Les Mystères urbains au XIXe siècle : Circulations, transferts, appropriations

Les Mystères de Paris, échangeur générique

Table des matières

PAUL BLETON

Les « mystères urbains, premier genre de la culture médiatique ». À mon oreille, cette frappante expression de Marie-Ève Thérenty, entendue en février dernier1, aurait deux timbres. Elle sonne clair, apparemment bien propre à justifier les vastes efforts entrepris pour rendre compte de l’importance négligée de la descendance des Mystères de Paris, de la place du journal dans l’histoire de la littérature, des expériences d’une culture médiatique en train de s’inventer, elle vise à dégager une des caractéristiques du feuilleton de Sue et de l’ensemble des œuvres de ses émules. À côté de son éventuelle valeur de vérité, de son sérieux, j’y ai aussi entendu une incitation à jouer. Et, puisqu’il me faut casser la glace, voici donc un espace de jeu en forme de sablier ; au goulot d’étranglement, le feuilleton de Sue ; un réservoir amont et un réservoir aval et, en guise de sable, cette notion de genre. Là s’arrête l’image car le jeu consiste à observer en quoi le passage par le goulot altère la nature du sable.

En amont

En 1842-43, lorsque paraissent Les Mystères de Paris, l’invention romanesque est soumise à plusieurs dynamismes structurants. Je serai allusif pour celui de la profession d’écrivain, me contentant ici de renvoyer à l’un des multiples codes pratiques d’Horace Raisson2 dont le titre indiquait déjà clairement les deux grands débouchés pour la production des gens de plume antérieure à la révolution du roman-feuilleton, son Code du littérateur et du journaliste par un entrepreneur littéraire (1829). Sa préface, dans le registre pragmatico-désenchanteur, enfonce le clou : « […] chacun sait que rien n’est beau que ce qui peut se changer en espèces monnoyées. » (p. iv), « Or, si les littérateurs doivent être payés, mieux vaut qu’ils le soient beaucoup que peu […] » (p. ix).

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Horace Raisson, Code du littérateur et du journaliste, par un entrepreneur littéraire, Paris : L’Huillier, 1829.

En second lieu, du journal comme fondement de la culture médiatique et de la progressive mise en place du format du roman-feuilleton, je risque de trop en dire, voire de trop redire, bien impudemment devant Marie-Ève Thérenty et un aréopage qui ont inventé ce terrain, comme disent les archéologues. Je m’y risque néanmoins en partant de loin et en me concentrant sur la seule fiction. Par la figure de l’Innocence persécutée, elle-même empruntée à la fois aux contes et aux mémoires d’avocats des dernières décennies de l’Ancien Régime, le mélodrame à la Pixerécourt avait converti en représentations des histoires issues de plusieurs sources narratives, dont le roman, pour un public disparate, lettré et non-lettré mais uni dans le pathétique larmoyant. Ces textes seconds destinés à la représentation redevenaient des imprimés, à fin de diffusion et de conservation – entièrement définis par leur fonctionnalité dans le cas des cahiers de mise en scène des agences, accessoirement signes extérieurs de consécration dans le cas des pièces éditées et, a fortiori, rééditées. Une fois stabilisé, le mélodrame, cet échangeur traversé de dynamismes contradictoires, conservateurs et innovateurs, continuera à entretenir d’incertaines relations avec la littérature, acceptant sa place subalterne dans la hiérarchie littéraire, puisant dans le thésaurus romanesque, mais occasionnellement et avec une désinvolture certaine…

Par le journal, la « grande » diffusion devait instaurer une nouvelle hégémonie dans la fiction populaire, celle de l'imprimé, redistribuant scène et roman en une nouvelle configuration culturelle. Les Mystères de Paris se trouvaient à un embranchement : la soif de fiction étanchée par les mélodramaturges, elle-même (parfois) inspirée par de l'imprimé et (souvent) convertie en sous-produits imprimés, allait se transformer avec le roman-feuilleton en une soif de lecture. À l’époque, la librairie ne semblait pas tout à fait apte à y répondre. Malgré d’innovatrices initiatives comme la révolution Charpentier, réponse à la crise du roman des années 1835-1840, malgré un recentrage du pouvoir sur l’éditeur (industrialisation de la librairie, recherche du gros tirage et du bas prix), malgré une meilleure accessibilité des livres en bibliothèque (même si les confiscations des guerres révolutionnaires et impériales avaient permis d’enrichir brusquement les collections de la Bibliothèque nationale, la fréquentation des lecteurs n’y avait cru qu’assez modestement), c’est le journal, mieux que le livre qui devait tourner à son profit les nombreuses mutations de l’imprimerie, notamment techniques, en matière d’impression et de confection du papier.

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Une du Journal des débats,19 juin 1842

Tel serait le nouveau contexte : la montée en puissance concomitante de la lecture (bourgeoise et populaire) et des premiers linéaments d’une culture médiatique imprimée – entre journal, revue et livre. Depuis la Révolution, les périodes cycliques de reprise en main de la presse par le pouvoir politique avaient incité les journaux, lorsque leur liberté d’expression était limitée, à venir chasser sur les terres des revues et à se pourvoir de feuilletons culturels ; ce qui, en réaction, avait poussé les revues à publier des fictions courtes, contes, nouvelles, puis des romans en plusieurs livraisons. Aussi, lorsque le carnage provoquée par la machine infernale de Fieschi et le sévère tour de vis imposé par Thiers en 1835 à une presse montrée du doigt pour cet attentat contre Louis-Philippe, il ne devait y avoir qu’une petite manipulation à effectuer pour que la place du feuilleton dans l’espace du journal accueille de la fiction à suivre, sur le modèle testé par les revues ainsi de nouveau chapardé par le journal. Petite manipulation en deux temps : découpage de romans préexistants en fonction de l’espace du feuilleton, puis rédaction de romans destinés à ce format et à ses contraintes.

Première proposition à partir de ce contexte : la spécificité du journal comme véhicule à fiction impose de revoir à nouveaux frais cette notion ambigument descriptive et prescriptive de genre, héritée des belles-lettres, ultimement d’Aristote. À partir du roman-feuilleton, variante d’un genre déjà lui-même assez flexible, le roman, la prescription générique change de nature, n’émane plus de quelque inquestionnable autorité (celle des Anciens, par exemple, ou de l’Académie, ou de la cour, ou de quelque autre arbitre de la distinction) ; elle vient maintenant d’une tout autre source, la sanction économique, l’efficacité commerciale de l’invention romanesque, immédiatement mesurable au nombre de copies vendues. L’œuvre codante, ce n’est plus celle qui réalise le plus adéquatement, ou de la manière la plus surprenante, ou en révélant d’insoupçonnées richesses du modèle prescriptif. L’œuvre codante, annonçait déjà Raisson sans vergogne, c’est ce qui se pastiche : « Le roman historique […] est devenu facile depuis que Walter-Scott, Cooper et Horace Smith ont peint de nombreux tableaux qu’il ne s’agit plus que de pasticher3. » … Et, a fortiori dans l’économie médiatique, plus immédiatement réactive, l’œuvre codante c’est ce qui est en train de marcher chez le concurrent. L’élément le plus déterminant pour l’ensemble des textes interprétant l’œuvre codante y est moins thématique que perlocutoire : il faut toucher le plus grand nombre, toucher ses émotions pour toucher son abonnement. Et le genre, moins affaire de forme ou de thème que d’effet sur son lecteur, change de statut sous l’influence de la rustaude effronterie de la raison économique, de la périodicité du quotidien, de l’immédiate réactivité de l’entreprise éditoriale, de la fonction d’éclaireur de l’œuvre qui a du succès, de la sérialisation – c’est-à-dire de la propension de la fiction médiatique à se produire et se consommer en série…

Toutefois, singulière, l’œuvre codante est elle-même d’abord une résultante. Du point de vue générique, l’innovation consistant pour le roman à changer de véhicule ne place toutefois pas son auteur hors du champ de l’invention romanesque de son époque. Sans occulter le rôle de confluence que jouaient des passeurs, comme Charles Nodier, ou l’inventivité de romanciers comme Balzac, Mérimée, Hugo…, on peut rappeler que ce champ de l’invention romanesque était alors structuré par deux polarités : rationalisme/irrationalisme, rétrospectif/contemporain. Irrationaliste, le gothique, avec son engouement pour un passé surtout médiéval, s’était fixé avec Le Château d’Otrante4 (1764) d’Horace Walpole. Avec sa cascade de soi-disant manuscrits, sa prophétie et ses événements surnaturels, il codifie le genre qui se perpétuera jusqu’à Charles Robert Maturin5, dont l’érudit Melmoth a vendu son âme au diable (Melmoth, 1820). Ultérieurement, les parodies devaient prendre le dessus, suivant l’exemple de la précoce Nuit anglaise6 (1799) de Bellin de la Liborlière. L’ironie du frénétique démoniaque en français constituait une deuxième famille de l’irrationalisme, entre le Vathek7 (1786) de William Beckford avec son calife abjureur aboutissant en enfer plutôt qu’au pouvoir absolu, qui pervertit les codes de la romance et Le Manuscrit trouvé à Saragosse8 (1802 et 1810) de Jan Potocki, peut-être inspiré par une des histoires tragiques de François de Rosset, dont la moindre des tribulations éditoriales n’est pas le plagiat de Pierre-Marie Cousen de Courchamps publié en feuilleton dans La Presse en 1841, attribué à Cagliostro ! Enfin, l’homme qui avait vendu son ombre de L'Étrange histoire de Peter Schlemihl9 (1813) d’Adelbert von Chamisso, l’hésitation fascinée d’Achim von Arnim devant la folie de son Invalide fou10 (1818) (y a-t-il une cause démoniaque ou une cause rationnelle à l’incompréhensible accès de rage du sergent Francœur qui menace de faire exploser la poudrière du fort Ratonneau et la ville de Marseille ?), mais surtout la prédilection d’E.T.A. Hoffmann pour le double et les enchâssements narratifs étaient connus en France depuis les années 1820 et y avaient lancé la veine fantastique allemande.

Cette première tendance, irrationaliste, coexistait avec une autre, antagoniste, elle-même double, plutôt tournés vers le présent, l’observation du monde et sa description, la prétention à mettre la fiction à distance : les physiologies ironiques et le roman de mœurs. Les physiologies ironiques11 faisaient confluer à la fois des spéculations analogistes synthétisées par Johann Kaspar Lavater comme l’Art de connaître les hommes par la physionomie12(1775-1778), de sérieux traités médicaux comme Les Recherches physiologiques sur la vie et la mort13 (1800) de François-Xavier Bichat ou des Rapports du physique et du moral de l’homme14 (1802) de Pierre-Jean-Georges Cabanis, et des types pris en charge par la narration spéculative lancée par Étienne de Jouy – notamment L'Hermite de la Chaussée-d'Antin15 (1812-1814), Guillaume le franc-parleur16 (1815-1817), L’Hermite de la Guiane17 (1816-1818) – mais consacrée (et décalée) par Honoré de Balzac en 1829, avec sa Physiologie du mariage18. Quant au roman de mœurs, récemment étudié par Bernard Gendrel19 (2012), il s’ancrait plus fermement dans la singularité, à la fois en s’émancipant des maximes universelles en matière de psychologie, en prêtant plus attention à la réalité sociale des périodes évoquées, suite à Walter Scott, et en réduisant l’irrationnel au seul hasard romanesque.

On l’aura compris par ces rapprochements, le mystère pour Sue se conjugue au présent et ne fictionnalise ni une éventuelle nature diabolique du peuple ni des causes irrationnelles. Mise en discours d’un présent mal lisible, comme une importante partie de l’abondante production romanesque depuis la Restauration, son feuilleton paru dans un journal conservateur, c’est-à-dire d’un parti au pouvoir depuis une décennie, n’institue pas pour autant une posture d’observation savante, « sociographique ». Il lui préfère la catabase conventionnelle de Rodolphe, grand-duc de Gérolstein, ce qui ne ternit en rien l’ethos d’« herméneute d’un monde opaque20 » que lui attribue sa thématisation des bas-fonds, ce réservoir à barbares21 redoutés par son lectorat bourgeois, ni le statut de porte-parole des sans-voix dont le dote son lectorat populaire. Pas plus qu’il ne recourt à l’ironie il ne songe à renouveler les ressorts du pathétique mélodramatique ou la figure du Justicier.

Si l’œuvre à succès se trouve à un point de convergence générique, il faut en outre la singulariser par deux autres caractéristiques, tout aussi déterminantes. En-deçà de l’éventuel genre, catégorie littéraire, que Sue fonderait à son insu, dans tel paysage de l’invention romanesque du cœur de la politiquement ambigüe monarchie de Juillet et de manière contingente, il y a le format, catégorie médiatique déterminante pour la lecture. Je me contenterais d’en rappeler les deux effets majeurs : l’accessibilité du texte fictionnel à un bien plus large lectorat que ce que permettait le format livre et la directivité du format pour dicter le rythme de lecture. Au-delà du genre, le discours amène lui aussi ses contraintes, informant en amont Les Mystères de Paris. La fiction feuilletonesque profite du crédit de son véhicule, identifié à la non-fiction, et favorise des « procédés textuels tendant à produire l'illusion référentielle » créant une ambigüité pragmatique du côté du lecteur quant au statut du texte – référentiel ? romanesque ? Dans le texte, elle met en œuvre une simplification discursive par rapport aux normes belleslettristiques, visant à faciliter la lecture : « reprise inlassable des mêmes procédés », « aucune mise à distance ironique ou parodique », « refus du dialogisme ». Elle procède au découplage du véhicule médiatique et de la dominance discursive par la promotion d’une « domination du narratif » dans un média jusqu’alors plutôt accaparé par l’argumentatif. Elle hérite des conventions du mélodrame « personnages à la mimésis sommaire et réduits à des rôles allégoriques facilitant la lecture identificatoire et les effets de pathétique »… On reconnait là le modèle paralittéraire utilement dégagé par Daniel Couégnas22 à partir d’un corpus ultérieur, fondé sur un format lui-même bien postérieur au roman-feuilleton de première génération, le livre populaire des débuts du XXe siècle – ce qui viendrait confirmer et élargir le statut d’œuvre codante du feuilleton de Sue.

En aval

Dans la première phase du jeu, on distinguerait deux stratégies. Celle que j’ai utilisée, consistant à embrasser large, à puiser le sable à des sources lointaines, peut-être hétéroclites ; et celle plus étriquée des influences directes, des œuvres précédentes de Sue, etc. Sans sous-estimer les effets du choix d’un empan, ces stratégies relèvent toutefois d’un même continuum. En revanche, en aval du goulot d’étranglement de l’œuvre codante, je me propose de faire apparaitre deux stratégies bien plus hétérogènes.

Pour la première, l’entreprise généalogique, qui se fonde sur les notions platoniciennes de prototype, de variations, de reconnaissance, etc., le genre issu des Mystères de Paris s’objective un cran de plus, grâce à de plus étroites caractéristiques. Caractéristiques  thématiques : du côté du référent, la ville moderne et contemporaine de la lecture, ses classes, sa dangerosité. Caractéristiques  narratives : du côté de l’intrigue, l’héritage du mélodrame, avec le mystère sur les origines, l’Innocence persécutée, le personnage-oxymoron, mais aussi d’autres héritages du fonds culturel, comme la catabase du prince dans des enfers devenus bas-fonds, le schème symétrique et inverse crime & châtiment. Et caractéristiques  phénoménologiques : du côté de la présentation de la réalité par la fiction à son lecteur, sous les espèces du mystère mais avec l’optimisme de le révéler pénétrable. Voilà qui permet d’aisément dessiner l’arbre des cousinages des traductions, des adaptations par transmédiatisation, mais un peu moins facilement les branches des descendants par émulation voire par transculturalisation. On gagne à ce jeu par des coups d’érudition, ou de perspicacité, en trouvant le plus de cousins acceptables, en mettant en lumière les caractéristiques thématiques ou narratives les plus déterminantes. Ainsi, ce jeu permet de tenir pour plus périphériques d’autres composantes des Mystères originaux moins fréquemment reprises – depuis la présence aux côtés du héros d’un grotesque acolyte, Murph, jusqu’à la galerie des couples possibles, stables dans le bien ou dans le mal (comme les Morel, ou la Chouette et le Maître d’école) ou nomades (en voie de constitution comme Rigolette et Fernand, en voie de rédemption comme Rodolphe passant de la comtesse Sarah à Clémence, elle-même récente veuve d’un ami suicidé)…

Pour présenter la seconde stratégie, afin de m’exposer au débat et de conclure, je voudrais articuler deux propositions, l’une concernant la culture médiatique et l’autre l’acte de lecture, énonçant mon scepticisme quant au recours au genre et à la généalogie.

L’ensemble des œuvres descendant du succès de Sue, quelle qu’en soit la définition extensionnelle, reçoit une caractéristique qui déborde largement la notion de genre, voire que la notion de genre risque d’occulter. À la plasticité matérielle des Mystères de Paris, puisque leurs supports ont successivement été le journal et le livre ce qui les mettait au seuil d'une culture du livre concurrencé, pour reprendre le mot mais pas la périodisation de Roger Chartier et Henri-Jean Martin23, ses traductions, adaptations et transmédiatisations devaient ajouter de nouveaux coefficients de plasticité. Rétrospectivement, voilà bien en effet une autre caractéristique du roman en régime médiatique. Cette plasticité ne se contente pas d’affecter le roman de l’extérieur. Les Mystères de Paris sont devenus parangon narratif, œuvre codante, non seulement parce qu’ils étaient à la fois pourvus d’une identité forte, aisément reconnaissable mais aussi parce qu’ils se sont avérés transformables – matrice grosse de mutations hétérogènes assez rapidement réalisées, depuis l’altération de la problématique sociale originale du roman de Sue en fonction de celle des nations importatrices ou du développement particulier de leurs industries culturelles jusqu’à la réduction de l’œuvre codante à un simple magasin d’accessoires où puiser les oripeaux d’un nouveau mystère urbain. En retour, les adaptations traductrices ou transmédiales deviennent des indices du succès d’une œuvre en culture médiatique, au même titre mais dans un autre registre que la sérialisation ou l’émulation se stabilisant en un nouvel embranchement générique. Au commencement était l'instabilité. Contre la tradition religieuse du texte canonique, immuable, servant de parangon au texte littéraire consacré, dans un laboratoire installé au rez-de-chaussée du journal, voire dans les caves de la culture lettrée, la culture médiatique du XIXe siècle expérimente la plasticité textuelle. Les Mystères de Paris, soi-disant prototype d’un genre, tout autant sinon plus que l’empreinte indélébilement laissée par la frappe d’une matrice, s’avèrent non seulement originellement confluence mais aussi malléabilité.

Et si, plutôt que de cette présupposition de prototype, nous partions des résidus, de ce qui marche mal, en commençant par un malentendu et une ambiguïté avérés ? En cas de tentation de fétichisation et d’embaumement du grand homme originel, comment ne pas se réjouir que, frappé comme une monnaie, le figement hagiographique (par son feuilleton, Sue a instancié le peuple en référent de la fiction) n’en est pas moins originellement gauchi par un raté communicationnel ? Initialement destiné à un lectorat bourgeois, quelle n’est pas sa surprise d’auteur devant l'élargissement de son public à un lectorat populaire. Un malentendu fonde sa conversion au socialisme et sa transmutation de romancier en porte-parole. À ce malentendu du côté de l’auteur s’ajoute une ambiguïté du côté de son lectorat. Le feuilleton de Sue est devenu œuvre codante pour au moins deux ordres de raison. D’abord par la prise supposée que sa fiction a sur un réel lui-même moins connu que fantasmé, mais aussi par la création d’un espace ambigu, proposé par une mise en forme médiatico-fictionnelle confirmant deux représentations imaginaires du peuple pourtant mal conciliables, celle des lecteurs bourgeois et celle des lecteurs populaires, elles-mêmes déjà informées par une tradition fictionnelle convergente, issue d'une plus ancienne pratique culturelle, le mélodrame et son héritage – mystère des origines, Innocence persécutée, personnage-oxymoron, etc. Georges Bataille nommait interférence cette neutralisation des contradictions24.

En fait, en poursuivant ce jeu sceptique, entre le roman-feuilleton de Sue et nous s’interposent de nombreuses occasions de malentendu. Ainsi de sa descendance : les romans qui portent comme titre « Mystères de… » sont-ils les seuls à relever des mystères urbains ? En portant des titres différents tombent-ils ailleurs ?  Et ceux nommés « Mystères de… » relèvent-ils ipso facto du genre ? Cela semble douteux si l’on en croit Les Mystères de Jumièges25 (1883) de Raoul de Navery ou Les Mystères de Belfort26 (1892) de Georges Spitzmuller, romans historiques caractérisés, se déroulant en outre dans des périodes pré-industrielles (respectivement haut Moyen-Âge et Restauration). Douteux si l’on en croit Les Mystères de Chicago27 (1916) de Henri Lefranc : sa place le contraint à relever du genre paratextuellement nommé par la collection où il paraît chez Férenczy datant de la Première Guerre mondiale, « Le Roman policier », d’autant plus qu’il y inaugure cette nouvelle collection.

La présomption n’en demeure pas moins, incitant ainsi chaque lecteur à décider pour lui ce qu’il en est de l’extension du « genre », chaque acte de lecture singulier d’œuvres plus ou moins éloignées se référant (ou non) aux Mystères originaux. Ramené à l’acte de lecture, le jeu s’éloigne progressivement de la stratégie généalogique. Ainsi, rien n’impose au lecteur ce que je viens d’asséner à propos des Mystères de Belfort ; et même rien ne l’oblige à connaître autre chose des Mystères de Paris que son titre et quelque vague synopsis ni, a fortiori, à comparer l’abstraction structurale du roman de Spitzmuller à l’abstraction structurale du roman de Sue. Et puisque cette stratégie sceptique considère que l’on ne se débarrasse pas si facilement des titres en « mystères de… », voici un petit bouquet de ce qu’un lecteur connaissant le roman de Sue pourrait glaner en y rapportant le roman qu’il a présentement en main. Proximité par l’idéologie pour Les Mystères de Toulouse28 (1967), premier volume d’une trilogie historique de Pierre Gamarra. Remotivation, comme dit le linguiste, pour la série policière contemporaine des Nouveaux mystères de Paris (1954-59) de Léo Malet. Nul besoin, vraiment, de mobiliser un arbre généalogique.

Toutefois, au cas où cette puissante modélisation arborescente s’imposerait malgré tout, je vous prie de considérer des cas plus douteux. Certes, des Mystères de Constantinople29  (1897) de Paul de Regla [Paul André Desjardins], on peut encore parler comme d’un cousinage indirect. Il faut alors transiter par Les Mystères de Londres (1843) de sir Francis Trolopp [Paul Féval] pour que l’espionnage se fasse l’interprétant de tels mystères chez Regla, doublement éloignés, historiques et exotiques, dans la capitale ottomane des sultans Mourad V et Abdulhamid II. Mais, même si, via la figure du détective, l’on peut toujours passer par un intermédiaire, Les Nouveaux mystères de Paris de Malet, que tire le lecteur des Futurs mystères de Paris (1996-2006) de Roland C. Wagner d’une rémanence de Sue ? Ce cycle, capricieusement sériel30, rend bien difficile la tâche du détective au borsalino vert fluo, Tem (alias Temple Sacré de l’Aube Radieuse), bien plus enquêteur que Justicier thermidorien, tâche consistant à faire sens d’un univers d’anticipation SF, canaillement teilhardien, cauchemardesque. Tâche d’autant plus sisyphéenne que la Grande Terreur Primitive a provoqué un court-circuit entre la réalité fondée sur le consensus et la psychosphère conservant tout ce qui a été pensé dans le monde, mythes, mémoires, cultures… Il n’empêche qu’avec son titre, le cycle semble avoir laissé la clé générique dans la serrure de la porte d’entrée, aussi leurrant soit cet oubli.

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Affiche publicitaire pour Les Mystères de Londres de Paul Féval, Librairie de Gustave Havard, 1859.

Même en fondant plus largement la définition de l’ensemble générique sur un noyau moins superficiel que le seul titre, noyau thématique (perplexité devant la modernisation urbaine, le crime, la pauvreté, perplexité devant la labilité des identités sociales), noyau discursif (confusion entre journalisme et fiction), noyau intertextuel (recyclage de topoï de la fiction populaire), il faut là aussi faire la part de l’instabilité. En fait, les déclinaisons du soi-disant prototype (émulations, mais aussi adaptations, transmédiatisations, transculturalisations) instituent moins un genre, une structure en émergence, qu’un réseau d’affinités.

Malentendu initial sur l’ethos du romancier, interférence sémantique satisfaisant deux aprioris de lecture fondés pourtant sur des axiologies contradictoires et les neutralisant, introduction subreptice du lecteur ordinaire pour décider en quoi le genre est pertinent pour son acte de lecture et quelle est son extension, instabilité et plasticité en appelant non plus à la famille mais aux affinités… : on le voit, tels seraient les voies permettant d’échapper à l’autoroute généalogique, d’évider l’évidence du prototype et du genre. Non plus l’arbre mais la rhizomisation conventionnaliste des ressemblances.

Certes, une telle stratégie comporte ses embûches. Ainsi, la totale conventionnalisation des critères fondant les ressemblances entre romans n’a vraisemblablement qu’un intérêt oulipien, puisque, dépendant du trait conventionnellement retenu comme définitoire, elle accepterait au même titre l’ensemble de tous les titres en « mystères de… », que l’ensemble des romans où le héros se déprend d’amours sulfureuses anciennes pour de nouvelles avec la veuve d’un ami, que l’ensemble des romans prenant les bas-fonds pour référent, depuis ceux de la truanderie de la place de Grève à la Hugo jusqu’aux dystopies à la Metropolis, ou que l’ensemble des romans se donnant pour objectif de révéler l’envers de la vie sociale de tous les milieux parisiens…

Malgré tout, entre le sérieux généalogique universaliste et les imprévisibles caprices particularisant des actes de lecture individuels, se tient la voie intermédiaire des conventions avalisées par l’usage, par rapport à quoi se distribuent l’usage le plus commun,  représenté par le typique, et l’usage le plus décalé, représenté par le paradoxal. Je terminerai avec les leçons que donnent deux exemples des possibles effets de cette approche sceptique, par l’usage. Première leçon, offerte par une lecture individuelle rendue explicite dans un essai universitaire la présupposant.  Dans la partie que joue la présente publication, chacun peut venir avec sa définition extensionnelle des mystères urbains, mais tous convergent en un consensus plus ou moins établi ou améliorable, mais performant quant à la définition intensionnelle. C’est en fonction d’un tel consensus que l’interprétation du penny dreadful de George W. M. Reynolds par Robert Mighall31 devient paradoxale, alors qu’il ne l’est pas dans la logique de son essai. À l’aune de notre consensus, le titre et la date de parution des Mysteries of London (1844-1848) semblent en faire un émule direct du feuilleton de Sue ; or Mighall n’en néglige pas moins cette source française. Son tropisme britannique lui y fait essentiellement voir une variation modernisée et abâtardie du vieux matériau gothique et de son axiologie religieuse ; son néo-gothique n’est plus anti-moderne, l’antiquité et la barbarie constituant même le noyau de la low-life de Londres. Seconde leçon, offerte par une non-lecture. Notre consensus inclut assurément Mistérios de Lisboa32(1854) de Camilo Castelo Branco. La vie même de celui-ci semble avaliser la forme feuilletonesque comme modèle et la trame narrative de son roman complexifie de beaucoup celle, assez linéaire, de celui de Sue. Or, si mon inculture ne m’abuse pas, ce n’est qu’à l’occasion de la récente, virtuose et double adaptation par Raoul Ruiz33 (un film et une mini-série télévisée) que les lecteurs francophones ne pratiquant pas le portugais ont pu lire dans la traduction de Carlos Saboga et Eva Bacelar ce classique populaire des débuts de carrière d’un écrivain dont l’institution littéraire portugaise avait consacré la fécondité et la diversité. Ces deux cas, The Mysteries of London et Mistérios de Lisboa, placent à l’avant-scène plusieurs dimensions inconnues de l’approche généalogique : l’instauration d’un ensemble générique est un acte de langage, de communication ; du côté de l’émetteur, elle impose la question de l’interprétant par lequel l’ensemble générique a été instauré ; et, du côté  du récepteur, celle de son degré de pertinence – pour quel public ? au service de quel usage ?

Autant qu’à Sue, c’est au travail de Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant34 (2001) que ce jeu doit son goulot, autant aux Mystères de Paris qu’à notre conscience de l’importance culturelle de l’intersection presse/littérature. Moins qu’une origine, un prototype, l’œuvre codante s’avère être un extracteur, un mélangeur, un échangeur. Plus qu’à un arbre généalogique, les mystères urbains s’assemblent par le regard que nous leur portons, leur trouvant un air de famille – me permettant un salut final à un grand sceptique, Ludwig Wittgenstein.

(Téluq, Montréal)

Notes

1  En février 2013 donc.

2  Horace Raisson, Code du littérateur et du journaliste par un entrepreneur littéraire, Paris, L’Huillier, 1829.

3  Op. cit, p. 33. Le dernier nom sur la liste ne manque pas d’un sel involontaire : si Smith a bien écrit des romans historiques dans les années 1820, il était surtout connu pour un recueil best-seller, co-écrit avec son frère James, une habile parodie de poètes de la décennie précédente, notamment Lord Byron, Thomas Moore, Walter Scott, William L. Bowles.

4  Horace Walpole, Le Château d’Otrante, trad. Francis Ledoux, ill. Salvador Dali, Paris, Club français du livre, coll. Romans, n° 29, 1964 [1764].

5  Charles Robert Maturin, Melmoth, trad. Jacqueline Marc-Chadourne, préface André Breton, Paris, J.-J. Pauvert, 1988 [1820].

6  Louis-François-Marie Bellin de la Liborlière, Louis-François-Marie. Nuit anglaise, préface Maurice Lévy, Toulouse, Anacharsis, 2006 [1799].

7  William Beckford, Vathek, chronologie, préface, bibliographie et notes Maurice Lévy, Paris, Flammarion, coll. Garnier-Flammarion, n° 375, 1981 [1786].

8  Jan Potocki, Le Manuscrit trouvé à Saragosse , version de 1804, établissement du texte, présentation, notes, chronologie et bibliographie François Rosset et Dominique Triaire, Paris, Flammarion, coll. GF, n° 1342, 2007.

9  Adelbert von Chamisso, L'Étrange histoire de Peter Schlemihl, trad. Albert Lortholary, révisée par Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, coll. Folio 2 euros, 2010 [1813].

10  Achim von Arnim, L’Invalide fou, trad. Albert Béguin, Paris, Fontaine, Collection L'Âge d'or, n° 7, 1945 [1818].

11  Voir notamment Valérie Stiénon, La Littérature des Physiologies. Sociopoétique d'un genre panoramique (1830-1845), Paris, Classiques Garnier, coll. Études romantiques et dix-neuviémistes, 2012.

12  Johann Kaspar Lavater, Art de connaître les hommes par la physionomie, trad. Antoine-Bernard Caillard, Paris, L. Prudhomme, 1807-1810 [ 1775-1778].

13  François-Xavier Bichat, François-Xavier. Les Recherches physiologiques sur la vie et la mort, présentation Dr Jacques Ménétrier, Verviers, Gérard, coll.Marabout université, n° 239, 1973 [1800].  

14  Pierre-Jean-Georges Cabanis, Rapports du physique et du moral de l’homme, reproduction en fac-similé, introduction Serge Nicolas, commentaires François Thurot et A. L. C. Destutt de Tracy, Paris, Budapest, Kinshasa…,  l'Harmattan, coll. Encyclopédie psychologique, 2005- 2006 [1802].

15  Étienne de Jouy, L'Hermite de la Chaussée-d'Antin, Paris, Lajeunesse, 1945 [1812-1814].

16  Étienne de Jouy, Guillaume le franc-parleur, Paris, Pillet, 1815-1817.

17  Étienne de Jouy, L’Hermite de la Guiane, Paris, Pillet, 1816-1818.

18  Honoré de Balzac, Physiologie du mariage, Paris, N.R.F., Bibliothèque de la Pléïade, vol. X, 1952-1964 [1829].

19  Voir Bernard Gendrel,  Le Roman de mœurs. Aux origines du roman réaliste, Paris, Hermann, coll. Savoir lettres, 2012.

20  Judith Lyon-Caen, La Lecture et la vie : les usages du roman au temps de Balzac, préf. Alain Corbin, Paris, Tallandier, 2006.

21  Pierre Michel, Un Mythe romantique. Les Barbares, 1789-1848, Lyon, PUL, 1981

22  Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1992.

23  Henri-Jean Martin et Roger Chartier, en collab. avec Jean-Pierre Vivet (sous la dir. de). Histoire de l'édition française, vol. 4, Le livre concurrencé, Paris, Promodis, 1986.

24  Voir Georges Bataille, Le Coupable, dans Œuvres complètes, vol. V,  Paris, Gallimard, 1973 [1944].

25  Raoul de Navery, Les Mystères de Jumièges, Paris, C. Delagrave, 1883 [lisible sur http://gallica.bnf.fr]

26  Georges Spitzmuller, Les Mystères de Belfort : grand roman historique, Belfort, impr. de J. Spitzmuller, 1892 [lisible sur http://gallica.bnf.fr]

27  Henri Lefranc, Les Mystères de Chicago, roman inédit, Paris, J. Ferenczy, coll. Le Roman policier, 1e série, n° 1, 1916.

28  Pierre Gamarra, Les Mystères de Toulouse, Paris, les Éditeurs français réunis, 1967

29  Paul de Regla, [Paul André Desjardins]. Les Mystères de Constantinople, Paris, P.-V. Stock, 1897.

30  Au Fleuve noir, dans des collections différentes, dans des revues, puis à l’Atalante qui réédite les précédents et des inédits.

31  Robert Mighall, A Geography of Victorian Gothic Fiction: Mapping History’s Nightmares, New York, Oxford UP, 1999.

32  Camilo, Castelo Branco, Mystères de Lisbonne, trad. Carlos Saboga et Eva Bacelar,Paris, Michel Lafon, 2011.

33  Raoul Ruiz,  Mystères de Lisbonne d’après Camilo Castelo Branco, sc. Carlos Saboga, avec Adriano Luz, Angela de Lima, Alberto de Magalhaes, 2010. Mini-série télévisée : 1. L'Enfant sans nom; 2. Le Comte de Santa Barbara ; 3. L'Énigme du Père Dinis ; 4. Les Crimes d'Anacleta dos Remédios ; 5. Blanche de Montfort ; 6. La Vengeance de la duchesse de Cliton.

34  Marie-Ève Thérenty Alain Vaillant, 1836, L'an I de l'ère médiatique, analyse littéraire et historique de La Presse de Girardin, Paris, Éditions du Nouveau monde, 2001.

Pour citer ce document

Paul Bleton, « Les Mystères de Paris, échangeur générique », Les Mystères urbains au XIXe siècle : Circulations, transferts, appropriations, sous la direction de Dominique Kalifa et Marie-Eve Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-mysteres-urbains-au-xixe-siecle-circulations-transferts-appropriations/les-mysteres-de-paris-echangeur-generique