Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930)

Présentation du dossier

Table des matières

GUILLAUME PINSON

De la peur du crime, des angoisses urbaines, des craintes liées aux nouvelles formes de sociologies – ouvrières et périurbaines notamment –, et de l’ensemble des sensibilités collectives anxiogènes qui émergent dans la modernité : on peut dire de tout cela qu’il n’est plus concevable désormais pour l’historiographie et les études littéraires de les appréhender en dehors du développement simultané de la culture médiatique1. Il en va de même des regards portés sur le monde de la prostitution, sur ces « filles » qui tantôt présentent les visages enjoués d’une festivité plus leste, tantôt constituent les emblèmes dégradés d’une culture marchande et sordide. Là aussi, dans tous les cas de figures, la presse se trouve inévitablement sur le chemin du chercheur2.

Le présent dossier a donc souhaité s’interroger sur ces liaisons qui existent entre presse, bas-fonds criminels et prostitution, des années 1830 jusqu’à l’entre-deux guerres, premier siècle d’une ère médiatique qui se développe, en France comme partout en Occident, non sans engendrer de grandes mutations culturelles, sociales et politiques. Rapidement s’imposent et se structurent des discours journalistiques chargés d’exprimer ces angoisses collectives, de dénoncer les maladies qui gangrènent l’ordre social, ou encore de proposer des remèdes et des actions prophylactiques : le fait divers et la petite chronique criminelle ; le roman-feuilleton et le récit bref, opérant d’inlassables immersions dans la fange et l’ordure des grandes villes ; le reportage et ses descentes souvent héroïsées dans une réalité à laquelle on semble ici, au contraire, avoir retiré les filtres de la fiction ; la chronique judiciaire, traquant jusqu’au tribunal le faciès des criminels et la théâtralisation des rites de la justice ; le premier-Paris, où le journal tonne régulièrement contre toutes les formes de désorganisations sociales qui sont aux sources de ces réalités inadmissibles et scandaleuses. À tout cela l’illustration de presse – gravure et, plus tard, photographie – ajoute sa puissance de suggestion et les modalités narratives qui lui sont propres. Alors que la presse connaît une expansion sans précédent et des tirages qui augmentent considérablement à partir des années 1860, le lecteur et la lectrice du journal ne peuvent désormais échapper à la culture du crime, des bas-fonds et de la prostitution, lesquels constituent une grande part de la quotidienneté médiatique. Traitant de thèmes éternels s’il en est – le vice, le crime, l’amour tarifé –, ce dossier souhaitait ainsi renouveler les perspectives d’analyses en se fondant sur la vitalité actuelle des recherches menées en histoire culturelle et littéraire de la presse3.

Dans les articles qui constituent ce dossier, les contributeurs ont été invités à explorer les modalités génériques, les significations et les circulations de ces imaginaires, vaste programme que l’on ne saurait épuiser en quelque dix-neuf interventions. Une première partie s’intéresse aux liens entre l’image et le texte : relation profonde, matricielle, puisque tout dans cette problématique confine en effet à une question de vision et de perception. L’urbanité inquiétante et la prostitution engagent le voir, mais un voir souvent entravé, devant lequel se dressent les interdits de la morale et de la censure, les contraintes narratives de l’image, le bagage culturel des illustrateurs et des photographes, sans oublier les limites mêmes de la reproduction imprimée des images. Mais l’illustration est aussi formidablement libératrice et créative, générant des représentations magistrales de la ville des plaisirs louches, de la « galanterie » et du crime, images qui vont traverser le temps et se mythifier, jusqu’à cristalliser une bonne part des représentations médiatiques d’un Paris mondialisé. Quatre articles de la première section interrogent donc cette relation, consubstantielle, entre la culture visuelle et la culture du journal : il s’agit des contributions de Philippe Kaenel, Mireille Dottin-Orsini/Daniel Grojnowski, Melanie Conroy et Anne-Marie-Bouchard. Des journaux comme Gil-Blas, Gil-Blas Illustré, le Courrier Français, la Revue comique, L’Assiette au beurre ou encore Le Père Peinard, y sont abordés, tandis que les œuvres d’illustrateurs comme Gavarni, Daumier et Steinlen y sont analysées. Enfin, dans cette même section, une dernière contribution effectue un prolongement de la problématique en direction du cinéma et sur le Nana de Renoir (Thomas Carrier-Lafleur). Le cinéma est évidemment le grand support de la culture visuelle d’après-guerre, et ses échos avec les imaginaires littéraires du crime et de la prostitution sont innombrables.

La seconde partie confronte le lecteur à la dimension spéléologique du genre du reportage et de certains genres voisins, tels que l’enquête journalistique et le fait divers. Il s’agit de saisir le dispositif de la descente vers les bas-fonds du crime et du vice, mouvement qui constitue l’une des grandes topiques journalistiques du XIXe siècle. Faisant écho à cette plongée urbaine fondatrice que constituent les Mystères de Paris d’Eugène Sue, le reportage n’a cessé de se reconfigurer, à travers des procédés poétiques d’une immense richesse. Le reporter « touche » littéralement le monde et la réalité dans leur matérialité la plus crue, mais son action testimoniale demeure souvent ambiguë puisqu’elle n’est pas exempte de médiations et de recyclages discursifs : s’imposent en effet à l’écrivain-journaliste les imaginaires criminels et prostitutionnels hérités, en grande partie, du feuilleton. Au XXe siècle, un journalisme d’investigation et de voyage au long cours va porter le genre au sommet de son succès, dans un contexte médiatique et social d’après-guerre transformé. Les échos avec les périodes anciennes demeurent mais de nouvelles formes de littérarités viennent se loger au cœur de textes aussi diversifiés que ceux de Danjou, Kessel, Londres, Choisy, Colette et bien d’autres. Dans cette section, cinq contributions explorent ces corpus : Paul Aron, Dominique Kalifa, Marie-Ève Thérenty, Mélodie Simard-Houde et Nicolas Gauthier arpentent ces inframondes inquiétants. Une fois de plus, il nous a semblé pertinent d’ouvrir la perspective en fin de section, afin d’effectuer une excursion dans le domaine de l’histoire sociale. L’article de Nicolas Cochard permet de mesurer à quel point discours et réalités sociales sont fondés, au moins partiellement, sur des logiques distinctes, et souvent difficiles à raccorder en ce qui concerne un objet aussi complexe que celui des bas-fonds.

La troisième et dernière partie prolonge ces réflexions du côté de la littérature, des petits genres narratifs et du discours critique. Roman, imaginaire du journalisme et prostitution, contes et nouvelles, petites chroniques journalistiques des tribunaux exploitant le comique des situations, critique littéraire : les liens sont nombreux avec le sujet de ce dossier. Depuis Balzac, la relation triangulaire littérature-journalisme-prostitution s’avère fondamentale. Chez lui et chez nombre de ses successeurs, les récits sont truffés de scènes, de réseaux métaphoriques et de rapprochements imagés qui s’emploient à associer le monde de l’imprimé périodique à la prostitution de la pensée. Nous sommes confrontés ici à des transferts d’imaginaires : en pensant la prostitution, la littérature se pense elle-même. Sont aussi mis à partie des écrivains et des mouvements littéraires très variés : parmi ceux-ci Zola, Maupassant, les petits naturalistes et les écrivains fin-de-siècle semblent pris d’une rage de description du monde des « filles » et des « cocottes ». De leur côté, critiques et commentateurs ressassent inlassablement les craintes et les dénonciations de cette littérature « pornographique », sur fond d’un imaginaire social foncièrement dégradé. Mais rien de tout cela n’empêche le succès de la charge comique que contiennent souvent ces romans et ces microfictions prostitutionnelles. Et jusqu’à la petite chronique journalistique des tribunaux de Geo London, plus tard au XXe siècle, le lecteur ne se lassera pas des types et des scènes qui déclenchent le rire – un rire le plus souvent masculin. Ici les contributions sont celles de José-Luis Diaz, Maxime Prévost, Sarah Mombert, Éléonore Reverzy, Brigitte Diaz et Amélie Chabrier. À la fin de cette ultime section, nous procédons enfin à une dernière ouverture, en direction de Karl Kraus cette fois, pour qui l’association entre la presse et la prostitution constituait un enjeux critique important ; l’article de Patrick Suter montre notamment à cet égard quels héritages littéraires français sont à l’œuvre chez l’intellectuel autrichien.

Pour Médias 19, ce dossier est important et constitue le résultat d’un colloque qui s’est tenu à Québec les 7, 8 et 9 juin 2012. Cette rencontre était précédée, le 6 juin, d’une journée d’études consacrée aux Mystères urbains – phénomène lui-aussi directement lié à l’imaginaire des bas-fonds –, en France et au Québec, dont on trouvera la publication également sur le site. Il s’agissait de la première manifestation scientifique d’envergure associée au projet scientifique de Médias 19.

Image1

Affiche du colloque et de la journée d’études

En effet, dans le cadre d’un programme de recherche financé en France par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et au Québec par le Fonds de recherche du Québec – Société et culture, les chercheurs associés au projet et les collaborateurs invités aux activités scientifiques – colloques, journées d’études, séminaire international sur la presse qui a lieu en alternance à l’Université Laval et à l’Université de Montpellier – abordent l’étude de la culture médiatique au XIXe siècle sous différents angles. Parmi les axes de recherche, l’étude des imaginaires du journalisme occupe une place importante, et le présent dossier constitue un résultat notable de cette action scientifique. Que les participants de ce colloque et de cette publication en soient vivement remerciés.

(Université Laval)

Notes

1  Parmi une abondante bibliographie, les travaux de Dominique Kalifa sont incontournables. Voir notamment L’encre et le sang, Paris, Fayard, 1995 ; Crime et culture au XIXe siècle, Paris, Perrin, 2005 ; et tout récemment, Les Bas-fonds, histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, coll. « Historique », 2012.

2  La prostituée constitue en fait une figure qui se recycle et se recompose en de multiples fictions et supports, comme le montrent Mireille Dottin-Orsini et Daniel Grojnowski dans l’introduction de leur anthologie, Un jolie monde. Romans de la prostitution, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 2008.

3  Voir Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse du XIXe siècle, Paris, Nouveau monde éditions, 2011.

Pour citer ce document

Guillaume Pinson, « Présentation du dossier », Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930), sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-prostitution-bas-fonds-1830-1930/presentation-du-dossier