Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930)

Les « écrivains de filles » ou la pornographie sérieuse

Table des matières

ÉLÉONORE REVERZY

C'est en 1890 dans un article du Mercure de France qu'une catégorie d'auteurs, les « écrivains de filles », émerge sous la plume du critique Ernest Raynaud. Zola, Edmond de Goncourt et Huysmans sont alors successivement convoqués pour avoir écrit Marthe. Histoire d'une fille (1876), La Fille Élisa (1877) et Nana (1880). La démonstration, efficace, souligne comme il se doit divergences et points communs : Zola séduit « l'imagination et les sens », Goncourt « veut émouvoir l'esprit et le coeur », Huysmans s'attaque aux « nerfs1 ». Elle pointe en tout cas, en quelques années, de 1876 à 1880, un intérêt particulier et propre à certains écrivains pour la prostitution.

La distinction n'est pas sans artifices : la prostitution est tout autant un objet littéraire pour l'auteur de La Dame aux camélias ou pour celui des Mystères de Paris. Il ne s'agit pas d'un sujet neuf, les prostituées des années 1830 et 1840, dans le drame romantique (Marion Delorme), le roman balzacien (Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes), la poésie (Rolla) ne sont que retournées dans la littérature réaliste. Ce qui est nouveau en effet est peut-être lexical – c'est le terme de filles. Laides et grotesques à l'instar de cette Rosa la Rosse de La Maison Tellier de Maupassant, là où les courtisanes romantiques avaient tous les charmes de Coralie, sottes et vulgaires là où une Esther avait l'esprit léger d'une actrice, elles sont l'envers indissociable de leurs aînées. Le négatif qui, sous prétexte de dévoilement réaliste, se trouve chargé de tous les éléments dépréciatifs, ne présente donc pas un paradoxe de la vision romantique, mais son envers caricatural. À l'excès (d'idéalisation dans un sens) répond l'excès (de mimesis dans l'autre sens). Et parce que la mimesis relève d'un propos sérieux, la fille accède – dans l'esprit du lecteur comme dans l'histoire littéraire, et ce du fait bien sûr des affirmations des écrivains eux‑mêmes – à une vérité, voire à la Vérité à laquelle elle est souvent associée. La prostitution devient ainsi la pierre de touche d'une esthétique qui a le vrai comme principe et comme but. La figure de Phryné telle que l'a analysée Bernard Vouilloux2, supplante celle de Vénus, qui servait peu ou prou, avec celle de Marie-Madeleine, de socle à la figure de la courtisane romantique. L'histoire de la courtisane grecque, à laquelle est associée une double tradition, semble sous-jacente à cette littérature de la prostitution, à ce que j'appellerai ici la pornographie sérieuse. Soit en effet que Phryné incarne une beauté si parfaite qu'elle puisse satisfaire Praxitèle et Apelle, jusqu'alors condamnés à emprunter à divers modèles des morceaux parfaits pour composer leurs œuvres, soit qu'elle soit associée au dévoilement de la vérité face à des juges qui l'accusent d'impiété, elle contient la nudité, la vérité, la beauté, et bien sûr la prostitution, le tout se combinant dans une dialectique de la monstration et de la pudeur.

Les trois romans que commente le critique du Mercure de France sont en effet des récits où le corps, dans de grandes scènes à charge métapoétique (les scènes de théâtre pour Marthe et Nana, les scènes de parade dans le cadre plus restreint du théâtre qu'est la maison close), fait l'objet de descriptions insistantes. Le théâtre et le bordel sont des lieux au sens tout à la fois spatial et rhétorique du terme, des moments de cristallisation ou d'accélération de cette épistémophilie, dont Peter Brooks fait le grand moteur du récit réaliste3. En ce sens, parmi les sujets que les contemporains ont jugés émergents et proprement réalistes (le monde ouvrier, les machines, les marges, la banlieue...), la prostituée avec les espaces qu'elle occupe (maison close, théâtre, rue), tous placés sous le signe de l'optique, tous posant le rapport entre l'intime et le public, le fermé et l'ouvert, se révèle sans nul doute plus réaliste encore, parce qu'elle pose très nettement l'équivalence entre nudité et vérité. Il y aurait dès lors dans l'exposition du corps comme un paradigme indiciaire qui ferait signe vers la Vérité dont l'écrivain réaliste est en quête ou qu'il prétend représenter – posant en effet sa différence par opposition au mensonge supposément associé à l'esthétique romantique.

Il faut de suite ajouter, dans le choix d'un tel personnage, un atout supplémentaire pour l'écrivain réaliste : la particularité de cette Vérité, incarnée dans le corps nu et exposé de la prostituée, est qu'elle est désirable. La mise en scène de ce désir, dans des scènes collectives ou dans l'interaction amoureuse, participe à l'efficacité du dispositif. Parce que le corps de la fille est désiré par un ou plusieurs personnages dans la fiction, le lecteur est à son tour pris au piège, captivé par la narration et sommé d'en entendre le discours. Mais le récit réaliste est intelligent et ironique ; il ne sollicite ainsi le lecteur que de manière retorse, lui offrant des héroïnes décevantes, à la beauté incertaine, à l'esprit vague. Le piège fonctionne dans et par la séduction du texte qui dénonce en même temps la séduction facile et incite au retrait et à la réflexion. Jouant ainsi sur les deux tableaux, il sait recourir à des scènes pimentées et parfois carrément lestes, tout en éveillant toujours chez le lecteur le sens critique et lui offrant ainsi l'antidote à l'entrainement séductif.

C'est donc en premier lieu cette équivalence entre nudité et vérité, et le lien que permet d'établir la prostituée entre ces deux termes, qu'il convient d'éclairer. La prostituée y devient le personnage réaliste par excellence, et l'auxiliaire idéale de la transmission d'un discours et d'un savoir. Mais si ce personnage est un outil, au service d'un propos esthétique, il n'en a pas moins une autre fonction qu'Ernest Raynaud perçoit très finement au sujet de Nana. La prostituée est la « réclame vivante », elle incarne les pratiques de publicité de l'œuvre en régime médiatique, elle en contient à la fois l'indécence, le tapage et la séduction.

La vérité exposée

Le corps de la prostituée est l'objet chez les « écrivains de filles », à condition qu'on étende la liste d'Ernest Raynaud à d'autres romanciers, tels Maupassant, Paul Adam, Léon Hennique, Henry Céard ou Robert Caze, d'une attention extrême que le détaillement des descriptions physiques donne d'emblée à voir au lecteur. Si un corps est visible et rendu visible, c'est bien le corps de ces femmes-là. On connaît les célèbres descriptions de Nana dans le roman de 1880, construites de manière progressive, sur un effeuillage qui sera complet dans l'apothéose finale de l'actrice jouant le rôle de Mélusine – et dont le charnier de son corps en décomposition spontanée pour ainsi dire constituera l'envers. Peindre la peau de la prostituée, de celle qui s'exhibe implique aussi qu'on en montre le dessous ou le dedans. L'un des passages les plus frappants et les plus souvent cités du roman de Zola est sans doute celui-ci :

Nana était toute velue, un duvet de rousse faisait de son corps un velours ; tandis que que, dans sa croupe et ses cuisses de cavale, dans les renflements charnus creusés de plis profonds, qui donnaient au sexe le voile troublant de leur ombre, il y avait de la bête4.

La toison de Nana semble s'étendre à tout son corps, qu'elle voile et dévoile : le secret de son sexe, vers lequel le récit ne cesse d'approcher, est le grand moteur du roman de Zola, romancier qui, par le biais de relais narratifs5, ne cesse de revenir à « ce rien honteux », « une petite bêtise dont on riait », cet « outil6 » qui la dote d'un si grand pouvoir. Cependant l'obscénité de cette exposition-là a son pendant dans le visage décomposé de Vénus, aux dernières lignes du roman7 : comme si pénétrant les plis secrets de ce corps, l'écrivain accédait, pour le dévoiler dans cette anti-apothéose du dernier chapitre, à l'intériorité, aux organes dont la corruption restait indécelable, à l'œil nu8. En ouvrant le corps de Nana, il prétend, dans une représentation à la fois morale et esthétique, dire la vérité. La « vraie fille» du Dossier préparatoire9 trouverait ici sa réalisation ultime. Car, pour citer Bernard Vouilloux, « voir la femme toute nue, la voir toute, c'est l'avoir en sa vérité » mais c'est aussi là « où le visible se pose comme le lieu même de l'interdit de voir10 ». Ouvrir la femme, fantasme dont on connaît la prégnance depuis le XVIIIe siècle, est précisément ce qu'accomplit en partie le descripteur de Nana vérolée à la dernière page de son récit11.

Mais la vérité, c'est aussi le rôle du ferment que dès le premier chapitre, dans l'apparition de la Vénus offenbachesque, le corps de l'actrice – et la conscience qu'elle a de son pouvoir – diffuse dans la salle du théâtre des Variétés : en se dévoilant, elle met à nu les pulsions du public des Variétés, déchaîne la bête en rut dans tout spectateur, tout comme elle révèlera le substrat sexuel du mysticisme de Muffat, partagé entre ses aspirations vers Dieu et sa chair. La nudité joue comme un révélateur de vérité. Elle est en cela l'arme du romancier naturaliste qui publie parallèlement, et dans les colonnes du même journal, Le Voltaire, en alternance avec le feuilleton du roman, la théorie du Roman expérimental12 où la métaphore des corps chimiques, de leur mélange et de la mesure de leurs effets est fondamentale. Nana nue est la substance qui sert d'accélérateur au Vrai. Elle produit en somme un précipité de vérité.

On en dirait sans doute autant d'Elisabeth Rousset dans « Boule de suif », de Rachel dans « Mademoiselle Fifi » ou d'Irma dans « le Lit 29 », qui font éclater l'égoïsme, la lâcheté des bourgeois et des mâles dominants dans les nouvelles de Maupassant, de Mme de Pahauën qui, dans La Saignée de Céard, conduit le général en chef à une sortie hors des murs de Paris assiégé, de Marthe dans le roman de Huysmans qui a droit à la parole et se charge de témoigner sur son expérience en maison, dans un curieux passage où le narrateur devient fille à son tour pour épouser son point de vue13. À ceci près cependant que ce n'est pas l'exhibition de leur corps qui assure la révélation, mais leur simple présence ou éventuellement leurs paroles (ainsi des confidences de Marthe ou de passages de psycho-récit dans Chair molle14, échos lointains des révélations de Rosanette à Frédéric à Fontainebleau). Mais la vérité dont est porteuse la prostituée atteint son efficace maximale quand le lecteur ne la perçoit que de l'extérieur, n'accède pas à son intériorité, d'ailleurs souvent problématique (voir le personnage de Nana comme « bonne fille » et faisant le mal sans le vouloir) et doit se contenter de sa chair exposée. Placé dès lors dans la position du client ou du voyeur, il est condamné à subir l'empire qu'exerce la nudité.

La pornographie sérieuse

La représentation de la prostitution, et celle du corps de la prostituée, dans des dispositifs optiques (Marthe dans sa cuirasse de soie rose sur la scène de Bobino chez Huysmans, Nana sur la scène des Variétés ou dans la grotte de cristal de Mélusine, son dernier rôle, les filles de la maison Tellier essayant des jarretières dans un compartiment de chemin de fer...) est au service d'un savoir et d'un discours. Un savoir d'une part, tant sur les modes de fonctionnement de ce monde marginal, de ses règles, de ses lieux, que sur les grandes lois du désir et de la psyché humaine, un discours d'autre part, qui tient à la volonté de faire de ce monde prostitutionnel un univers chargé d'une forte exemplarité, qui, quoique marginal, met au jour des règles historiques, politiques, et globalement un fonctionnement de la société. Ce savoir et ce discours, c'est l'aiguillon du désir qui permet de les faire passer dans les plis du récit, non au sein d'une structure démonstrative mais par le biais de l'excitation que suscite l'exposition, de plus en plus précise, de plus en plus complète, du corps de la fille. La démarche naturaliste pourrait sans doute être comparée à celle des libertins du siècle précédent et en particulier au roman libertin philosophique. À ceci près que la forme du dialogue qui prévaut dans les romans libertins s'efface ici au profit d'une polyphonie narrative qui décentre le discours et fait une large place à l'ironie, se refusant en effet à ce qu'un point de vue auctorial s'impose au lecteur. La pédagogie plus complexe sans doute du roman naturaliste tient en effet en ce que la curiosité ou l'excitation du lecteur servent de moteur à une narration dont le sens n'est pas donné, mais à construire.

Le roman n'est cependant pas bavard : son éloquence est avant tout visuelle, puisqu'elle passe par la description, dans ce qui pourrait être un régime de l'hypotypose généralisé. Le récit met constamment sous les yeux du lecteur, de manière provocante, ce qui d'ordinaire ne se montre pas, ou ce qu'il ne veut pas voir. Texte exhibitionniste et troublant, qui autorise tout (la « littérature exposante » comme la concevait Flaubert, traitée de manière radicale) : 

Il fallait les voir ! Toutes extraordinaires de corps et de visage, de tenue et d'accoutrement : un pittoresque et comique assemblage de laideurs se faisant valoir les unes les autres. Des dondons, à joues charnues et rondes comme des fesses, coiffées d'un chapeau de paille ridiculement étroits. Des manches-à-balai habillés, surmontés d'un visage en lame de couteau. Cette figure sans nez, à côté de celle-ci au nez immense, exclusif, accapareur, ayant évidemment fait tort au front et au menton. Il n'y en avait qu'une de tout à fait bossue15.

La description se souvient bien sûr de celle des filles de Mme Tellier dans la nouvelle de Maupassant. À son tour Jean Lorrain, dans La Maison Philibert, retrouvera en 1904 le topos de la Vénus laide, que décline à la même époque Degas dans sa série des Femme au tub (où il donne à son modèle la pose de la Vénus accroupie mais pour donner à voir la fille dans ses ablutions), et surtout Forain, auteur avant Toulouse-Lautrec, de toiles d'une rare crudité (« Le Client », « Au bordel » en particulier) qui évoque directement le commerce de la chair dans son aspect le plus brutal. Ce paradigme réaliste renvoie-t-il pourtant seulement à une question esthétique ?

Littérature publique

Une des hantises qu'associent les Goncourt à la prostitution est l'impersonnalité : la fille n'est plus un sujet :

Le grand signe de la fille tombée à la prostitution, c'est l'impersonnalité. Elles ne sont plus une personnalité, mais une unité d'un troupeau. Le moi disparaît d'elles, c'est-à-dire la conscience et la propriété de soi, à ce point que dans les bordels, les filles prennent indistinctement avec les doigts dans l'assiette de l'une ou de l'autre : elles n'ont plus qu'une âme à la gamelle16.

Curieusement, ce sont les mercenaires du sexe qui leur inspirent cette considération – non les militaires ou les fonctionnaires tout autant frappés, après tout, de la négation de leur moi. Les listes que dressent ainsi les récits, avec les divers rôles dévolus à chacune – la belle Juive, la petite brune, la fille des champs, la duchesse, etc. – pour correspondre à la réalité de l'organisation bordelière, n'en sont pas moins révélatrices d'une insistance à souligner que les filles sont des emplois comme on dit au théâtre, qu'elles jouent des rôles (qui supposent en particulier l'adoption du prénom de celle qu'elles remplacent17) et obéissent à des fonctions dans l'imaginaire masculin, dont elles doivent combler les attentes. Cette scénarisation et ces fictions qui, en ce cas encore, sont de fidèles reflets de la réalité, font l'objet d'une attention significative de la part des auteurs. Certes la population du bordel permet à l'écrivain réaliste de se livrer à l'un de ses plaisirs favoris : le recensement taxinomique, le classement, la mise en ordre, mais on ne saurait justifier uniquement, par la manie du rangement, ces listes de pensionnaires avec les particularités physiques qui les singularisent, élevées au rang de topos par les « écrivains de filles ». Bien sûr, il faut rappeler que la littérature naturaliste est psittachiste et que, comme l'ont montré Mireille Dottin-Orsini et Daniel Grojnowski, tous les « romans de la prostitution », pour reprendre le titre de leur anthologie, sont pris dans une auto-référentialité18 dont une des sources est L'Éducation sentimentale, « modèle du roman naturaliste19 » – toutes les prostituées étant peu ou prou les filles ou les sœurs qui de Rosanette, qui de Zoraïde Turc.

Mais il semble aussi que l'indistinction des filles fasse signe vers une littérature démarquée, dévaluée, qui se ramènerait à son étiquette générique (comme on parle de roman sentimental, de roman d'aventures, de poésie élégiaque) et aux attentes d'un lectorat plus ou moins attentif et exigeant, l'adéquation entre le rôle de la mercenaire et le désir masculin reflétant celle d'une certaine littérature, sérielle, de masse, et d'un public friand de simple divertissement, un divertissement qu'il se procure pour quelques sous (le coût d'un abonnement au cabinet de lecture ou le prix d'un roman de gare). Particulièrement frappante à ce propos l'élaboration d'un topos, celui de la prostituée lectrice, qui lit surtout des feuilletons sanglants ou sentimentaux, des romans de chevalerie faits à la grosse (Élisa), les faits divers des journaux – à moins qu'au prix d'une invraisemblance manifeste, elle ne lise, comme certaine pensionnaire de la maison Philibert, de l'ultra-contemporain ou de la fiction mondaine. On y verrait aisément un élément d'une sociologie de la prostituée, renvoyant à son univers culturel. N'est-ce pas surtout la marque d'une hantise d'écrivain : la prostituée lit ce qu'elle est, ce qui lui correspond (des œuvres sans individualité, de la littérature produite à la chaîne, de la fiction à sensations fortes) ? Celle qui n'est qu'un type parmi les quatre ou cinq types féminins présents dans la maison où elle est employée, n'a accès qu'à une littérature qui lui ressemble. Marchandée par les clients, elle ne trouve d'échappatoire que dans la consommation de narrations de masse dont l'effet produit sur elle (les pleurs, la terreur, l'attendrissement, la révolte) est comparable au désir qu'elle fait naître chez ceux qui la visitent et au plaisir qu'elle leur apporte. La mise en série des filles de bordel évoque ainsi les rayons d'une bibliothèque de gare, ou les rubriques d'un journal. De même que la fille est vouée à se dévaluer au fil des ans, qu'elle doit attirer le regard et capter l'attention, promettre des merveilles, satisfaire les attentes du client, de même cette littérature sérielle, faite sur mesure et à la demande n'a que les charmes surfaits et vite oubliés d'un produit de consommation qui plaît à tous – ou presque – et s'use aussitôt. L'insistance des romanciers naturalistes sur le vieillissement de la prostituée – là où la courtisane romantique mourait à dix-neuf ans... – y gagne une nouvelle résonance.

Parce que le capitalisme en pleine expansion ruine la notion de valeur artistique, en instituant sa fluctuation et surtout son indexation sur les lois du marché et les attentes du public, la fille de joie ordinaire énonce de manière directe et aisément compréhensible, l'entrée de l'œuvre artistique dans une ère nouvelle : le temps s'y accélère, les règles y sont instables, les œuvres de l'homme s'y dévaluent et n'obéissent plus qu'à des stratégies temporaires et à des visées immédiates. Par là même décrire ou peindre des prostituées et les dévoiler, c'est aussi se garantir, lors même qu'on ne peut y échapper, contre la « modalité prostitutionnelle » de l'œuvre d'art20. La confusion entre la publicité de la fille de joie et la réclame de l'œuvre peut dès lors atteindre son point de réalisation ultime : Nana, personnage, dont le nom figure en grosses lettres sur les affiches à l'entrée du Théâtre des Variétés au chapitre I et est crié par un gamin sur le boulevard, et Nana, titre d'un roman porté par les hommes‑sandwiches sur les boulevards21, constitue sans doute un cas-limite, repéré d'ailleurs par les contemporains, pour certains indignés comme Goncourt. On bascule d'un rapport allégorique à une relation tautégorique. N'en va-t-il pas de même de La Fille Élisa, qu'Edmond va admirer à la vitrine des librairies des boulevards22 ? Dans cet espace hanté par les filles, près de ces cafés où beaucoup travaillent avec l'aide des garçons, le titre du livre résonne fortement – lors même qu'il évoque une autre réalité prostitutionnelle, celle de la clôture. « La Maison Tellier » qui donne son titre au recueil de 1881 est tout à la fois le lieu où le lecteur est invité à pénétrer, et le livre lui-même – et on ne négligera pas, avec Marie-Ève Thérenty, le sème to tell dans le patronyme de la tenancière. Y a-t-il en effet meilleur argument de vente que de faire figurer dans le titre le mot « fille », « prostituée », « maison », ou quelque « gros numéro », lors même qu'on redoute saisie et censure23 ? L'œuvre devient en cela à la fois le produit (la marque selon un terme émergent dans ce sens commercial au XIXe siècle comme l'enregistre le Grand Larousse du XIXe siècle) et le discours qui la vend, l'œuvre de l'écrivain et la publicité qui l'accompagne.

(Université de Strasbourg)

Notes

1 Ernest Raynaud, « Les écrivains de filles », Mercure de France, juillet 1890, p. 236.

2 B. Vouilloux, Le Tableau vivant. Phryné, l'orateur et le peintre, Flammarion, coll. « Idées et recherches », 2002.

3 P. Brooks, Body work. Objetcts of Desire in Modern Narrative, Havard University Press, 1993, p. XIII.

4 Nana, Les Rougon-Macquart, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, t. II, p. 1271.

5 C'est en particulier le cas de Mignon qui, visitant son hôtel, admire cet empire qu'elle est parvenue à bâtir avec ce « petit rien » (Nana, p. 1467).

6 « Ah ! Nom de Dieu ! quel outil !, laissa échapper Mignon dans son ravissement, avec un retour de gratitude personnelle » (ibid.).

7 « C'était un charnier, un tas d'humeur et de sang, une pelletée de chair corrompue, jetée là sur un coussin. […] Un œil, celui de gauche, avait complètement sombré dans le bouillonnement de la purulence ; l'autre, à demi ouvert, s'enfonçait comme un trou noir et gâté. Le nez suppurait encore. Toute une croûte rougeâtre partait d'une joue, envahissait la bouche, qu'elle tirait dans un rire abominable. Et, sur ce masque horrible et grotesque du néant, les cheveux, les beaux cheveux, gardant leur flambée d'or, coulaient en un ruissellement d'or. Vénus se décomposait » (ibid., p. 1485).

8 « […] et elle partit en grande toilette pour embrasser Satin une dernière fois, propre, solide, l'air tout neuf, comme si elle n'avait pas encore servi » (ibid., p. 1470).

9 « La vraie fille sans passion – Aimant ça pourtant. Bonne fille », note Zola sur le f°1 de l'Ébauche (La Fabrique des Rougon-Macquart, édition des Dossiers préparatoires, Colette Becker éd., avec la collaboration de Véronique Lavielle, Champion, 2006, t. III, p. 430).

10 B. Vouilloux, op. cit., p. 321.

11 C'est de cette dernière page que sort en entier le Virus d'amour d'Adolphe Tabarant, dont on doit la réédition à Mireille Dottin-Orsini et Daniel Grojnowski (dans Un Joli monde. Romans de la prostitution, Laffont, coll. « Bouquins », 2009).

12 J'ai étudié ce dialogue entre texte théorique et texte romanesque, et l'effet démonstratif de cette juxtaposition dans la page du journal dans mon article : « La littérature publique. L'exemple de Nana » (RHLF, 2009-3, p. 587-603).

13 Dans ce passage la proximité compassionnelle (avec un « vous » que je souligne et qui implique le lecteur) et la distance (le déictique « ces malheureuses ») disent l'ambiguïté de la posture de l'écrivain (et client) Huysmans : « Elle n'avait pu oublier encore, dans le morne abrutissement des ripailles, cette terrible vie qui vous jette, de huit heures du soir à trois heures du matin, sur un divan ; qui vous force à sourire, qu'on soit gaie ou triste, malade ou non ; qui vous force à vous étendre près d'un affreux ivrogne, à le subir, à le contenter, vie plus effroyable que toutes les géhennes rêvées par les poètes, que toutes les galères, que tous les pontons, car il n'existe pas d'état si avilissant, si misérable qu'il puisse être, qui égale, en abjects labeurs, en sinistres fatigues, le métier de ces malheureuses » (Huysmans, Marthe. Histoire d'une fille, Romans I, Laffont, coll. « Bouquins », 2005, p. 21).

14 Comme dans ces lignes : « elle vieillirait, se fanerait, et, quand elle aurait perdu fraîcheur et beauté, on la chasserait des maisons closes ; elle roulerait de bordel en bordel, jusqu'au jour où elle tomberait dans les maisons à un franc, ces bouges infects dont les roulures de passage parlaient avec dégoût, ces bouges où il fallait se livrer à des gens malpropres et à des soldats ivres. Enfin quand elle serait tout à fait décatie, on la mettrait dans la rue, et alors que deviendrait-elle ? » (Chair molle, op. cit, p. 66).

15 Paul Alexis, « Les Femmes du père Lefèvre », La Fin de Lucie Pellegrin, Slatkine Reprints, coll. « Ressources », 1979, p. 201.

16 Ed. et J. de Goncourt, Journal, op. cit., t. I, p. 771 (16 février 1862). Voir sur la désindividualisation, les réflexions de C. Becker dans « La Fille Élisa, ou comment tuer le romanesque : ''une stupide absence d'elle-même'' » (Cahiers Edmond et Jules de Goncourt,
n°7, 1999, p. 194-204).

17 Lucie Thirache devient ainsi Nina, dans le bordel où elle entre aux premières pages du récit dans Chair molle.

18 Mireille Dottin-Orsini et Daniel Grojnowski, Préface à Un joli monde. Romans de la prostitution, op. cit., p. XXXV-LV.

19 Je renvoie à ce propos à l'article d'Yves Chevrel : « L'Éducation sentimentale : modèle du roman naturaliste » (Mimesis et semiosis. Miscellanées en l'honneur d'Henri Mitterand, Nathan, 1992, p. 505-514, ainsi qu'au livre de David Baguley : Le Naturalisme et ses genres (Nathan, coll. « Le texte à l'œuvre », 1995).

20 Voir B. Vouilloux, op. cit., p. 347.

21 Voir à ce propos les Notes d'un ami de Paul Alexis (Maisonneuve et Larose, 2001, avec une Préface de René-Pierre Colin, 2001, p. 117-118). Alexis attribue au Voltaire cette campagne publicitaire inouïe dont, la correspondance de Zola nous l'apprend, l'écrivain était l'instigateur.

22 « C'est ravivant et exaltant tout de même, le succès brut, l'exposition insolente de son livre, auprès duquel on sent que les autres n'existent pas. Je viens de voir une grande librairie sur un boulevard neuf, qui n'a en montre que La Fille Élisa, étalant par toutes ses vitrines, aux gens qui s'arrêtent, mon nom, mon nom seul ! » (Journal, op. cit., t. II, p. 734, 31 mars 1877)

23 Dans sa lettre du 1er octobre 1876, Huysmans annonçait à Edmond de Goncourt que son livre, Marthe. Histoire d'une fille, avait été saisi : « Je ne comprends pas. J'ai cru, en mon âme et conscience, faire une œuvre d'art, morale et anti-érotique. [...] À la demande que j'ai adressée à la censure de faire mettre des cartons, il fut répondu : C'est inutile le sujet même est suffisant pour justifier la saisie du livre » (Lettres inédites à Edmond de Goncourt, Nizet, 1956, p. 47). En 1891, la pièce intitulée Prostituée ! de M. de Chirac fut censurée et interdite à la représentation.

Pour citer ce document

Éléonore Reverzy, « Les « écrivains de filles » ou la pornographie sérieuse», Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930), sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-prostitution-bas-fonds-1830-1930/les-ecrivains-de-filles-ou-la-pornographie-serieuse