La recherche sur la presse : nouveaux bilans nationaux et internationaux

Les journaux et la vie urbaine

Table des matières

WILL STRAW

Cet article1 vise modestement et de façon nécessairement incomplète à donner un aperçu d’ensemble de la variété des démarches empruntées par les chercheurs pour concevoir le rapport existant entre les journaux et la vie urbaine. Avec Karlheinz Stierle (qui se réfère aux idées de Jean de la Bruyère), nous pourrions voir, dans le journal, l’une de ces « mille choses extérieures2 » qui, dans la vie des cités, ont supplanté les structures monumentales ayant longtemps servi à définir les traits particuliers de la vie urbaine.

Le journal n’est, bien sûr, pas spécifique à la culture urbaine. Aux États-Unis, ce sont d’ailleurs les journaux des petites villes rurales qui sont analysés avec prédilection. Et inversement, même lorsque leur siège est situé dans un grand centre urbain, certains grands journaux du Canada, d’Angleterre, de France et d’ailleurs se sont donné le statut de journaux nationaux et sont lus dans l’ensemble du territoire. Néanmoins, dirais-je, les étapes importantes du développement de l’histoire des journaux depuis le XIXe siècle sont liées à l’essor de la vie urbaine. La transformation des lecteurs de journaux en un public de masse à partir de 1830, le développement des tabloïds à l’approche du XIXe siècle et, enfin, l’imbrication des pratiques de lecture et des modes de distribution de la presse avec les grandes formes de la mobilité urbaine au XXe siècle ont fait des journaux un symbole fort de la modernité associée aux villes.

Au sein de la myriade d’analyses qui traitent du rapport entre les journaux et la vie urbaine, nous avons isolé trois courants. Le premier d’entre eux place le journal au cœur de la circulation des discours et d’autres formes d’expression culturelle dans les grandes cités. Comme nous le verrons, on dit alors du journal moderne qu’il tire sa source de l’oralité propre aux institutions urbaines que sont les salons bourgeois ou les assemblées politiques. Le journal est parfois vu comme ce qui a transformé cette oralité, l’a stabilisée en inscrivant sa trace sur la surface matérielle de ses pages. En même temps, la très courte durée de vie de ce qui paraît dans le journal peut être opposée à la longévité des inscriptions et des textes que l’on trouve sur les affiches publicitaires et les panneaux d’avis publics qui ornent les villes.

Le second courant pointe les diverses manières dont la forme même de ces journaux peut offrir des modèles d’espace urbain et d’expérience de la ville. Dans ces analyses, on trouve un certain nombre de questions récurrentes. De quelle manière, par exemple, la relation entre les composantes variées d’un journal (ses thèmes, son style, son mode d’organisation) reflète-t-elle les interconnexions et les arrangements hiérarchiques qui caractérisent plus généralement la vie urbaine? En cartographiant ainsi la cité, le journal sert-il d’agent d’orientation, rend-il la ville intelligible? Ou, au contraire, renforce-t-il la désorientation propre à la vie urbaine, met-il l’accent sur le désordre des villes et leurs juxtapositions de phénomènes apparemment non reliés?

Un troisième et dernier courant examine les circuits qui permettent la circulation des journaux – en tant qu’objets – dans l’espace urbain. Les journaux sont imbriqués dans un large système de distribution d’imprimés et d’autres produits. Une panoplie de métiers et de structures bâties a vu le jour pour faciliter leur distribution, depuis les crieurs du XIXe siècle jusqu’aux kiosques de presse du XXe siècle. La lecture des journaux elle-même se fait à l’intérieur d’une vaste gamme d’institutions urbaines, telles que les cafés ou les wagons de métro, ce qui leur confère un double statut : objets de détente, on les lit en prenant son temps ; sources d’information, on les consulte rapidement, deux opérations finalement aussi essentielles l’une que l’autre à la vie urbaine.

Le journal, à la croisée des discours

Le journal urbain, si l’on en croit Corinne Saminadayar-Perrin, se trouve à l’intersection d’une multitude de formes de discours3. Cette affirmation, qui peut sembler sans contredit possible, se trouve au cœur des recherches les plus intéressantes sur la place des journaux dans la vie urbaine. Schématiquement, on pourrait dire que ces recherches regardent vers l’amont, soit vers les discours oraux qui sont désignés comme les matériaux de base de ces journaux, ainsi que vers l’aval, soit vers les formes fixes de l’affichage public (comme celles des panneaux publicitaires) qui prolongent certaines fonctions dévolues aux journaux. Les journaux sont cernés par des discours oraux de toutes sortes, du ragot au débat intellectuel, qui naissent dans les espaces publics comme les cafés. En même temps, le journal circule dans un univers où se trouvent d’autres formes fixes de discours imprimés ou graphiques, telles que les livres et la signalétique urbaine. Le journal est une forme à la fois matérielle et durable comparée aux occurrences des discours oraux, mais plutôt transitoire par rapport aux formes plus pérennes de la communication écrite et graphique.

L’introduction du discours oral dans l’espace de la presse écrite est souvent décrite comme un effet du bouleversement des relations entre les classes sociales aux XVIIIe et XIXe siècles. Alain Vaillant suggère que l’espace ouvert par les médias modernes a pris forme lorsque l’expansion de la bourgeoisie fut telle qu’elle rendit impossible le maintien de sa vie sociale à l’intérieur de la sphère privée. La prise de parole constitutive de cette sociabilité se répandit d’abord dans les salons, ensuite dans les cafés et « autres lieux semi-publics4 ». C’est dans ces lieux semi-publics, comme le remarque Saminadayar-Perrin, que le discours social commença à circuler dans des circuits de communication – de commentaire et de rumeur – qui incluaient la presse5. Les journaux devinrent un médium-clé pour la pénétration de ce discours, puisqu’ils réduisaient la distance entre l’érudition journalistique et le style propre des échanges qui se déroulaient en public.

À l’intérieur du journal et à travers les journalistes qui les reprennent, les discours oraux voient leur durée de vie augmenter, même s’ils s’en trouvent transformés. Comme Guillaume Pinson l’observe à propos des journaux de la fin du XIXe siècle, « la presse mondaine reste fascinée par l’oralité, comme si celle-ci demeurait son origine profonde. Elle cherche à la mettre en scène directement (dialogues, citations) ou de façon détournée par certaines formes de microrécits qui sont disséminés dans l’espace du journal6 ». Pour parler comme Vaillant, le journal sert de relais, il prolonge les formes de l’échange oral typique de la vie sociale urbaine dans la forme du reportage qui, avec le temps, se rapproche de plus en plus de la conversation orale7.

C’est surtout dans les études sur la presse française que l’on trouve cet accent particulier mis sur la dette du journalisme à l’égard de la communication orale propre à la sociabilité bourgeoise. Dans la recherche américaine, et notamment dans l’œuvre influent du sociologue Robert Park au début du XXe siècle, le journal n’absorbe pas tant l’érudition des salons littéraires qu’il ne cherche à approcher le langage populaire de la rue. Pour Park, l’évolution du journal vers la fin du XIXe et au XXe siècle fut marquée par la réduction progressive de la distance entre le verbe journalistique et la communication orale de tous les jours caractérisée précisément par son faible niveau d’érudition. Dans les premières décades du XXe siècle, les écrits journalistiques, aux États-Unis, se trouvèrent ainsi colonisés par les formes et les styles des échanges argotiques de la rue8.

Il est possible de rassembler ces diverses idées dans une théorie plus large concernant la circulation de paroles et de connaissances à l’intérieur des villes : Pinson note que cette circulation produit des formes spécifiques de savoirs urbains, dont certaines se fixent dans la forme imprimée9. La brève et la chronique de potins mondains relèvent de formats journalistiques, mais sont aussi des manières distinctives de faire connaître les modes de sociabilité que l’on trouve en ville. Dans un sens plus général, Karlheinz Stierle a dit du discours circulant dans la cité qu’il est un savoir nomade à la recherche de sa forme d’expression la plus appropriée. La cité, dans les mondes décrits par Stierle, se parle indéfiniment à elle-même. Le journal est l’un des nombreux canaux par lesquels la parole voyage et, dans le même temps, un instrument de stabilisation de cette parole dans des formes durables10.

Si, pour Park, le journal réduit la distance sociale entre les discours des journalistes et ceux que l’on entend au quotidien, pour Stierle, c’est la vie urbaine elle-même qui instaure une équivalence générale entre les diverses manières de connaître la ville. Les connaissances du flâneur, de l’historien amateur et de l’administrateur spécialisé ont ainsi la même légitimité11. Les conclusions de Géraldine Muhlmann vont dans le même sens : le journal abolit les distinctions entre les perspectives sur la ville offertes par les journalistes, les écrivains ou les sociologues12. Le journalisme tient sa place parmi d’autres formes de savoirs urbains, à la fois en raison de ses façons propres de faire connaître la ville, mais aussi au regard de celles qui permettent à la presse d’attribuer une égale valeur à tous les autres modes de connaissance.

Dans la ville, donc, l’oralité se retrouve dans les pratiques d’écriture, par lesquelles elle est sujette à une « transfiguration heuristique13 » qui se décide dans les pages mêmes du journal. En outre, comme Alexander Vasudevan le suggère, si le journal œuvre avec la rumeur et les autres types d’échange oral pour stabiliser et standardiser sa propre forme dans les feuilletons ou les chroniques consacrées à la vie en société, l’hétéroglossie propre au journalisme devient, de son côté, le matériau d’autres formes de textualité publique, comme celle des « panneaux publicitaires, des affiches, des enseignes lumineuses qui couvrent les façades des immeubles14 ». Au centre de l’analyse que David Henkin consacre aux villes du XIXe siècle, il y a cette même idée que le journal est un point intermédiaire dans la circulation du discours urbain, entre le flot incontrôlé des paroles et les formes d’affichage public de messages informatifs ou publicitaires.

D’autres chercheurs suivent la piste qui, dans les années 1920 et 1930, fait passer une parole de rue de type exclamatoire aux gros titres sensationnalistes des tabloïds et, de là, aux exhortations des slogans inscrits sur les panneaux ou les enseignes publicitaires. Ce passage est décrit avec moult détails dans les études portant sur Time Square dans la ville de New York, où l’argot spécialisé du show-business et de la basse culture commerciale est intégré au style journalistique des chroniqueurs de Broadway tels que Walter Winchell, dont les écrits ont influencé, en retour, les formes contemporaines de la rhétorique publicitaire15.

Forme des journaux, forme des villes

Dans son fameux livre sur la construction des nations, Imagined communities, Benedict Anderson soutient que les journaux jouent un rôle clé dans la production d’un sentiment de cohésion entre des populations disparates. Comme le roman, le journal suscite un sentiment d’appartenance collective à travers la simultanéité et les interconnexions qu’il établit entre des événements hétérogènes.  Le journal relie des bouleversements majeurs à des faits divers mineurs dans l’écrin cohérent d’une temporalité partagée et homogène16. Les révolutions politiques, les crimes crapuleux, ainsi que les fluctuations économiques finissent par se raccorder entre eux pour déplier une histoire uniforme.

Tandis qu’Anderson écrit sur le rapport entre les journaux et la nation davantage que sur celui que l’on peut établir entre les journaux et la ville, d’autres chercheurs ont avancé que les journaux produisent une image similaire du caractère interconnecté des éléments de la vie urbaine. David Henkin observe que, dans la presse new-yorkaise de la fin du XIXe siècle,  la simultanéité des événements disparates de la vie urbaine est obtenue par la proximité de leurs différents types de couverture journalistique dans les pages des journaux :

Nous pourrions ajouter que, dans le cas du New York d’avant la guerre de Sécession, le quotidien établissait des liens entre ses sujets en les présentant simplement de manière contigüe. La presse métropolitaine formait une communauté (et un public) à partir de métaphores spatiales autant que temporelles, elle décrivait les gens, les événements, les objets et les idéologies comme s’ils partageaient un espace public, à la manière d’une foule, évoquant par là même et d’une manière frappante, quoique précisément non réflexive, la cité elle-même17.

Si le journal offre l’image du caractère contigu des faits de la vie urbaine, il le fait, argumente-t-on, à travers le développement de nouvelles formes graphiques qui transmettent efficacement cette idée de contiguïté. Tandis que le roman assemble des phénomènes disparates en les associant sur la base du déploiement d’une temporalité narrative, le journal moderne joue sur les formes graphiques de sa mise en page pour exprimer la simultanéité en termes spatiaux. Dans ses articles, ses chroniques ou ses rubriques habituelles (telles que les sorties de films de la semaine ou les avis de décès), le journal répartit les événements de la cité dans des contenants graphiques contigus (encarts, colonnes ou listes) dont la fonction est à la fois d’isoler les uns des autres ces éléments distincts de la vie urbaine et d’offrir une image de leur existence simultanée à l’intérieur d’une présentation globale, cartographique, de la ville. Pour Philip Fisher, la ville et le journal sont tous deux des supports organisateurs d’informations :

La cité elle-même est une sorte de recueil tabulaire où sont enregistrées et emmagasinées, entre ses murs, des dizaines de milliers de décisions pourtant séparées : modifications, soins ou négligences, constructions et destructions, le tout dans une forme accessible. La ville et son image en miniature, temporaire et transportable à la main – le journal – atteint deux objectifs : celui de la complétude et celui de l’ordre18.

Une des questions posées par ce type d’analyses est la suivante : de telles homologies entre la cité et le journal font-elles de ce dernier un outil d’orientation pour les citadins ? Dans des travaux importants sur la culture de l’imprimé du XIXe siècle, Richard Terdiman soutient que le journal a surtout pour fonction de produire une fausse totalisation. En présentant côte à côte les événements et les questions du jour – de manière contigüe dans l’espace, mais en les séparant thématiquement –, le journal neutralise les contradictions sociopolitiques de son temps. Ainsi, sa forme même agit comme une barrière empêchant le citadin d’accéder à une véritable compréhension lui permettant de bien saisir les liens de causalité entre les événements politiques et économiques ou entre les faits divers et les conditions sociales qui les ont rendus possibles. Le journal, selon les termes de Terdiman, « nous introduit à ce qui semble être une irréductible fragmentation de l’expérience quotidienne, et, en la normalisant, nous prépare à la vivre19 ».

L’idée que le journal serait un outil pédagogique qui formerait, chez ses lecteurs, des compétences perceptives nécessaires à la vie urbaine se trouve dans une variété d’écrits sur la presse quotidienne. Dans une perspective plus sociologique, on peut dire que la presse fonctionne comme un instrument d’assimilation qui permet aux nouveaux arrivants dans la ville « de s’intégrer et de s’adapter à la culture locale et nationale20 ». Le journal accomplit cette tâche en diffusant des informations factuelles et des indices permettant aux immigrants d’ajuster ou de transformer leur comportement.

En des termes plus complexes, Peter Fritzsche a soutenu que le journal, qui insiste sur certains détails de la vie en ville et en laisse d’autres dans l’ombre, facilite la régulation de la vision et de l’attention du citadin mobile. Selon cet auteur, au début du XXe siècle à Berlin, le journal « apprit à ses lecteurs comment se mouvoir dans les rues et à travers la foule, en même temps qu’il guidait leur attention à travers la forêt des enseignes sensationnelles21 ». De même, Fischer voit dans le journal une manière de donner aux habitants des villes les habitudes perceptives requises par la vie urbaine. Avec ses différentes histoires et thèmes qui rivalisent pour attirer l’attention, la page de journal est comme la ville elle-même : elle requiert que nous la parcourions rapidement du regard, sur le mode de la distraction22. Deux chercheurs et poètes canadiens, Steve McCaffery et Barrie Phillip Nichol, ont poussé encore plus loin cette analogie : avec sa première page offrant de multiples ouvertures sur des histoires qui se poursuivent et s’achèvent en différents lieux, dans ses pages intérieures, le journal revendiquerait un caractère labyrinthique propre à la ville elle-même23.

Le journal comme objet urbain

Davantage que la plupart des autres formes de la culture imprimée, le journal se vend et se lit dans les espaces publics. Cet aspect du journal lui a assuré une place parmi les images emblématiques de la vie urbaine, et particulièrement, parmi celles que produisit la première moitié du XXe siècle. Les représentations visuelles des vendeurs de journaux, des kiosques et des unes sensationnalistes sont des éléments familiers de la culture visuelle de la ville moderne que l’on retrouve autant dans les films grand public que dans l’œuvre des photographes de rue24. Dans cette imagerie, le journal est un objet vu, en tant que forme matérielle qui occupe l’espace urbain, davantage qu’il n’est un objet lu, en tant qu’artefact textuel propre aux villes.

L’acte de lire le journal dans les espaces publics est devenu un geste banal en ville depuis le XIXe siècle. Comme le suggère Pierre Sansot, le lieu de lecture encourage ou freine la sociabilité. Selon l’auteur, le journal agit, au bistro parisien, comme un stimulateur des échanges : il lance les discussions, les débats et le partage d’informations. Ainsi, le bistro remplit certaines des fonctions dévolues aux cafés du 18ème siècle par Jurgen Habermas, dans son explication de la montée de la sphère publique en Europe25. À l’inverse, dans le café moderne, le journal sert d’écran protecteur : l’acte de lire signale alors aux autres son désir de rester à distance, de se retirer de l’espace de sociabilité26. En tant que tel, le journal permet aux personnes de se détacher partiellement ou de se transporter hors du lieu physique où elles se trouvent, comme le permettent précisément les médias, un trait que la tradition critique qui les analyse mettra bien en valeur, jusqu’à l’ère des appareils sans fil. En 1920, John Dewey a suggéré que les périodiques étaient faits pour les interludes de l’existence que l’on vit à bord des trains et des autobus. En lisant leurs journaux dans les zones transitoires propres aux transports urbains, les citadins consomment des écrits journalistiques qui eux-mêmes se meuvent, de manière aléatoire, au rythme des nouvelles locales, nationales et internationales27.

Les journaux et les hommes se déplacent dans les villes selon des circuits complexes qui, régulièrement, se croisent et se chevauchent. À la fin du XIXe siècle, dans des métropoles comme New York ou Londres, les journaux étaient vendus à ceux qui se déplaçaient à pied dans les rues de la ville par des camelots (appelés « newsboys » en Amérique du Nord) qui travaillaient à la commission. Les newsboys perpétuaient les pratiques des crieurs qui, à une époque antérieure, vendaient d’autres types d’imprimés (comme les textes de chansons sur feuilles volantes) ou faisaient la réclame des tavernes, des chiffonniers ou autres commerces28. Comme le suggère Henkin, le newsboy était une figure porteuse de la tradition du boniment publicitaire en même temps qu’elle participait, à travers l’organisation disciplinée et l’efficacité de ces vendeurs, à l’expansion du journal en tant que forme culturelle industrialisée typiquement moderne29.

Dans les premières décennies du XXe siècle, le vendeur de journaux a perdu sa prééminence par rapport aux kiosques de rue où les piétons pouvaient se procurer des journaux en même temps que des chewing-gums, des cigarettes ou autres produits d’agrément de la vie urbaine. Certes, les éventaires de presse existaient avant le XXe siècle. Il est cependant largement admis que l’installation de kiosques d’un nouveau genre à travers Paris remonte au temps des travaux de rationalisation et de modernisation de la ville entrepris par le baron Hausmann dans le troisième quart du XIXe siècle30. Au début de 1900, comme Gregory Shaya l’a montré dans son analyse de la foule parisienne, les illustrations des périodiques montrant des citadins se rassemblant sur les sites d’événements sensationnels (comme le lieu d’un crime ou d’un incendie) ont été en partie remplacées par des gravures de foules s’emparant des journaux dont la une annonçait des événements similaires31. C’est avec de telles images qu’une lecture des éventaires à journaux peut être faite, qui fait du kiosque à journaux un symbole du chaos et du mélange urbains, un carrefour social qui attire des clients de toutes classes. L’analyse faite par Gideon Reuveni des kiosques à journaux en Allemagne au début du XXe siècle relève pareillement que ces points de vente ont la capacité de générer « un flux libre et contrasté de lecteurs appartenant à différents groupes sociaux32 ».

Pour Sansot, le client archétypal du kiosque est « l’homme pressé, l’homme sans racine », le voyageur urbain qui trouve matière à lire tout en se déplaçant rapidement d’un endroit à un autre. L’acheteur de journaux est peu impliqué dans les interactions sociales caractéristiques des autres formes de transactions commerciales. Il est même le parfait exemple de la rapidité et de l’anonymat des villes33. Une autre vision du kiosque à journaux mettrait en valeur la tolérance discrète qui est la sienne, son statut d’emblème du pluralisme urbain. Dans les années 1920, Siegfried Kracauer écrivait que le kiosque à journaux offrait l’image de la capacité de la ville à faire tenir ensemble harmonieusement différentes conceptions du monde. Cette harmonie se voyait concrètement dans les éventaires de presse qui faisaient se côtoyer des journaux et des périodiques d’obédience politique distincte, voire opposée :

Au milieu du tourbillon se dressent les kiosques à journaux, minuscules temples où les publications du monde entier se donnent rendez-vous. Ceux qui dans la vie se combattent comme des adversaires se trouvent imprimés côte à côte, l'entente ne saurait être plus grande. Là où les organes de presse yiddish, s’appuyant sur des textes arabes, sont au contact de gros titres polonais, la paix est assurée. Mais il reste que les journaux ne se connaissent pas. Chaque exemplaire est plié sur lui-même et se contente de la lecture de ses propres colonnes. Indépendamment de l’étroite relation matérielle entretenue par les feuilles de papier, les nouvelles qu’ils diffusent sont si dépourvues de rapport qu’ils n’en donnent même pas sur leur propre compte. Dans les intervalles, c’est le démon du vide spirituel qui règne sans partage34. 1

Écrivant des années plus tard, mais approximativement sur la même période, Adrian Rifkin voulait voir dans l’étalage des journaux classés selon leur prix et leur apparence une version de l’espace social de la ville, de sa circulation au jour le jour, de son alternance de proximité physique et de distance sociale35. En tenant compte des divisions politiques endémiques aux époques décrites ici (le Berlin des années 1920, le Paris des années 1930), nous pourrions considérer que l’éventaire de journaux est en fait un agent de mystification qui cache le conflit dans une juxtaposition qui le rend possible. Ou, tout autrement, dans l’esprit de Siegfried Kracauer, nous pourrions le voir comme l’emblème de la tolérance des villes où le conflit politique est ramené à une harmonieuse proximité de voix multiples. Cette proximité pacifique est l’un des messages clés de Métropole/Montréal by Night, produit par l’Office national du film du Canada en 194736. Le film débute sur le plan d’un kiosque à journaux au coin des rues Peel et Sainte Catherine : les journaux anglophones et francophones y sont étalés les uns à côté des autres ; des mains entrent dans le champ et s’empare chacune d’un exemplaire ; on entend les acheteurs s’adresser au vendeur dans la langue correspondante à leur achat. La proximité des journaux écrits dans les deux langues est donnée ici comme emblématique du bilinguisme idéal  par lequel on veut caractériser la ville de Montréal.

Quelques remarques en guise de conclusion

Les trois dernières décennies ont vu croître les polémiques sur la nature de la ville en tant que texte ou médium37. Cette question, à jamais sans réponse, est en fait moins utile que celle, moins essentialiste, de savoir comment des formes de textualité et de médialité structurent les pratiques et les sensations de la vie urbaine. Il est commun, dans les recherches récentes, de vouloir connaître les cités contemporaines à travers leur représentation télévisuelle ou cinématographique davantage que par les formes de la culture de l’imprimé qu’elles abritent, et auxquelles appartient le journal38. Les vues sur les gratte-ciel qui ne manquent pas d’apparaître au début des films grand public ou qui sont captées par les caméras panoramiques des nouvelles chaînes de télévision ont bien pu supplanter l’espace tabulaire du journal moderne comme moyen de cartographier et de rendre intelligible la ville.

Même si l’avenir du journal conventionnel demeure incertain, il reste que l’important développement que connaît la presse au début du XXIe siècle, avec l’apparition de journaux comme Métro ou 24 heures, distribués par une main-d’œuvre immigrée à ceux qui utilisent le système de transport urbain, suggère une réinvention continue du journal en réponse aux changements de la composition sociale et du visage technologique des villes39. Au même moment, des écrans publics de toutes sortes déroulant leur texte ne cessent de proliférer autour de nous, et l’on voit partout des appareils portables dans lesquels le texte demeure central. Ces technologies nous rappellent que la vie urbaine est toujours marquée par des pratiques de « lectures de la ville40 », comme les nommait David Henkin, et par « des petits bouts ou des flux généreux de texte41 » dans lesquels Peter Fritzsche voyait les traits constitutifs de la modernité urbaine.

 (McGill University, Montréal)

Notes

1  Traduction de l’anglais par Marion Froger, Université de Montréal.

2 Karlheinz Stierle, La capitale des signes : Paris et son discours, traduit par Marianne Rocher-Jacquin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2002, p. 47.

3 Corinne Saminadayar-Perrin, Les discours du journal : rhétorique et médias au XIXe siècle, 1836-1885, Saint-Étienne, Publications de l'Université de Saint-Étienne, 2007, p. 173.

4 Alain Vaillant, « Le double jeu du journal, entre communication médiatique et correspondance privée », dans Guillaume Pinson (dir.), « La lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique », Médias 19 (2012) [En ligne] http://www.medias19.org/index.php?id=341, consulté le 30 septembre 2012.

5 Corinne Saminadayar-Perrin, op. cit., p. 173.

6 Guillaume Pinson, Fiction du monde : de la presse mondaine à Marcel Proust, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2008, p. 169.

7 Alain Vaillant, op. cit.

8 Robert Park, cité dans James Miller, « Mainstream journalism as anti-vernacular modernism », Journalism Studies, vol. 13, no 1 (2012), p. 9.

9 Guillaume Pinson, op. cit., p. 73.

10 Karlheinz Stierle, op. cit., p. 173.

11 Ibid., p. 34.

12 Géraldine Muhlmann, Du journalisme en démocratie : essai, Paris, Payot, 2004.

13  Corinne Saminadayar-Perrin, op. cit., p. 174.

14 Alexander Vasudevan, « Writing the asphalt jungle: Berlin and the performance of classical modernity 1900 – 33 », Environment and Planning D : Society and Space, vol. 21, no 2 (2003), p. 175.

15 Voir, par exemple : Neal Gabler, Winchell: Gossip, Power, and the Culture of Celebrity, 1ère éd., New York, Knopf, 1994 et William R. Taylor, « A Place That Words Built : Broadway, Damon Runyon, and the Slanguage of Lobster Alley », dans William R. Taylor (dir.), In Pursuit of Gotham : Culture and Commerce in New York, New York ; Oxford, Oxford University Press, 1992, p. 163-182 . Et, en ce qui concerne mon analyse de ce phénomène, voir Will Straw, « Squawkies and Talkies », Parallax, vol. 14, no 2 (2008), p. 20-30.

16 Benedict Anderson, Imagined Communities Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London, Verso, 1991, p. 31.

17 David M. Henkin, City Reading: Written Words and Public Spaces in Antebellum New York, New York, Columbia University Press, 1998, p. 129.

18 Philip Fisher, « Torn Space: James Joyce's Ulysses », dans Franco Moretti (dir.), The Novel. Volume 2: Forms and Themes,  Princeton ; Oxford, Princeton University Press, 2006, p. 668.

19 Richard Terdiman, Discourse/Counter-Discourse the Theory and Practice of Symbolic Resistance in Nineteenth-Century France, Ithaca ; London, Cornell University Press, 1985, p. 131.

20 Eric Klinenberg, « Convergence: News Production in a Digital Age », The ANNALS of the American Academy of Political and Social Science, vol. 597, no 1 (2005), p. 59.

21 Peter Fritzsche, Reading Berlin 1900, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1996, p. 15.

22 Philip Fisher, op. cit., p. 669.

23 Steve McCaffery et Barrie Phillip Nichol, « The Book as Machine », dans Jerome Rothenberg et Steven Clay (dir.), A Book of the Book: Some Works & Projections about the Book & Writing,  New York, Granary Books, 2000, p. 21.

24 Voir, par exemple : V. Penelope Pelizzon et Nancy Martha West, Tabloid, Inc.: Crimes, Newspapers, Narratives, Columbus, Ohio State University Press, 2010.

25 Jürgen Habermas, The Structural Transformation of the Public Sphere: an Inquiry into a Category of Bourgeois Society, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1989.

26 Pierre Sansot, Poétique de la ville, Paris, Klincksieck, 1971, p. 26. Voir également Alain Vaillant, op. cit.

27 John Dewey, « Americanism and Localism », The Dial (1920), p. 684-688.

28 Voir à ce sujet : Danièle Alexandre-Bidon, « À cor et à cri. La communication marchande dans la ville médiévale », Communications, no 90 (2012), p. 17-34.

29 David M. Henkin, op. cit., p. 111.

30 Gregory Shaya, « The Flaneur, the Badaud, and the Making of a Mass Public in France, circa 1860-1910 », The American Historical Review, vol. 109, no 1 (2004), p. 41-77.

31 Ibid.

32 Gideon Reuveni, « Reading Sites as Sights for Reading. The Sale of Newspapers in Germany before 1933 : Bookshops in Railway Stations, Kiosks and Street Vendors », Social History, vol. 27, no 3 (2002), p. 275.

33 Pierre Sansot, op. cit., p. 183.

34 Siegfried Kracauer, L’ornement de la masse. Essai sur la modernité weimarienne, traduit par Sabinne Cornille, Paris, Éditions de la découverte, 2008, p. 43.

35 Adrian Rifkin, Street Noises: Parisian Pleasure 1900-40, Manchester, Manchester University Press, 1993.

36 Arthur Burrows et Jean Palardy (réalisateurs), Métropole/Montreal by Night, Montréal, Office national du film du Canada, 1947.

37 Voir par exemple : Friedrich A. Kittler, « The City is a Medium », New Literary History, vol. 27, no 4 (1996), p. 717-729; et David Frisby, « The metropolis as text: Otto Wagner and Vienna's "second renaissance" », Renaissance and Modern Studies, vol. 40, no 1 (1997), p. 1-16.

38 Voir, parmi beaucoup d’autres exemples : Maria Balshaw et Liam Kennedy, « Introduction : Urban Space and Representation » dans Urban Space and Representation, London, Pluto Press, 2000, p. 1-21 et Alain Mons, La traversée du visible : Images et lieux du contemporain, Paris, Éditions de la passion, 2002.

39 En ce qui concerne l’étude de ces journaux, voir Will Straw, « Hawkers and Public Space : Free Commuter Newspapers in Canada », dans Derek Briton, Bart Beaty, Gloria Flax et Rebecca Sullivan (dir.), How Canadians Communicate III: Contexts of Canadian Popular Culture, Athabasca (Canada), Athabasca University Press, 2010, p. 79-93.

40 David M. Henkin, op. cit.

41 Peter Fritzsche, op. cit., p. 1.

Pour citer ce document

Will Straw, « Les journaux et la vie urbaine », La recherche sur la presse : nouveaux bilans nationaux et internationaux, sous la direction de Micheline Cambron et Stéphanie Danaux Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/la-recherche-sur-la-presse-nouveaux-bilans-nationaux-et-internationaux/les-journaux-et-la-vie-urbaine