L’Atelier médiatique de l’histoire littéraire

Les progrès de la poésie en 1867. Portrait de Gautier en grand rapporteur

Table des matières

PASCAL DURAND

[Introduction de l’article à paraître dans le dossier « Théophile Gautier et l’invention médiatique de l’histoire littéraire », Revue Gautier, n° 36, novembre 2014].

« Un grand vide se fait dans l’âme lorsque les choses qui ont passionné votre jeunesse disparaissent les unes après les autres1 », écrit Gautier au moment de rendre hommage à Marie Dorval, prématurément disparue. L’article, paru dans les colonnes de La Presse, annonce dès 1849, par son humeur nostalgique comme par son sujet, cette sorte de veillée funèbre permanente mais aussi de veille nécrologique que Gautier va assurer dans différents journaux tout au long du Second Empire. Ainsi le verra-t-on saluer la mémoire de la plupart de ceux qui, ayant appartenu au personnel du romantisme, qu’ils aient été écrivains, artistes, musiciens, acteurs, quitteront tour à tour la scène – de Nerval à Alexandre Soumet, de Camille Roqueplan à Théodore Rousseau, de Monpou (dès 1841) à Berlioz ou de Madame Dorval à Mademoiselle Georges. Victor Hugo lui-même, pourtant bien vivant, n’échappera pas à cet obituaire à répétition, Gautier prenant soin en 1852 de rendre compte sur le même ton, toujours dans La Presse, de la vente publique du mobilier du poète proscrit : « Tout ce poème dramatique », écrira-t-il à cette occasion qui semble préfigurer, pour nous, la dispersion des collections du 42 rue Fontaine, « tout ce poème dramatique va être démembré et vendu hémistiche par hémistiche, nous voulons dire fauteuil par fauteuil, rideau par rideau […] » ; et de formuler le souhait que « [les nombreux admirateurs du poète] songent que ce ne sont pas des meubles qu’ils achètent, mais des reliques2. » Ce feuilleton nécrologique, il ne fait pas de doute que Gautier – comme aussi Dumas père de son côté – s’emploie à le tenir pour maintenir en vie le souvenir du romantisme et, avec celui-ci, un peu de sa propre jeunesse. « Le souvenir des soldats obscurs va bientôt se perdre, et c’est un devoir pour ceux qui ont fait partie de la grande armée littéraire d’en raconter les exploits oubliés3 », déclarera-t-il à la première page de son Histoire du romantisme, avant de rappeler que « dans l’armée romantique comme dans l’armée d’Italie, tout le monde était jeune4 ». Gautier prend ainsi figure de gardien de la mémoire du romantisme, et de mémoire vivante aussi d’une modernité poétique dont il a fait plus qu’accompagner l’émergence et les premières transformations. Le voici en tout cas, tel que Sainte-Beuve, en 1863, le présente dans un de ses Lundis : « en première ligne désormais, le dernier et le plus jeune d’entre les anciens5 ».

C’est aussi au fond parce qu’il est également le plus ancien des jeunes – pour avoir donné, avec Émaux et Camées, l’un des recueils les plus emblématiques du formalisme artiste qui allait dominer la poésie du Second Empire – que Gautier était tout désigné à entrer dans la Commission installée par le Ministère de l’Instruction publique, pour lui rendre rapport « sur les progrès des lettres en France » à l’occasion de l’Exposition universelle de 18676. C’était là, tout offerte, la double garantie d’un regard émanant d’un témoin engagé, à la fois averti des spécificités de l’écriture poétique et capable de considérer de haut la mêlée de ses confrères  : « Comme les poètes ne se gênent guère pour dire aux prosateurs qui les critiquent : “Ne sutor ultra crepidam” [i. e. « Que le cordonnier ne juge pas au-delà de la chaussure »], on a confié à un poète la tâche difficile de parler de ses confrères », soulignera-t-il dans ce Rapport, en précisant qu’il a eu à cœur de « ne le [faire] que sous toutes les réserves commandées par la position du critique et de l’auteur7. » Jouant simultanément sur tous les tableaux de la littérature et du journalisme, de la haute poésie et du roman-feuilleton, de la désinvolture artiste et du compromis courtisan – fort aussi de « [la] ponctualité d’horloge dans l’accomplissement de tous ses devoirs8 » que Baudelaire lui a reconnue en 1859 —, Gautier, à 57 ans, avait de surcroît, peut-on penser, la disposition requise pour s’ajuster au projet d’un état des lieux officiel de la littérature, établi à l’intersection de deux champs — et de deux logiques – que l’évolution du siècle a mis dans un rapport de croissante antinomie : d’un côté le champ du pouvoir d’État, qui commandite un tel état des lieux, lui dicte ses critères interrogatifs autant que normatifs et lui fixe son enjeu : montrer quelle « part » les lettres ont prise « à l’élan de civilisation9 » ; et de l’autre un champ des lettres fortement autonomisé. Élu six ans plus tôt à la présidence de la Société nationale des Beaux-Arts, bientôt bibliothécaire de la princesse Mathilde, Gautier dément en effet, rétrospectivement, l’un de ses titres à l’admiration de l’auteur des Fleurs du Mal : « J’ai entendu plusieurs personnes exprimer le regret que Gautier n’ait jamais rempli de fonctions officielles […] Mais, tout pesé, cela vaut mieux ainsi. Si étendu que soit le génie d’un homme, si grande que soit sa bonne volonté, la fonction officielle le diminue toujours un peu ; tantôt sa liberté s’en ressent, et tantôt même sa clairvoyance10. » Car si Baudelaire avait raison sans doute de voir en Gautier « un parfait homme de lettres », désormais ce n’est plus seulement au sens, exclusif de toute « fonction officielle », d’un « modèle » d’exigence esthétique « dans une époque ivre d’ignorance et de matière11 », c’est aussi au sens d’un écrivain de métier, dans l’activité duquel se conjuguent les deux régimes de la « vocation » et de la « profession », sans qu’il y entre plus de friction qu’entre son appartenance au camp des poètes artistes et son allégeance au pouvoir en place, avec les fréquentations et les gratifications diverses, pensions, sinécures, postes officiels, qui en font signe, et dont les Goncourt, comme on sait, ne se privèrent pas de dresser le bilan comptable12.

(Université de Liège)

Notes

1  Théophile Gautier, « Madame Dorval » (La Presse, 1er juin 1849), dans Histoire du romantisme, Paris, Charpentier, 1874, p. 272.

2  T. Gautier, « Vente du mobilier de Victor Hugo » (La Presse, 7 juin 1852), dans Histoire du romantisme, op. cit., p. 132-133.

3  T. Gautier, Histoire du romantisme, op. cit., p. 2.

4  Ibid., p. 11.

5  Sainte-Beuve, « Œuvres de M. P. Lebrun », dans Nouveaux Lundis, Paris, Michel Lévy, tome VI, 1866, p. 115.

6  Ce Rapport sortira en avril de l’année suivante : Rapport sur le progrès des lettres, par MM. Sylvestre de Sacy, Paul Féval, Théophile Gautier et Éd. Thierry, dans Recueil de rapports sur les progrès des lettres et des sciences en France, Paris, Hachette, À l’Imprimerie Impériale, 1868, 184 pages.

7  T. Gautier, « Rapport sur les progrès de la poésie », dans Rapport sur le progrès des lettres, op. cit., p. 86.

8  Charles Baudelaire, Théophile Gautier (L’Artiste, puis en brochure chez Poulet-Malassis et de Broise, 1859), dans Œuvres complètes, tome 2, éd. Cl. Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 127.

9  Sylvestre de Sacy, Discours préliminaire du Rapport sur le progrès des lettres, op. cit., p. 31.

10  C . Baudelaire, Théophile Gautier, op. cit., p. 128 [les petites capitales sont de Baudelaire].

11  Ibid., p. 128.

12  « A voir le vrai et le fin fond des choses, notent-ils le 15 décembre 1868, ce bon Gautier est un des meurt-de-faim de la littérature les plus riches de ce temps-ci, avec sa place de bibliothèque, soit 6 000 – une pension sur la cassette de l’empereur, soit 3 000 – à peu près 20 000 francs au Moniteur par an et le revenant-bon de ses livres. Qui est-ce qui est aussi riche que cela dans les lettres à l’heure qu’il est ? » (Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, éd. R. Ricatte, tome 2, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », p. 187). Les mêmes, après une énième soirée chez la princesse Mathilde, observeront toutefois : « C’est étonnant comme cet homme se férocise et prend une muflerie cruelle dans la faveur et les grâces officielles. La courtisanerie exaspère sa basse nature et il présente, en ce moment, pour ses amis, l’affligeant et blessant spectacle des abaissements les plus bas, des courtisaneries les plus viles, qu’il joint sans transition aux plus gros manques de tact, aux plus brutales, aux plus révoltantes poses, à l’épatement énorme et furibond du poète le plus mal élevé qui ait jamais existé » (Ibid., p. 212, 31 mars 1869).

Pour citer ce document

Pascal Durand, « Les progrès de la poésie en 1867. Portrait de Gautier en grand rapporteur », L’Atelier médiatique de l’histoire littéraire, sous la direction de Corinne Saminadayar-Perrin Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/latelier-mediatique-de-lhistoire-litteraire/les-progres-de-la-poesie-en-1867-portrait-de-gautier-en-grand-rapporteur