Les Mystères urbains au prisme de l'identité nationale

Les mystères des Mystères de Montréal d’Henri-Émile Chevalier

Table des matières

YOAN VÉRILHAC

Comme quoi l’auteur, en dévoilant plusieurs mystères, oublie, peut-être à dessein, d’en trancher un assez important1.

Né en 1828 à Chatillon-sur-Seine, Henri-Émile Chevalier fait des débuts littéraires précoces dans la presse locale et son engagement républicain lui vaut, au moment du coup d’État, emprisonnement et exil2. Sa carrière se compose alors en deux temps : proscrit réfugié en Amérique, entre 1853 et 1860, il fait ses armes à Montréal, en écrivain journaliste conquérant, prolifique, notamment à la direction de la revue La Ruche littéraire et politique mais aussi dans d’autres journaux, Le Pays, La Patrie, Le Moniteur Canadien. Actif sur le front politique, notamment par sa participation aux débats de l’Institut Canadien de Montréal, il publie de nombreux récits, travaillant très clairement à l’exploitation des modèles forgés par le roman d’aventures à la manière de Cooper et le roman urbain dans la veine de Sue, à qui il affecte d’ailleurs de ressembler selon un portrait3. De retour en France, sa production romanesque sera centrée sur l’écriture d’une vaste saga de Drames de l’Amérique du Nord, série de romans exotiques parus chez Poulet-Malassis, repris par la librairie Toubon puis par Michel Lévy, ou encore de Légendes de la mer chez E. Dentu, qui l’imposent comme un important passeur de l’histoire et de la culture américaines en France.

La postérité a réglé le sort de ce romancier prolifique de deux façons : par la reconnaissance, au Québec, puisque les travaux, par exemple de Claude Beauchamp ou des collaborateurs de La Vie littéraire, ont fait en sorte de le situer à sa place dans l’histoire de la littérature canadienne-française ; par l’oubli en France. Ainsi, pour les Québécois, au moins, Chevalier est loin d’être un mystère et, de façon plus générale (et surprenante), son roman Les Mystères de Montréal, a tout de même, en regard de ce qu’il est, une assez bonne fortune critique. Dominique Kalifa y fait allusion, dans une liste d’ouvrages attestant de la vogue des récits de l’Ouest américain en France dans les années 1850-18604, le roman est mentionné et décrit dans les notices relatives à Chevalier ou au « Récit d’aventures » dans Le Dictionnaire biographique du Canada et dans La Vie littéraire au Québec (1840-1869), il est enfin analysé en profondeur par Gilles Marcotte dans son article intitulé « Mystères de Montréal : la ville dans le roman au XIXe siècle5 ».

Objet plutôt bien connu et commenté, donc, Les Mystères de Montréal de Chevalier n’en constitue pas moins un mystère en ce qu’il est impossible de comprendre ce qu’il raconte. La raison en est simple : le roman est inachevé. La publication, débutée dans Le Moniteur canadien le 4 janvier 1855, s’arrête brutalement en septembre, et nous n’avons nulle trace du reste. La frustration tourne toutefois pleinement au mystère poussant le lecteur à enquêter, lorsque l’on constate que Chevalier, par sa pratique du recyclage des textes, des motifs et des personnages d’une œuvre à l’autre, des textes publiés au Canada aux œuvres éditées en France, nous invite à recouper les indices, établir des parallèles entre les personnages, les situations, en somme, à imaginer que si le roman n’a pas été terminé, il est potentiellement recomposable si on lit tout et qu’on est un peu malin.

Indépendamment même de l’inachèvement, Chevalier, investissant le genre du mystère urbain, le conduit à des limites problématiques, par la désinvolture avec laquelle il entend gérer la narration. Ce « défaut », si l’on veut, n’est pas l’exclusive des Mystères de Montréal. La critique de son temps ou les universitaires qui se sont penchés sur son cas n’ont pas hésité à en faire un trait distinctif de la production de Chevalier. Lorsqu’il édite son Pirate du Saint-Laurent à Montréal en 1859, le journal conservateur L’Ordre pointe non seulement l’immoralité de cette importation du roman romantique au Canada, mais encore l’incohérence : « Ce n’est pas là un ouvrage fini, écrit le critique ; mais plutôt quelques scènes tirées de je ne sais où et unies ensemble tant bien que mal6 ». Voici comment le Dictionnaire biographique du Canada juge La Huronne, deuxième jalon des Drames de l’Amérique du Nord : « Étrange salmigondis que cette Huronne : les deux premiers chapitres des Mystères de Montréal en forment le prologue, huit chapitres de La Huronne de Lorette y sont ajoutés tels quels et le reste est emprunté assez libéralement à Paul Kane. […] L’intrigue manque de vraisemblance et les caractères de relief, des personnages sont oubliés au cours d’une si longue route7 ». Reprenant le jugement d’un contemporain, Marc La Terreur étend le reproche à l’ensemble :

« Il écrit au jour le jour », dit Edmond Lareau en parlant de son œuvre littéraire à la Ruche, « à bride abattue, pour remplir les pages du fascicule. On croirait que les imprimeurs lui ont arraché son manuscrit ». Ce jugement peut aussi s’appliquer à son œuvre subséquente8.

Pour décrocher la palme du salmigondis étrange, Les Mystères de Montréal le dispute dignement à La Huronne, ainsi que le souligne Gilles Marcotte : « C’est un récit d’une rare incohérence, où l’on ne trouve à signaler que la diversité ethnique annoncée par le prologue (on y rencontre des Anglais, des Français et même un Indien), un notaire Vespy [sic] évidemment inspiré du célèbre notaire Ferrand d’Eugène Sue et quelques événements très peu crédibles9. » Gilles Marcotte attribue l’origine de cette faiblesse à un investissement superficiel de la matrice que Sue a fixée pour le roman urbain :

En fait, c’est l’absence presque totale d’une pensée morale et sociale organisée, structurée, qui frappe lorsqu’en sortant des Mystères de Paris, on pénètre dans ceux de Montréal. […] C’est dire, aussi bien, que les « mystères » de Montréal ne sont pas bien profonds et qu’on n’y retrouvera pas « cette rêverie métaphorique de la profondeur et de l’enfouissement », cette « évocation de la grande ville conçue comme abîme, maelström, labyrinthe, forêt fantastique, château gothique » qui fait le charme des romans de Sue10

Entre tous ces qualificatifs dénonçant le manque de tenue des récits de Chevalier, « étrange salmigondis » retient l’attention car il permet à la fois de décrire le principe de composition, le salmigondis, et l’effet produit : l’étrange ou le mystère, dont l’alimentation dépend précisément d’une poétique du recyclage et du collage, poétique non exclusivement opportuniste ou erratique, dont les enjeux recoupent à bien des égards tout ce que l’on peut dire, par exemple, d’un autre étrange salmigondis aux antipodes de Chevalier sur l’échelle des valeurs littéraires, Les Chants de Maldoror de Lautréamont. En ce sens, la réussite de Chevalier dans les Mystères de Montréal ne tient pas à la mise en branle virtuose d’une intrigue hyper intrigante donnant au lecteur – comme c’était le cas des Mystères de Paris – l’unique désir de lire la suite. C’est plutôt, comme dans toute littérature hermétique, la mise en action d’une quête interprétative. L’envie de lire le reste, d’embrasser toute l’œuvre, procède moins d’une envie de savoir ce qui va se passer que de savoir qui est qui, voire si quelque chose « a lieu » ou si « rien n’aura eu lieu que le lieu », le lieu commun, en l’occurrence. Au cœur de la pratique de Chevalier, en effet, il y a la génération, par le recyclage de stéréotypes, de mystères qui finissent par réduire les signes à des signes de signes, les personnages à des signes d’identité ou des signes d’autres personnages d’un monde clos sur ses obsessions.

Mon hypothèse est que le changement de manière de Chevalier, entre la production des romans-feuilletons de la période canadienne et la grande saga livresque de France, correspond bien entendu à une trajectoire de carrière, un changement de support, une évolution personnelle, des choix stratégiques, mais encore, à une quête littéraire et politique de dépassement de limites du roman dont le mystère urbain est tenu pour la pierre de touche et le lieu d’expérimentation. Un examen conjoint des Mystères de Montréal et de La Huronne, roman de transition entre les périodes canadienne et française11, aura pour vocation de vérifier la pertinence d’une telle hypothèse afin de circonscrire, même partiellement, quelle signification peut avoir, pour un écrivain comme Chevalier, l’appropriation du roman urbain dans la veine des Mystères de Paris.

La mise en scène de soi et des limites de la fiction

Un des traits les plus frappants de la production montréalaise de Chevalier est sa dimension réflexive mettant en scène complaisamment un auteur en quête de sa propre identité et manière. Les Mystères de Montréal frappe ainsi d’abord par l’ensemble des dispositifs entourant le texte, préparant sa publication et l’accompagnant : autant de preuves de la valeur symbolique que l’auteur confère au genre et au titre dans sa quête d’affirmation. Les Mystères de Montréal est précédé de seuils (mot de l’éditeur, dédicace de l’auteur, préface) qui construisent une figure de débutant opportuniste se faisant fort de capitaliser sur le succès de Sue. La visée exposée est, grossièrement, triple : donner au Canada une littérature nationale, écrire une grande histoire de l’Amérique, provoquer un sursaut moral. L’éditeur insiste sur l’événement (et l’investissement) que constitue la publication d’un tel livre et tient à rassurer le lecteur :

Si l’acquisition de ce livre nous a coûté de grands sacrifices, nous ne les regrettons pas, car depuis que nous avons annoncé que nous en donnerions les prémices à nos lecteurs, le nombre des souscripteurs au Moniteur Canadien s’est accru au gré de nos désirs. […]

Ce n’est ni, comme on l’a prétendu légèrement, une œuvre calquée sur celle de M. Eugène Sue, ni un simple récit anecdotique de quelques scènes de vol ou de meurtre. C’est bien une histoire de nos mœurs, revêtue de la forme dramatique12.

Les pré-textes rédigés par Chevalier sont pénétrés d’une ironie très « petite presse » qui dénonce les ambitions comme poses et blagues. La dédicace est un dialogue assez comique  entre l’auteur et son éditeur mettant en scène la gestation du projet, et se clôt sur les réactions imaginaires des lecteurs canadiens face à la publication : « Dans quel temps esque j’vivons ! – Ah ! l’malheureux qu’a fait c’te Sodome là, y s’ras t’y ben damné13 ! ». Même le propos sur la littérature nationale est très ambigu et sophistique. Chevalier se forge une image cohérente avec ce qu’il est en 1855 : un écrivain journaliste de la bohème où ironie, allusion, mystification voire provocation sont les maîtres mots.

On remarquera, d’ailleurs, que dans La Huronne, publié en 1861, Chevalier raconte, entre autres choses, sa trajectoire personnelle, de l’auteur bohème au romancier exotique. Les héros, Alfred et Alphonse, sont deux artistes vivant pauvrement à Québec, le premier, sculpteur, le second écrivain. Après un dialogue entre les amis, dans lequel Alfred tourne en dérision les prétentions littéraires d’Alphonse, les premiers chapitres mettent en scène le jeune écrivain bohème ayant l’étrange prétention, comme Chevalier, de vivre de sa plume. Ce dialogue liminaire, intitulé « Où le lecteur n’aura garde de trouver son compte », est particulièrement déconcertant. D’abord, il est livré brutalement, sans qu’on ait idée de qui sont ces gens qui se disputent (c’est significativement le même dispositif dans la dédicace des Mystères de Montréal). L’écrivain Alphonse apparaît comme particulièrement ambitieux, se comparant plus ou moins aux « Dumas, Sue, Hugo, Sand14 », et reproche à son ami de ne pas le soutenir contre la critique hostile à son roman Virginie, jugé ennuyeux et invraisemblable. Face aux récriminations d’Alphonse, Alfred adopte une attitude systématiquement railleuse : il console son ami en lui disant que l’invraisemblance est un reproche injuste puisqu’il avait concentré tous les clichés du genre dans son récit, et finit par lui avouer qu’il n’a pas lu l’exemplaire offert. Il l’a échangé contre du tabac avec un Français, et a brûlé la lettre qui l’accompagnait pour allumer sa pipe. L’analogie avec la fumée permet ce mot ambigu : « Ma blague aspire au vide15 ». Alphonse et Alfred semblent bien une projection de l’auteur et de son œuvre, entre quête de reconnaissance sérieuse et ironie plus ou moins nihiliste.

La dimension réflexive de l’écriture de Chevalier est ainsi bien souvent très explicite et assumée. Les titres de chapitres, dans Les Mystères de Montréal ou dans La Huronne en sont les signes les plus visibles ainsi qu’un jeu très fréquent sur la situation de communication auteur/lecteur et sur l’artificialité de la fiction dans le corps du récit, comme le montre le tableau suivant :

Tableau 1. Comparaison de titres de chapitres entre Les Mystères de Montréal et La Huronne

La première liste concerne le prologue très long des Mystères de Montréal, et pour La Huronne, ces titres interviennent majoritairement dans la première partie du roman16. C’est donc surtout dans la mise en place des récits que ces titres sont présents, Chevalier revient ensuite à des titres plus thématiques, centrés sur les actions, les lieux, les personnages, comme s’il fallait, pour que la fiction se déploie, d’abord en exhiber la fabrique, rire du processus et éprouver ses limites. Sur ce point les premiers chapitres de La Huronne exploitent jusqu’à la corde ce qui n’est, dans les Mystères de Montréal, encore qu’un jeu intermittent ou souvent métaphorique. La présentation des personnages, la mise en place du décor, la peinture du milieu, la relation entre auteur, lecteurs et lectrices, tout est systématiquement passé au crible de l’ironie et dénoncé comme ensemble de conventions ridicules. Le récit ne peine pas à commencer : il met en scène sa réticence à débuter jusqu’à l’épuisement, faisant là encore beaucoup penser aux premières strophes des Chants de Maldoror. Ce n’est que lorsque les personnages quitteront Québec et s’aventureront dans le Grand Nord qu’enfin les traces d’ironie, de mise à distance de la fiction disparaîtront.

Le mystère urbain et le vide des signes : du rien

Dans Les Mystères de Montréal, la mise en cause de l’instauration de la fiction passe par une mise en pratique poussée à ses limites. Quand bien même inachevé, le récit est moins guidé par une ligne narrative cohérente (mystérieuse mais tendue vers des explications finales ou partielles) que par une logique d’accumulation de signes. On est face à une œuvre qui semble produire du mystère pour lui-même. Tout se passe comme si, au fond, en se confrontant résolument, par l’annonce du titre, au genre du mystère urbain et au modèle de Sue, Chevalier trouvait à la fois le moyen de développer son goût pour le mystère et une réflexion sur sa mise en œuvre. Deux motifs sont particulièrement symptomatiques de ce réinvestissement problématique des topoï du roman à mystères dans Les Mystères de Montréal : le tatouage, auquel se lie celui de la société secrète, et le manuscrit perdu et retrouvé.

À quatre reprises, on découvre sur des personnages que rien ne relie (Un Indien, une jeune métisse, un bourgeois ivre, une jeune fille de la haute société) un tatouage et une inscription.

Reproduction du tatouage et de la devise inscrite sur la peau d’un Canadien ivre par l’Indien Oskinigui17.

Au plan de l’histoire, tout suggère qu’on tient des éléments renvoyant à une société secrète politique ou criminelle. On est même tenté d’égrainer les dictionnaires de la symbolique franc-maçonne18. Mais, du fait de l’inachèvement et du fait de l’absence d’articulation des éléments entre eux, ces signes ne sont que les signes de leur propre mystère.

Autre signe essentiel, là encore « écrit », autre recyclage d’un cliché du roman urbain : le manuscrit retrouvé. Après le long prologue situant l’action autour des exploits d’un certain William Goodluck dans les hautes sphères montréalaises au début du siècle, le premier volume déplace abruptement l’action19. Le premier chapitre opérant cette rupture est précisément intitulé « Un vieux manuscrit » et met en scène, sans crier gare, un nouveau personnage, Léon Durien, commençant « aussitôt la lecture du singulier manuscrit qui portait pour titre : ‘‘Horrible’’20 ».Son contenu remplit intégralement le feuilleton, si l’on exclut la mention finale liant mystérieusement la lecture à l’action. Ce manuscrit est une reprise de la nouvelle « Horrible », que Chevalier avait déjà publiée dans La Ruche en 1853, et qu’il reprendra comme prologue de La Huronne. C’est donc d’abord un « vieux manuscrit » de l’auteur lui-même, appelé à devenir le récit fondateur de la fresque romanesque des Drames de l’Amérique du Nord. Un notaire nommé Villefranche y venge l’honneur de sa fille à l’occasion d’un duel. Dans Les Mystères de Montréal, ce petit récit semble contenir les clés des origines de Léon, bâtard, qui, à la fin de la lecture, dit seulement : « Je savais déjà beaucoup, mais pas assez ! il faudra que je sache tout !21 » Mais nous n’en saurons jamais rien, on n’en sait pas même autant que le personnage. Dans La Huronne, six ans plus tard, le texte prendra sens : Villefranche deviendra Poignet d’Acier, le Rodolphe du Grand Nord, porté par sa passion de la vengeance. Héros aux identités multiples, il est à la fois sombre – il a laissé mourir sa fille, son épouse, sa petite fille parce que les femmes de sa famille, en somme, l’ont déshonoré ave les Anglais –, et lumineux – de cette vengeance il tire sa haine de l’Anglais et est l’incarnation de la résistance canadienne-française. Mais, avant que La Huronne et la série dans son ensemble ne fassent ce travail de réorganisation et de restitution de signification, Les Mystères de Montréal exhibe, dans le vide, ce signe clé comme tel. Si l’on considère que ces indices écrits (tatouage, manuscrit) sont des thématisations miniatures de l’entreprise romanesque, on perçoit combien la position de Chevalier est problématique : ces signes-clés ayant pour fonction de dévoiler aux personnages leur identité familiale ou politique se trouvent réduits à du rien.

Cette idée que Les Mystères de Montréal procède à une sorte de destruction de la signification de la fiction trouve une étrange expression dans les derniers chapitres du premier volume, intitulés « La Débâcle22 », ayant vocation à conclure l’action sur la découverte spectaculaire du tatouage intrigant sur l’épaule de la jeune Louise qui manque de se noyer. L’auteur annonce qu’il a dû reconstituer ce dénouement partiel de mémoire :

Cette partie des Mystères de Montréal a été détruite par l’affreux incendie qui réduisit en cendres les bureaux de rédaction et ateliers d’imprimerie du Moniteur canadien. L’auteur des Mystères de Montréal a dû la recommencer. Il espère que ses souvenirs l’auront servi assez fidèlement pour que son œuvre et ses lecteurs ne souffrent point du désastre dont l’éditeur du Moniteur Canadien a été victime23.

Outre l’aspect comique de ce jeu entre catastrophe diégétique (la débâcle) et catastrophe réelle (l’incendie), le récit semble arriver effectivement à un point de rupture ou de consumation de ses propres ressources. Dit autrement, le roman perd la tête, comme c’est le cas de Louise, qui en se noyant, chante « À la claire fontaine24 ». Deux phénomènes naturels sont chargés de dire cette débâcle conjointe du monde du récit et du récit lui-même. L’avalanche de neige, d’abord, figure ce mouvement délétère d’un récit qui tombe dans le vide à force de se charger de poids. Le chapitre IX s’ouvre sur la description suivante, inhabituellement développée, isolée par des pointillés :

Les toits des maisons, les rues de Montréal sommeillent sous un suaire de neige.
Mais, du sommet des toits, goutte à goutte, tombent avec un clapotis sourd et monotone, les larmes que la tiédeur de la température arrache aux congélations hivernales ; et, de temps en temps, interrompant le silence de la nuit, un bruit mat et léger retentit. Ce bruit ressemble assez à celui que produit un corps en s’affaissant sur un souterrain.
C’est une avalanche !
Masse légère, elle a quitté le faite angulaire d’un édifice, s’est traînée sur le versant, lentement, lentement, mais toujours se grossissant par l’absorption d’éléments nouveaux ; elle s’est approchée des chenaux ; là, ou elle a stagné jusqu’à ce que les parties inférieures de son volume se dissolvant peu à peu, la densité de son propre poids l’ait définitivement entraînée dans le vide ; ou bien, elle s’y est précipitée, irrésistible. Et elle choit. Montagne de neige, elle s’abat sur une vallée de neige ; de ses flancs brisés, réduits en impalpables atomes, s’élancent des tourbillons de poussière.
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Trois personnes, après avoir quitté l’hôtel Rasco, descendent la place Jacques Cartier, etc25.

Déplaçant la métaphore, l’ample et épique description du Saint-Laurent en pleine débâcle suit celle de l’avalanche : la glace uniforme se casse et ouvre un gouffre dans lequel tombent les personnages. Le mot de « mystère » est dans ce chapitre employé de façon insistante par l’auteur, renforçant l’analogie entre phénomène naturel mystérieux et roman à mystères. « Que tout cela est mystérieux26 ! » s’exclame Chevalier après avoir décrit la fonte des neiges des toits montréalais, puis, au moment de représenter la folie de la jeune Louise :

Le fracas des glaces qui se disloquent est partout effroyable. La lune a voilé sa face derrière un nuage noir comme l’aile d’un corbeau. On dirait que, lasse d’éclairer les horreurs de ce cahos [sic], elle veuille en ensevelir le terrible mystère dans le cercueil des nuits27.

Dans La Huronne, la scène de débâcle est la « Conclusion » du roman. De retour de New York après leur périple dans le Nord, les deux amis Alfred et Alphonse descendent du train, leurs belles épouses au bras. Mais trop impatients de gagner la ville, ils engagent inconsidérément un traîneau sur le fleuve. Dans Les Mystères de Montréal, la jeune fille et le héros Léon s’en sortent plus ou moins, et l’épisode donne lieu à de nouveaux mystères (entre autres la découverte du tatouage sur l’épaule de Louise). En revanche, dans le dénouement de La Huronne, on a une mise à mort cruelle de deux personnages : l’Indienne européanisée et dénaturée par son mariage, et sa mère, préférant entraîner sa fille dans « la tombe liquide » plutôt que de voir abâtardie « la noble lignée de Kondiaronk28 ». Quant à Alphonse, qui avait épousé la Huronne, il devient fou. Cette mise à mort physique et/ou mentale clôt toute perspective de relance du mystère de ce côté de l’intrigue et de ce côté du dédoublement de l’écrivain : sa part de débutant bohème aux prétentions de reconnaissance littéraire dans la veine de Sue. L’article d’un « journal de Montréal » rendant compte de l’épisode comme d’un fait divers, se clôt avec froideur et ironie sur l’enregistrement des malheurs :

Quant à la jeune fille elle s’est noyée, avec le charretier et une vieille Indienne, que l’on suppose être du village de Lorette, près de Québec.
Les cadavres de ces infortunés n’ont pas encore été retrouvés.
Nous apprenons avec un profond regret que tout le monde partagera, qu’à la suite de cette catastrophe, M. Alphonse M… a perdu la raison. C’est un de nos jeunes gens les plus distingués, qui avait su, par sa haute intelligence et son travail, se conquérir une place brillante dans la littérature franco-canadienne29.

Cette mention finale est forcément perçue comme ironique pour un lecteur qui n’a pas oublié les premiers chapitres dans lesquels Alphonse apparaissait comme un écrivain vaniteux incapable de s’affirmer dans la vie littéraire, ayant vendu un seul exemplaire de son roman Virginie, roman par ailleurs étrillé par la critique. D’autre part, elle est inévitablement décryptée en termes autobiographiques : l’image du créateur dans l’œuvre se résume désormais à la figure d’Alfred. Dans un dernier mot programmatique et bonhomme, Chevalier rassure son lecteur à son sujet :

– Mais Alfred Robin ?
– Il vit très-heureux, dit-on, avec sa femme. […]
– Et la lettre que lui avait remise le Capitaine Mathieu, avant de quitter le fort Vancouver ?
– Mon cher lecteur, je tâcherai de vous répondre dans un prochain volume. En attendant, rappelez-vous M. Villefranche, le héros de notre prologue, et vous saurez ce qu’était le capitaine Mathieu30.

Alfred sera bien le héros des Drames de l’Amérique du Nord, celui qui finit par comprendre son identité familiale et nationale à la fin du cycle (il est le petit fils de Mathieu-Poignet d’Acier, et promet de continuer la lutte contre les Anglais31), et qui ouvre sa sensibilité de sculpteur au contact de la nature et de la sauvagerie. Si l’on revient aux Mystères de Montréal, on remarque que ces deux personnages d’artistes trouvent leur origine en un personnage unique : Léon Durien. Son histoire familiale est en somme la combinaison des deux destinées d’Alfred et Alphonse : c’est un enfant perdu dont le sort est lié au récit intitulé « Horrible », comme Alfred, il a une sœur tuée, comme lui, mais cette sœur s’appelle Emma comme celle d’Alphonse. Enfin, cette dernière est poursuivie des assiduités de l’ennemi héréditaire, comme celle d’Alphonse. Léon est donc tout cela à la fois, mais aussi, ainsi que le dit son nom, rien de tout ça. Il est une forme vide, un bâtard dont la quête d’identité est réduite à la lecture d’un vieux manuscrit qui n’est que le signe d’un mystère.

Fiction et Histoire : le sabordage du genre et la régénération du roman comme grand récit collectif

Récit expérimentant les limites du rien, ou du gouffre de signification dans lequel il risque de se perdre, Les Mystères de Montréal n’est pour autant pas vide de sens, et particulièrement de portée idéologique. Il ne faut assurément pas sous-estimer la place décisive que la politique tient dans la pensée de Chevalier : son existence entière, au fond, est consacrée au combat républicain, depuis son exil à son élection au Conseil municipal de la ville de Paris en passant par mille activités plus ou moins visibles dans les associations, ligues, sociétés. Que ses romans relèvent de la production sérielle et divertissante, qu’ils exploitent à répétition les rebondissements spectaculaires dans un cadre à l’exotisme stéréotypé, n’empêche évidemment pas de les prendre au sérieux sur leur dimension politique.

Si donc Chevalier investit si résolument la matrice de Sue, c’est certainement pour sa capacité à porter une lecture du réel, en termes républicains et socialistes plus favorablement encore. Le deuxième volume, opposant le Griffintown au Grand-Monde est sans ambiguïté sur la volonté de Chevalier à exploiter la force polémique du genre. Une telle tirade doit suffire à contester l’idée que le roman ne serait pas moralement ou politiquement structuré :

S’il n’est pas vrai, comme le prétendent certaines gens, que les dons de la nature soient transmissibles avec le sang, il est évident que, tous, nous subissons les influences du milieu dans lequel nous avons parcouru les premiers instants de notre vie. Par la création nous sommes égaux ; par l’éducation nous sommes divisés. […] Oui, nous l’affirmons, le sens du bien ou du mal nous vient du monde ambiant. […]
Sparte a ses ilotes et ses démocrates ; Rome ses esclaves et ses citoyens ; l’Inde ses parias et ses brahmines ; l’Europe ses prolétaires et ses richards ; l’Amérique ses nègres et ses planteurs. […]
Ne sachant rien, ne connaissant rien, n’ayant point de but, [le déshérité] ressemble à une épave. On vous dit qu’il est plein de haine et de fiel, je soutiens qu’il n’a que des aspirations aussi légitimes que les vôtres. […] Vous vous êtes réservé la part du lion et vous prétendez que ceux de vos frères – car ils sont vos frères devant Dieu ! – qui n’ont ni maisons, ni palais, ni part à vos délibérations, se soumettront à vos fantaisies ! Au moins, éduquez-les au lieu de les parquer. Puisque vous répugnez à descendre à eux ayez le courage de les monter à vous. […]
Plongez dans la Cité de Paris ou dans le Ghetto de Londres, ou dans le Griffintown de Montréal, ou dans l’un de ces repaires qui nourrissent la paresse, la crapule et l’infamie, et, dites-nous si les créatures que vous y trouvez n’ont pas face humaine comme vous […] si enfin, ces malheureux, couverts de haillons et de vermine n’auraient pu, soumis aux influences auxquelles vous avez été soumis, porter avec élégance l’habit que vous portez, vivre honorablement comme vous vivez, jouir de la considération dont vous jouissez. Ah ! croyez-nous, n’est pas bon qui veut ! […] Les faits sont patents, visibles, tangibles. Suivez-nous dans le Griffintown32.

Le problème demeure entier cependant : car si la vision de l’auteur est idéologiquement construite et cohérente, le genre lui-même en interdit visiblement un déploiement efficace. Il faut saisir ici l’importance que l’Histoire a dans la pensée de Chevalier.

L’insistance sur les sources est constante et ne peut se réduire à une caution de la vraisemblance de la fiction ou à une suture entre discours journalistique et romanesque. L’avertissement de l’éditeur et la dédicace revendiquent l’accumulation de documents autorisant le roman à se poser en représentation totale du réel canadien. Les premiers chapitres n’hésitent d’ailleurs pas à reprendre de longs développements à la presse contemporaine ou des travaux des historiens de l’Amérique. La logique d’ensemble ne se saisit bien, en somme, que si l’on intègre le troisième modèle, qui est celui de l’historien, souvent incarné par François-Xavier Garneau chez Chevalier, à qui il dit être « redevable de plusieurs conceptions littéraires33 ». Conséquemment, le questionnement de la fiction et du roman passe par la tension avec l’Histoire, ou, mieux dit, a vocation à régler les rapports entre Histoire et fiction. Or, il paraît clair que la matrice du mystère urbain est mise en crise précisément dans son aptitude à dire l’Histoire. Au cœur de La Huronne, Chevalier place cette idée que, dans les villes, la révolution ne peut advenir : les Canadiens français ne s’y préparent pas, s’y amollissent d’où l’échec de l’insurrection de 1842, racontée dans la deuxième partie. La société secrète des Fils de la Liberté, réactivée par Poignet de Fer et son petit-fils Alfred, prend des allures de comédie un peu grotesque et est dissoute. L’insurrection avortée tourne à la folie de la foule qui dirige sa furie contre Alphonse et sa Huronne. C’est ainsi qu’il importe de quitter la ville et de développer un combat permanent dans le désert et les grands espaces sauvages. La structure même du roman l’indique : la première partie (« Québec »)  joue, dans la grande ville, sa partition de roman urbain, décrivant les lieux, sondant les réalités sociales, tout en mettant en scène, ainsi que nous l’avons dit, le laborieux travail d’instauration de la fiction. Dès lors que l’action politique a tourné à la farce funeste dans la ville (deuxième partie, « Scènes de la vie canadienne »), seuls les espaces sauvages se présentent comme théâtre possible de l’action (troisième partie, « Le Désert américain »). À la fin du roman, Poignet d’Acier explique ainsi son refus de suivre Alfred à New-York, alors pourtant que les aventures sont heureusement dénouées :

– C’est impossible, jeune homme, ma vie n’appartient plus aux civilisés, ils en ont brisé tous les ressorts moraux. Ce qui reste de force physique, je le donne volontiers au désert34.

À la fin de la deuxième partie, après laquelle on quittera Québec pour gagner les espaces désertiques et, potentiellement, résoudre en un même mouvement les problèmes d’identité des personnages et l’instabilité de la fiction romanesque, on retrouve significativement le motif de l’avalanche tombant des toits dans la ville. Alfred, après de premiers adieux à Poignet d’Acier, se rend chez Alphonse et tombe sur un attroupement : les badauds commentent un accident et le héros apprend que la Huronne, maîtresse de son ami, a été assommée par un bloc de neige. La description est alors retravaillée dans une toute autre perspective :

Il faisait doux et dégelait.
Par un phénomène commun aux climats septentrionaux l’humidité suintait aux façades des bâtiments et aux murs de la ville se congelait et les couvrait de blanches concrétions, de sorte qu’on eût dit qu’ils étaient de stuc ou d’albâtre ; du haut des édifices tombaient avec un bruit monotone et régulier des gouttes d’eau provenant de la neige fondue, et, d’intervalle en intervalle, un son lourd et prolongé se faisait entendre. C’était une avalanche qui venait s’abattre sur le pavé ; car, en hiver, la neige s’amoncelle sur les toits, et si le temps s’attiédit, cette neige se détache du faîte, roule en grossissant le long de la pente, et s’écrase par blocs énormes sur les voies publiques. Malheur au passant qui reçoit sur la tête cette masse de neige mêlée de glaçons ! Sa coiffure ne le protège pas toujours contre la violence du choc, et il n’est pas rare que des accidents mortels en soient la conséquence.
C’était justement ce qui préoccupait les bonnes gens assemblées devant l’Escalier du Casse-Cou35.

Les éléments de rencontre entre ce texte et celui des Mystères de Montréal sont nombreux, ce qui ne surprend aucun lecteur de ce professionnel du recyclage qu’est Chevalier. Mais il est frappant de voir à quel point la description perd ici tout ce qui faisait son étrangeté dans le roman de 1855 (étrangeté en tant qu’effet produit et même en tant que cette description se détachait du reste). La description du phénomène est ici fermement liée à ses fonctions narratives, dépossédée des allures réflexives que pouvait avoir celle des Mystères de Montréal, et, en somme, n’a plus rien de mystérieux. Tout cela est bien logique puisqu’elle prend place et sens au sein d’une structure. Elle ne vaut plus en tant que redoublement de l’image d’accumulation de volumes tombant dans le vide avec des sons de corps mort, puisque précisément les chapitres de La Huronne tendent vers un point de fuite et de résolution concerté. Précisons : il ne s’agit pas d’opposer seulement un roman achevé à un roman inachevé, mais bien deux manières de recycler et de coller textes et motifs. La Huronne, ainsi que le dit Marc La Terreur, est un bien un étrange salmigondis, un collage de textes unis ensemble par une logique symbolique assez sommaire (de la ville au désert, de la civilisation aliénante à la sauvagerie libératrice, du trouble des identités familiales et nationales à l’apaisement, etc.). Mais la seule substitution de la structuration des éléments du ragoût autour d’une idée (politique) à la logique d’accumulation d’éléments en volumes (de l’avalanche de neige/d’intrigues mystérieuses) suffit à redonner sens à la fiction en tant que moyen de dire l’Histoire.

Les Mystères de Montréal intègre bien l’indispensable départ de la ville vers le Nord. Le prologue, montréalais jusqu’alors, bifurque brusquement, en effet, à partir du chapitre VIII, sur une scène mouvementée et confuse de mise en route d’une expédition vers la baie d’Hudson, à laquelle entendent s’intégrer de mystérieux personnages dont il est bien difficile de faire le lien avec ce qui précède et ce qui suit. Enfin, un dernier virage, plus abrupt et proprement incompréhensible en l’état, s’opère au chapitre final du prologue, intitulé « Comment l’auteur fait une lacune de trente ans et rapporte un dénouement peu prévu » : une scène apocalyptique, dans les Montagnes Rocheuses, de foudroiement d’un personnage enterrant une énigmatique cassette. L’attirance vers les espaces sauvages semble donc irrésistible mais là encore la signification est mise en échec : les montagnes, les fleuves et les Indiens semblent des stéréotypes incontournables dont la portée est réduite à leur convocation. En outre, contraint par le titre et par le genre, le romancier doit revenir à « Montréal36 » et engager son analyse avortée du réel social, en-dehors de la durée de l’Histoire collective, dans ce présent étrange que Sue a imposé, entre le conte de fées et le journalisme. Il s’enfonce alors brièvement dans le « Griffintown », reconnecte péniblement le personnage de Durien à la bande de malfaiteurs qu’il a placée dans ses bas-fonds, puis la publication s’arrête. Ainsi Les Mystères de Montréal apparaît comme un avortement si l’on ne prend en compte que son inachèvement, mais plus encore comme une forme de sabordage d’un genre ou d’une tradition récente.

Ainsi que nous l’enseigne La Huronne, le départ hors du cadre urbain permet de réinvestir les structures idéologiques de lecture du réel, et de les appliquer à l’échelle de l’Histoire collective. Des Mystères de Montréal aux Drames de l’Amérique du Nord, à l’opposition sans durée du haut et du bas, du grand monde et des bas-fonds, se substitue, sur le long temps de 1820-1845, celle des forces dominantes (pouvoir politique anglais et pouvoir économique de la Compagnie de la Baie d’Hudson) aux opprimés : trappeurs libres, canadiens français, Indiens et métis, qui arpentent inlassablement les paysages. Claude Beauchamp insiste sur la dimension nationaliste de cette représentation exotique, et sur le rôle de Chevalier dans le développement d’une littérature canadienne-française. On peut ajouter à cette analyse que le Canada forme pour lui un laboratoire d’expérimentation plus générale. Chevalier ne s’empare pas d’abord de Montréal mais d’un genre littéraire dont il éprouve la capacité à dire l’Histoire et les rapports de pouvoir dont il a l’expérience surtout à travers son statut de proscrit. Dit autrement, on a la mise en scène de questionnements idéologico-littéraires qui ont autant à voir avec le Canada qu’avec des interrogations  républicaines plus générales quant à la révolution, quant à sa possibilité et sa traduction littéraire. En l’occurrence, dans une perspective assez romantique en effet, ce mouvement hors du mystère urbain vers le récit d’aventures exotiques nous dit que le roman doit se régénérer dans l’épopée pour redevenir une forme de grand récit collectif, et ainsi faire valoir légitimement sa capacité à dire, par la fiction, l’histoire contemporaine.

La question, en dernier ressort, est de savoir si cet investissement négatif et fécond du mystère urbain est singulier à Chevalier. Il convient de généraliser avec prudence, mais il semble qu’en effet, dès les années 1850, on trouve une mise en échec comparable dans la façon dont certains auteurs français s’approprient le genre. Par exemple, Les Mystères de Lyon de FrancisLinossier (1856) recoupent en bien des points le roman de Chevalier. Non dans la fuite vers le désert, bien entendu, mais dans la mise à nu perpétuelle de l’artificialité, la concurrence avec le discours documentaire, le rapport constant à l’identité nationale, au récit de la révolution. Les Mystères de Marseille de Zola, d’une certaine manière, peuvent se lire comme une exploitation inaboutie du genre comme moyen de représenter 1848. En gros, dès lors que l’on s’attache à penser l’Histoire (comme révolution républicaine plus ou moins avortée), le genre pend comme un squelette et est démonté de l’intérieur par l’ironie. Si le mystère urbain est valablement investi comme moyen de penser l’histoire contemporaine, ce sera au prix d’un détour qui le transforme en roman historique éloigné. Les Mystères de Rome de Félix Deriège (1847)37, Les Mystères de Venise d’Édouard Didier (1881) disent bien quelque chose de l’histoire contemporaine, mais en la transposant dans l’Antiquité ou dans la Renaissance décadente. La ville garde sa valeur herméneutique, mais perd son ancrage contemporain.

Une telle analyse de l’étrange salmigondis des Mystères de Montréal risque évidemment la surinterprétation de phénomènes explicables par des déterminations concrètes simples : le roman est inachevé donc hermétique, les points déconcertants proviennent d’une écriture au jour le jour, les effets de structure sont induits par la répétition convenue de clichés, les effets de mise en abyme, enfin, découlent d’une forme de réflexe moderniste du lecteur. Mais cela dit, les éléments que  nous avons inventoriés sont, au moins, troublants et peuvent être tenus pour des témoignages intéressants, sinon d’une œuvre plus complexe, plus théorique et plus cohérente qu’on ne pourrait le croire, au moins de tout ce qu’un petit romantique proscrit et exilé de 1855 peut s’imaginer de ce qu’est le genre des mystères urbains et de ce qu’une réécriture des Mystères de Paris peut porter.

 (Université de Nîmes/RIRRA 21)

Notes

1  Titre du chapitre X de la troisième partie de La Huronne, scènes de la vie canadienne, Henri-Émile Chevalier, Paris, Poulet-Malassis, 1862 [réédité en 1864, librairie Toubon ; en 1867, Michel Lévy].

2  Pour de plus amples informations sur la vie et l’œuvre d’Henri-Émile Chevalier, voir notre présentation des Mystères de Montréal disponible sur Medias19.

3  « Monsieur E. H. Chevalier, ce n’est pas Gargantua : c’est tout simplement un jeune garçon-bourgeois, d’autres disent ‘‘garçon-café’’ de trente ans, haut de cinq pieds et huit pouces trois lignes et demie moins un quart portant barbe et moustache à la façon d’Eugène Sue. » La Guêpe, 11 février 1858, cité par Claude Beauchamp, Henry-Émile Chevalier et le feuilleton canadien-français (1853-1860), mémoire de maîtrise ès arts, Université Mc Gill, Montréal, 1992, p. 20.

4  « Dès 1853 sont en effet publiés, dans une étroite synchronie, les récits de Gabriel Ferry et de Louis-Xavier Eyma, suivis quelques années plus tard de ceux du Québécois Émile-Henri Chevalier (auteur par ailleurs des Mystères de Montréal en 1854), de Paul Duplessis et de Gustave Aimard ». Dominique Kalifa, Crime et culture au XIXe siècle, Paris, Perrin, 2005,p. 51.

5  Gilles Marcotte, « Mystères de Montréal : la ville dans le roman au XIXe siècle », Pierre Nepveu, Gilles Marcotte dir., Montréal, imaginaire. Ville et littérature, Montréal, Fides, 1992, p. 97-148.

6  L’Ordre, 12 avril 1859.

7  Marc La Terreur, « Henri-Émile Chevalier », Dictionnaire biographique du Canada en ligne, University of Toronto/UniversitéLaval, 2000.

8  Ibid.

9  Gilles Marcotte, art. cit., 1992, p. 114. Le détail est indifférent mais le notaire des Mystères de Montréal se nomme « Verpy ».

10  Gilles Marcotte, art. cit., 1992, p. 116. Les citations sont empruntées à Marc Angenot, Le Roman populaire, Recherches en paralittérature, Montréal, PUQ, coll. « Genres et discours », 1, 1975, p. 80.  

11  Les Pieds-Noirs, Paris, A. Bourdilliat, 1861, est le premier roman de la série des Drames de l’Amérique du Nord. On peut cependant à bon droit considérer La Huronne comme le véritable point de départ de l’intrigue générale que développe la série. En effet, Les Pieds-Noirs sont une reprise d’une traduction de J.-H. Robinson que Chevalier avait publiée dans La Ruche, et seul le personnage de Nick Whiffles reviendra dans les récits suivants. En revanche, La Huronne, quand bien même fondée sur le recyclage d’écrits canadiens et d’emprunts à Paul Kane, travaille à la mise en place des personnages et des grandes lignes de l’action des romans postérieurs.

12  « L’éditeur du Moniteur canadien à ses abonnés », C.-J.-N. de Montigny, Le Moniteur canadien, 4 janvier 1855.

13  Henri-Émile Chevalier, Les Mystères de Montréal, « Dédicace – À vous – À bon entendeur salut », Le Moniteur canadien, 4 janvier 1855.

14  « Oh ! non, je n’ai pas la présomption de me comparer aux Dumas, Sue, Hugo, Sand ; mais… », s’écrie Alphonse. Henri-Émile Chevalier, La Huronne, première partie, chapitre 1, Michel Lévy, 1867, p. 19.

15  Henri-Émile Chevalier, La Huronne, éd. cit., 1867, p. 22.

16  Les Mystères de Montréal sont composés d’un prologue (en dix chapitres) et de deux volumes (vol. 1 : neuf chapitres ; vol. 2 : arrêté au sixième chapitre). Le roman étant inachevé, nous ignorons si cette deuxième partie devait être la dernière. La Huronne est composée d’un prologue, de trois parties (dix chapitres pour chaque partie) et d’une conclusion.

17  Henri-Émile Chevalier, Les Mystères de Montréal, feuilleton du 8 janvier 1855, « Prologue », chapitre VIII, « Où nous changeons le théâtre de l’action : peu de choses en beaucoup de mots ». Chevalier ajoute que sous la devise « figurait le symbole de la Fraternité ».

18  L’appartenance de Chevalier à la Franc-maçonnerie est signalée par plusieurs observateurs et biographes. Son nom figure dans une liste de maçons présents au Conseil municipal de Paris. Voir La Franc-maçonnerie au pouvoir : 1789-1880, E. d’Avesne [pseud. de Frédéric Rouvier], Paris, V. Palmé, 1880, p. 68. Claude Beauchamp étaie l’hypothèse d’un Chevalier franc-maçon de façon convaincante, voir Claude Beauchamp, op. cit., 1992, p. 37 et sq.

19  Avec sa légèreté ordinaire, Chevalier avertit le lecteur le 15 février 1855 que ce « Prologue » « n’a avec les Mystères de Montréal qu’une relation indirecte – relation du cadre avec la peinture », ce qui ne l’empêchera pas d’occuper « encore environ quarante ou cinquante colonnes de notre feuilleton ».

20  Henri-Émile Chevalier, Les Mystères de Montréal, feuilleton du 5 avril 1855.

21  Henri-Émile Chevalier, Les Mystères de Montréal, feuilleton du 5 avril 1855.

22  Un problème de numérotation des chapitres survient en fin du premier volume : « La débâcle » est le titre donné d’abord au chapitre IX, commencé le 6 juin 1855, poursuivi le 21 juin, mais aussi à un chapitre numéroté XI au feuilleton du 5 juillet 1855. C’est à cette date que Chevalier dit reconstituer de mémoire le récit.

23  Henri-Émile Chevalier, Les Mystères de Montréal, 1e volume, chapitre numéroté XI « La Débâcle », feuilleton du 5 juillet 1855.

24  Ce motif du personnage qui, mourant, s’égare et chante « À la claire fontaine » revient dans La Tête plate, Paris, Poulet-Malassis, 1862. Le fidèle Jacques, serviteur de Villefranche-Poignet d’Acier depuis la nouvelle « Horrible », agonise en chantant le premier couplet. Il rappelle au passage l’existence des petits-enfants de Poignet d’Acier et la façon dont son maître a tué sa propre fille par haine des Anglais – et des femmes (voir le chapitre XVI « Pauvre Jacques »).

25  Henri-Émile Chevalier, Les Mystères de Montréal, 1e volume, chapitre IX « La débâcle », feuilleton du 6 juin 1855.

26  Ibid.

27  Henri-Émile Chevalier, Les Mystères de Montréal, 1e volume, chapitre IX « La débâcle », feuilleton du 5 juillet 1855.

28  Henri-Émile Chevalier, La Huronne, « Conclusion », éd. cit., 1867, p. 355.

29  Henri-Émile Chevalier, La Huronne, éd. cit., 1867, p. 356.

30  Ibid. Bien évidemment, le capitaine Mathieu est le nom pris par Villefranche-Poignet d’Acier pour entrer secrètement en contact avec son petit-fils Alfred.

31  Pour un résumé synthétique de la quête organisant les Drames de l’Amérique du Nord, voir la dernière page de Poignet d’Acier, ou les Chippiouais, Paris, Lécrivain et Toubon, 1863, dans laquelle le grand-père explique tout à Alfred au moment de mourir.

32  Henri-Émile Chevalier, Les Mystères de Montréal, deuxième volume, chapitre II « Le Griffintown », feuilleton du 16 août 1855.

33  Dans La Ruche littéraire et politique, 3e série, février 1854, p. 32, cité par La Vie littéraire au Québec : 1840-1869, « Un peuple sans histoire ni littérature », t. 3, Maurice Lemire et Denis Saint-Jacques dir., Presses de l’Université de Laval, 1996, p. 402.

34  Henri-Émile Chevalier, La Huronne, éd. cit., 1867, p.348.

35  Henri-Émile Chevalier, La Huronne, éd. cit., 1867, p. 192.

36  Titre du premier chapitre du deuxième volume, essentiellement composé d’informations sur l’histoire et la topographie de la ville, largement recopiées dans L’Histoire du Canada de Garneau.

37  Voir la présentation de ces Mystères, par Marie-Astrid Charlier, sur Médias 19.

Pour citer ce document

Yoan Vérilhac, « Les mystères des Mystères de Montréal d’Henri-Émile Chevalier », Les Mystères urbains au prisme de l'identité nationale, sous la direction de Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-mysteres-urbains-au-prisme-de-lidentite-nationale/les-mysteres-des-mysteres-de-montreal-dhenri-emile-chevalier