École Normale Supérieure de Lyon)

Notes

1  Maupassant, « Les bas-fonds », Le Gaulois, 28 juillet 1882.

2  Dans le recueil La Maison Tellier, Victor Havard, 1881 (pas de pré-originale).

3  L’Écho de Paris, 29 mai-5 juin 1884, repris dans le recueil Les Sœurs Rondoli, Ollendorff, 1884.

4  Le Figaro, 9 septembre 1884, repris dans le recueil Yvette, Victor Havard, 1884.

5  Éliane Lecarme-Tabone, « Énigme et prostitution », dans Maupassant Miroir de la Nouvelle, Saint-

Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1988, p. 111.

6  Gil Blas, 22 juillet 1884, repris dans le recueil La Maison Tellier, op. cit.

7  Dans « Le port », L’Écho de Paris, 15 mars 1889, repris dans le recueil La Main gauche, Ollendorff, 1889.

8  Alain Corbin, Les Filles de noce, misère sexuelle et prostitution, Aubier-Montaigne, 1978 (rééd. Flammarion, « Champs. Histoire », 2010).

9  Gil Blas, 9 janvier 1891, ajouté à l’édition définitive de La Maison Tellier, Ollendorff, 1891.

10  « Les Tombales », dans La Maison Tellier, Gallimard, « Folio classique », 2010, p. 67.

11  Ibid., p. 70.

12  Ibid., p. 71.

13  Le Gaulois, 9 mars 1881.

14  Op. cit.

15  « Les mœurs du jour », art. cit.

16  Ibid.

17  Ibid.

18  Gil Blas, 13 mars 1883, repris dans le recueil Toine, Marpon et Flammarion, 1886.

19  Ibid.

20  Gil Blas, 25 septembre 1883 (texte signé Maufrigneuse), repris dans le recueil Le Rosier de Mme Husson, Quantin, 1888.

21  Voir sur ce point Marie-Ève Thérenty, « La chronique » dans La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Nouveau Monde Éditions, 2011, p. 967.

22  « L’Odyssée d’une fille », op. cit.

23  « La Maison Tellier », op. cit., p. 49.

24  Ibid., p. 40-41.

25  Le Gaulois, 19 août 1883, repris dans le recueil Contes du jour et de la nuit, Marpon et Flammarion, 1885.

26  Revue politique et littéraire, 26 mars 1881, repris dans La Maison Tellier.

27  Gil Blas, 15 janvier 1884 (texte signé Maufrigneuse) ;

28  « Les mœurs du jour », op. cit.

29  Ibid.

30  Ibid.

31  « La Maison Tellier », éd. citée, p. 59.

32  « Dans le désert. Paysages d’Afrique », Le Gaulois, 20 septembre 1881.

33  Étienne, puis Nasreddine Dinet, 1861-1929.

34  Rudolf Lehnert (1878-1848) et son associé Ernst Landrock (1878-1966), ont abondamment photographié les Ouled-Naïl, dans la veine de l’érotisme orientaliste.

35  « Les Africaines », L’Écho de Paris, 15 juin 1889.

36  Ibid.

37  Ibid.

38  Gil Blas, 27 avril 1886, repris dans le recueil Le Horla, Ollendorff, 1887.

Pour citer ce document

Sarah Mombert, « Maupassant, le journal et les filles», Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930), sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-prostitution-bas-fonds-1830-1930/maupassant-le-journal-et-les-filles