Les Mystères urbains au XIXe siècle : Circulations, transferts, appropriations

La disparition du genre des mystères au début du XXe siècle

Table des matières

MATTHIEU LETOURNEUX

Les recherches menées depuis quelques années ont permis de replacer le « mystère urbain » au cœur des imaginaires du XIXe siècle. On a pu mettre en évidence le fait que ce genre structuré, aux cohérences identifiées par toute une série de stratégies textuelles et paratextuelles, commenté et parodié régulièrement dans la presse, avait connu un succès durable, et qu’il avait été diffusé et repris partout dans le monde. Pourtant, pendant longtemps, les chercheurs en ont sous-estimé l’importance. Alors qu’on évoquait couramment dans les études sur le roman-feuilleton au XIXe siècle le roman judiciaire, le roman d’aventures ou le roman de cape et d’épée, le mystère urbain semblait avoir disparu de notre imaginaire, et rester à la marge de notre cartographie des pratiques littéraires au XIXe siècle.

Il est vrai que, tandis que le roman judiciaire s’était prolongé dans le roman policier, et que le roman de cape et d’épée et le roman d’aventures avaient subsisté sous diverses formes au XXe siècle, les héritages du mystère urbain semblent plus difficiles à identifier. Aussi, on peut penser que l’oubli de ce genre majeur est venu de son occultation une fois qu’un nouvel imaginaire des genres s’est substitué en partie à celui du XIXe siècle. L’évidence pour nous d’un genre du roman criminel ou du roman d’aventures du XIXe siècle tient aussi aux liens que nous tissons avec les grands genres du XXe siècle. A contrario, l’unité du mystère urbain serait devenue peu lisible, parce que les logiques y présidant nous seraient devenues quelque peu étrangères. Reste à comprendre pourquoi un tel changement de paradigme se serait produit. Est-ce seulement parce que la vision des relations entre la ville, le tissu social et le crime se seraient modifiés, ou d’autres explications, plus directement propres aux dynamiques sérielles, pourraient-elles être repérées ? C’est à l’articulation de ces deux questionnements – questionnement sur le mystère urbain et questionnement sur les transformations des héritages architextuels – que nous voudrions placer notre réflexion sur l’effacement du « mystère urbain » au XXe siècle. Notre but ne sera donc pas tant d’historiciser le genre, d’en décrire la fortune, que de tenter de mettre en évidence quelques traits majeurs, parmi d’autres, expliquant sa dissolution au XXe siècle, pour tenter de saisir, par son biais, quelques-uns des principes commandant aux effets de sérialité génériques et médiatiques.

État des lieux

On constate un déclin brutal, au XXe siècle, des œuvres explicitement identifiées comme appartenant au récit de mystères urbains. Si l’on peut convenir qu’un genre n’est qu’une institution historique qui oriente l’appréhension de l’œuvre à travers un ensemble de traits architextuels et la série générique qui leur est associée, alors on doit saisir l’existence des genres et la communication qu’ils définissent dans leur dimension historique et pragmatique – on ne lit dans un genre que si le contexte y invite, et hors de ce contexte, il n’y a pas de généricité. Dès lors, on doit considérer la fortune d’un genre à partir de ces traits (auctoriaux ou éditoriaux) qui invitent à « lire dans le genre », et son déclin se devine dans la dissolution de ces traits sériels. Dans le cas du récit de « mystères urbains », on le sait, c’est le titre qui explicite de la façon la plus évidente le pacte de lecture architextuel, en associant les « mystères » (ou un terme proche, généralement au pluriel) et la ville (ou un terme la désignant métonymiquement)1. Or, ce dispositif (et donc aussi la lecture dans le genre auquel il s’associe) décline sensiblement au début du XXe siècle. Dans les grandes collections populaires, quelques titres renvoient directement au genre, comme Les Mystères de Paris de Sue (19072), Les Mystères de Londres de Féval (1909), Les Mystères des bois (1911) et Le Paris mystérieux de Ponson du Terrail (1910) dans le « Livre populaire » de Fayard.

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En intégrant au corpus les titres fondés sur un principe de synonymie ou de métonymie, on trouve toujours, au « Livre populaire » de Fayard, les titres suivants :  Bas-fonds de Paris de Bruand (1910, 5 volumes), Les ouvrières de Paris de Decourcelle (1907), Les Possédées de Paris de Georges de Labruyère (1913), Les Drames de Paris de Ponson (c’est-à-dire Rocambole, 1909), Les Damnées de Paris de Jules Mary (3 volumes, 1922-23), Les Forçats de Paris de Christian Brulls (autrement dit Simenon, 1932), Les Dessous de Paris de Georges Steff (1933)…

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La répétition des titres fait série. La plupart d’entre eux convoquent Paris, parce que l’expression « de Paris » sert moins à désigner un espace référentiel qu’un genre, relayé par un intertexte à valeur prototypique, Les Mystères de Paris, de Sue. Pour le dire autrement, l’expression « de Paris » joue, pour les œuvres, le rôle de « Robinson » dans le titre des robinsonnades. Suivant une tendance s’accentuant depuis le Second Empire, la titrologie héritée du mystère urbain désigne un héritage sériel, de plus en plus stéréotypé et figé, celui d’un genre qui, comme l’indique clairement la litanie des titres, articule la misère, le drame et le crime. Ces caractères architextuels sont d’ailleurs confirmés par les autres romans « de Paris » : Le Gosse de Paris, de Michel Morphy (1910), Le Chiffonnier de Paris de Michel Morphy et Félix Pyat (1923), et La Marianne de Paris d’H. J. Magog (1934).

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On peut faire la même analyse à partir de l’autre grande collection populaire à l’ancienne, « Le Livre National » série rouge de Tallandier : Mahalin, Les Espions de Paris et Les Aventuriers de Paris (vers 1909-1910), Émile Gaboriau, Les Esclaves de Paris (1929), Charles Vayre et Charles Cluny, Les Rois de Paris (1930), Pierre Adam, Les Surprises de Paris (1932), Arthur Bernède, Les Nouveaux Gangsters de Paris (1935), E. Laumann, L’Enfant de Paris (1927), Paul Darcy, Solange jolie fleur de Paris (1930), mais aussi Henri Demesse, La Fleuriste des Halles (1909 ?), Henri Germain, La Fauvette du faubourg (1910 ?), Aristide Bruant, Le Chanteur de Montmartre (1925), Xavier de Montépin, La Mendiante de St-Sulpice (1924), Édouard Adenis, La Princesse des Halles (1925).

Si de tels titres témoignent de ce que l’imaginaire du mystère urbain est encore présent dans les collections populaires de l’entre-deux-guerres, un trait met en évidence l’épuisement du genre. La plupart de ces titres sont des rééditions de feuilletons du XIXe siècle : Paul Mahalin, Émile Gaboriau, Jules Mary, Aristide Bruand, Ponson du Terrail, Pierre Decourcelle sont tous des feuilletonistes issus des générations antérieures. Cela semble indiquer que ce système d’identification générique renvoie à un modèle architextuel identifié comme antérieur à la Première Guerre mondiale. Or, l’importance quantitative de ces œuvres (ou de leurs imitations) dans les collections de Fayard et de Tallandier est sans commune mesure avec ce que l’on rencontre chez les concurrents qui n’ont que très rarement recours au modèle titrologique du mystère urbain. Cela vient de ce que les collections que je viens d’évoquer, parmi les plus anciennes de leur sorte, ont été conçues avant la Première Guerre mondiale. Dès lors, pour constituer leur catalogue, les éditeurs ont d’abord republié des feuilletons anciens donnant à leur collection une identité architextuelle marquée par cet héritage du XIXe siècle, qui continuera par la suite à orienter le pacte de lecture éditorial, y compris lorsqu’il s’agira de publier des œuvres inédites. Et cela, même lorsque les collections plus récentes de leurs concurrents, comme Ferenczi, qui jouent pleinement le jeu des nouveaux genres à la mode (aventure, amour, policier).

Une dernière analyse viendrait confirmer combien la référence aux « mystères urbains » renvoie dans l’entre-deux-guerres à un genre associé au passé. Les œuvres qui ont recours dans leur titre à la titrologie propre aux mystères appartiennent plus volontiers à une forme spécifique de publication, vestige du feuilleton. Les Mystères de New York, ciné-roman en 22 fascicules de Pierre Decourcelle adaptant un serial (1916), Les Mystères de la cour de Berlin de Pierre De Chantenay (1916, douze fascicules) ; Les Mystères du Bagne de Jean Normand (seize fascicules) ; Nevers-Séverin, Les Mystères de Montmartre (cinq fascicules, 1945); ou même Les Mystères de demain de Paul Féval et H. J. Magog (six romans, 192 ?), sont destitres qui tous caractérisent une série de volumes et, plus souvent, un roman sérialisé3. Autrement dit, ils désignent une forme qui s’apparente davantage à un feuilleton qu’à un livre publié en collection4.

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On voit clairement s’articuler un axe formel et un axe thématique dans l’usage qui est fait de l’héritage des mystères urbains. Thématiquement, il s’agit de désigner des récits issus d’une tradition antérieure à 1905 : celle de romans associant des intrigues sociales à tonalité misérabiliste à un imaginaire urbain et criminel. Formellement, les œuvres sont souvent des publications sérialisées, et même des feuilletons déguisés en récits semi-indépendants. Le pluriel désigne autant une vision panoramique qu’une logique éditoriale, celle du feuilleton. On en trouverait confirmation dans les séries de romans de Marcel Priollet, qui combinent à chaque fois ces aspects : le pluriel des Bas-fonds du grand monde (8 vol.),des Nuits de Paris (4 vol.) ou des Anges et démons de Paris (4 vol.) entre en résonnance avec Les Calvaires de la femme (4 vol.), Les Drames du mariage (6 vol.), Les Saisons de l’amour (4 vol.), Les Grandes heures de la vie (4 vol.)5

Dans ces différents cas, le pluriel désigne formellement la sérialisation de l’imaginaire propre au genre, tout en marquant le lien entre ces différentes séries romanesques avec la structure épisodique du feuilleton qu’on entendait déjà dans l’usage du pluriel pour les « mystères urbains » du XIXe siècle6.

Évolution générique et évolution éditoriale

Ce qui paraît fondamental, c’est cette articulation très marquée de deux axes de signification associés au mystère urbain dans l’entre-deux-guerres : un axe générique et un axe médiatique. Quand les titres font référence à cet héritage, la désuétude du genre fait écho à celle des pratiques médiatiques – celles du feuilleton – qui lui sont associées. L’articulation de ces deux axes nous invite à les considérer de façon liée. Cela confirmerait qu’il existe une incidence très forte des logiques médiatiques sur la nature des genres proposés. Certes, les imaginaires sériels reflètent l’esprit du temps en même temps qu’ils l’organisent en des formes lisibles, mais leurs architextes thématisent également les contraintes que les logiques médiatiques font peser sur les œuvres. Dans notre cas, le sort du mystère urbain est indissociable de la rupture majeure qu’a entraîné la substitution d’un système de collections à identité générique au modèle du roman-feuilleton et des livraisons. De fait, si les premières collections populaires (« Le Livre populaire » de Fayard, 1905 ; « Le Livre National » de Tallandier, 1908) restent liées, dans leur rapport au genre, aux modèles non marqués génériquement des collections du XIXe siècle (Charpentier, Hachette, etc.), les éditeurs populaires en viennent très vite à associer la collection à une logique architextuelle en créant des collections de genre (« Collection d’aventures », Offenstadt, 1916, « Le Roman policier » Ferenczy, 1916, « Petit livre », Ferenczy 1912 et autres collections de romans sentimentaux…). Cela revient à imposer un pacte de lecture architextuel par-delà l’appréhension de l’œuvre unique (on appréhende d’abord le genre et la collection avant de choisir une œuvre). Dès lors, face à ces logiques de standardisation, les auteurs en viennent eux-mêmes à penser leur roman par rapport à ces standards du format et du genre.

Dans l’entre-deux-guerres, la plupart des collections populaires sont des collections de genre, et celles qui ne le sont pas explicitement offrent généralement des tonalités génériques identifiables que le lecteur repère dès que se met en place le pacte de lecture éditorial. À l’inverse, dans sa forme du XIXe siècle, le feuilleton partage son support avec d’autres textes de nature différente, ce qui facilite les effets de mixité générique. À la multiplicité des feuilletons et articles proposés dans le journal s’oppose l’unité du volume ; à la variation générique des textes juxtaposés dans chaque journal s’oppose l’unité architextuelle de la collection.

On s’explique mieux alors la mutation majeure qui affecte l’usage qui est fait du genre dans la communication littéraire. Contrairement à ce qui se produit dans les collections du XXe siècle, qui imposent une lecture dans le genre préalable au choix de l’œuvre, pour les feuilletons du XIXe siècle, les titres et sous-titres à valeur architextuelle permettent de décrire l’œuvre et de la distinguer des autres textes qui partagent le même support du journal. Au XIXe siècle, la relation au genre a pour fonction de décrire l’œuvre autant que de la définir génériquement. Le titre se trouve dans une tension entre une logique d’identification architextuelle et d’individualisation. Au contraire, dans les collections de genre qui dominent après la Première Guerre mondiale, le pacte de lecture éditorial et le pacte de lecture générique se combinent pour précéder et orienter l’appréhension des œuvres, produisant un effet beaucoup plus grand de standardisation, conduisant, au sens fort, à une communication dans le genre. Cette différence explique la titrologie instable des « mystères urbains », proposant des identités génériques variables : criminelles, historiques, misérabilistes, voyeuristes… C’est le même phénomène de plasticité générique qu’engageait le jeu des titres et des sous-titres, renvoyant souvent à des relations architextuelles différentes : mystère urbain et roman historique (Latude ou Les Mystères de la Bastille,  Roman de cape et d’épée), roman dramatique (Les Damnés de Paris, Grand roman dramatique), roman sensationnel (Les Apaches de Paris, Grand roman sensationnel)…  Le mystère urbain n’a pas d’identité architextuelle bien délimitée, parce que la relation générique qu’impose le système de publication du XIXe siècle suppose une telle plasticité, dans la mesure où elle vise largement à décrire l’œuvre en la distinguant des autres productions, quand les collections génériques du XXe siècle visent avant tout à une appréhension sérielle de l’œuvre.

Pour ces genres d’œuvres avant tout publiées en feuilletons que sont les mystères urbains, la dynamique de publication explique aussi ce flou architextuel. Œuvres ouvertes se prolongeant au gré du succès, amalgamant parfois, pour ce faire, les chapitres d’un autre roman afin d’atteindre le compte requis de livraisons7, les romans-feuilletons multipliaient les glissements d’un genre à l’autre : après avoir subi les assauts de criminels dans les rues de Paris, le héros partait à l’étranger pour des aventures exotiques, puis revenait triomphal, confondre ses adversaires8. Un genre comme le mystère urbain, qui était profondément lié à la publication en feuilleton, était caractérisé par une telle plasticité. C’est pourquoi le mystère urbain possède des contours plus vagues, une « ressemblance de famille » plus problématique. C’est aussi pourquoi il regroupe des œuvres aux caractéristiques différentes, rendant l’encyclopédie du genre plus difficile à circonscrire avec des œuvres oscillant entre des logiques architextuelles différentes. Adaptant dans sa structure narrative la contrainte de l’œuvre ouverte, avec rebondissements, nouveaux protagonistes et multiples péripéties, le mystère urbain se prêtait particulièrement bien à cette logique de mixité. En outre, les architextes des mystères urbains sont profondément liés au support de la presse et aux dynamiques du feuilleton : le nombre des personnages, l’importance des interactions entre eux, la multiplication des liens (liens de sang, liens sociaux), les rebondissements et les changements de statut social sont largement favorisés par la dynamique ouverte d’un feuilleton au dénouement repoussé le plus longtemps possible. Quant à la vision panoramique et à la relation avec certains faits d’actualité, ils illustrent les logiques associées à la civilisation du journal9. Rebondissements, intrigue ans cesse repoussée et vision panoramique se prêtent au mélange et au changement de registre.

Dès lors, avec l’avènement des collections, disparaissait l’articulation fondamentale entre  genres, supports et modes de consommation qui supportait l’esthétique du mystère urbain. Le genre se retrouvait brutalement en porte-à-faux avec le nouveau système médiatique. La première conséquence de cette mutation était matérielle : les dimensions du feuilleton et du livre sont radicalement différentes. C’est d’autant plus vrai que dans l’entre-deux-guerres la concurrence des prix va conduire les éditeurs à multiplier les collections d’un très petit nombre de pages (32, voire 16 pages pour les collections à quelques centimes), et rarement plus de 250 pages. Il en résulte que, pour publier un roman-feuilleton aux dimensions de ceux du XIXe siècle, il faut soit le débiter en plusieurs volumes (ce qui agace des lecteurs attirés par la promesse d’un récit complet), soit en retrancher des parties importantes.

Or, les « mystères urbains » qui étaient parmi les œuvres qui exploitaient avec la plus grande virtuosité les spécificités de la presse et du feuilleton, étaient ceux qui s’adaptaient le moins bien aux nouveaux supports. Leurs intrigues ramifiées aux péripéties multiples, leur nombre de pages souvent important, les rendaient difficiles à publier dans les nouvelles collections. En fait, ont survécu surtout ceux qui étaient déjà devenus des classiques, à l’instar d’Eugène Sue ou de Ponson du Terrail, vestiges d’une littérature issue d’une culture de l’imprimée désuète.

Désormais, les structures du récit doivent être resserrées et l’imaginaire social et collectif du roman repensé pour répondre aux nouvelles contraintes du support. Cette concentration du récit entraîne une redéfinition totale des architextes, qui se traduit par une négociation entre une reprise des stéréotypes et des imaginaires hérités du feuilleton et leur reconfiguration suivant les nouvelles logiques des supports. Le mouvement est frappant dans les premières collections populaires (le « Livre populaire » de Fayard, le « Livre National » de Tallandier) qui ont constitué leur catalogue à partir des titres du XIXe siècle, et qui leur substituent progressivement de nouvelles œuvres réinterprétant cet héritage en le synthétisant autour de deux thématiques fortes : l’imaginaire criminel et le mélodrame. Or, dans l’entre-deux-guerres, deux des genres qui s’imposeront dans les collections thématiques, les récits policiers, et surtout les récits sentimentaux à tonalité sociale, redistribueront ces héritages suivant leur dynamique propre. En effet, dès lors qu’il y a spécialisation, celle-ci détermine les choix d’adaptation aux nouveaux supports. Le format de plus en plus bref des collections invite ainsi les auteurs à condenser l’imaginaire du roman mélodramatique dans la seule intrigue amoureuse – faisant désormais de celle-ci le trait générique définitoire des collections. La dimension populiste héritée du feuilleton reste cependant très prégnante, mais elle prend la forme d’une mise en scène de la misère féminine, dans un monde où la femme ne peut vivre de manière indépendante, à moins de tomber dans la déchéance morale (entendre : la prostitution). La perspective de former un couple apparaît alors comme force de rédemption. Dans toutes les œuvres héritées des feuilletons sociaux du XIXe siècle, criminalité, misère et amour se retrouvent, mais suivant des proportions qui diffèrent. On le voit, la mutation des supports et la réorganisation du système architextuel entraînent une redistribution des traits caractéristiques. Du social, on glisse au sentimental (mais à un sentimental qui métaphorise le social). Pourtant, dans ces récits sentimentaux, la trace de l’imaginaire des mystères urbains persiste, à travers la mise en scène de la ville moderne, des rapports de force sociaux, et une thématique criminelle qui reste omniprésente.

Le cas des ouvrages déjà cités de Marcel Priollet illustre cette réarticulation des imaginaires10. On l’a vu, les titres des séries de Priollet assument l’héritage du « mystère urbain », parce que, par leurs dimensions et leur mode de publication (ce sont des séries), ces œuvres conservent en partie la logique du feuilleton. Mais elles sont elles-mêmes intégrées dans des collections qui les identifient suivant les nouveaux dispositifs génériques qui tendent à s’imposer. Les romans de Priollet paraissent chez Tallandier dans une collection mélodramatico-sentimentale, les « Romans célèbres de drame et d’amour ». Et ils possèdent des traits caractéristiques de ce nouveau genre : une domination de protagonistes féminins ; l’évocation de la situation de femmes seules, souvent fragilisées socialement et économiquement ; la menace de la déchéance comme nœud narratif (risque de prostitution, de mariage forcé, peur du destin de fille-mère, etc.) ; l’issue conjugale (plus qu’amoureuse) comme seule échappatoire sociale pour la femme. Tous ces traits sont aussi ceux qui caractérisaient les collections populaires féminines.

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Dans les publications de Priollet, à côté des titres identifiant pour le lecteur du XIXe siècle le roman de mystère urbain (Les Nuits de Paris, Les Bas-fonds du grand monde, Anges et démons de Paris), on s’explique alors mieux la présence de ces autres titres, qui répercutent les mutations du genre : Les Calvaires de la femme, Les Drames du mariage, Les Saisons de l’amour, Les Grandes heures de la vie, La Ronde des passions humaines… Le mystère urbain ne persiste plus que comme une trace dans un dispositif architextuel qui est déjà celui du récit sentimental populiste. C’est bien à une mutation générique qu’on assiste, c’est-à-dire à un glissement du roman social mélodramatique vers un roman sentimental misérabiliste à destination des femmes.

Dans le domaine criminel, avant la Première Guerre mondiale, des récits comme Fantômas ou Zigomar, encore marqués par la logique du feuilleton, conservent des structures qui rappellent le mystère urbain dans ses formes les plus criminelles, avec exploration panoramique des milieux sociaux – et l’on se souvient de la couverture fameuse du premier Fantômas transcrivant dans l’illustration l’imaginaire de la ville hérité du genre, en offrant la vision du criminel, masqué, surplombant Paris la nuit. Mais par la suite, l’épuisement du mystère urbain comme expression majeure des thématiques criminelles est facilité par toute une série d’événements convergents. Ici encore, le genre peine à résister au format court qui s’impose dans ce domaine avant la Première Guerre mondiale, avec les récits brefs de Conan Doyle et la série des dime novels de Nick Carter importés par Eichler à partir de 1907. Sous ce format, on ne peut guère imposer une peinture panoramique de la ville, mais on offre des rencontres ponctuelles correspondant à chaque récit. La ville reste certes l’univers de fiction privilégié de ce type d’œuvres, mais elle n’est plus leur sujet. Les dimensions très courtes des ouvrages expliquent l’évolution des intrigues. Ces collections avaient en effet intérêt à abandonner toute posture panoramique pour se concentrer sur les seules intrigues criminelles.

Certes, si on porte un regard rétrospectif sur les « mystères urbains », on se rend compte que ces évolutions étaient déjà engagées avant l’avènement des collections. Dès le Second Empire, on a assisté à une privatisation d’intrigues abandonnant en grande partie le terrain politique, et dès la Troisième République, les intrigues criminelles et sentimentales avaient supplanté les imaginaires sociaux. Reste que ces mutations ne se sont imposées comme un changement de paradigme que lorsqu’elles ont été objectivées par les transformations médiatiques et la réorganisation des architextes sériels que ces dernières ont imposées. La conséquence en a été l’occultation du genre, désormais désuet, du « mystère urbain », au profit de ces deux autres genres, le roman sentimental et le roman criminel.

De ce rapide panorama, on peut d’abord déduire que l’histoire des imaginaires architextuels et l’histoire des logiques médiatiques sont profondément liées. Cette articulation s’explique aisément. Les dynamiques sérielles des genres tendent à pérenniser les formes et les imaginaires (ce qui explique aussi en partie leur caractère conservateur). Sous la pression des mutations culturelles et sociales, les genres se transforment, mais lentement, parce qu’ils négocient constamment avec ces héritages qui sont au fondement de la communication qu’ils instituent. La logique référentielle des récits de genre voit l’univers intertextuel l’emporter sur les référents réels. Cela tend à introduire un décalage entre les visions du monde offertes par les œuvres de genre et les autres discours sociaux. Des effets de décalage, d’anachronisme, peuvent ainsi apparaître dans les récits de genre, parce que leurs référents oscillent entre discours sur le monde et logiques intertextuelles. De tels décalages expliquent par exemple la fascination, dans les mystères urbains de la IIIe République, pour le Paris de 1840 (celui de Sue) et la tendance à valoriser un imaginaire préhausmannien.

Or, lorsque les logiques médiatiques subissent une brutale mutation, comme cela s’est produit au début du XXe siècle, la nature des textes s’en trouve profondément affectée. Les héritages architextuels doivent négocier avec les nouvelles contraintes imposées par le support. Très souvent, ces mutations permettent d’accélérer des changements qui étaient en germe depuis des décennies (comme ici l’abandon du terrain politique et social, la privatisation des intrigues, la scission entre criminalité et imaginaires sociaux, la concentration des stéréotypes populistes dans l’intrigue sentimentale). Elles induisent aussi, comme cela a été le cas avec l’avènement des collections populaires, une redéfinition du système générique dans sa globalité. Dans ce cas, les héritages architextuels se redistribuent dans le nouveau système des genres qui émerge : roman policier et roman sentimental l’emportent bientôt sur les imaginaires passés, parce que les contraintes de nouveaux supports plus brefs imposent d’autres logiques narratives. Mais de façon plus fondamentale, c’est la fonction même du genre et son usage qui se sont retrouvés profondément altérés, puisqu’on a glissé d’une fonction de description de l’œuvre à une identification par le genre. Ce changement majeur, qui explique aussi les différences de nature qui existent entre la plupart des genres du XIXe siècle et ceux du XXe siècle est sans doute, plus que tout autre, le trait qui explique l’occultation au XXe siècle du récit de mystère urbain. Nous avons oublié ce genre tout simplement parce qu’il ne correspond pas à ce que nous appelons un genre.

(Université Paris-Ouest, Nanterre)

Notes

1  Cela ne veut pas dire que d’autres stratégies architextuelles ne peuvent être engagées – par exemple dans le texte. Mais dans ce cas, elles possèdent une moins grande force instituante.

2  Les dates renvoient à l’édition évoquée.

3  C’est d’ailleurs une série, au croisement du roman policier (architexte du « mystère ») et de ce qui pourrait être considéré comme l’avatar moderne du feuilleton (la série à personnage récurrent) qui fera un ultime hommage aux « Mystères » de Sue, Les Nouveaux mystères de Paris de Léo Malet, clin d’œil à une culture désormais désuète. Ainsi, que ce soit au niveau des formes (celles du feuilleton) et des thèmes associés aux « mystères urbains », les « mystères » semblent devoir désigner, après-guerre, une culture et des logiques littéraires issues du passé.

4  De même en est-il pour les collections suivantes : Les Apaches de Paris de Gustave Guitton, série de fascicules de 1908, Les Nouveaux Mystères de Paris (ed. Modernes) de Guy Vander, vers 1926, au moins 5 livraisons, Les Vicieux de Paris de Delphi-Fabrice, 12 livraisons, Librairie des Romans Choisis, années 1920, Les Nuits de Paris de Marcel Priollet (4 romans 1932), Anges et démons de Paris (Priollet, 1933, 5 romans).

5  Toutes ces séries ont été publiées entre 1926 et 1933.

6  Et on peut de même lier ces ensembles, par exemple, aux séries de Guy de Téramond (Les Bas-fonds, série de 1929, Les Dossiers secrets de la police, série de 1930), qui insistent cette fois sur le côté racoleur de cet imaginaire de la misère urbaine et de la pègre. Dans ce cas, on peut convoquer une série précoce, Les Derniers scandales de Paris de Dubut de Laforest (1898-1900), autre série au long cours.

7  C’est ce que montre Sylvie Belnard-Chaudat dans sa thèse Les éditions Jules Rouff et la naissance de la culture de masse en France (1877-1913), sous la direction de Jean-Yves Mollier, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.

8  Ces glissements étaient partiellement identifiés par les lecteurs, puisque existaient des catégories comme « roman d’aventures », simplement, les catégories génériques étaient moins cloisonnées qu’elles ne le seront dans l’entre-deux-guerres.

9  On a d’ailleurs pu montrer que le déclin des logiques politiques et militantes associées à l’origine au genre avait accompagné la rupture entre le feuilleton et la presse politique, avec les lois de cautionnement sous Napoléon III. Voir Matthieu Letourneux, « Imaginaires sériels et circulation internationale. Le cas des mystères urbains (France, Grande-Bretagne) », in Marie-Ève Thérenty, Les mystères urbains au prisme de l'identité nationale, Médias 19, http://www.medias19.org/index.php?id=15038 (site consulté le 27 avril 2014).

10  Son cas est tout particulièrement significatif, puisque cet auteur a commencé à écrire avant la Première Guerre mondiale, quand la littérature populaire était encore très marquée par les architextes du feuilleton, et qu’il a fini sa carrière, après la Seconde Guerre mondiale, comme auteur de romans sentimentaux dans l’esprit de Magali. Son évolution offre un exemple des reconfigurations des imaginaires sériels.

Pour citer ce document

Matthieu Letourneux, « La disparition du genre des mystères au début du XXe siècle », Les Mystères urbains au XIXe siècle : Circulations, transferts, appropriations, sous la direction de Dominique Kalifa et Marie-Eve Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-mysteres-urbains-au-xixe-siecle-circulations-transferts-appropriations/la-disparition-du-genre-des-mysteres-au-debut-du-xxe-siecle