L’Atelier médiatique de l’histoire littéraire

Bibliophilie ou histoire de la littérature ? Les Grotesques de Théophile Gautier

Table des matières

MARIE-FRANÇOISE MELMOUX-MONTAUBIN

[Introduction de l’article à paraître dans le dossier « Théophile Gautier et l’invention médiatique de l’histoire littéraire », Revue Gautier, n° 36, novembre 2014].

En janvier 1834, Gautier publie dans La France littéraire un article consacré à Villon, premier d’une série de dix publications qui composeront, quelques années plus tard, le volume des Grotesques. Avait-il alors l’intention de faire œuvre d’historien de la littérature1 ? La fin des années 1820 pense la littérature en termes d’histoire ; Gautier, bien inséré déjà dans le monde des lettres, ne pouvait l’ignorer : ses Jeunes-France, insistant sur le paradigme générationnel, en témoignent. L’Académie française a ainsi décerné, en 1828, un double prix d’éloquence, à Saint-Marc Girardin, pour son Tableau de la marche et des progrès de la littérature française au XVIe siècle2 et à Philarète Chasles pour son Tableau de la marche et des progrès de la langue et de la littérature françaises depuis le commencement du XVIe siècle jusqu’en 16103; la même année, Sainte-Beuve a publié de son côté un Tableau historique et critique de la poésie et du théâtre français au XVIe siècle4, inscrivant jusque dans son titre une démarche historique que suggéraient chez ses confrères les termes de « marche » et de « progrès ».

Si l’histoire littéraire fait alors ses premiers pas, sans porter encore ce nom, d’autres approches de la littérature, également fortifiées dans les troubles révolutionnaires, se déploient parallèlement : telle la bibliophilie, dont Jean Viardot a montré comment elle prend racine dans « la présence intrigante, obsédante, de ces murailles de livres anciens presque en déshérence, la conscience aussi d’une insensée déstabilisation du stock patrimonial national5 » ; à l’heure de la dispersion des bibliothèques religieuses ou aristocratiques, « un puissant mouvement bibliologique et bibliographique6 » s’impose, bientôt appuyé sur des « réseaux » de bibliophiles, pour partie au moins rassemblés dans les « académies » de province particulièrement florissantes entre 1820 et 1850. C’est en 1834, l’année même où Gautier publie son « Villon », que Charles Nodier lance le Bulletin du bibliophile. Si l’enjeu du catalogage et de la conservation déborde toute considération chronologique, il n’en reste pas moins que les cercles bibliophiliques sont particulièrement attachés aux œuvres des XVIe et XVIIe siècles, comme en témoignent par exemple la publication de l’Histoire du XVIe siècle en France d’après les originaux manuscrits et imprimés par le bibliophile Jacob7 ou mainte anecdote de salles de vente impliquant des ouvrages anciens : le Mirouer du Bibliophile parisien8 fait ainsi plaisamment défiler en quelques pages, pour le plus grand plaisir de deux bibliophiles assemblés autour de leurs collections, une Entrée d’Henri II à Paris de 1549, Le Parangon des femmes astucieuses de 1512, un Rabelais princeps, enfin Les Faulses Joyes du ménage de 1520.

Histoire littéraire ou bibliophilie ? La première édition en volume des Grotesques chez Desessart en 1844 est accompagnée d’une postface qui fait la part belle à la démarche du bibliophile :

Nous avons choisi çà et là, à différentes reprises et un peu au hasard de la lecture, quelques types qui nous ont paru amusants ou singuliers, et nous avons tâché de débarrasser du fatras les traits les plus caractéristiques d’écrivains tombés dans un oubli trop souvent légitime, et d’où personne ne s’avisera de les retirer ; – à l’exception de ces fureteurs infatigables qui restent debout des journées entières, au soleil, l’été, à la bise, l’hiver, remuant la poudre de ces nécropoles de bouquins qui garnissent les parapets des quais9.

Le lecteur ne saurait s’y tromper : le « fureteur » est alors synonyme de « bibliophile », comme l’atteste l’expansion du titre du Mirouer du bibliophile parisien où se voyent au vray le naturel, les ruses et les joyeux esbatements des fureteurs de vieils livres ; de même, dans L’Enfer du bibliophile, Asselineau évoque l’apparition d’un « étrange vieillard (…) furetant avec des précautions de connaisseur dans les rayons de (s)a bibliothèque10 » ; les quais représentent de même le lieu par excellence de la flânerie bibliophilique11, et l’évocation des saisons et du climat qui leur est attaché est un lieu commun, tout comme la désignation de la collection comme nécropole ou bibliotaphe12. Les quelques lignes de la postface des Grotesques sont ainsi saturées de références limpides à l’activité du bibliophile, qui complètent la réflexion liminaire présentant le texte comme une « collection ». Elles jouxtent cependant des propositions qui témoignent d’une réflexion sur l’inscription historique de la littérature. Au paradigme de la « flânerie », du « furetage » au hasard des quais, s’oppose ainsi, insistant, celui du « travail », appuyé sur des « pièces justificatives13 » ; un modèle de l’érudition, propre aux développements de l’histoire littéraire, s’impose, présenté cependant sur un mode hypothétique, comme si l’article consacré à Scarron ne pouvait en aucun cas prétendre à l’accomplir.

Cabinet de curiosités d’un bibliophile retour des quais, ou travail d’historien de la littérature ? Chacun des articles, tout comme le recueil composé en 1844 par leur réunion, doit se lire dans ce double éclairage, suffisamment évident aux yeux des contemporains pour qu’Eugène de Mirecourt, traçant en 1857 le portrait du jeune Gautier, lui prête deux maîtres, Sainte-Beuve et le bibliophile Jacob14. Il s’agit donc de voir comment le modèle bibliophilique engage Gautier dans la voie d’une « histoire littéraire » originale, plus attentive sans doute aux marges que celle qu’écrivent ses contemporains.

(Université de Picardie, Jules Verne/ CERR, CERCLL)

Notes

1  Martine Lavaud, Théophile Gautier, militant du romantisme, Paris, Champion, 2001, p. 73 : « Mais Gautier n’ambitionnait pas d’être historien littéraire ».

2  Philarète Chasles, Tableau de la marche et des progrès de la langue et de la littérature françaises, depuis le commencement du XVIe siècle jusqu'en 1610, discours qui a partagé le prix d'éloquence, décerné par l'Académie française, dans sa séance publique du 25 août 1828, Paris, Firmin Didot, 1828.

3  Saint-Marc Girardin, Tableau de la marche et des progrès de la littérature française au XVIe siècle, discours qui a partagé le prix d'éloquence décerné par l'Académie française dans sa séance publique du 25 août 1828, Paris, Firmin Didot, 1828.

4  Sainte-Beuve, Tableau historique et critique de la poésie et du théâtre français au XVIe siècle, Paris, Sautelet, 1828.

5  Roger Chartier et Henri-Jean Martin, Histoire de l’édition française, t. III, Le Temps des éditeurs, du romantisme à la Belle Époque, Fayard/Promodis, 1990 (1ère édition Fayard, 1985). Un chapitre de Jean Viardot porte sur « Les nouvelles bibliophilies », p. 383-402 (ici p. 383).

6 Ibid., loc. cit.

7  L. Mame, 1834-1835.

8  A. Bonnardot, Mirouer du Bibliophile parisien où se voyent au vray le naturel, les ruses et les joyeux esbatements des fureteurs de vieils livres, Paris, Guiraudet et Jouaust, 1848.

9  « Postface », dans Les Grotesques, texte établi, annoté et présenté par Cecilia Rizza, Fasano-Paris, Schena-Nizet, 1985, p. 449. Les articles de Gautier seront tous cités désormais dans cette édition.

10  Charles Asselineau, L’Enfer du bibliophile, Paris, Jules Tardieu, 1860, p. 24. Voir encore dans Octave Uzanne, Caprices d’un bibliophile, Paris, Rouveyre, 1878, « Une vente de livres à l’Hôtel Drouot » : « Ma Pucelle, une merveille, un admirable exemplaire, une des joies de ma vie de fureteur ! », p. 13 ; « La Gent bouquinière » : « Avez-vous remarqué quelquefois l’attitude particulière, inquiète et absorbée de certains hommes à l’œil fureteur […] ? / Paris pour eux est un vaste livre rempli de documents intéressants » ; « Le Quémandeur de livres », p. 39…

11  Ibid., « La Gent bouquinière » : « Les quais forment la marge qu’ils parcourent pieusement » (p. 19-20) et p. 24 : « O vous, qui passez sur les quais de Paris, admirez ces heureux qui bouquinent, bouquinent, bouquinent : C’est la gent bouquinière ! » ; voir encore « Le Quémandeur de livres », p. 39 ; « Un ex-libris mal placé », p. 56 ; « Les Quais en août. Ballade des Bouquineurs », p. 63-64 ; « Restif de la Bretonne », p. 120. On lit de même dans L’Enfer du bibliophile, op. cit., p. 16 : « En général, l’amateur des quais est celui dont les manies sont les plus curieuses et les plus folâtres ». Plus tardivement, Octave Uzanne consacre un ouvrage aux Bouquinistes et bouquineurs. Physiologie des quais de Paris du Pont Royal au Pont Sully, Paris, Ancienne maison Quantin, 1893.

12  On peut ainsi lire dans la notice du Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, à l’article « Bibliomanie » : « M. Boulard avait été un bibliophile délicat, difficile, avant d’amasser dans six maisons à six étages sept à huit cents mille volumes de tous les formats, empilés comme les pierres des murailles cyclopéennes, c’est-à-dire sans chaux et sans ciment, mais qu’on aurait aussi pu prendre de loin pour des tumuli gaulois. C’étaient en effet de véritables bibliotaphes [tombeaux de livres]. »

13  « Un travail amusant pour quelqu’un qui aurait du loisir […] serait la révision des arrêts portés par les contemporain ou la postérité […]. Un pareil travail, appuyé de pièces justificatives, mettrait en lumière une foule de choses charmantes dans les écrivains voués à la réprobation et au ridicule, et trahirait un nombre pour le moins équivalent de sottises et de platitudes dans les écrivains cités partout avec éloge », « Scarron », Les Grotesques, op. cit., p. 392-393.

14  « « Nourri de la lecture des poëtes du XVIe siècle, que Joseph Delorme et le bibliophile Jacob venaient de mettre à la mode par leurs articles rétrospectifs, il rima d’abord quelques strophes modestes » (Eugène de Mirecourt, Les Contemporains, « Théophile Gautier », Paris, Havard, 1857, p. 32). Il est vrai que je force un peu le trait cependant, puisque c’est le poète que Mirecourt évoque en Sainte-Beuve à travers Joseph Delorme ; mais pouvait-il réellement, en 1857, ignorer que Gautier et Sainte-Beuve étaient également critiques ?

Pour citer ce document

Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, « Bibliophilie ou histoire de la littérature ? Les Grotesques de Théophile Gautier », L’Atelier médiatique de l’histoire littéraire, sous la direction de Corinne Saminadayar-Perrin Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/latelier-mediatique-de-lhistoire-litteraire/bibliophilie-ou-histoire-de-la-litterature-les-grotesques-de-theophile-gautier