Les Mystères urbains

Les Mystères de Bruxelles

Table des matières

PAUL ARON

Éléments biographiques

François Édouard Suau est né le 13 mai 1809 à Versailles. Il est le fils de Claude Suau, chef de bataillon retraité, demeurant boulevard de la Reine 75 à Versailles1. Sa mère se nommait Basilise Cochery. Le père était un militaire chevronné, titulaire de la médaille de chevalier de l’ordre royal de Saint-Louis et de la Légion d’honneur ; un autre fils a fait carrière dans l’armée, jusqu’au grade de colonel. Édouard, lui, était clerc de notaire quand il s’engagea volontairement dans la Marine nationale à l’âge de 16 ans. En 1825, il est dirigé sur Toulon ; il navigue ensuite pendant trois ans sur Le Scipion, L’Amaranthe, La Chevrette, puis sur la corvette Le Rhône et la frégate La Guerrière. Ses états de services prennent fin au début de l’année 1829. Il a vécu quelque temps en Afrique du Nord avant de revenir dans la région parisienne.

Il se lance alors dans la vie littéraire, et écrit Scènes de France et d’Afrique2. L’ouvrage comprend cinq nouvelles. La première, « La Roulette », révèle d’emblée une des faces de la personnalité de l’auteur. Elle met en scène le jeune Jules, récemment marié, en proie au démon du jeu. Après s’être ruiné, il engage la dot de son épouse en misant sur une martingale décrétée infaillible. Mais la chance ne lui sourit pas, et, malgré l’héritage inattendu que lui vaut le sauvetage d’un richissime individu désespéré qu’il a sauvé du suicide, il meurt jeune, entrainant peu après son vieux père dans la tombe. On grave alors sur son monument funéraire l’éloge suivant : « il possédait toutes les vertus qui peuvent rendre l’homme heureux... et la fatale passion du jeu l’a conduit à une mort prématurée au moment où, pour récompense d’une de ses belles actions, il allait recueillir une fortune immense. Son père, colonel de l’ancienne armée, en est mort de douleur un mois après..,. Selon ses désirs, les dernières paroles qu’il prononça sur son lit de mort, sont gravées sur ce marbre. » (p. 126)

Dans « Le meurtre », un père désireux d’établir dignement sa fille part avec elle en Algérie pour faire fortune. Sur le navire, Élisa rencontre un jeune officier dont elle tombe amoureuse. Le père, compréhensif, accueille avec sa joie sa demande en mariage. Mais une fois installés en Algérie, le trio doit faire face aux passions des indigènes. L’un d’eux viole Élisa puis la tue. Arthur la venge au cours d’une bataille rangée avec une tribu révoltée, et le vieux père meurt de douleur.

La nouvelle « Les volontaires parisiens » raconte pour sa part l’engagement d’un jeune homme, fils de militaire, dans les rangs de l’armée coloniale. Comme son père, le jeune homme éprouve du ressentiment à l’encontre du régime de la Restauration. À l’étape, il s’oppose violemment à un soldat des gardes royales qui tente de justifier sa fidélité. Il présente ensuite l’Algérie à d’autres interlocuteurs, évoquant en termes relativement bien informés la religion, la bigamie et l’abstinence des Musulmans. Un autre récit fait parler un ancien soldat de Napoléon, qui raconte comment un de ses compagnons surnommé l’Intrépide, a obtenu la légion d’honneur des mains même de l’Empereur. La troupe des volontaires arrive ensuite en Algérie. Au retour, quelques années plus tard, le narrateur fait le bilan de ses années de service. Il est particulièrement sombre : « un jour, peut-être, je vous dirai de combien d’iniquités ces malheureux Parisiens ont été les victimes ; je dévoilerai publiquement, peut-être, les turpitudes cruelles que l’on a exercées contre eux ; mais que, pour aujourd’hui, il vous suffise de savoir que les prédictions de mon père se sont accomplies, que ces infortunés, qui ont contribué, en versant leur sang, à élever le trône d’aujourd’hui, en ont été récompensés, à Alger, par les souffrances, la misère, l’opprobre ou la mort. » (p. 339)

Ces confidences suggèrent que, nourri des récits héroïques de son père, Suau a voulu s’éloigner d’un régime peu favorable aux rejetons de la Grande Armée. Ni son expérience dans la marine, ni son séjour en Algérie n’ont donné sens à sa vie. Il est revenu amer, sans doute désargenté, mais doté d’une expérience de vie endurcie par la solitude et les efforts. Il a par ailleurs confessé sa passion du jeu, sous la forme d’un récit certainement prémonitoire. On ne sait si la jeune femme qu’il épousera trois ans plus tard à Paris avait lu « La roulette », mais il est certain qu’elle y aurait gagné une meilleure connaissance de son esprit aventureux.

Le 14 janvier 1837, Suau se marie en effet à Paris, dans le ixe arrondissement, avec Marie-Françoise Elise de Brunel de Varennes, parfois également appelée de Serbonnes, parce qu’elle était la descendante de Louis-Henri De Brunel, Ier du nom, seigneur de Serbonnes et de Varennes. Elle était née le 26 février 1818 à Troyes (Aube, Champagne-Ardenne). Elle décédera le 21 décembre 1894 dans le viiie arrondissement à l’âge de 76 ans. Le couple ne semble pas avoir eu d’enfants. À la date de son décès, elle était rentière et certainement séparée depuis longtemps. C’est sans doute grâce à l’argent de son épouse que Suau se lance alors dans l’édition. En 1837, nous le retrouvons comme éditeur de trois ouvrages. Le premier est dû à lui-même. Il s’agit de Les Matelots parisiens, qui bénéficie d’une introduction par Eugène Sue3. Sue avait été marin et il était le fils d’un chirurgien militaire. Il explique que c’est en raison de sa « priorité dans une spécialité littéraire », celle du roman maritime, que Suau a sollicité sa préface (p. II). Il n’est donc pas du tout certain que les deux hommes se soient rencontrés à bord d’un navire ou qu’ils aient brièvement sympathisé. Mais la notoriété du préfacier valait certainement adoubement dans le métier des lettres. Suau publie ensuite une des premières œuvres de Jules de Saint-Félix, Vierges et courtisanes, ainsi que des poèmes de Roger de Beauvoir4 [ps. d’Eugène Auguste Roger de Bully], œuvre de jeunesse d’un homme qui se fera connaître ensuite par sa vie de séducteur, de romancier populaire et de dramaturge.

S’il n’en n’est plus l’éditeur, Suau a certainement joué un rôle ensuite dans la publication d’un recueil collectif intitulé Un diamant à dix facettes (Paris, Dumont, 1838). Il y côtoie des auteurs comme Frédéric Soulié, Paul De Kock, Roger de Beauvoir, le Baron de Bazancourt, Jules de Saint-Félix et la Comtesse d’Asch [Gabrielle Anna de Cisternes de Courtiras, vicomtesse Poilloüe de Saint-Mars dont c’est une des premières œuvres publiées], mais il est le seul à proposer trois récits. Dans « Un souvenir », Suau rapporte une anecdote tirée de son séjour en Algérie : l’histoire d’un militaire acquitté pour un crime qu’on lui imputait injustement. Dans une seconde nouvelle, « Une partie à cheval », il fait le portrait d’un jeune auteur nommé Édouard qui est manifestement un autoportrait : « C’est un jeune homme de vingt-six ans ; il a cinq pieds trois pouces, ou, pour satisfaire aux exigences des partisans du système décimal, un mètre six cents millimètres ; ses yeux sont bruns, son teint est pâle, sa physionomie assez expressive ; une petite moustache, amplement augmentée d’une couche abondante de cosmétique noir, qu’il relève sur sa lèvre supérieure, lui donne un air martial ou plutôt cavalier et, certes, il est loin de l’être. » (p. 239) Une troisième nouvelle, « Emma », montre un vieux militaire s’entremettant avec passion pour que son fils puisse épouser une belle jeune fille d’un milieu social largement supérieur au sien. Dépourvu d’argent et même d’espérances en la matière, sans profession, le jeune Arthur remet à son « talent » tout le soin de choyer dignement la femme qu’il aime.

Suau renonce ensuite à l’édition, mais pas à la carrière littéraire. Il annonce chez Dumont Le Faublas moderne et Le Nouveau Diable boiteux, qui ne paraîtront pas. Mais en 1840, il publie Les Habits d’un homme célèbre, deux tomes comprenant trois petits romans. Une longue préface présente un jeune auteur de 25 ans, qui est dépourvu de ressources financières. Il est un peu jaloux des auteurs à succès qui « étendus sur un divan, savourent complaisamment les parfums d’un cigare de la Havane, et dictent à leurs maîtresses, couchées amoureusement à leurs pieds, des drames ou des vaudevilles, des feuilletons ou des romans destinés à la vogue, cette sœur bien aimée de la fortune » (p. 3-4). Il fait partie de la classe des « prolétaires lettrés » qui attendent quelques pièces de cinq francs pour leur collaboration au Vert-Vert ou au Tam-Tam. Il va donc vendre son dernier habit bleu qui est, très symboliquement, l’habit de ses seuls succès littéraires (c’est la couleur de l’habit dont Lucien, le héros des Illusions perdues, doit se débarrasser pour faire son entrée dans le monde parisien). Le brocanteur qui lui achète cet habit a trouvé dans la poche d’un autre vêtement un manuscrit de Paul De Kock que notre auteur impécunieux s’empresse de dérober. Il propose ce manuscrit à un éditeur, un nommé Dumont (qui est l’éditeur du livre qu’on est en train de lire). Celui-ci doute qu’il s’agisse effectivement d’un texte de De Kock mais il se résout à le publier sous le titre : L’Habit d’un auteur célèbre.

Présenté comme la simple transcription de ce texte d’un auteur à succès, l’ouvrage peut être qualifié de pastiche, même si c’est surtout le premier récit, « M. Petithomme », qui reprend les lieux et le genre de personnages que l’on trouve dans les romans de De Kock. Les deux autres textes prolongent la veine partiellement autobiographique chère à Suau. L’« Histoire de ma femme après ma mort » est le plus intéressant. Suau raconte l’histoire d’Ernest, un jeune homme de 28 ans, que tous ses amis pressent de se marier. Il s’y refuse pendant longtemps, de crainte de se lasser trop vite de celle qu’il épouserait. La belle Louise finit cependant par vaincre ses réticences. Mais après quelques années de bonheur, Ernest se demande si sa femme lui serait fidèle après sa mort. La seule manière de vérifier la chose étant de se faire passer pour mort, il voyage longtemps à l’étranger et dissimule ses papiers d’identité dans le vêtement d’un noyé. Lorsqu’il revient à Paris, il découvre qu’elle accueille sans déplaisir les hommages d’un autre homme. Il dévoile alors son identité, Louise meurt d’émotion en lui jurant une fidélité éternelle au ciel. Ce récit confirme à sa manière ce que nous apprend l’état civil : par jalousie, ou pour toute autre raison, le mariage de Suau ne semble pas avoir duré longtemps, et, si les époux n’ont pas divorcé, ils se sont manifestement séparés bien vite. Le dernier récit, « Histoire de M. Aliénor Jolivet » raconte la vie d’un clerc de notaire qui veut échapper à la succession que lui prépare son père. Il s’essaie à la comédie, puis à la peinture, à la médecine, il s’engage dans l’armée coloniale, pour enfin se marier et reprendre l’étude paternelle.

Pendant plusieurs années, Suau s’est donc manifestement comporté comme un écrivain désireux de réussir dans le monde des lettres et de l’édition. Il était d’ailleurs membre de la Société des gens de lettres jusqu’au 19 août 1844. Mais la lecture de ses récits ne semble pas avoir bouleversé les contemporains. Suau se tourne alors vers des métiers plus lucratifs. Il se lance dans les affaires en devenant directeur d’une Banque des Écoles et des familles, puis en septembre 1839, il fonde une Caisse mutuelle d’Épargne distribuant des assurances vie. Il place dans ces entreprises une grande part de la fortune de sa femme qui vient d’obtenir sa majorité. Mais la compagnie d’assurance ne possède ni les capitaux annoncés dans sa publicité, ni le soutien des membres éminents du barreau et de la magistrature dont elle se réclame. Il s’agit donc d’une forme de tontine relevant de l’escroquerie. Après plusieurs procès, ses débiteurs obtiennent justice. Le 9 mars 1842, le tribunal de la Seine le condamne à les rembourser5.

C’est sans doute pour échapper à cette condamnation que Suau se rend en Belgique. Il s’adapte manifestement très vite à son milieu, et un nouveau livre, Les Mystères de Bruxelles, sort de presse vers le 15 janvier 1845. D’après L’Indépendance belge, les premiers volumes recueillent un grand succès. 2 500 exemplaires ont été vendus en quinze jours affirme le journal6. Suau semble avoir habité plusieurs années à Bruxelles, sans doute le temps de se faire oublier en France7.

Fin décembre 1847, il est revenu dans son pays. Il se présente alors comme mandataire de diverses compagnies financières, mais la révolution de février 1848 le ruine complètement. Il habite à ce moment à Paris, où il préside un club républicain modéré, le club de l’Émancipation des Peuples, qui est actif entre mars et mai 1848. Alphonse Lucas, qui énumère ses membres principaux, précise que : « Malgré ses allures du rouge le plus vif, le club de l’Émancipation des Peuples était signalé comme réactionnaire par les autres grands clubs de la capitale. C’était bien de la bonté, la réunion de la salle d’Antin n’était rien du tout ; seulement le citoyen Suau dit de Varennes avait groupé autour de lui une foule d’individus besogneux ou compromis, bien déterminés à prendre part à la curée républicaine8. » Suau réussit à se signaler auprès de Lamartine, qui lui sera reconnaissant de l’aide qu’il lui a apporté9. C’est en tant chef du gouvernement provisoire qu’il le nomme consul à Smyrne en mai 1848. Mais la presse rappelle le passé judiciaire de notre homme et, le 29 mai, cette nomination est cassée ; il est remplacé par un certain M. Pichon.

Toujours joueur, et sans doute de plus en plus dépendant du jeu pour vivre, Suau part ensuite pour Hombourg. Les frères Thomas et Louis Blanc venaient en effet de construire dans cette ville de la Hesse un établissement de bains thermaux et un casino qui sera le modèle de celui qu’ils bâtiront plus tard à Monte Carlo. Cet établissement est inauguré en 1841 et connaît rapidement un grand succès en raison de l’importance des sommes qui pouvaient être misées. C’est alors que Suau réalise un coup qui deviendra une véritable légende dans le monde des jeux. La Banque des Jeux des frères Blanc, insuffisamment dotée à ses débuts, n’avait pour tout capital qu’un demi-million de francs, ce qui la mettait à la merci d’un joueur particulièrement chanceux. Selon Léon Massenet de Marancour, Suau bénéficiait d’un capital de 40 000 francs, fourni par dix associés, qui devaient se partager les bénéfices. Sa progression ascendante, conquise après plusieurs mois d’efforts, lui permit de gagner 480 000 francs, soit un gain net de 440 000 francs. La banque de M. Blanc était alors directement menacée si Suau gagnait encore. Le directeur aurait alors proposé à Suau de perdre au Trente et Quarante l’ensemble de ses gains à l’aide d’un employé exécuteur. En contrepartie, Suau aurait reçu discrètement 100 000 F.10

Au mois d’avril 1850, Suau revient aux spéculations industrielles. Il s’associe avec un certain Gournay, avec qui il fonde la compagnie Le Sacramento. Les deux hommes louent de luxueux locaux à Clermont-Ferrand et présentent une machine à laver l’or qui devrait produire un demi-kilo par jour. Ils promettent ainsi des retours sur investissement mirobolants, prétendent avoir affrété spécialement une splendide frégate pour expédier des ouvriers en Amérique latine, et se réclament du soutien de plusieurs personnalités connues. Toute l’entreprise relève manifestement de la fraude caractérisée.

En parallèle, Suau se mue en agent électoral dans les départements de la Charente-Inférieure, des Haut et Bas-Rhin. En février 1851, il est envoyé dans l’Est pour mettre en place avec les préfets le projet de souscription nationale. Il est décrit à moment comme un des plus actifs agents bonapartistes11. La presse ne manque pas de le qualifier à maintes reprises d’escroc, mais il se défend avec acharnement et obtient même du Tribunal de la Seine le 6 décembre 1850 la condamnation de cinq journaux qui l’avaient, dit-il, diffamé (il s’agit du Démocrate du Bas Rhin, du Courrier du Bas-Rhin, de L’Ami de la constitution, du Républicain du Rhin, et des Tablettes des Deux Charentes). Il obtient 13 000 F. de dommages et intérêts12. Une belle Saint-Nicolas ! Mais les affaires judicaires le rattrapent bientôt, et il est condamné à un an de prison dans l’affaire de la Sacramento. Cette lourde condamnation sera toutefois cassée en novembre 1851 pour vice de forme13.

Les activités industrielles et politiques de notre homme sont à présent achevées. Il lui reste à se consacrer à sa passion du jeu, avec un certain succès puisqu’il continue de défrayer la chronique. En juillet 1857, il est à Wiesbaden. Il joue encore, avec un complice qui possède « un portefeuille aussi énorme que celui d’un ministre » et gagne 8 000 à 10 000 F. chaque soir pendant une semaine14. À la fin du mois, la chance continue de lui sourire.

Le 4 juin 1865, on le retrouve à Hombourg, où il continue de jouer, selon une martingale prétendument infaillible. Il perd, sous les yeux de Villemessant, le directeur du Figaro, 190 000 F en une seule séance15. On perd sa trace ensuite. Il est décédé le 22 octobre 1872 à « la Maison Dubois », devenu hôpital de l’assistance publique Fernand-Widal, dans le xe arrondissement de Paris, à l’âge de 63 ans. Il habitait alors boulevard de Neuilly 97. Il était renseigné comme rentier et célibataire, ce qui suggère qu’il était séparé de sa femme depuis longtemps, et, sans doute aussi qu’il avait su conserver quelques ressources financières.

Résumé

La biographie de Suau est celle d’un héros de roman, et même d’un héros que l’on pourrait reconnaître ! La trajectoire d’un ancien soldat devenu tricheur et séducteur d’une riche veuve est effet le sujet du célèbre récit picaresque de Thackerey, Les mémoires de Barry Lyndon par lui-même (The Luck of Barry Lyndon), publié en 1844, l’année même des Mystères de Paris. Pourtant, malgré ce modèle et ce que l’on imagine du caractère cynique de l’auteur, Les Mystères de Bruxelles est bien un roman philanthropique, dans la lignée d’Eugène Sue. Le canevas est compliqué, mais on peut en dire brièvement l’essentiel.

La duchesse Louise de Wladimont a un rendez-vous galant avec son cousin Lucien lorsqu’elle surprend la conversation de trois jeunes nobles dont elle reconnaît la voix. Elle se rend compte qu’ils forment une véritable société du mal, cherchant le pouvoir, les femmes et l’or. Elle décide alors de rester fidèle à son excellent mari et de lutter de toutes ses forces contre cette entreprise criminelle avec l’aide dévouée de Lucien. Chacun des trois comploteurs la trouve ensuite sur son chemin et elle parvient à sauver leurs différentes victimes. Avec son mari, elle fonde ensuite un véritable asile pour les indigents et contribue à renouveler l’esprit de la charité privée en Belgique. Après maintes péripéties, les méchants sont conduits à s’amender ou à cesser de faire le mal.

Un roman d’enquête sociale

Pour une part, Suau s’inspire directement du roman à succès de son ancien préfacier. Il crée une galerie de personnages romantiques, comme une horrible vieille, nommée la Tantje (la tante, en bruxellois), qui élève une petite Mieke, aussi pure et déplacée que Fleur-de-Marie dans le cabaret où elle sert comme souillon, ou encore le chevalier de Bleeden, une sorte de génie du mal, qui va jusqu’à persécuter sa propre sœur, la pure Clarisse ; quant au « Capon du rivage » (débardeur) Peeters, il prend modèle sur le Chourineur. Mais l’intérêt du livre tient moins au réemploi de ces rôles assez stéréotypés qu’à la description souvent éloquente des réalités sociales bruxelloises.

La scène initiale du roman, celle qui permet à la Comtesse de Wladimont de comprendre la formation de la société maléfique de son adversaire, se déroule à l’hôtel Cluysenaar. La finesse d’une cloison lui permet de découvrir ses projets criminels. Il s’agit, explique le narrateur d’un « immense bâtiment du genre de ces constructions parisiennes connues sous le nom de Cité, où l’agglomération des locataires donne à chacun l’immense avantage de vivre ignoré, inconnu, perdu au milieu de la foule, et d’être ainsi à l’abri des regards curieux et des langues babillardes. Ce bâtiment, auquel l’architecte a donné son nom est connu sous celui d’Hôtel Cluysenaar. » (I, p. 10)

Il est intéressant de noter que cet hôtel a effectivement existé. Il se situait 75 rue Neuve Royale (ou rue Royale neuve), le long d’une avenue nouvellement établie qui reliait la Ville de Bruxelles à la commune encore semi-rurale de Schaerbeek. Charlotte Brontë (en 1842) venait y rendre visite à une condisciple du pensionnat Héger ! Il a été détruit, son emplacement est devenu l’hôtel Mengelle, pour faire place ensuite à l’hôtel Astoria. Les plans conservés permettent de se faire une idée précise de cette immense bâtisse16. Suau en fait, très efficacement, la métonymie de l’espace urbain moderne, le cœur des Mystères bruxellois17. La situation de ce bâtiment est en effet caractéristique des tensions sociales bruxelloises : construit le long d’une route nouvelle destinée aux classes dominantes, et qui annonce les grands travaux d’assainissement de la capitale, il jouxte deux des quartiers pauvres (et donc dangereux), le quartier du Marais au Nord, vers le bas de la ville, et le quartier de Notre-Dame-aux-Neiges, au sud. Du fond de la cour, on peut pénétrer dans ce quartier que Suau nous invite à visiter en ces termes :

Si en sortant de l'Allée des Jardins d’Idalie, vous débouchez jamais dans la rue Notre-Dame aux-Neiges, prenez à gauche, et longez-la dans ce sens. Au moment d’arriver à la Place des Barricades vous apercevrez une rue longue, étroite, obscure, décorée du nom pompeux de rue du Rempart du Nord. Jetez un regard afin d’observer ses étranges habitants, et si votre curiosité peu satisfaite vous pousse à y pénétrer, ne manquez pas d’attendre l’arrivée d’une des fréquentes patrouilles de gardes de sûreté qui y circulent afin de tenir constamment en respect cette population dangereuse. Mettez-vous à la remorque de cette patrouille et alors vous pourrez examiner en toute sûreté des bouges et des cloaques autrement immondes que les tapis-francs de la Cité, ce réceptacle ignoble des impuretés de Paris. (I, p. 59-60)18

L’hôtel Cluysenaar devient ainsi le point de départ d’une plongée dans une ville présentée comme un petit Paris, une capitale en pleine évolution démographique et urbanistique, qui conserve ses mauvais quartiers, ses criminels endurcis, ses milieux populaires et ses lieux de misère, en regard de beaux et nouveaux aménagements urbains.

Pour explorer ce monde, Suau utilise un dispositif scénographique bien connu. Après avoir entendu les confidences du chevalier de Bleeden à ses amis, Louise de Wladimont introduit son cousin d’Epinoi dans la société secrète pour lui servir d’espion. Le lecteur suivra tantôt les méchants, tantôt leurs victimes, tantôt les bons dans tous les recoins de la ville. Le romancier devient ainsi l’agent d’une connaissance nouvelle des lieux et des milieux où se déroule l’action. Dès les premières pages du récit, son projet est explicite : « si l’œil de l’observateur aime à se promener avec complaisance sur tous ces effets extérieurs d’une prospérité qui s’avance à grands pas, il doit cependant chercher à pénétrer à travers cette surface brillante pour voir s’il n’y découvrira pas le germe des passions, des vices qui s’entrechoquent d’ordinaire au milieu des agitations d’une capitale ; sa main doit aider à soulever ce manteau d’or et de soie dans la crainte qu’il ne couvre des vices à flétrir, des vertus à préconiser, des misères que l’en doit soulager, des plaies qu’il faut guérir. » (I, p. 8)

Ce point de vue panoramique était à ce point caractéristique que les contemporains y associaient spontanément le nom d’Eugène Sue. Ainsi La Revue de Liège rendait compte d’une étude contemporaine dans les termes suivants :

Quand on n’a pas pénétré dans les ruelles infectes, dans les allées, impasses, cours ou bataillons carrés, où l’air manque autant que la lumière ; quand on n’a pas visité ces misérables demeures où chaque chambre abrite une famille entière ; où père, mère, frères et sœurs partagent souvent la même couche ; quand on n’a pas le courage de contempler cette malpropreté, cet encombrement, cette confusion, ce désordre matériel d’où naît un désordre moral encore plus déplorable, — on ne peut se faire une idée de ce que nous appelons les Mystères de Bruxelles. Il y avait ici un horrible tableau à dérouler, s’il n’était une limite que la plume d’Eugène Sue lui-même n’oserait franchir19.

L’étude à laquelle ce compte rendu fait allusion n’était pas littéraire. Il s’agit d’une enquête officielle. Une quinzaine d’années après l’indépendance du pays, la situation des travailleurs manuels belges était en effet critique. Ils ne possédaient ni le droit de voter, ni même celui de s’organiser. Il n’y avait, à cette époque, ni unions professionnelles, ni même syndicats, à l’exception de quelques milieux d’artisans urbains qui commençaient à s’unir. Leur infériorité juridique était la norme. Le libéralisme économique s’exerçait sans le moindre frein, même si, de manière pragmatique, l’État intervenait déjà directement dans certains secteurs, comme les transports, le télégraphe, la banque ou les grands travaux d’intérêt public20. Bruxelles comptait ainsi un grand nombre de pauvres, dont la situation était plus difficile qu’en région rurale où les jardins ouvriers assuraient au moins une subsistance de base. En 1866 encore, près d’un quart des familles ouvrières y bénéficiait des secours de l’assistance publique ; une grande partie de cette population vivait dans des impasses malsaines ou des « carrés » de ruelles où s’alignaient masures et taudis. Près d’1, 5 % de la population était recensée comme « Indigents des hospices21 ».

Suau vivait déjà à Bruxelles lorsque, le 7 septembre 1843, le Ministère de l’Intérieur installa une commission chargée de faire rapport sur « la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants ». Présidée par deux hauts fonctionnaires, celle-ci effectua un travail remarquable. L’enquête fit le tableau statistique complet du monde du travail. Les données ainsi réunies, souvent accablantes, débouchèrent sur un « Projet de loi sur la police des manufactures… » qui devait encadrer la première organisation légale du travail en Belgique. Mais cette réforme, modeste, était déjà trop avancée pour les possédants qui voyaient dans la moralisation et l’esprit de prévoyance les seuls moteurs de l’amélioration de la vie des ouvriers.

La personnalité la plus active de cette enquête était Édouard Ducpétiaux (1804-1868). Cet ancien journaliste fut nommé en 1830 inspecteur général des prisons et des instituts de bienfaisance, poste qu’il allait occuper pendant 31 ans, Il alliait un grand talent d’écriture avec des convictions très en avance sur celles de son milieu bourgeois. Sans attendre la conclusion de l’enquête, qui parut en 1848, il publia de nombreux travaux, dont De la condition physique et morale des jeunes ouvriers et des moyens de l’améliorer en 1843 et Du paupérisme en Belgique. Causes et remèdes (1844). Suau puisa une grande part de son inspiration dans ces ouvrages, ainsi que dans les travaux des statisticiens, une science en développement dont le Belge Adolphe Quételet était un des principaux chefs de file.

Le romancier et le réformateur social partageaient une même conviction, qui était également celle d’Eugène Sue : pour proposer des lois, il fallait d’abord décrire la réalité, et décrire la réalité signifiait qu’on allait explorer un monde inconnu de la bourgeoisie pour révéler des comportements, des espaces et des situations à la fois proches et ignorés. Dans sa brochure Des Moyens de soulager et de prévenir l’indigence et d’éteindre la mendicité, publiée en 1832, Ducpétiaux déclarait que : « la bienfaisance privée a aussi ses règles ; pour porter ses fruits, il faut qu’elle soit éclairée, qu’elle s’exerce avec discernement. Elle doit soigneusement distinguer la véritable de la fausse indigence : à cet effet, il est indispensable de bien connaître la situation des pauvres, de porter une attention vigilante dans la distribution des secours ; en un mot, il faut pénétrer dans les demeures indigentes, les visiter22. » Telle est exactement l’intention du romancier qui emmène son lecteur dans les bas quartiers de la capitale ou dans les asiles. De part et d’autre, le projet est de montrer la réalité cachée du monde social.

Bien entendu, cette découverte n’allait pas sans arrière-pensées. Voir, c’est punir, comme l’a montré Foucault, et Ducpétiaux, qui dessinera le plan de la prison cellulaire modèle de Louvain en s’inspirant du panoptique de Bentham et de nombreux modèles étrangers, était évidemment un défenseur de l’ordre social autant qu’un réformateur23. Mais le premier effet de ses enquêtes restait une connaissance nouvelle, scientifiquement établie, de la misère urbaine. C’est d’elle que s’inspire Suau, en citant d’ailleurs ses sources (II, p. 18), lorsqu’il propose une description imagée et éloquente du quartier des Marolles, avec ses « miasmes pestilentiels, morbifiques », ses « mares stagnantes, noirâtres, méphitiques, dont les produits liquoreux s’infiltrent dans le sol d’ou s’échappent incessamment des émanations épaisses et fiévreuses. » (I, 206) et ses habitants, décrits comme hâves, faméliques, en proie aux maladies et aux pires dépravations. Le narrateur ne se borne pas à constater cette misère, il dénonce également ses causes, et notamment « l’infâme cupidité de ces propriétaires plus infâmes encore, qui ont créé et maintiennent cet enfer terrestre dont la mort, les vices et le crime se disputent l’empire. » (I, 209)

Comment lutter contre cette misère ? Suau commence par évoquer brièvement le modèle d’assistance qui existait à Bruxelles. Elle était confiée à un « maître des pauvres », nommé par le collège échevinal. La charge était obligatoire (sous peine d’amende) et temporaire24. Le roman décrit « ce vénérable personnage [qui] venait de procéder à la distribution hebdomadaire des bons de pain, de soupe et de bois destinés par la philanthropie bruxelloise à être délivrés gratuitement aux indigents de sa section, placés sous l’égide de sa charité officielle. » (III, 124) Le personnage en question est l’avocat Mersens, député et homme d’affaires, qui se révèle un infâme libertin dont la philanthropie est hypocrite et démagogique. S’agit-il d’un type romanesque ou d’un portrait à clés ? Il m’est impossible de le préciser.

Suau développe ensuite un second système destiné à venir en aide aux pauvres, forgé sur celui que préconise Ducpétiaux. Toujours attentif aux initiatives prises à l’étranger, celui-ci avait rendu compte de l’expérience de la colonie de Mettray fondée en 1839 pour éduquer de jeunes délinquants par les travaux manuels dans un cadre champêtre25. On sait que Michel Foucault a abondamment décrit cet établissement disciplinaire dans Surveiller et punir (1975). Les Wladimont s’en inspirent directement, mais non sans esprit critique :

En réalisant le projet de doter la Belgique d’une institution aussi bienfaisante que la colonie de Mettray, ils résolurent de prendre pour modèle les plans, les vues et les règlements de cet établissement, mais aussi d’apporter cette modification, qu’avant de soumettre l’intelligence d’un enfant à l’étude d’un art ou d’un métier, ou de le destiner aux travaux de la campagne, on observerait, on consulterait avec soin et pendant quelque temps ses goûts, ses inclinations et son aptitude.  (V, p. 87)

Ils vont toutefois au-delà de la construction d’un établissement destiné à remplacer l’asile de la Cambre en faisant construire  une véritable cité-jardin sur une parcelle de leurs propriétés. L’emplacement est choisi avec soin, à Auderghem, sur un terrain proche de la ville26. Ici encore, ils suivent Ducpétiaux, qui envisageait pour de nouvelles habitations ouvrières « un terrain libre, situé près de la capitale, où les bâtiments d’habitation et d’exploitation de l’école de réforme pourraient être construits et disposés de la manière la plus convenable27. »

La cité ouvrière qu’ils font construire à leurs frais préfigure largement le modèle anglais de la fin du siècle dont s’inspireront les architectes socialistes belges de l’entre-deux-guerres. Elle comprend 136 maisons, de trois tailles différentes, chacun dotée d’un petit jardin. Au centre de la cité, une maison commune offre des services accessibles à tous (buanderie, cuisine, salle de réunion, cantine, bibliothèque, salle de bains, infirmerie, école) et à proximité, il y a des installations sportives.

Pour encourager les philanthropes, l’auteur précise que le duc fait également une bonne affaire : « M. de Wladimont s’était informé du prix usuraire qu’on imposait à ces malheureux pour leur permettre la jouissance de bouges infects et immondes ; celui arrêté par le duc lui fut de beaucoup inférieur, et cependant, lorsque, ajoutant la valeur du terrain au chiffre des dépenses de construction, il compara le capital employé, au revenu qu’il devait produire, il reconnut avec surprise que, tout en faisant un grand acte d’humanité, il avait fait une excellente opération ; en effet, les frais de construction et le prix du terrain s’élevaient à 320 000,00 F., et, déduction faite des dépenses annuelles d’entretien et de réparation, il se trouva que cette somme produisait un intérêt net de cinq pour cent. » (V, p. 92)

Que penser de ces chiffres ? On se souvient que Karl Marx s’était cruellement gaussé de la Banque des pauvres et de la ferme-modèle de Bouqueval décrites par Eugène Sue. Il les avait comparées à la bourse de Fortunatus, c’est-à-dire à l’utilisation d’un capital caché et mystérieusement inépuisable28. Suau a tenté de faire mieux que son modèle. Il prend appui sur les chiffres proposés par Ducpétiaux pour construire des habitations sociales dans les environs de Bruxelles. Selon ses calculs, M. de Wladimont dépense 320 000 francs pour faire construire 136 maisons et des communs, et il parvient à retirer un intérêt de 5 % de la somme ainsi investie, soit 16 000 francs. Si nous prenons comme base le loyer de 150 francs par maison donné par Ducpétiaux, l’investissement du duc rapporterait 20 400 francs de loyers, dont il faut déduire un tiers pour frais et amortissements, il reste donc 13 600 francs. Nous sommes donc en dessous des 5 % promis29. Mais surtout, un loyer de 150 francs par ménage est une somme importante ; un bon patron de l’époque, comme la famille de Bioley citée en exemple par le philanthrope protestant Benjamin Appert, se basait, à Verviers en 1848, sur un loyer de 100 francs pour une famille ouvrière disposant de trois salaires30. En fait donc, Ducpétiaux, et plus encore Suau, ne proposaient des habitations sociales qu’à la couche supérieure de la classe ouvrière, c’est-à-dire précisément aux milieux qui échappaient déjà à la grande paupérisation qu’ils dénonçaient. Il est d’ailleurs à noter que, comme toute banque bien avisée, le duc sélectionne les bénéficiaires parmi les « ouvriers qui justifièrent de leurs habitudes laborieuses et d’antécédents favorables. » (V, p. 91)

Une exploration à la première personne

Remarquablement documenté, le roman de Suau est donc pour une part la transposition romanesque des enquêtes et des propositions du réformateur social belge le plus avancé de son temps. Sue avait, lui aussi, emprunté le langage de l’enquête pour certaines scènes de son roman, comme, par exemple, la mansarde des Morel31. Mais Suau va assurément plus loin que son modèle, par l’ampleur de ses emprunts d’une part, et par son implication personnelle dans le récit d’autre part. Il dénonce avec force une justice qui préfère la répression à la prévention (I, 159) et qui condamne à la prison ferme pour une amende impayée (I, 186). Il critique la prison pour dettes et la contrainte par corps (II, 87-97), la répression du vagabondage (I, 144 et suiv.) ainsi que l’absence de réparation complète pour un individu qui aurait été victime d’une erreur judiciaire (II, 254 et suiv.).

À plusieurs reprises, Suau signale comment il a découvert les réalités décrites ; lorsqu’il ne cite pas Ducpétiaux ou Quételet, son récit devient une sorte de reportage à la première personne. Ainsi, dans le remarquable chapitre consacré à la morgue de l’hôpital Saint-Pierre, le récit enchâssé de la vie et de la mort d’une jeune ouvrière lui aurait été raconté par un médecin (II, p. 277). Sa description des salons de jeu du café des Mille colonnes est manifestement de première main (II, chapitre III), comme celle des cafés populaires (le Chien marin), de la salle des femmes à l’hôpital Saint-Pierre ou de l’asile d’enfants trouvés de l’Abbaye de la Cambre. Mais il n’y a pas que les lieux de misère qui sont décrits avec précision. Il évoque avec non moins de détails le mobilier et la décoration du logement d’une femme entretenue, des salons aristocratiques, de l’un ou l’autre commerce. Enfin, l’attention que Suau porte aux lieux de débauche et de divertissement permet de saisir un aspect de la géographie humaine de Bruxelles en plein développement. Il rejoint en effet Broglia dans la description du quartier de la Monnaie. À quelques mètres de l’opéra se concentrent les salles de jeu, les cafés que fréquentent les immigrés français, les salles de rédaction de la presse, les sociétés dramatiques qui font toute l’attraction de ce pôle urbain voué aux loisirs de la classe aisée. Celui-ci reste encore d’actualité, puisque le casino de Bruxelles s’est installé à la fin du xxe siècle au cœur même de ce quartier. Voué par nécessité à explorer un nouveau lieu de vie, Suau donne ainsi pour la première fois une fiction construite sur une perception globale de la ville.

À l’instar de Sue, qui a utilisé l’argot parisien dans son roman, non moins remarquable est l’attention que porte Suau au langage de ses personnages. S’il renonce à transcrire les conversations en marollien, « langage composé moitié d’un mauvais flamand et moitié du patois wallon » (I, 216), il agrémente le dialogue de mots bruxellois. Toone appelle une jeune femme sa « boulleque » (I, 221) et Tantje interpelle Mieke en lui disant : « viens une fois voir toutes ces belles choses, sais-tu ? » (I, 64). Un des personnages jure en s’écriant « Sappermillemente ! » (I, 221), terme sonore qui frappera également Charles De Coster quinze ans plus tard, puisqu’il en fera le patronyme de « Jean Sapermillemente, nommé ainsi à cause qu’en ses colères son aïeul paternel jurait de cette façon pour ne point blasphémer le très-saint nom de Dieu. »32 Cette attention portée au registre argotique apparente évidemment Suau à son modèle parisien. Mais le fait qu’il s’agisse de dialecte bruxellois est en soi novateur : il faudra en effet attendre la fin du siècle pour qu’une littérature belge d’inspiration réaliste donne ses lettres de noblesse au marollien33.

Ce souci du réalisme permet à Suau de prendre ses distances avec le modèle mélodramatique des Mystères de Paris. Contrairement à Sue, son réformateur social n’est pas un rédempteur religieux. Suau ne manque pas une occasion de critiquer les institutions religieuses. Il fait ainsi contraster l’agréable disposition d’un couvent avec la découverte « des instruments de toutes sortes affectés à la macération du corps de ces victimes du fanatisme religieux » (IV, 12). Rodolphe voulait transformer les âmes, la duchesse de Wladimont, au contraire, s’intéresse aux situations matérielles et aux relations sentimentales. C’est déjà un progrès.  

Suau raconte également, dans le quatrième tome, une histoire de captation d’héritage par un Jésuite, qui est dans l’esprit du Juif errant, et dans l’ordre des principaux arguments utilisés à l’époque par le libéralisme pour dénoncer l’influence du clergé34. Sur un plan plus fantasmatique, le projet des méchants de pénétrer dans le couvent de Cortenberg déguisés en religieux semble issu des rêveries gothiques du siècle précédent : « Quelles jouissances, messieurs, ne nous seront pas réservées, poursuivit le chevalier dont l’œil brillait d’un feu lubrique, lorsque nous nous trouverons transportés au milieu de ces jeunes vierges, à l’âme brûlante, à l’imagination vive qui s’exalte encore dans un élan continuel vers leur époux mystique et insaisissable. » (III, p. 275-276)

Il y a en effet une dimension sensuelle dans les Mystères de Bruxelles qui va au-delà des exaltations amoureuses convenues du roman-feuilleton. Il faut dire que la principale héroïne, Louise de Wladimont, elle-même n’y échappe pas. Sa présence dans l’hôtel Cluysenaar, en compagnie de son cousin, était motivé par une attirance qu’elle devra combattre ensuite :

[…] elle voulut que l’état de son cœur devint tel, qu’elle pût le mettre à nu devant son mari, sans que celui-ci y découvrît autre chose qu’une tendre affection, qu’un profond respect pour lui-même, et une douce amitié pour le comte d’Épinoi. Il fallait toute l’énergique volonté de la duchesse, toute la profondeur de son repentir, pour réussir dans une tentative incessamment combattue par une âme passionnée, par une imagination ardente jusqu’à l’exaltation. La lutte qui s’était engagée entre elle et le chevalier de Bleeden, en remplissant son cœur des enivrantes et salutaires émotions qui sont la plus douce récompense du mal que l’on détruit, du bien que l’on crée, devint son auxiliaire le plus efficace, et lui assura un succès entier. (V, p. 98).

Difficile dans ces conditions de conduire les méchants à résipiscence. Contrairement à Sue, qui fait subir les pires supplices aux agents du mal, Suau se borne à limiter la sphère d’influence de ses personnages négatifs. Même le chevalier de Bleeden n’est pas puni, il continue à vivre de ses rentes même si, un peu vieillissant, il « ne doit plus qu’à son argent la majeure partie de ses conquêtes » (V, p. 358). Son second, le nommé Lowie, devient un bourgeois, qui a ses bonnes œuvres et fréquente la messe. On peut penser que les expériences personnelles de Suau ne sont pas étrangères à cette mansuétude.

Édition

Édouard Suau de Varennes, Les Mystères de Bruxelles, Bruxelles, Société typographique belge, A. Wahlen, 1845-1846, 5 tomes.

L’ouvrage a fait l’objet d’une traduction en russe et en allemand (Die Mysterien von Brüssel, Deutsch bearbeitet von Ludwig Hauff, [und] E. Zoller, Stuttgart, Franckh, 1846-1847, 3 t. en 2 vol). Incomplet à la KBR, il est conservé aux Archives de la Ville de Bruxelles.

Vous trouverez une édition scannée du roman en cliquant sur les liens suivants : Tome 1, Tome 2, Tome 3, Tome 4, Tome 5.

(FNRS, Université Libre de Bruxelles)

Notes

1  J’ai pu retrouver le dossier de Suau dans les Archives de la marine, grâce à Patrick Ramseyer et à Jean-Pierre Canon. L’État civil et la collation de divers périodiques ont complété mes informations biographiques.

2  Paris, Ollivier, 1834. Un libraire d’ancien note sur son site: «Notre exemplaire offre la particularité d'arborer fièrement, et pratiquement, les couleurs de l'Afrique : en effet, les premiers pages de l’ouvrage sont imprimées en vert, les suivantes en saumon et enfin les dernières en jaune. » (http://www.amazon.com/SUAU-E-Scènes-dAfrique-Collectible/dp/B00AA9FMFE) L’exemplaire de la BNF est néanmoins imprimé de manière tout à fait ordinaire.

3  Paris, chez Suau de Varennes et Cie, libraires-éditeurs, rue Chabannais 10, 1837, 2 vol.

4  La Cape et l’épée, Paris, Suau de Varennes, 1837.

5  Suau a souvent plaidé lui-même sa cause en adressant de petits mémoires à ses juges. Ce sont eux qui permettent de suivre de près les affaires auxquelles il a été mêlé. Voir : Suau de Varennes, A Messieurs les présidents et conseillers composant les deuxième et troisième Chambre de la cour royale de Paris, Paris, Delanchy, 16 janvier 1843 ; Suau de Varennes, Quelques mots en réponse aux conclusions de M. l’avocat-général, Paris, Imprimerie Delanchy, sd. [ca 1843].

6  Ce genre d’annonce pourrait néanmoins être une publicité déguisée (L’Indépendance belge, 4 février 1845). C’est à cette date que le quotidien commence à publier Le Juif-Errant.

7  C’est ce que confirme un entrefilet du Journal de Bruxelles, 16 mai 1848, p. 1.

8  Alphonse Lucas, Les Clubs et les clubistes : histoire complète, critique et anecdotique des clubs et des comités électoraux fondés à Paris depuis la révolution de 1848, Paris, Dentu, 1851, p. 128 : « Président, Suau, dit de Varennes; membres du bureau : le général de Montholon, représentant du peuple, Castelnau, Ern. Gervaise, Jeannin, commis d'assurances, Lieutand, Grellet, Etienne, Roraieu, Liban, Gourlay, Barbanon, colonel de Laborde, représentant du peuple, Madoulo, Allais. Après les événements du 15 mai 1848, les citoyens Paulmier et Ern. Gervaise sont président et vice-président du club, et le lieu des séances est transporté rue du Faubourg-Poissonnière. »

9  Il le cite parmi ses partisans, avec Sobrier et Barbès, dans Histoire de la révolution de 1848, Paris, Perrotin, 1849, t. II, p. 205 et 223.

10  Léon de Marancour, La Rouge et la noire. Promenade humoristique à travers les banques de jeux, Paris, A. Faure, 1864, p. 102-109. Marancour ne donne pas de dates, mais son récit recoupe manifestement un article paru dans L’Indépendance belge du 11 Mars 1848. On peut donc penser que Suau s’est effectivement enrichi avant de rentrer en France. Pour sa part, Louis Blanc décède en 1852, et Marancour le cite dans son récit. Sur la « progression Suau » et sa philosophie de la roulette, voir : Thomas M. Kavanagh, « Roulette and the Ancien Régime of Gambling », Nottingham French Studies, March 2009, Volume 48, Page 1-13. Cet article donne également la référence du livre de Léon Massenet. On notera que Léon Massenet de Marancour a aussi publié Rien ne va plus ! Banques de jeux. La rouge et la noire. Promenade humoristique, Paris, A. Faure, 1865, qui est présenté comme la seconde édition de l’ouvrage publié l’année précédente, mais en réalité, c’est une sorte d’addendum beaucoup plus bref. Il y fait allusion à un « ancien interprète de l’armée d’Afrique », surnommé Abd-el-Kader, connu pour être un « professeur de jeux », qui pourrait être un prolongement du portrait de Suau en joueur. Sa tactique consiste à jouer « à blanc » (avec des haricots) pour convaincre un pigeon de l’excellence d’une martingale. Il demande ensuite une commission sur les bénéfices réalisés, quitte à disparaître discrètement si ceux-ci ne sont pas au rendez-vous.

11  Courrier de L’Escaut, 27 mars 1850, p. 2.

12  L’Indépendance belge, 15 mars 1850 ; 7 décembre 1850.

13  Voir : Suau de Varennes, A Messieurs les présidents et conseillers composant la Cour d’appel de Paris des jugements de police correctionnelle, Paris, Preve et Comp, 5 juin 1851. BNF 4-FM-30569. Dans ce mémoire en appel contre le jugement du 10 avril 1851 qui le condamnait comme coauteur de l’escroquerie de la Société californienne le Sacramento, il explique que les « larmes de ses pauvres enfants » et l’honneur de sa famille lui imposent d’interjeter appel. Il aurait encore un frère, colonel de l’armée. On ne sache pas qu’il ait eu des enfants.

14  Le Figaro, 26 juillet 1857, p. 6 ; 2 août 1857, p. 6.

15  Le Figaro, 4 juin 1865.

16  Voir : J. Winters, « Maatschappij en maatschappijbeeld: J.P. Cluysenaar », Openbaar Kunstbezit Vlaanderen, XIII, 1975, p. 123-142 (plans reproduits aux pages 127 et 134-135).

17  Il est possible que Suau ait encore rencontré Cluysenaar plus tard. C’est en effet l’architecte belge qui a fait les plans du Kurhaus de Hombourg en 1862, à quelques centaines de mètres du casino où Suau jouait régulièrement (voir : http://www.stadtbild-deutschland.org/forum/index.php?page=Thread&threadID=1246).

18  Ce quartier fera l’objet d’une reconstruction complète à partir de 1874 afin d’être  habité par un public bourgeois. Les descriptions de Suau peuvent donc être comprises comme l’expression d’un désir de rénovation (et de spéculation) d’un site trop proche des nouveaux beaux quartiers de la capitale.

19  « De la mortalité, à Bruxelles, comparée a celle des autres grandes villes, par Éd. Ducpétiaux », Revue de Liège, Volume 2, 1844, p. 139.

20  Voir Chlepner, p. 39-41.

21  Eliane Gubin, Bruxelles au xixe siècle : berceau d'un flamingantisme démocratique, 1840-1873, Bruxelles : Crédit communal de Belgique, 1979, p. 56.

22  Edouard Ducpétiaux, Des Moyens de soulager et de prévenir l’indigence et d’éteindre la mendicité, Bruxelles, Laurent frères, 1832, p. 10.

23  Dupont-Bouchat M.-S., « Ducpétiaux ou le rêve cellulaire », Déviance et société, 1988, Vol. 12, n°1, p. 1-27.

24  Elle est décrite par Ducpétiaux, Des moyens de soulager…, op. cit., appendice 5.

25  Édouard Ducpétiaux, « Notice sur la colonie de Mettray, près de Tours », Le Moniteur Belge, 9 et 10 janvier 1843, non paginé.

26  Les Wladimont habitent en effet le château d’Auderghem, une très vaste propriété qui n’existe déjà plus comme telle à l’époque où Suau écrit. Mais subsiste le Château Sainte-Anne qu’en 1840, Henri de Brouckère, Ministre d’Etat et bourgmestre d’Auderghem, achète pour y entreprendre d’importants travaux. C’est très certainement à ce château que se réfère Suau.

27  Édouard Ducpétiaux, De la condition physique et morale des jeunes ouvriers et des moyens de l'améliorer, Bruxelles : Meline, Cans et Cie., 1843, Volume 2, p. 394. Le projet détaillé de Ducpétiaux, dessiné par l’architecte Cluysenaar, se trouve dans : Edouard Ducpétiaux, De la mortalité à Bruxelles et dans les grandes villes, Bruxelles, 1844, annexe, p. 77-83. Sur ce projet, voir Marcel Smets, L'avènement de la cité-jardin en Belgique: histoire de l'habitat social en Belgique 1830-1930, Liège, Mardaga, 1977, p. 29 et suivantes.

28  Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille, trad. Erna Cogniot, Paris, Éditions sociales, 1969, p. 232-236.

29  Le chiffre n’est pas donné au hasard. C’est la rentabilité que promettent tous les investissements philanthropiques. Voir : John Nelson Tarn, Five per Cent Philanthropy. An Account on Housing in Urban Areas between 1840 and 1914, Cambridge University Press, 1973.

30  B[enjamin] Appert, Voyage en Belgique dédié au Roi et conférences sur les divers systèmes d’emprisonnement dédiés à la Reine, Bruxelles, A. Garcin et Aug. Beelaerts, 1848, p. 148. On se souviendra qu’Appert apparaît comme personnage dans Le Rouge et le Noir.

31  Sue semble réécrire un passage du Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie de Louis-René Villermé, grande enquête sociale commanditée au milieu des années 1830 par l’Académie des sciences morales et politiques (voir : Judith Lyon-Caen, « Une histoire de l’imaginaire social par le livre en France au premier xixe siècle », Revue de synthèse, n°1-2, 2007, p.165-180, not. p. 176.)

32  Charles de Coster, La légende et les aventures héroiques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs, Paris, Librairie Internationale, 1869, p. 196.

33  Dans Types et caractères belges, Bruxelles, Seghers, 1851, p. 189, Victor Joly évoque également le parler marollien. On lui doit « El sprinkaut et el formi », « Quetje Corbeau » et « Les amours de Bette Corbyn et de Tontje Cadé », deux poèmes à la manière de La Fontaine et un récit en bruxellois qui préfigurent les textes de Bazoef, de Roger Kervynde Marcke ten Driessche ou de Léon Crabbé. Il développera ce genre dans une rubrique du Sancho.

34  C’est par exemple l’argument de René Spitaels, Une page des mystères de Grammont, pendant la mission des Jésuites, op. cit., où l’auteur dialogue avec un Père au sujet des divers maux qu’il reproche aux Jésuites (dont il a, dit-il, été l’élève). En cause : la confession auriculaire ; le célibat des prêtres et  la captation des héritages.

Pour citer ce document

Paul Aron, « Les Mystères de Bruxelles », Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/anthologies/les-mysteres-urbains/les-mysteres-de-bruxelles