L’Atelier médiatique de l’histoire littéraire

L’histoire littéraire et les vertus de la répétition, ou comment se façonnent les légendes…

Table des matières

ANNE GEISLER

[Introduction de l’article à paraître dans le dossier « Théophile Gautier et l’invention médiatique de l’histoire littéraire », Revue Gautier, n° 36, novembre 2014].

« Si nous connaissions un moyen de disparaître tout à fait dans notre œuvre nous l’emploierions : le nous nous répugne tellement que notre formule expressive est nous, dont le pluriel vague efface déjà la personnalité, et vous replonge dans la foule », écrit Gautier au chapitre X de son Histoire du romantisme. Il n’hésite pas effectivement à s’effacer derrière un « on » impersonnel et généralisant, ou même à faire figurer son nom à la troisième personne : de narrateur, il devient personnage. Comme à un certain nombre de ses camarades Jeunes France, il s’accorde un chapitre, « La légende du gilet rouge », qui s’achève en forme d’épitaphe : « Ci-gît le gilet rouge », censé mettre un point final à la légende.

Par rapport à ce trop fameux « gilet rouge », Gautier a une position ambiguë : d’un côté il déplore le cliché bourgeois propagé par un lectorat bourgeois, comme il l’avait fait des années plus tôt à propos par exemple des génies ou des acteurs (« Si l’on prononce le nom de Théophile Gautier devant un philistin, n’eût-il jamais lu de nous deux vers et une seule ligne nul nous connaît au moins par le gilet rouge que nous portions à la première représentation d’Hernani, et il dit d’un air satisfait d’être si bien renseigné : oh oui ! le jeune homme au gilet rouge et aux longs cheveux ! c’est la notion de nous que nous laisserons à l’univers. Nos poésies, nos articles, nos voyages seront oubliés, mais l’on se souviendra de notre gilet rouge »), de l’autre il revendique ce même gilet rouge, qu’il arbore comme un étendard. Au fond, on peut se demander si ce double mouvement d’adhésion et de dénonciation est si différent – la charge en moins – de l’écriture du recueil Les Jeunes-France dans lequel Gautier s’autoparodiait. On ne peut se moquer, écrit quelque par Gautier à propos de la parodie, que de ce que l’on a soi même bien connu et aimé…

Le dernier recueil inachevé de Gautier, Histoire du romantisme (dont les articles ont paru dans Le Bien public peu avant sa mort, de mars à novembre 1872) a longtemps été lu, en dépit de sa tonalité épique, comme un témoignage unique et fiable sur le Petit cénacle. Si l’on en croit Gautier, ce serait la reprise de Ruy Blas, au début de l’année 1872, qui l’aurait incité à revenir sur ses jeunes années et à écrire cette Histoire du romantisme, dont le titre – qui est une belle trouvaille – occulte le fait qu’il s’agit d’un recueil de souvenirs centrés sur le « Petit cénacle », ce qui en soi se révèle intéressant pour comprendre le rapport de Gautier à l’histoire littéraire…

On n’a peut-être pas assez souligné que cette Histoire du romantisme constitue un point d’aboutissement de tout un ensemble d’articles antérieurs de Gautier, retraçant à intervalles réguliers, le plus souvent dans des digressions, les années de jeunesse correspondant à l’entrée dans la littérature de l’écrivain. Tout se passe comme si, par le biais de ses feuilletons critiques, Gautier donnait rendez-vous à ses lecteurs pour recommencer le récit de la « révolution romantique », et de son illustration au travers des deux groupes auxquels il a appartenu : les Jeunes-France et la Bohème du Doyenné.

De manière plus générale, on verra qu’il faut faire entrer de nombreux autres articles dans ce corpus, racontant dans les mêmes termes les hautes luttes du romantisme… Des nombreux travaux ont été menés depuis une dizaine d’années sur les Jeunes-France, à la fois comme phénomène sociologique et littéraire (voir en particulier les travaux d’Anthony Glinoer et de José-Luis Diaz) ; quant aux récits de la bataille d’Hernani, ils ont été bien étudiés par Myriam Roman et Agnès Spiquel. Tout en m’appuyant sur un certain nombre de leurs conclusions, je privilégierai un corpus élargi, afin de dégager certaines caractéristiques de l’écriture de l’histoire littéraire de Gautier.

C’est moins ce que dit Gautier de tel ou tel groupe que nous trouvons intéressant que le fait qu’il le répète. Pourquoi Gautier redit-il, feuilletons après feuilletons, les mêmes épisodes, lui qui par ailleurs ne supporte pas que l’on se « copie » ? Est-ce seulement parce qu’il occupe dans le cas présent la position de témoin et d’acteur de cette révolution ? Ce parcours éclaire, nous semble-t-il aussi en partie, sa conception d’une histoire littéraire élargie, non tributaire des faits mais expression d’un imaginaire à la fois individuel et collectif. Dire l’histoire littéraire par le prisme du souvenir introduit une dimension non « scientifique » qu’il s’agit bien sûr aussi d’interroger.

(Université d’Evry/ CERILAC)

Pour citer ce document

Anne Geisler, « L’histoire littéraire et les vertus de la répétition, ou comment se façonnent les légendes… », L’Atelier médiatique de l’histoire littéraire, sous la direction de Corinne Saminadayar-Perrin Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/latelier-mediatique-de-lhistoire-litteraire/lhistoire-litteraire-et-les-vertus-de-la-repetition-ou-comment-se-faconnent-les-legendes