Les Mystères urbains

Les Mystères de New York

Table des matières

AMÉLIE CHABRIER

Éléments biographiques

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Jules Lermina est né en 1839 et commence sa carrière de journaliste à l’âge de vingt ans. Il collabore notamment au Diogène, au Petit Journal, au Journal littéraire et au Soleil. Ses articles politiques contre le Second Empire lui valent d’être emprisonné, mais il est libéré en 1871. Il publie de nombreux romans d’aventures, dont deux suites au Comte de Monte Cristo : Le fils de Monte Cristo et Le trésor de Monte Cristo. En 1874, quelque trente après Eugène Sue et dans « la tradition des mystères urbains à valeur sociale1 », il publie Les Mystères de New York, sous le pseudonyme de William Cobb. Prolixe, il écrit également des pièces de théâtre, des ouvrages de vulgarisation et des romans fantastiques. Il meurt en 1915.

Résumé

Dans sa demeure de Wall Street, le célèbre banquier Samuel Tilinghast agonise. Ruiné à cause de son meilleur ami Adams Macy, il planifie sa vengeance avant de mourir, pour que sa fille Miss Effie récupère sa fortune : il fait appel à un jeune escroc des bas-fonds surnommé Bam, dont l’identité secrète est John Hardwin, fils d’un assassin pendu. Pour faire chanter l’homme d’affaire, Bam fonde un journal, The financial and commercial, cat o nine tails2, tenu par ses associés, Trip et Mop, qui publient les secrets du monde de la finance grâce aux mémoires du défunt Tilinghast. Alerté, Adams Macy achète Bam pour se saisir des papiers compromettants. Le jeune ambitieux n’hésite pas à trahir Miss Effie et la tue. En lisant les mémoires de Tilinghast, il découvre que son père et le frère jumeau de ce dernier, Mark et Mickaël Hardwin, n’étaient pas des criminels. Ils ont été piégés dans les Rocheuses par Macy et Tilinghast alors qu’ils venaient de découvrir un gisement d’or. Ces derniers ont tué Mark et fait passer Mickaël pour le fratricide, puis à New York ils ont établi leur fortune sur ce double crime.

Dans une galerie d’art de Manhattan, le nouveau potentat de la finance Adams Macy, accompagné de son sbire Warton, fait une entrée remarquée. Seules deux personnes ne semblent pas éblouies : la jeune peintre Miss Netty et Edwards Longsword, qui s’éclipse aussitôt derrière Warton. Ce dernier a appris la liaison entre Antonia sa femme et le jeune homme et lui propose un terrible marché : il fermera les yeux sur leur relation et acceptera l’enfant illégitime, à condition que Longsword dynamite pour lui un puits de pétrole aux portes de Franklin, ce qui réduira la ville en cendres. Le jeune homme refuse puis erre désespéré dans les rues de New York. Il rencontre le poète Dan Yoke qui lui propose son aide. Pendant leurs déambulations nocturnes, ils croisent Mister Clump, un forçat qui s’occupent de jeunes personnes abandonnées et leur apprend à voler. Il est accompagné de deux nouvelles recrues, des frères jumeaux tout juste arrivés en ville qu’il séquestre.

Dan Yoke, aidé du médecin Evans et de Miss Netty, réussissent à sauver l’enfant de Longsword en faisant accoucher en cachette Antonia dans la demeure secondaire de Tilinghast. La même nuit, Mister Clump prévoit de cambrioler cette maison. Les deux frères jumeaux profitent de l’occasion pour précipiter leur bourreau dans le vide. Ils tombent nez à nez avec le médecin et son infirmière. Ils déclinent leur identité : Michaël et Jemmy Hardwin. Netty reconnaît alors ses deux frères qu’elle avait perdus de vue en quittant l’ouest avec sa mère. Dan Yoke reconstitue l’histoire familiale : il comprend que Netty et ses frères sont les enfants d’un des chercheurs d’or tués par Macy et Tilinghast, et que Bam est leur cousin. Leur mère était venue à New York pour retrouver les assassins et Netty lui a promis sur son lit de mort que justice serait rendue. Ensemble ils décident d’arrêter Adams Macy.

Leur ami le scientifique M. Colosse se charge d’enrayer l’attentat du puits de Franklin, grâce à sa nouvelle invention qui étouffe l’explosion. Miss Effie, qui n’était pas morte, se venge de la trahison de Bam en le poussant dans les flammes. Longsword tue Warton alors que ce dernier cherchait à kidnapper le nouveau-né. Enfin Macy, sur le point de devenir gouverneur de New York, est arrêté par Dan Yoke et le Président des États-Unis en personne, qui l’obligent à rembourser les victimes Hardwin et à démissionner. En sortant de son immeuble de Wall Street, il est poignardé par sa propre fille qu’il a fait interner, l’infirme Mary.

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Le système des personnages

Adjuvants

Miss Netty : orpheline, peintre, elle garde un secret que lui a confié sa mère avant de mourir.

Edmund Evans : jeune médecin amoureux de miss Netty

Mrs Symmons : propriétaire de la pension bourgeoise où vivent Edmund et Netty. A la mort de la mère de la JF, elle l’a recueillie.

M. Colosse, personnage d’inventeur jovial, il est le type du Yankee, en miniature : « le type américain par excellence. C’était une réduction, petite échelle, de ces grands Yankees connus par le dessin dans les cinq parties du monde. Cheveux en broussaille, barbe de bouc, figure longue : c’était complet. » C’est grâce à lui qu’Edmund Evans est devenu médecin et que Miss Netty a appris le dessin. C’est son invention scientifique, annoncée dans le chap. 5, qui empêche en partie les criminels de triompher. (Une très longue note explicative sur l’expérience de M. Colosse, que Lermina tire d’un journal de Philadelphie de 1870, explique la théorie de « l’électricité terrestre ».)

Les jumeaux Hardwin (pères) : immigrés irlandais. Mark est le père de Bam (John Hardwin), Michaël est le père de Jemmy, Michaël et Netty. Partis chercher de l’or dans les Rocheuses, ils sont piégés et tués par Samuel Tillinghast et Adams Macy qui font fortune grâce à ce double meurtre du Mont Diable.

Les jumeaux Hardwin (fils) : Michaël et Jemmy sont musiciens des rues. Ils arrivent d’une ville minière dans l’Ouest, et sont venus à pieds à NY officiellement pour faire fortune. Mais une raison secrète est à l’initiative de leur venue. Ils sont les frères disparus de Netty.

Longsword : amant d’Antonia, l’épouse de Warton.

Antonia : épouse de Warton, maîtresse de Longsword.

Dan Yoke : le poète américain. Personnage central et ambivalent, à la fois poète maudit et partisan de la logique, philanthrope et détective, génie et ivrogne. Il veut obtenir justice en réparant les torts faits à l’innocente famille Hardwin. Il est le représentant du Bien et parvient à mettre hors d’état de nuire les principaux coupables, Bam et Macy.

Ce personnage est cependant atypique :

C’était un singulier personnage que Dan Yoke, le poète américain.

Nature nerveuse, égaré dans ce monde, orphelin, rêveur et ardent, il avait voyagé dans le monde entier, avait cherché le mot de toutes les énigmes, acuité de désirs qui le possédait tout entier ; dans ses mains, toutes les coupes de jouissance avaient été remplies, puis vidées et brisées. […] La misère était venue, ce jour-là Dan Yoke avait pris la plume. […] Ce n’était pas l’œuvre d’un homme ordinaire. Ce n’était plus cette poésie fade, nimbeuse, tout irisée d’un rayonnement faux…c’était bien une parcelle de lui-même. S’il écrivait, c’était son cerveau tendu, surexcité, s’échappait comme une étincelle dont il parvenait à fixer la rapide clarté. Chercheur passionné, il creusait l’infiniment petit pour en faire jaillir quelque chose d’étrange, d’inconnu, d’incompris. Ce fiévreux analysait la fièvre, ce moribond auscultait la mort. Sachant beaucoup, il partait de l’extrême limite de la connaissance humaine pour s’élancer dans l’hypothèse et filait sur cette mer sans limites, la main sur ce gouvernail qui s’appelle la logique.

[…] Orateur, nouvelliste ou poète, toujours inégal, parfois étincelant d’esprit, d’humour, tout-à-coup banal. Errant jusqu’au jour où quelque policeman le ramasserait mort au coin de quelque borne…3 

Opposants 

Effie : fille du banquier Tillinghast, c’est un personnage féminin froid comme son père. Incapable de sentiment, autoritaire, intelligente, elle ne pense qu’à se venger et retrouver son statut de millionnaire perdu.

Mary : fille du banquier Adams Macy, infirme à cause de son père et décrite comme un monstre difforme, elle le hait au point de vouloir le tuer.

Trip et Mop : duo comique de malfrats.

Mop : (torchon) « un être graisseux, huileux, avec de grosses lèvres, de grosses bajoues, le tout enflé, gonflé, boursouflé… »

Trip : (Croc-en-jambe) « verdâtre, usé, émacié, avec des yeux clignotants et bordés de rouge ». Toujours en train de boire et de se chamailler, mais prenant soin l’un de l’autre, chacune de leurs apparitions donne lieu à une scène comique. Les jeux de rôles et les déguisements (en gentlemen, en journalistes) redoublent cet aspect.

Warton : Ancien mineur, brutal et sans états d’âme, il devient homme d’affaire associé de Macy, mais reste son subalterne.

Master Clump : criminel au physique imposant, violent et cruel, il règne sur la pègre dans le quartier des Cinq-Points. Trop recherché et trop connu par la police pour opérer lui-même, il fonde une « université du crime » pour former de nouveaux criminels.

Bam : de son vrai nom John Hardwin, fils du pendu Mickael Hardwin, il a vécu de vols et a connu la prison avant son arrivée à New York. Après le pacte signé avec Tillinghast, il endosse l’identité de Hugh Barnett, gentleman banquier. Personnage montré comme vicieux dès son enfance, il ne recule devant rien pour satisfaire son ambition. Il est le cousin caché de Netty et des jumeaux.

Adams Macy : banquier cynique et sans pitié qui a tout écrasé sur son passage pour réussir (amis, famille), n’hésitant pas à commettre des crimes pour parvenir au sommet. Il est arrêté in extremis la veille de son élection au poste de gouverneur de la ville de New York.

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New York : ruelles tortueuses et intrigues entremêlées

Les Mystères de New York sont composés de deux parties de longueur quasiment équivalente. La première, « le dollar flamboyant », est concentrée dans la ville-même (15 chapitres sur 16) ; dans la seconde, « go ahead », le roman s’ouvre aux grands espaces du territoire américain, et la ville n’occupe plus que 10 chapitres sur 23.

Cette répartition de l’espace géographique paraît significative : dans la partie 1, le lecteur découvre successivement une multitude de personnages, plusieurs intrigues, sans autre point commun que cette ville qui les englobe. Le narrateur fait correspondre la structure de son roman au contenu, en juxtaposant des chapitres assez courts, faisant alterner itinéraires à travers les bas-fonds et promenades dans les quartiers financiers, sans prendre la peine de les relier. Plusieurs fins de chapitres reposent sur des coupes abruptes. Les titres redoublent cette impression d’hétérogénéité et de mystère, par leur tournure ironique ou intrigante, notamment :

1. Trip ? Mop ? ou Bam ?

2. Comment meurent les banques et les banquiers. 

3. Qu’il n’est pas inutile d’être le fils d’un pendu. 

4. Larmes sur une tombe 

7. Que le besoin du chat à neuf queues se faisait absolument sentir.

Ces différents titres, indépendants les uns des autres et quelque peu déroutants, ne peuvent se comprendre qu’à la lecture de chaque chapitre. Ils constituent un mystère à part entière et illustrent bien la façon non-linéaire avec laquelle Jules Lermina entremêle ses intrigues. Le plus mystérieux est sans doute celui du chapitre 7 : l’auteur utilise la traduction littérale d’un terme anglais qui n’a pas de référent en français. Une note explique ensuite : « le cat o’nine tails, ou chat à neuf queues, est un martinet à nombreuses lanières, encore employé, même en Angleterre, pour l’exécution des condamnations à la peine du fouet4 » Mais cette définition n’est pas suffisante pour comprendre ce que vient faire un martinet dans l’histoire : on apprend à la page suivante que c’est le titre choisi pour un journal quotidien, lancé par Bam pour faire chanter, donc punir, les financiers véreux : « The Financial and Commercial CAT O’NINE TAILS »…

New-York est donc le lieu d’un présent mystérieux : cinq trames se développent en parallèle : la vengeance de Tilinghast sur Macy ; le secret de Netty ; l’adultère de Warton ; le puits de pétrole ; les recrues de Clump. On distingue deux types de récits : des récits d’intrigue, tournés vers la résolution d’un passé mystérieux et vers la vengeance et des récits à suspense : de nouveaux crimes sont sur le point d’être commis, arrivera-t-on à les arrêter ?

Le narrateur distille seulement quelques indices suggérant de possibles ponts entre les différentes trames, mais la ville de New York reste associée au mystère, au secret, aux dissimulations et aux manigances (travestissement, double identité, espionnage), aussi bien pour les personnages que pour les lecteurs. La mise en place du réseau d’intrigues s’accompagne d’une exploration et d’une présentation approfondies de la ville par le narrateur. Cette insistance sur le cadre permet à la fois de recréer une atmosphère américaine typique qui dépayse le lecteur français, d’installer un climat urbain infernal propice aux mystères et de ménager des effets d’attente. Il y a peu d’actions dans cette première partie, et c’est seulement dans le dernier chapitre, et hors de la ville, qu’a lieu un premier meurtre, amorçant une nouvelle phase dans le roman.

Déploiement de l’aventure à l’échelle du continent américain 

Dans la seconde partie, « Go ahead », le narrateur conserve son rôle de cicerone, mais à l’échelle du continent américain, et de son histoire. Le roman urbain se transforme en roman d’aventure (ruée vers l’or ; attaque des indiens ; puits de pétrole ; enlèvements et combats) pour résoudre les intrigues de la première partie. L’action se déroule hors de New York, et cette distance géographique se double d’un éloignement temporel puisque l’on remonte dans le passé des différents personnages, avant qu’ils ne viennent à New York. Un crime originel, et un même criminel permettent ainsi de relier toutes les intrigues et de comprendre que l’éclatement des différents individus dans la première partie n’était qu’illusoire, ceux-ci formant un noyau très resserré. Le dénouement progressif se fait par les moyens usuels du roman populaire. Pour les récits à énigmes, la découverte progressive du secret se fait grâce à la lecture de mémoires posthumes qui viennent éclairer le passé (Partie 1, chapitre XIV) et d’une scène de reconnaissance (Partie 2, chapitre XIII) qui permettent de reformer une unité brisée et de réunir deux pans d’histoire. On trouve également un embryon d’enquête et d’investigation, menées par le personnage de Dan Yoke, poète maudit et détective (Partie 2, chapitres 16 et 17). Les victimes sont ensuite vengées et on assiste à la chute allant crescendo des différents criminels, du moins au plus important, les forces du Bien triomphant des forces du Mal (partie 2, chapitres 19 à 23). Quant aux récits à suspense, ils sont résolus grâce à l’équivalent de dei ex machina : une invention scientifique permet d’empêcher la destruction d’une ville entière ; l’intervention du président des États-Unis entrave in extremis l’accession du grand criminel Macy au poste de gouverneur.

Dans cette partie la ville de New York n’est presque plus le lieu d’une exploration mais devient l’enjeu ultime de la diégèse puisque Macy désire contrôler la ville…

Cette structure pyramidale bipartite est cependant à nuancer car si la seconde partie relève majoritairement du dénouement, quelques chapitres sont là pour enrayer une progression trop fluide et relancer le suspense. Pour notre étude sur les mystères urbains étrangers écrits par des auteurs français, nous nous concentrerons particulièrement sur la première partie du roman, qui offre une vision très riche de la ville de New York.

Une visite guidée de New York ?

On note tout d’abord que Jules Lermina ne s’en tient pas à des aspects superficiels et clichéiques mais tente de rendre le quotidien et la vie de la ville. Ainsi chaque quartier nommé est situé géographiquement grâce à des noms de rues, de rivières, et l’auteur prend soin de donner des repères et des explications à ses lecteurs, comme ici pour le quartier « des Tombes » :

[...] entre le Parc Saint-John, l’Hudson, les rives vers Brooklyn, Williamsburg, Long Island. Les Tombes, appellation caractéristique, que l'on retrouve à Boston et dans plusieurs villes de l'Union. C’est la prison de New-York5.

Le quartier des Five points, des « Cinq-Points », célèbre repaire de bandits où se passe le roman de Solon Robinson6 est aussi présenté au chapitre 6 :

à l’entrée de la ville, entre la Batterie, le jeu de Paume (Bowling Green) et la Bourse, se trouve une agglomération de rues étroites et fangeuses, vestiges de la vieille ville, qui se traînent sur le bord de l’East-River, enchevêtrant leurs dédales où ne pénètrent ni l’air ni la lumière. L’une d’elles a nom Old Slip Street, - quelque chose comme la Vieille-Glissade.  

Beaucoup de noms de rues, d’avenues, sont utilisés, comme si l’auteur écrivait avec une carte sous les yeux, dans un souci de localisation mais aussi d’immersion par le lexique. Lermina distille ainsi dans le texte des termes et des expressions américains en italique, qu’il traduit ensuite en note, ou laisse tels quels quand ils sont transparents :  

les douceurs du home (p. 3)

bowie-knives (p. 322)

ferry boats : bateaux à vapeur qui transportent d’une rive à l’autre les passagers, les chevaux et les voitures. (en note p. 2)

des flots de hush money : argent du silence. Hush signifie chut !silence ! Cette expression a une saveur spéciale, sans équivalent en français. (en note p. 58)

Dans le dialogue entre les voleurs, l’argot est soit traduit directement dans le texte avec l’expression littérale, et donné en note, soit l’inverse :

— Trop hardi ! prononce Doggy; on a sitôt gagné un collier de chanvre (1) aux frais du gouvernement...

— Baste! fait Mop en sortant de sa poche un portefeuille, le muet (2) ne parlera pas...

— Montre, un peu, dit Trip en avançant la main.

— Oh! Il a des documents (3)

(1) L'Américain dit manilla collar

(2) Argot; Muet, dummy, un portefeuille.

(3) Argot; billets de banque.

Ce procédé qui apporte un certain exotisme au texte est beaucoup plus fort dans les premiers chapitres, peut-être pour dépayser in medias res le lecteur. On sait que Jules Lermina a vécu en Angleterre et manie donc la langue avec adresse. Le pseudonyme qu’il emprunte le montre, de même que son jeu sur l’onomastique. Mop (torchon) ; Trip (Croc-en-jambe) sont ainsi des escrocs brouillons et grotesques, alors que Bam (flouerie) est fourbe et calculateur. Plus loin on rencontre « Master Sponge », et le narrateur de se demander non sans ironie : « Est-ce son nom ? Ou cela vise-t-il les quantités de liquide qu'il absorbe ? Peu importe7 ». D’autres noms, qui ne sont pas traduits servent aussi à caractériser les personnages : la nourrice s’appelle « Mrs Lamby », renvoyant à la douceur proverbiale de l’agneau ; le personnage chevaleresque d’Edwards porte le patronyme de « Longsword » (longue épée), à moins qu’il ne s’agisse d’une allusion égrillarde à son rôle d’amant…

Enfin on trouve quelques modalisations de l’énoncé, en anglais, comme l’exclamation « Shocking ! » ; par laquelle le narrateur donne son propre ressenti par rapport à la diégèse, en milieu de phrase et entre tirets.

Au cours des différentes excursions des personnages, les lecteurs découvrent ainsi les dessous de la ville, ses us et coutumes, tels que les habitudes alimentaires, la monnaie usitée, les bazars sur cinq étages, les unités de mesure, la prohibition sur la vente d’alcool, le nom des journaux ou encore les lieux de « flirtation » du beau monde…Jules Lermina réalise ainsi de pittoresques scènes de genre visant à dénoncer, comme chez Eugène Sue, une terrible misère sociale, telle cette peinture de la Soup House :

Grande salle au rez-de-chaussée, au carrefour même. Des murs suintant, couverts de dessins et d'inscriptions au charbon, dessins orduriers, inscriptions obscènes ; menaces, imprécations, glorioles de vice ; c'est le glossaire de l'argot et du blasphème. Au fond, tenant toute la largeur de la muraille, un long comptoir recouvert d'une plaque de zinc, derrière lequel se campe, carrée sur ses hanches, une haute créature, forte en gorge, au visage épaté, à la chevelure grisonnante, au teint rubicond. Elle brandit une énorme cuiller à pot, accessoire obligé d'une sorte de marmite en fonte, dans laquelle bouillonne une sauce noire. C'est la soupe. Devant le comptoir, la foule. Ils sont quatre là où un tiendrait à peine. Tous debout, les coudes au corps.

— Un sou de soupe !

La mégère plonge la cuiller dans le liquide ; elle sait à une ligne près de combien il faut l'immerger pour un sou... puis elle verse dans un bol de faïence ou d'étain.Le liquide est pâteux, pour mieux tenir au corps. Les heureux mâchent des détritus. Ce sont les jours de bonne veine. Mais, entre l'ordre donné et le bol rempli, une formalité indispensable.

Down the clink, dit la femme.

Le clink, c'est ce qui tinte, c'est l'argent.  

Crédit est mort. Pas de sentimentalisme. Pas d'argent, pas de soupe. Les clients favoris reçoivent un os et un sourire, mais après le clink. Pour un sou, une cuiller. Pour deux, sous, trois cuillers. C'est le tarif. Grande diminution pour l'achat en gros. Trois cuillers, c'est presque un litre. Du reste, rendez le bol aussi net que possible. Pas de fausse délicatesse, Les doigts ou la langue, tout est bon. Et, hâtons-nous, car cet autre attend le bol et se soucie peu qu'on le rince.

Après la soupe, un verre de quelque chose. Boisson spéciale, le turpentine gin, le gin à la térébenthine. Invraisemblable, soit, mais absolument vrai. Vitriol poivré avec parfum d'huile minérale. Deux sous la pinte. On se met à trois pour boire ; chacun son coup de coude, et pas plus haut qu'il ne convient.

Une fumade maintenant. Après versement du clink, un des servants prendau râtelier une pipe de terre, dont la couleur dénote le long usage. Le tuyau a été écaillé par des dents variées. Il bourre la pipe, appuyant sur l'orifice son pouce malpropre pour faire bonne mesure, puis il allume lui-même, tire une bouffée et passe la pipe à l'insatiable viveur...

Il est interdit de s'éloigner du comptoir tant qu'on consomme. Sans cela, quelle garantie, de respect pour les bols, les brocs ou les pipes8 ?

Lermina se sert enfin de comparants connus des lecteurs, pour insister sur l’écart ou la ressemblance entre le vieux et le nouveau continent. Les comparants sont le plus souvent français, parfois anglais, ou issus de la culture classique, par exemple Homère et Dante :

Venons à Manhattan Hotel, immense bâtiment à cinq étages sur rez-de-chaussée, avec façade sur Broadway, entre Wesey et Barclay Street. C’est en vain, avouons-le, que Paris a voulu jusqu’ici copier ces colossales auberges, ouvertes aux quatre vents de l’univers. Manhattan n’est pas seulement un hôtel, c’est le centre du monde, – le nombril dirait Victor Hugo9.

Cependant deux milieux retiennent particulièrement l’attention du narrateur : d’une part les bas-fonds, dans le prolongement de l’œuvre de Sue, d’autre part le centre financier, caractéristique du « cadre américain, déjà assimilé à l'époque à l'imaginaire du capitalisme débridé » selon Mathieu Letourneux.. Ces deux mondes antithétiques sont décrits par le biais de lieux symboliques, qui permettent de découvrir une réalité étrangère. Les détails qui paraissent tirés d’un New York vécu au quotidien sont ainsi rehaussés par une peinture hyperbolique des lieux.

L’Enfer de Dan…Yoke

Toute une série d’oppositions est mise en place, renvoyant à ce que décrit David L. Pike dans Metropolis on the Styx.Ainsi la juxtaposition des deux premiers chapitres est frappante puisqu’aux « Tombes, ville mystérieuse dans laquelle se cachent les réprouvés, les vicieux, les misérables et les haineux, les coupables d’hier et les tentés de demain, grouillant autour de la prison, sentinelle muette qui veille sur eux10 » succède « Wall Street, [...] la rue des banques et des compagnies d’assurances, où se brassent les affaires, où se comptent, roulent, tombent et se ramassent les dollars11. »

De plus la symbolique infernale est omniprésente. Dans le lexique, les bas-fonds sont systématiquement rattachés à l’enfer, et Lermina donne de nombreuses descriptions apocalyptiques de lieux abjects. Les hommes qui y vivent sont dépeints comme une masse grouillante, informe, un peuple de damnés qui tente de survivre dans cette misère paroxystique, comme par exemple cette description des orphelins dormant dans un entrepôt, ou celle des affamés se réfugiant à la soupe populaire :

Sous cette clarté douteuse, on voit, moutonnant en un tas large et encombrant, une masse de formes quasi-humaines. Ce sont de petits corps s’enchevêtrant l’un dans l’autre, bras, têtes ou jambes, tout cela pêle-mêle, couverts de haillons, sans autre couleur qu’une teinte sombre sur laquelle tranchent en clair des visages, des mains ou des pieds nus.

Et cette foule ! peut-on peindre ce qui n'a ni formeni couleur? Ces physionomies sont effrayantes, qu'elles soient éclairées par le rire bête de l'insouciance brutale, ou bien que la griffe douloureuse du chagrin y ait laissé son empreinte. De l'abrutissement à ce cynisme, il y a toutes les gammes de la palette! Un seul trait commun, l'appétence, la voracité. [...] Les vêtements sont indescriptibles. C'est une quasi-nudité, grelottante, sur laquelle on jette des lambeaux. Celui-ci a ramassé un vieux morceau de tapis de feutre, et de deux coups de couteau a coupé deux trous où passent ses bras. Cet autre a volé au port un sac de rebut et s'est confectionné une sorte de tunique12.

Jules Lermina, comme Eugène Sue dans Les Mystères de Paris, mais dans une sorte de surenchère, multiplie les lieux infernaux mythiques : ce sont le Golden Den, the Big Gab, ou encore la « Red House » dans Hubert Street :

Onze heures du soir. Derrière le parc Saint-John, et conduisant au Dock au charbon, une rue paraît plus triste et plus sinistre encore que celles qui l’entourent. Cette ruelle sue le crime et le vice. C’est le coupe-gorge typique. L’Hudson est si proche…

La maison, noire comme le visage d’un nègre, a deux étages. Citadelle de l’infamie : la Maison-Rouge, the Red House, appellation qui a un parfum de sang…

On note les allusions récurrentes dans les descriptions au labyrinthe, à l’antre caché, au souterrain dissimulé et les couleurs dominantes sont le noir et le rouge. À la « Grande gueule », c’est le motif de la fournaise, châtiment éternel, qui est décliné de façon originale et ironique :

Le lieu mérite description. Tout d'abord, l’enseigne de la maison, qui n'était inscrite nulle part, bien entendu, mais que l'usage avait consacrée, pouvait effaroucher les oreilles trop délicates. Cela s'appelait la Grande-Gueule (the Big-Gab) Pourquoi ce nom? il peut s'expliquer facilement. La Grande-Gueule, avait, pour spécialité qu'on y donnait la nourriture pour rien à quiconque y venait boire. Seulement, comme toute chose à sa raison d'être, cette nourriture se composait de lard fumé, de saucisses, de viande salée et autres ingrédients tellement pimentés qu'il eût fallu un palais de fonte pour en déguster, une quantité sérieuse, surtout sans s'efforcer d'éteindre par de fréquentes libations l'incendie allumé aux lèvres, aux gencives et à la gorge.

Le chapitre 11 constitue même une véritable catabase qui fait explicitement référence à Dante. Le guide de cette descente aux enfers est un poète, Dan Yoke, faisant écho à Virgile. Il entraîne pendant toute une nuit un jeune amant désespéré dans les pires endroits de la ville. Le chapitre s’ouvre et se clôt ainsi :

Et Dan Yoke, sans rien dire, comme le Virgile de la Divine Comédie, entraînait Longsword vers les cercles de l’enfer isolé, vers ce monstrueux capharnaüm de misères et de navrantes souffrances que toute cité – et New York plus que toute autre – porte attaché à son sein comme un cancer….13

Le jour se levait. La pluie avait cessé. Les deux hommes se dirigèrent vers la ville civilisée. On pouvait dire d’eux ce que murmuraient les enfants sur le passage de l’Alighieri….ils revenaient de l’enfer…14

Enfin le premier chapitre opère un renversement ironique de ce motif : il y a une descente effective, puisqu’on glisse (en traîneau) des beaux quartiers aux bouges de la pointe de la presqu’île, dans un repaire de criminels ; cependant Lermina renverse le modèle de la quête d’Orphée allant chercher sa bien-aimée : c’est une jeune femme riche, Effie, qui vient mystérieusement extirper un jeune homme, Bam, de la taverne. Celui-ci est bien comme mort, puisqu’il git inanimé sous la table à cause de la boisson ; et si dans la suite de l’histoire elle devient effectivement sa femme, ce n’est pas par amour mais pour affaires… Enfin elle ne charme pas les criminels au son mélodieux de sa voix mais par le cliquetis des pièces contenues dans une bourse, qu’elle jette avec mépris sur le comptoir !

Cette dégradation du motif invite à penser que l’enfer ne se situe pas uniquement dans les bas-fonds de la ville. Comme chez Dante, on peut donc voir un enfer à double niveau, Wall Street représentant un enfer supérieur. En effet, derrière les apparences d’un monde policé, règnent des financiers sans états d’âme, criminels d’une autre envergure guidés par la soif du pouvoir. Le crime est plus raffiné : stratagème machiavélique, coup de bluff, chantage, corruption, mais s’avère bien plus dangereux. Le traitement des personnages est révélateur à cet égard. La peinture des misérables vise plus à amuser ou à apitoyer qu’à condamner alors que la diatribe contre la corruption des hautes sphères est plus dénonciatrice.

Ces deux enfers restent relativement clos, même si les criminels d’en bas peuvent être mis au service de ceux d’en haut. Face à cette peinture pessimiste de la société, des individus bienveillants vont petit à petit former un groupe : ce sont les victimes, aussi pures et innocentes que les personnages présentés auparavant sont noirs et coupables. Pour lutter à leur côté, un seul personnage trouble, ambigu, sert de passeur entre les différents milieux, et organise l’enquête puis la vengeance. Il s’agit de Dan Yoke, poète maudit et détective privé à ses heures. C’est une figure d’étranger mais fédératrice, véritable électron libre, fréquentant toutes les classes sans appartenir à aucune, le seul qui n’a pas d’implication personnelle dans les différents mystères, et qui ne s’occupe que de la lutte du Bien contre le Mal. Se retrouvent en lui la noblesse de la lutte et le plaisir intellectuel de l’enquête. La descente aux enfers qu’il organise pour un jeune homme aisé comprend même une dimension pédagogique et humaniste : il réinvente la « tournée des grands ducs » en lui conférant une vertu thérapeutique contre le désespoir des gens riches...

Le texte de Lermina s’inscrit dans le même paradigme que celui de Sue, laissant cependant l’impression d’une surenchère dans la multiplication des lieux et des motifs infernaux qui se font échos. Dans Les Mystères de New York, une double exploration, à la fois de l’étrangeté d’un pays et du paroxysme de la misère, s’effectue. Mais ce roman semble également opérer une transition entre deux générations de « mystères urbains », grâce à  l’ébauche de son personnage d’enquêteur, Dan Yoke, le poète philanthrope également détective « scientifique ».

Édition

Vous pouvez consulter une édition numérisée du roman en cliquant sur le lien suivant : Les Mystères de New York.

(RIRRA21, Montpellier III)

Notes

1  Voir Mathieu Letourneux, http://mletourneux.free.fr/auteurs/france/lermina/lermina.htm.

2  cat o nine tails : nom du martinet utilisé pour les condamnés au fouet en Angleterre.

3  Édition de référence en ligne sur Gallica : William Cobb, Les Mystères de New York, Paris, Sartorius, 374 p., p. 90.

4  p. 56.

5  p. 11.

6  Solon Robinson, Hot corn, 1854, traduit de l’anglais sous le titre Les Mystères de New York par La Bédolière en 1858.

7  p. 44.

8  p. 98-99.

9  p. 51.

10  p. 2.

11  p. 10.

12  p. 42 et p. 100.

13  p. 96.

14  p. 105.

Pour citer ce document

Amélie Chabrier, « Les Mystères de New York », Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/anthologies/les-mysteres-urbains/les-mysteres-de-new-york