Les Mystères urbains au prisme de l'identité nationale

Mystères et variance des textes populaires : la contingence des supports

Table des matières

MICHELINE CAMBRON

Cette communication se situe dans le droit fil d’un travail éditorial, celui effectué pour la  réédition des Mystères de Montréal d’Hector Berthelot1.  Gilles Marcotte et moi avions, il y a quelques années, fait effectuer la saisie du texte d’après l’édition en livre de 1898. Puis nous avions soigneusement pris des décisions éditoriales visant à conserver au texte sa saveur d’époque : maintien des conventions typographiques en usage (majuscules sans accents, noms de rues et de lieux donnés à la mode anglaise), absence de notes explicatives — l’essentiel étant donné dans la préface et la postface —  et surtout quasi-absence de corrections apportées au texte. En effet la langue de Berthelot est très libre et il est difficile de distinguer entre ce qui ressortit de la recherche d’un effet phonétique comique et ce qui tient à une simple coquille. Le travail de révision s’avéra délicat car la saisie avait inclus de nombreuses corrections qui paraissaient évidentes pour un manuscrit ordinaire, des corrections « spontanées », pourrait-on dire.  Comme je disposais de photocopies du microfilm du journal Le Vrai Canard pour la période durant laquelle le roman-feuilleton était d’abord paru — le livre de 1898 étant posthume — j’ai eu l’idée d’aller y voir pour me guider lorsque je rencontrais plusieurs graphies pour le même mot. Ce que j’y ai découvert m’a profondément troublée. La plupart des « coquilles » qui avaient été spontanément corrigées sur l’édition de 1898 n’apparaissaient pas dans le journal. De fait, la version du journal se révélait plus « correcte », plus soignée, que l’édition originale dans Le Vrai Canard.  Ainsi, les coquilles comiques de l’incipit, sur lesquelles Gilles Marcotte et moi nous étions arrêtés2, n’étaient pas là dans le journal, sauf pour ce qui est du mot « hymme », orthographié ailleurs dans le texte de la même façon, ce qui semble renvoyer à un usage phonétique populaire. Afin de donner une juste idée de la langue employée dans la première version du roman, la seule à avoir été supervisée par l’auteur, nous avons alors choisi de rétablir la graphie usuelle de tous les mots correctement orthographiés dans Le Vrai Canard. Ainsi notre édition se rapproche-t-elle, du point de vue orthographique,  davantage du journal que du livre.  Retenant certaines caractéristiques de l’édition de 1898, à cause des difficultés de déchiffrement de certains passages du journal, notre édition constitue de fait une nouvelle version orthographique du roman. À défaut d’une édition en facsimile du journal Le Vrai Canard lui-même, notre décision continue de me paraitre la plus sage.

L’examen ultérieur de la quatrième édition du roman a cependant accru ma perplexité. En effet, cette version, non datée (circa 19183), mise au goût du jour  — les personnages des illustrations sont habillés à la mode de 1918 —  comporte de nombreuses différences d’avec l’édition de 1898, sans pour autant revenir à la version du journal. Bien sûr ma première réaction a été de juger que les éditeurs successifs avaient manqué de respect à Hector Berthelot en s’appropriant ainsi sans plus de façon son texte. C’est d’ailleurs ce que j’ai laissé entendre dans la « Note sur l’édition » de la réédition4. Mais à un autre niveau, plus théorique, cette appropriation, qui accroissait le nombre de « fautes » et tendait à déchronologiser quelque peu le texte du roman, méritait qu’on l’examine plus avant.

Je m’arrêterai ici à trois aspects des Mystères de Montréal, le rôle de Ladébauche, narrateur de l’histoire,la langue du roman et de ses personnages et les images qui accompagnent les diverses éditions, de manière à montrer les principaux changements subis au fil des éditions. Puis je me risquerai à une comparaison entre cette série d’états du roman-feuilleton et les variations que l’on peut observer dans des manuscrit médiévaux, ou dans des textes de l’Antiquité. Je m’inspirerai principalement des travaux de Paul Zumthor5 qui, le premier a proposé la notion de mouvance,  laquelle, enrichie par celle de variance adoptée par Bernard Cerquiglini6, sera au cœur de ma réflexion. Je chercherai à montrer la pertinence de la notion de mouvance dans l’examen des variations qui ont marqué Les Mystères de Montréal, au fil des éditions, mais également dans l’analyse de l’innombrable série des Mystères urbains, sur laquelle nous sommes nombreux à travailler. J’espère ainsi baliser un espace de réflexion à propos de la mouvance textuelle qui caractérise les Mystères urbains et aussi de manière générale, les romans-feuilletons.

Les Mystères de Berthelot : Ladébauche, langue vernaculaire et petits dessins

Entre la version du Vrai Canard, parue du 20 décembre 1879 au 31 juillet 1880 et du 13 novembre 1880 au 5 mars 1881, et la version imprimée en livre chez P. A. Pigeon en 1898, la différence principale tient au caractère explicite ou non de la présence du personnage de Ladébauche. Désigné comme narrateur et comme « auteur fictif » dans la publication originelle du Vrai canard — le titre du roman-feuilleton est Les Mystères de Montréal par M. Ladébauche — , le personnage de Ladébauche se trouve effacé du titre des éditions en livre7. Cela ne tient pas à la disparition du personnage de Ladébauche de l’espace public québécois. Au contraire !  En 1898, Ladébauche signe encore des correspondances dans Le Canard et y demeure personnage de caricatures même si Berthelot est décédé8. Le roman lui-même est connu, comme en font foi l’annonce de la publication dans Le Canard, le 15 octobre 1898, selon laquelle le texte du feuilleton est réuni en volume suite aux nombreuses demandes venues du Canada et des Etats-Unis, de même que le caractère laconique de la publicité parue à la même date dans La Patrie :

Les Mystères de Montréal
Voir Le Canard.

Cet encart est reproduit deux fois sur la même page. La publicité retrouvée à ce jour ne fait donc pas non plus mention de Ladébauche.

A contrario, le nom de l’auteur, Hector Berthelot, absent du paratexte immédiat du feuilleton dans le Vrai Canard, est mis en relief dans les publications en livres. Berthelot est désormais explicitement l’auteur des Mystères de Montréal, son portrait est même en couverture ! La publicité faite au livre met elle aussi en relief « l’incomparable Hector Berthelot9 ». Bien sûr, les lecteurs du Vrai Canard savaient que Berthelot était l’inventeur de Ladébauche, le rédacteur de ses chroniques10 puis de son « roman de mœurs ». Et le nom de Berthelot apparaissait dans l’en-tête du journal, à titre de rédacteur. L’attribution, par Berthelot, de son roman-feuilleton à Ladébauche, chroniqueur fictif dont la personnalité et la langue (surtout la langue !) étaient bien campées dans le journal depuis 1878 conférait aux Mystères un point de vue énonciatif spécifique et permettait de placer le roman en interaction explicite avec le reste du Vrai Canard. Rappelons que la présence active du narrateur, qui interpelle le lecteur, de même que l’assimilation du narrateur à l’auteur caractérisent la plupart des Mystères depuis ceux de Sue. C’est d’ailleurs sur cet amalgame que repose la relation parfois hyperbolique entre les lecteurs et les auteurs de Mystères. Pour le lecteur de 1898, Berthelot est le fondateur du journal humoristique Le Canard, comme on peut le lire dans le cartouche du journal, qui continue à être publié11. L’absence de renvoi explicite à Ladébauche comme narrateur des Mystères semble donc tenir à la conviction de l’éditeur que les lecteurs savent que le roman est raconté par Ladébauche, ce qui rend la mention inutile.

Le narrateur joue un rôle important dans Les Mystères de Montréal et l’aire d’activité du personnage de Ladébauche y dépasse largement celui d’un narrateur classique. En effet, Ladébauche ne se contente pas de prendre en charge les descriptions ou de raconter l’action, il le fait dans sa langue. L’une des caractéristiques du roman est en effet le peu de différence qui existe entre la langue du narrateur et celle des personnages, de même que  l’absence d’écart entre la langue des personnages issus des classes populaires et celle de ceux qui appartiennent à la « noblesse », comme si Ladébauche prêtait sa propre langue à tous, ce qu’il faisait systématiquement dans ses « Correspondances », dans lesquelles il faisait parler les personnages éminents qu’il rencontrait, par exemple la reine Victoria, dans la même langue que lui12. Cette langue de Ladébauche est une langue vernaculaire qui prend des libertés : prononciation orale populaire — peu à peu normalisée grâce à la mise en œuvre de conventions graphiques; tournures syntaxiques anciennes; lexique urbain fortement marqué par l’anglais et par les archaïsmes; bref une langue colorée certes, mais censée être connue de tous les vrais Canadiens. Or dans le roman du XIXe siècle, à moins de remplir la fonction de personnage, le narrateur parle, par convention, une langue qui le distingue de ses personnages, une langue plus neutre, une langue écrite qui correspond à son statut de responsable des parties non oralisées du texte, et aux savoirs qui lui sont en quelque sorte consentis de par son omniscience. L’incipit des Mystères de Paris en donne une bonne illustration :

Un tapis-franc, en argot de vol et de meurtre, signifie un estaminet ou un cabaret du plus bas étage.

Un repris de justice, qui, dans cette langue immonde, s’appelle un ogre, ou une femme de même dégradation, qui s’appelle une ogresse, tiennent ordinairement ces tavernes, hantées par le rebut de la population, parisienne : forçats libérés, escrocs, voleurs, assassins y abondent.

Un crime a-t-il été commis, la police jette, si cela peut se dire, ses filets dans cette fange; presque toujours elle y prend les coupables.

Ce début annonce au lecteur qu’il doit assister à de sinistres scènes; s’il y consent, il pénétrera dans des régions horribles, inconnues; des types hideux, effrayants, fourmilleront dans ces cloaques impurs comme les reptiles dans les marais13

Le narrateur nous explique le sens des mots d’argot qu’il utilise, il sait comment les choses se passent dans le monde qu’il va décrire et il domine ainsi les autres personnages dont il se désolidarise violemment grâce à un lexique recherché : le « cloaque infâme » où nous entraînera le narrateur sera jugé dans une langue qui n’a rien à voir avec « l’argot de meurtre et de vol  ». Au contraire, dans les Mystères de Montréal, Ladébauche n’explique rien : malgré son statut de narrateur hétérodiégétique il semble raconter de l’intérieur la société qu’il décrit. Le narrateur raconte que « Le Père Brind’amour avait roulé au quiers pour un autre charquier, et avait réussi après dix-huit mois à s’acheter un agrès de nuit » (39); que Ti-Pite revient chez lui « beurré de sang » (45); que Bénoni abandonne une « magnifique position chez Boivin, où il gagnait sept chelins et demi par semaine en « punchant » des renforts de « brognans » » (47)  sans rien expliquer, ni justifier.  Le lecteur est censé savoir, comme le narrateur — et les personnages — que le mot tiers se prononce « quiers » et le mot charretier, « charquier » ; que « beurré » signifie barbouillé et que Boivin est le nom d’une manufacture de chaussures, ce qui explique qu’on y perfore (« punche ») des renfort de souliers de mauvaise qualité (« brogans ») avant l’assemblage. Les mots « punchant » et « brognans  » sont entre guillemets parce qu’ils sont d’origine anglaise, mais ils nous sont donnés sans explications. Le narrateur utilise ainsi dans son propre discours, comme dans les dialogues, une langue vernaculaire sans la marquer véritablement comme autre, de sorte que langue vernaculaire et registre soutenu cohabitent non seulement dans le roman mais aussi dans la voix narrative elle-même, sans mise à distance. Ladébauche ordonne ainsi l’ensemble des voix autour de sa propre langue.  Son effacement comme « auteur » et maître de la narration fait disparaître l’ancrage narratif qui ordonnait les diverses voix du roman dans Les Mystères de Montréal par M. Ladébauche. À la limite — et cela a été la réaction du premier éditeur sollicité pour la reproduction du texte — cela peut donner au lecteur d’aujourd’hui une impression de maladresse involontaire. Cet effacement ne devient possible que si le  roman, sorti du journal dans lequel le personnage de Ladébauche prenait ses aises (comme figure dans le cartouche, comme signataire de chroniques, comme personnage de caricature et comme allocutaire présent en filigrane de nombreux textes) peut s’inscrire dans un nouveau cadre qui rend lisible en creux la présence de Ladébauche. On peut raisonnablement faire l’hypothèse que le fait que l’éditeur des éditions en livres soit P. A. Pigeon, imprimeur du journal Le Canard, joue un rôle déterminant dans la lisibilité de l’ancrage narratif spécifique au roman. Les éditions en livre sont en effet indirectement rattachées au journal humoristique dans les pages duquel flotte encore le fantôme de Berthelot-Ladébauche.  De ce point de vue,  la disparition de la mention de Ladébauche comme auteur et narrateur confirmerait, en quelque sorte, sa notoriété dans l’espace public en jouant sur l’identité auctoriale Berthelot-Ladébauche.

Reste que l’effacement de Ladébauche a des effets sur certains aspects du récit. Ainsi, par exemple, dans la version du Vrai Canard, lorsque Berthelot part pour l’Europe et suspend la publication du journal, le 31 juillet 1980, Ladébauche enferme ses personnages en prison. C’est là qu’il dit vouloir les retrouver à son retour : « Au mois de septembre, nous reprendrons nos héros et nous raconterons la suite de leurs aventures ». Cette phrase doit évidemment être élidée dans la version livresque : les interactions avec le journal sont disparues, l’entrecroisement entre le biographique et le narratif ne fait plus signe de la même façon.

Le deuxième trait qui différencie les éditions entre elles est la langue. Le laxisme orthographique, pour parler poliment, qui traverse l’édition de 1898 -1901 a pour effet d’accroître le caractère fautif de la langue du roman.  La rue Jacques-Cartier devient la rue « Jacques Carquier »,  « Batèche » devient « Batège ». Il y a également introduction de fautes ou de coquilles — les « prémices » deviennent des « prémises », le faraud devient un « farau », «  Travail et concorde » devient « Travaille et concorde » — qui ne renvoient aucunement à des déformations phonétiques. Les typographes ont le dos large mais il me semble difficile de voir là leur faute exclusive, sauf sans doute pour ce qui est de la ponctuation, très lacunaire dans les éditions de 1898-1901. Les nombreuses fautes d’accord, ainsi que les mauvaises graphies, me semblent plutôt relever d’un parti pris plus ou moins conscient de non-correction qui ferait de la faute le signe même du vernaculaire. Cela expliquerait le fait que, globalement, la masse de « fautes » soit beaucoup plus importante dans les versions publiées en livre que dans la version d’origine du Vrai Canard. La comparaison de la langue de ces éditions avec celle de textes qui, dans l’espace public contemporain, mettaient concurremment en scène soit le personnage de Ladébauche soit la langue vernaculaire montréalaise, pourrait éclairer la dimension performative de cette non-correction. En attendant ces analyses élargies, on peut raisonnablement faire l’hypothèse qu’il y a là une amplification des traits linguistiques marquant l’écart à la norme qui correspondrait aux usages de la représentation de la langue populaire dans l’espace public. Durant la période allant de 1879 à 1901, de nombreuses chroniques sur la langue paraissent dans les journaux. Leur mission : corriger les parlures usuelles, comme le laisse entendre l’une des plus célèbres, celle signée par Louis Fréchette, intitulée « À travers la grammaire et le dictionnaire. Corrigeons-nous ! ». Cela montre bien le lien étroit établi entre la faute et le vernaculaire. La négligence orthographique de l’édition de 1898-1901 s’appuie implicitement sur le jugement suivant lequel la langue étant incorrecte, l’attention portée à la correction du manuscrit serait inutile. On voit encore, dans l’édition de circa 1918, l’importance de cette représentation dans les choix linguistiques. Certes, la langue y est plus correcte que dans l’édition de 1898-1901. Dans l’incipit, on corrige « premières », « piaillement»  et « hymne », mais on ne corrige pas « vert ». On ne corrige donc pas à partir du Vrai Canard.  Je n’ai pu faire une comparaison méthodique de cette dernière édition avec les précédentes, mais j’ai tout de même remarqué lors d’une lecture cursive que certaines graphies étaient fantaisistes et certaines expressions transformées. Du point de vue de la graphie, nous nous trouvons donc devant trois versions distinctes du roman, et l’édition récemment parue constitue donc une quatrième version. Cela appelle au moins deux questions. La fidélité à un texte suppose-t-elle la fidélité à ses fautes ? L’introduction de fautes ou l’adaptation des fautes aux changements qui se sont produits au fil du temps dans les pratiques linguistiques doivent-elles être rejetées du côté de l’insignifiance sémiotique, ou doit-on y chercher des traits caractéristiques de la représentation sociale ?

Dernier aspect différencié selon les éditions, les illustrations. Dans le journal, les illustrations sont au nombre de vingt (dix d’entre elles sont reproduites ci-bas, ill. 1). Certains des dessins représentent des personnages centraux dans l’action : Bouctouche, l’homme au chapeau gris, Cléophas, Ursule. D’autres renvoient au récit, mais, curieusement, elles s’attachent à des moments peu significatifs : Le Petit Pite disant sa prière, [Le suit neuf de Cléophas], [le comte conduisit sa femme]. D’autres, encore,  quoique collées à des mots du texte, sont étrangement détachées du récit et un peu absurdes. Pourquoi représenter le comte de Bouctouche dans une chaise de jardin ? Pourquoi illustrer un équipage qui ne joue aucun rôle majeur dans l’histoire ? En outre, quel sens faut-il donner à des vignettes « insignifiantes » du point de vue du récit comme  un soleil, un coq, une horloge qui marque 10 heures et demie,  sinon celui de pasticher l’emploi strictement dénotatif des illustrations dans les journaux ?

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Ill. 1. Illustrations tirées du Vrai Canard. 1 : Ursule, vol. 1, no 22, p. 1; 2 : Bénoni, vol. 1, no 24, p. 2; 3 : « Le soleil se levait radieux… », vol. 1, no 26, p. 2;  4 : « Un coq du voisinage… », vol. 1, no 28, p. 1; 5 : « Il était 10 heures et demie », vol. 1, no 28, p. 1; 6 : « Il vivait dans la plus grande opulence », vol. 1, no 30, p. 2; 7 : Le Comte de Bouctouche, vol. 1, no 30, p. 2; 8 : « Le comte conduisit sa femme… », vol. 1, no 33, p. 1; 9 : Le petit Pite disant sa prière, vol. 1, no 36, p. 1; 10 : « Un suif neuf », vol. 1, no 37, p. 2.

Certains de ces dessins ont fait ou feront d’ailleurs l’objet d’un réemploi, d’un recyclage, dans le journal : le père Sansfaçon ressemble comme deux gouttes d’eau à Joly de Lotbinière14, plusieurs des vignettes seront reprises, avec changements de nom ou de titre dans un roman-feuilleton postérieur, Le conte de Monto-Christin paru du 5 mai au 21 juillet 1894 et du 20 octobre au 1er juin 1995)15.  Ce qui confirme leur statut paradoxal. À la fois illustrations et signes du caractère artificiel du lien entre images et texte, ces dessins renvoient aux pratiques du journal Le Canard.  Ils peuvent ainsi être interprétés comme des dessins humoristiques, voire comme une forme de caricature.

Dans le livre de 1898, il n’y a que neuf illustrations et celles-ci renvoient exclusivement aux personnages principaux (ill. 2). Mais les costumes prennent ici une autre dimension. Leur hétérogénéité — certains sont campagnards, les autres sont urbains et chics selon la mode fin-de-siècle —  correspond aux descriptions faites dans le texte. Ainsi, Bénoni, qui portait, contre toute vraisemblance, un frac et un haut-de-forme dans le dessin du journal, est représenté avec un costume rural et un seau de fer-blanc à la main, ce qui illustre la première description qui en est faite dans le texte. Mais le livre use aussi du réemploi : le « Père Sansfaçon en chemise de nuit » est tiré d’une caricature du Canard du 18 mai 1895 ; il s’agissait alors de Greenway, patient de Bowell représenté en médecin ; la Comtesse de Bouctouche de 1898 se révèle une reprise du « portrait » d’Yvette Guilbert ornant le Conte de Monto-Christin le 11 mai 1895. Un trait grossi donne en outre à la plupart des images une dimension caricaturales16. Il faut avoir lu le journal Le Canard des dernières années du siècle pour saisir la charge que comportent ces images, sinon leur caractère paraît platement dénotatif.

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Ill. 2. Illustrations tirées des Mystères de Montréal par Hector Berthelot, Montréal, Imprimerie A. Pigeon, 1898 et 1901.

Dans l’édition de 1918, dans laquelle les illustrations sont aussi nombreuses que dans le journal, les costumes sont mis au goût du jour, et les dessins comportent plus de mouvement (ill. 3). Graphiquement, ils ressemblent davantage à ceux qui illustrent un autre livre publié à la même époque par l’imprimeur P.A. Pigeon qu’aux images initialement parues dans le Vrai Canard ou àcelles de l’édition de 1898-1901. Les aventures extraordinaires de deux Canayens. Charivari littéraire et scientifique de Jules Jéhin Prume (1918), mettent en scène une action résolument contemporaine aux lecteurs, avec une pointe du côté de l’anticipation. Les dessins sont, sinon de la même plume, du moins proches parents de ceux des Mystères de Montréal de c1918 : ligne claire, mouvement, absence de cadre.

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Ill. 3. Illustrations tirées de l’édition de 1918.

Il est frappant de voir que les dessins de cette quatrième édition ont pour effet de déchronologiser le roman, déplaçant l’action depuis le Montréal de Berthelot, celui, misérabiliste, des épidémies de variole, des « manufactures de poils » (les entreprises de fourrure) et des cimetières au centre-ville, jusqu’à celui de la fin de la Grande guerre, où les écarts sociaux sont atténués par les vêtements à la mode et la dimension BD de certaines images (ill. 4).

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Ill. 4. [Combat entre Cleophas et Bénoni]. Édition de 1918, p. 29.

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Chacune des éditions semble avoir été en relation avec un espace énonciatif élargi : le journal Le Vrai Canard, pour la version initiale, le contexte journalistique et culturel dans lequel Ladébauche est un personnage emblématique pour les éditions en livre de 1898 et 1901, et enfin la culture populaire de 1918 pour la dernière édition, culture populaire à laquelle se trouve désormais intégrée non seulement le personnage de Ladébauche tel que le diffusent les journaux et le disque, mais aussi une brève série de deux romans humoristiques illustrés publiés par l’éditeur du Canard17. Compte tenu du petit nombre de romans qui paraissent annuellement au Québec en ces années-là (six pour l’année 191918), la parution quasi simultanée de deux romans humoristiques paraît significative. Il semblerait donc que chacune des éditions du roman soit en prise avec un espace énonciatif spécifique, qui détermine en partie les variations observées. De ce point de vue, la récente édition que nous avons publiée appartient à un espace énonciatif double, l’ouvrage s’inscrivant dans deux contextes : à la fois celui d’un public élargi, curieux de découvrir ce qui faisait rire à la fin du XIXe siècle, et celui du public savant, intéressé à une œuvre oubliée et aux formes que prenait au Québec le roman-feuilleton de type Mystères urbains.

La mouvance des textes : détour par l’Antiquité et le Moyen Âge

Que penser de ces variations sur le texte et les images des Mystères de Montréal ? L’inventaire de ces variations ne relève pas du travail usuel sur les manuscrits contemporains : il n’y a pas ici à proprement parler de génétique des textes qui serait pertinente et la chaîne des transformations que nous avons brièvement évoquées ne nous éclaire pas sur le processus d’écriture de Berthelot puisque seule la première édition a été supervisée par lui. Doit-on pour autant parler de trahison pour les éditions subséquentes ? Après tout, si Petit Pite vend Le Vrai Canard en 1880, dans la version du journal, pourquoi ne vendrait-il pas Le Canard dans les éditions ultérieurement publiées par Pigeon, qui imprime à partir des années 1890 la suite du Canard avec ou sans Berthelot ?  Ces modifications liées à la nature de la présence du personnage de Ladébauche dans l’espace public, à la mise en représentation de la langue vernaculaire et aux images accompagnant les textes transforment-elles le roman et la lecture qu’on en peut faire ?  Comment sortir du paradoxe qui marque la réception de ce roman, simultanément transmis dans le temps grâce à des rééditions, et « trahi », en quelque sorte, par ces mêmes rééditions, pour penser ces avatars du roman dans la perspective de l’histoire littéraire ?

Il me semble pertinent de nous engager ici du côté des questions de variance et de mouvance telles qu’on les traite en études anciennes et médiévales. J’avais déjà fréquenté les travaux de Paul Zumthor, qui m’enseigna, et l’idée de variance m’était bien connue mais, comme cela arrive souvent, c’est placée devant des exemples concrets d’études de variance dans un corpus médiéval que l’homologie m’est apparue19. En effet, les variations des Mystères de Montréal ressemblent fort à celles que les copistes de l’Antiquité et du Moyen Âge créaient en recopiant des manuscrits anciens.

Dans la tradition philologique classique, un manuscrit est censé reproduire un texte premier, conçu comme original. Plus les manuscrits s’en éloignent, plus ils sont considérés comme peu fiables, comme infidèles. Mais cette approche donne au manuscrit lui-même le statut de support inerte, dans lequel l’action de transcrire et le contexte nouveau que crée chacun des manuscrits dans sa matérialité unique se trouvent occultés. Cette façon traditionnelle de concevoir le manuscrit écarte la possibilité d’une transformation du texte dans un cadre oral qui aurait pu être antérieur, concomitant, voire postérieur au texte écrit réputé originel.

Paul Zumthor, qui pose les « textes » médiévaux comme relevant de l’oralité, voit les manuscrits médiévaux comme indissociables de la transmission orale qui s’effectue au moment de la performance, dans la relation entre celui qui exécute l’œuvre et ceux qui la reçoivent à travers son corps et sa voix.  Zumthor propose de saisir les variations repérables dans les manuscrits grâce au concept de mouvance.

Selon lui, le « texte » médiéval, ou plutôt l’unité d’analyse offerte, serait « moins un achèvement qu’un texte en train de se faire; plutôt qu’une essence, une production; plutôt qu’un sens accompli, une pratique constamment renouvelée, de signification20 ». Il faudrait donc considérer la mobilité textuelle qui caractérise les manuscrits comme liée aux modalités mêmes de composition et d’exécution en contexte d’oralité, lesquelles supposent une continuité dans la variation et sont étrangères à notre idée moderne d’auteur, principalement à cause de l’anonymat de leur origine et de la chaîne discontinue des exécutants qui « retravaillent » les œuvres.  En effet, dans le cas des textes vernaculaires anonymes, l’idée même de l’autorité de l’auteur perd sa pertinence dans le flux des réaménagements successifs auxquels les textes ouvrent, dans une sorte de réécriture collective. « La forme-sens ainsi engendrée  se trouve sans cesse remise en question. L’œuvre est fondamentalement mouvante21 ». Il faut la saisir dans cette mouvance. Selon Zumthor, lui assigner une version meilleure, plus autorisée, comme le fait la philologie traditionnelle, en limitant son authenticité à cette version seule, revient donc à ignorer son caractère propre qui est de se transformer dans le mouvement même de sa transmission. Pour Zumthor, la mouvance est directement reliée aux effets de la tradition orale.

Certes, les Mystères urbains ne sont pas des textes oraux. Pourtant, leurs variations semblent tenir elles aussi à une sorte d’ajustement entre le texte et le public, entre le texte et un contexte énonciatif spécifique. Leur transmission repose en partie sur une actualisation qui s’apparente à l’exécution de l’œuvre médiévale en ce que le corps des « lecteurs » est sollicité par la nature du support, journal, livre, et par des accompagnements en apparence externes au textes, fortement contextualisés, les illustrations. Enfin, la tension qui existe entre variation et continuité — car les Mystères ne sont pas donnés pour différents au fil de leurs variations ou de leurs avatars — semble étonnement similaire. Le rapprochement ne paraît donc pas gratuit.

Bernard Cerquiglini suggère quant à lui que la tradition écrite est elle-même un domaine de variance. Il attribue cette variance, indépendante des conditions particulières de la transmission orale, à la conception que l’on a dans la société médiévale, et même dans la société de la Renaissance, de l’autorité du texte. Selon lui, toutes les versions manuscrites d’un texte doivent y être tenues pour authentiques parce que l’idée de propriété intellectuelle, selon laquelle on pourrait assigner à un auteur et à un seul la paternité d’un texte, est totalement anachronique dans la société médiévale. Ainsi, du point de vue de Cerquiglini, la tradition philologique qui assimile à la faute toute transformation ultérieure d’un texte manuscrit lors de sa copie repose sur le postulat selon lequel l’authenticité est toujours une authenticité perdue22. Cette question de la propriété intellectuelle et de sa difficile, voire impossible assignation, est particulièrement intéressante lorsqu’on l’applique à un objet comme Les Mystères de Montréal, où le narrateur est un personnage présent par ailleurs dans l’espace public qui constitue une signature fictive derrière laquelle se cachent divers auteurs, dessinateurs et caricaturistes. Outre Berthelot, Honoré Beaugrand signe certains de ses textes Ladébauche. Albéric Bourgeois utilisera aussi cette signature, tout en apposant la sienne, à un grand nombre de textes dont l’inventaire n’est pas terminé. Et la figure de Berthelot est utilisée par de nombreux dessinateurs, comme si elle appartenait au domaine public. Y a-t-il parmi ces avatars de Ladébauche, un Ladébauche qui serait plus authentique ?

D’autres chercheurs ont travaillé, ces dernières années, autour du phénomène des variations lisibles d’un manuscrit à un autre, tant à propos de la poésie médiévale qu’à propos de textes de l’Antiquité. Les propositions de Nagy23, qui est helléniste, me permettront de resserrer encore le rapprochement entre les variations présentes dans les manuscrits et celles que j’ai observées dans les diverses éditions des Mystères de Montréal. Nagy prend pour appui les réflexions faites par Rupert Pickens en marge de son travail d’édition des textes de Joffré Rudel, un troubadour.  Pickens s’aperçoit, au fil de son travail, que « Les conventions et traditions de la lyrique courtoise ont contribué à estomper l’auteur et à créer au moins autant de Joffré Rudel qu’il existe d’anthologies médiévales24 ». Cette découverte le pousse à aborder son travail d’édition dans la perspective de Zumthor et à placer la notion de mouvance au cœur de son travail. Ce faisant, explique Nagy, Pickens s’avise que le terme employé pour désigner les exécutants de la poésie lyrique médiévale est celui de muer, dérivé de mover (mouvoir), celui qui « meut » le texte, en quelque sorte. Il se trouve donc à mettre l’accent sur l’exécution de la pièce. De là, Nagy propose de concevoir la mouvance comme un processus de recomposition-dans-l’exécution et développe une notion cruciale, celle d’autorité dans l’exécution. Selon lui, la mouvance tiendrait entre autres au fait qu’implicitement ou explicitement, les auteurs médiévaux autorisent ceux qui entendent leurs textes à les réexécuter, à les recomposer. Il existerait donc une autorité dans l’exécution qui tiendrait à la fois de celle conférée par l’auteur, ou son transmetteur, et de celle conférée par le public.  De sorte que, lorsque l’exécutant  « meut » le texte, il en fait sa propre chanson. Le texte est ainsi toujours inachevé, en attente d’une nouvelle exécution qui le transformera.

Nagy déplace ensuite sa réflexion vers les textes de l’Antiquité, se demandant quels sont les textes susceptibles d’y avoir été l’objet de recomposition-dans-l’exécution. À partir d’un examen du manuel de Martin West sur la critique des textes et l’édition25,  Nagy énumère certaines œuvres qui semblent avoir été tout particulièrement l’objet de traditions d’exécution dans l’Antiquité : les tragédies grecques (affectées par les intepolations d’acteurs26); les comédies de Plaute (pour les mêmes raisons); et les poèmes homériques (enjolivés par les rhapsodes27. Il insiste aussi sur les développements de West à propos de la dimension de recomposition continue des textes liés à un savoir pratique, comme le corpus des textes hippocratiques sur la médecine, « sujets à révision ou réaménagement28 ». En effet, ces ouvrages, qui peuvent être désignés de manière métaphoriques comme des livres de cuisine, comme le fait James Zetzel, également cité par Nagy, appellent une exécution qui les améliorent, car ils sont vus comme incomplets, inachevés. Cela tient au fait que ces textes sont « non protégés », soutient  Zetzel :

Works that provide practical learning of whatever sort, books that have living value for their readers, are subjects to alterations precisely in order to maintain that value; they are unprotected29.

Selon Nagy, Zetzel « compare explicitement les variations textuelles issues des traditions propres à la transmission du savoir pratique à celles qui résultent des traditions d’exécutions30 ».  Cela conduit Nagy à appliquer aux « variations textuelles qui naissent des vissicitudes de la transmission du savoir  pratique31 » la notion de variance, si tant est que soit reconnu le fait que « la tradition d’un livre de cuisine […] peut aussi, dans une certaine mesure, relever de l’exécution32 ».

L’intérêt de l’ensemble de ces  réflexions et des conclusions que Nagy en tire, tient à ce que, désormais, les notions de mouvance et de variance peuvent être distinguées non seulement à partir de corpus différents, selon qu’ils appartiennent au monde de l’oralité ou au monde plus « savant » et restreint de l’écrit, mais également être mis en relation avec les notions d’exécution et d’autorité dans l’exécution. Cela éclaire de façon intéressante, me semble-t-il, les questions abordées précédemment à propos des Mystères de Montréal et du caractère « infidèle » de leurs rééditions.

D’une part, la notion de mouvance se révèle particulièrement pertinente parce que les Mystères de Montréal se situent en partie du côté de l’oralité, à cause de la place qui y est structurellement faite à une langue vernaculaire oralisée. À ce propos, il convient de rappeler que les textes écrits en langue vernaculaire sont plus souvent et plus profondément transformés d’une transcription à l’autre que les textes écrits en latin. Sans doute l’autorité du texte est-elle moins grande, ce qui invite à un traitement plus libre, tant du point de vue de l’interprétation que du point de vue de l’ordonnancement et du style. Il y a là un jugement implicite à l’égard du vernaculaire qui contribue à l’effacement de l’autorité de l’auteur, ce dont nous avons trouvé confirmation dans le traitement orthographique et typographique des éditions. La question de la mouvance est aussi éclairante en ce qui a trait à l’identité de l’auteur, laquelle tendrait, selon Pikens, qui s’appuie sur Zumthor, à être effacée dans le processus de transmission des textes qui sont mouvance. Cet effacement ne tient pas à la conviction que le texte n’aurait pas d’auteur mais plutôt à la faiblesse de l’autorité du seul auteur, qui se trouve partagée avec celle dont disposent les exécutants. Cela me paraît pouvoir être appliqué de manière intéressante à notre couple auteur-narrateur : Berthelot-Ladébauche. En effet, ce qui frappe dans la publicité et aussi dans la présentation des éditions livresques, c’est l’effacement de Ladébauche, non comme auteur mais comme narrateur, comme exécutant. Cela signale le passage d’un régime textuel à un autre : alors que le journal s’offre comme un support dans lequel les faits sont racontés, « exécutés » dirais-je, par une personne ou un personnage identifiable par son ton et par sa langue, et dans le cas de Ladébauche, par sa figure, l’auteur Berthelot tire sa légitimité de l’autorité implicitement accordée au livre alors qu’à l’origine, c’est lui qui se trouvait effacé dans le journal. L’autorité de l’auteur est travestie : soit elle prend la forme du personnage qui se donne pour l’exécutant du récit, Ladébauche, celui qui marque le texte par la présence de son corps et de sa langue (de sa voix); soit on surimpose sur le texte l’autorité de la forme même du livre. Berthelot se trouve sur la couverture,  mais son autorité demeure paratextuelle, elle ne s’exerce pas de fait dans le texte lui-même, puisque c’est le corps et la langue d’un autre, Ladébauche, qui régissent le récit. Cet effacement de l’auteur devient plus visible encore si l’on examine  plus largement le corpus des textes dans lesquels on retrouve Ladébauche, soit comme signataire (auteur fictif), soit comme personnage qui prend seul la parole et adopte donc les allures d’un exécutant, dans les chroniques, les caricatures, les disques ultérieurs, l’importance de l’exécution devenant de plus en plus marquée au fur et à mesure que les motifs se répètent au fil du temps — Ladébauche visitant les mêmes pays sous la plume de Berthelot puis sous celle de Bourgeois, par exemple. L’exécutant, le personnage, est celui qui se trouve investi de l’autorité textuelle, sans reste pour l’auteur.

D’autre part, la notion de variance nous amène au plus près de la notion moderne de réédition, du côté de la transmission écrite, de la transcription de l’imprimé, dont nous savons qu’elle comporte elle aussi,  le plus souvent, des modifications mineures, des corrections, mais aussi parfois des réaménagements — pensons aux romans de Balzac parus en feuilletons. D’une certaine façon, le changement de medium peut être compris comme un changement dans l’exécution du texte : la matérialité du support, le contexte élargi de publication induisent des changements qui s’apparentent à ceux qui sont associés à toute nouvelle exécution. D’une exécution à l’autre, la relation entre celui qui exécute et le public qui reçoit le texte se trouve modifiée. On ne lit pas de la même manière un petit journal humoristique, dans lequel le texte est découpé et jouxte d’autres textes, des publicités et  des caricatures, et un livre sur la couverture duquel se trouve le portrait de l’auteur, lisible en continu, sans l’attente liée au feuilleton.  Aussi, beaucoup des remarques faites par West, Nagy et Zetzel sur les livres liés à la transmission d’un savoir pratique me paraissent mériter ici d’être examinées. Ainsi du nécessaire maintien de la valeur du texte. La réédition des Mystères faites en 1898 ne s’offre pas comme une édition historique, mais plutôt comme une édition dans laquelle on cherche à trouver des équivalents contemporains, qui rendent lisible le texte dans son intention : faire vendre à Petit-Pite Le Canard, plutôt que Le Vrai Canard, témoigne de la nécessité d’adapter le texte pour lui conserver sa valeur, sa capacité à faire rire dans l’immédiat, sans recours à des connaissances historiques. Ces changements me paraissent clairement relever de l’exécution et indiquer que le texte se situe dans un contexte de variance. L’idée de Zetzel, suivant laquelle les textes de savoir pratique seraient non protégés trouve ici une application inattendue. Les illustrations qui déchronologisent donnent à croire que le texte ne possède pas d’ancrage temporel immuable, malgré l’incipit « C’était en 1879 », puisqu’on peut l’illustrer avec des dessins renvoyant à la date de la réédition. Cela a pour effet de déréaliser le texte, de l’inscrire dans une sorte de geste narrative proche du conte — hors du temps. Chacune des nouvelles exécutions le soustrait à l’autorité de la précédente, confirmant la non-protection du texte et son maintien dans le temps. L’assimilation du texte humoristique aux livres de savoir pratique me paraît devoir être discutée plus avant : peut-on voir dans la visée pragmatique de ces textes, qui est de faire rire, une dimension prescriptive qui les rapprocherait des « livres de cuisine » évoqués par Zetzel ? Il me semble que la dimension comique, voire satirique des Mystères de Montréal est porteuse d’effets spécifiques qui en accentuent et la mouvance, et la variance.  

***

Pourtant, en un sens, les diverses éditions des Mystères de Montréal ne sont guère différentes des nombreux Mystères urbains, qui continuent malgré et grâce à de nombreuses variations, le texte éponyme d’Eugène Sue. Le texte reste inachevé, ouvert à des reprises (au théâtre, dès février 1844, Les Mystères de Paris, une pièce d’une durée de sept heures) et à des suites, par le retour de types ou personnages dans l’œuvre de Sue. Le roman de Sue devient un hypotexte qui irrigue de nombreux feuilletons. Ses personnages s’en échappent pour loger dans la zone où se brouillent fiction et réalité,  ils deviennent des types inscrits dans la langue (une pipelette, un chourineur, une fleur-de-marie) et incorporés à de nouvelles fictions.

Le roman est non protégé, comme en témoignent les innombrables Mystères urbains, publiés dans une variété de langues. Chacune de ces exécutions est irreproductible, à fois à cause de la nature des supports et à cause de son contexte de réception. L’autorité d’exécution est à la disposition de qui veut la prendre, dans un autre temps et un autre lieu — et souvent un autre langue —, lesquels donnent cohérence et réalité à chacun des textes, dans la mouvance comme dans la variance.

Aussi les concepts d’exécution, d’autorité de l’exécution, de mouvance et de variance me paraissent-ils offrir des pistes fécondes pour aborder la masse des Mystères urbains tout en plaçant en équilibre le maintien de la valeur du texte source, celui de Sue, valeur qui comporte principalement des composantes pragmatiques, liées à la relation entre l’exécution et le lectorat, mais sans doute aussi des composantes éthiques et épistémologiques, et son infinie capacité de transformation.

(Université de Montréal)

Notes

1  Berthelot, Hector, Les Mystères de Montréal par M. Ladébauche, texte établi par Micheline Cambron, avec une préface de Gilles Marcotte et une postface de Micheline Cambron, Québec, Nota bene, 2013, 284 p.

2  « C’était en 1879. / Mai répandait ses prémières fleurs et sa verdure printanière sur le Jardin Viger à Montréal. / La brise était tiède, le jardin était empli de murmures confus et du piailment des moineaux. / L’herbe repoussait vert et drue ; les marguerites blanches et les liserons bleus s’épanouissaient un à un au milieu de l’herbe à puce et de la carotte à moreau. / Les fontaines babillaient sur leur lit de cailloux, et la nature entière semblait entonner un hymme d’amour vers l’Eternel ». (Je souligne). Hector Berthelot, Les Mystères de Montréal. Roman de mœurs, Montréal, Imprimerie A.P. Pigeon 1898. Les commentaires sur ces fautes que nous pensions volontaires sont parus dans Gilles Marcotte, «Mystères de Montréal : la ville dans le roman populaire au XIXe siècle», Gilles Marcotte et Pierre Nepveu (éd.), Montréal imaginaire. Ville et littérature, Montréal, Fides, 1992, p. 97-148 ; Micheline Cambron, «Une ville sans trésor», Montréal, mégalopole littéraire, Madeleine Frédéric (dir.), Bruxelles, Université de Bruxelles, Centre d'études canadiennes, 1992, p. 7-35.

3  L’édition n’est pas datée. Parmi les publicités à la fin du volume on en trouve une du Canard, qui incite à utiliser le journal pour la publicité de produits haut de gamme, une de l’Imprimerie Pigeon, qui est vraisemblablement l’éditeur, et une à propos d’une maison à vendre, qui pourra être occupée « à partir de mai 1918 ». Nous l’identifierons comme l’édition de circa1918.

4  Op. cit., p. 25.

5  Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972.  Zumthor revient sur ce concept dans la plupart de ses travaux ultérieurs, principalement dans La lettre et la voix. De la « littérature » médiévale, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1987.

6  Bernard Cerquiglini, Eloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, coll. « Des travaux », 1989.

7  Nous l’avons rétabli dans l’édition de 2013 : Berthelot, Hector, Les Mystères de Montréal par M. Ladébauche, texte établi par Micheline Cambron, avec une préface de Gilles Marcotte et une postface de Micheline Cambron, Québec, Nota bene, 2013, 284 p.

8  Ladébauche deviendra dès 1903 icône publicitaire puis, en 1904, personnage de bandes-dessinées et, dès 1905, il reprendra du service comme chroniqueur humoristique, sous la plume d’Albéric Bourgeois, qui en fera également le personnage principal de ses caricatures dans la Presse durant une cinquantaine d’années. Voir Micheline Cambron, « Les histoires de Ladébauche. Figures du journal, figures de la nation », Thérenty, Marie-Ève et Alain Vaillant (dir.), Presse, nations et mondialisation au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2010, p. [239] -262.

9  Le Canard, 15, 22 et 29 octobre 1998.

10  Rappelons que la première chronique, « Correspondance parisienne », parut le 28 juin 1978, dans Le Canard.

11  Le Vrai Canard avait été remplacé par une série de journaux éphémères fondés successivement par Berthelot qui ressuscite, en novembre 1893, le Canard (Le Canard deuxième série, avec nouvelle numérotation). C’est cette seconde série du Canard qui continue à être publiée.  Voir la postface de la réédition de 2013, p. 280-281.

12  La première rencontre avec « Victoire » a lieu dans la chronique du Canard parue le 9 novembre 1878. Il y en aura une dizaine d’autres.

13  Eugène Sue, Les Mystères de Paris, Parsi, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2008, p. [31].

14  Le Vrai Canard.

15  Certains intitulés sont différents, bien sûr, par exemple, la vignette illustrant Bénoni en 1879 renvoie plutôt  à  M. Beltapet. Mais certaines vignettes sont reprises telles quelles comme celle de l’horloge « Dix heures et demie »  et celle de Cunégonde — l’héroïne du Conte de Monto-Christin porte fort commodément le même prénom que celle des Mystères de Montréal.  

16  L’équipe de Dominic Hardy prévoit se pencher sur ce riche corpus d’illustration et espère pouvoir attribuer certains des dessins à des artistes connus au tournant du siècle. Mais pour l’instant, nous ne pouvons faire d’attribution certaine.

17  Un autre roman publié par Pigeon à la même période est explicitement humoristique. Pitou Le Roux : les aventures de Pitou, Titi, Mago et Péteux : roman humoristique illustré / par Jean Rhevien. Le roman porte en couverture la mention « Réminiscences de la Grande guerre » et est divisé en « raids » plutôt qu’en chapitres. Il est sans doute légèrement postérieur (1920?) à la quatrième édition des Mystères. . Il s’agit d’un collage d’anecdotes qui trouve sa source dans la rencontre, faite par le narrateur dans les tranchées, d’un personnage coloré, qui parsème son discours de « Cr…rrisse » sonores, et dont sont repris les récits de mauvais tours et de sottises faits aux dépens de victimes impuissantes : principalement la mère de Pitou, le responsable de l’école de réforme et le curé. Les dessins ne renvoient pas à une période chronologique clairement définie. Les illustrations sont signées mais l’attribution en est malaisée. Le trait est gras et les scènes croquées sont plutôt confuses. L’un des dessins est plus réussi, on y voit Pitou qui prend la «fraîche » sur le toit de sa maison, vêtu d’une chemise mais sans culotte. Il ne semble pas que la série se soit poursuivie.

18  Denis Saint-Jacques et Lucie Robert, La Vie littéraire au Québec, tome VI, Québec, Presses de l’Université Laval, p. 220. Il faut noter que ces statistiques ne comptabilisent pas les œuvres sans dates, ni les romans-feuilletons, ni les parutions en périodiques (idem). Même si nous portons ce total à 10, en incluant les deux romans illustrés et deux autres éventuels oublis, la proportion demeure  significative.

19  Une conférence de philologie prononcée par Patrick Moran à l’Université de Montréal a pour moi servi de déclencheur. Pour ce qui est des propositions théoriques liés aux manuscrits antiques, je remercie Mathilde Cambron-Goulet de ses suggestions bibliographiques.

20  Essai de poétique médiévale, coll.  « Points/Essais », 2000,  p. 94.

21  Op. cit., p. 93

22  Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante : Histoire critique de la philologie, Seuil, coll. « Des travaux », 1989.  Je me suis également appuyée sur la page « What’s mouvance ? » sur le site du Wessex Parallel Web Texts, page disparue du Web depuis. Cette affirmation rappelle les conflits entre folkloristes à la fin du XXe siècle alors que ceux qui considéraient la littérature populaire comme un ensemble de « restes  » ou «  débris » d’un corpus indo-européen originel riche s’opposaient à ceux qui croyaient que la tradition qui s’était enrichie au fil du temps, par l’ajout de variantes.

23  Je m’inspirerai principalement de son ouvrage intitulé La poésie en acte. Homère et autres chants, Paris, Belin, 2000 [Poetry as performance. Homer and beyond, Cambridge University Press, 1996]

24  Cité par Nagy, Op. cit. p. 23.

25  Textual Criticism and Editorial Technique Applicable to Greek and Latin Texts (Teubner Studienbücher), Stuttgart, B.G. Teubner, 1973.

26  Signalons à ce propos une piste qui pourrait être explorée, celle qui nous est offerte par l’intervention des comédiens dans des textes, selon le modèle de la commedia dell’arte. Voir D. Lanza, « Le comédien face à l'écrit », dans M. Detienne, dir., Les Savoirs de l’écriture en Grèce ancienne. Lille: Presses universitaires de Lille, 1992, p. 359-384.

27  Op. cit., p. 42.

28  Martin West (1973), cité par Nagy, op. cit. p. 43.

29  James Zetzel, « Religion, Rhetoric, and Editorial Technique: Reconstructing the Classics » Palimpsest, G. Bornstein et R. Williams dir, Ann Harbor, University of Michigan Press, 1993, p. 111

30  James Zetzel, op. cit, p. 43.

31  Op. cit., p. 44.

32  Op. cit., p. 44.

Pour citer ce document

Micheline Cambron, « Mystères et variance des textes populaires : la contingence des supports », Les Mystères urbains au prisme de l'identité nationale, sous la direction de Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-mysteres-urbains-au-prisme-de-lidentite-nationale/mysteres-et-variance-des-textes-populaires-la-contingence-des-supports