Les Mystères urbains au XIXe siècle : Circulations, transferts, appropriations

Les mystères urbains sous le Second Empire : un réflexe républicain ?

Table des matières

YOAN VÉRILHAC

La question soulevée ici repose sur une impression laissée par l’étude des Mystères de Montréal d’Henri-Émile Chevalier1. Cette adaptation inachevée des Mystères de Paris à la ville qui accueillit cet écrivain proscrit par le coup d’État de 1851, est certes motivée par un opportunisme éditorial mais n’en revêt pas moins une dimension proprement politique. L’appropriation du modèle de Sue au réel canadien est, pour Chevalier, l’occasion de se constituer historien et défenseur de la nation opprimée, et aussi le moyen de délivrer une parole révolutionnaire. Pour un petit romantique exilé comme Chevalier, en 1855, écrire des Mystères de Montréal est bien une forme de réflexe qui permet d’une part de s’identifier, d’autre part de dire quelque chose de l’histoire et de la situation politique actuelle, française et canadienne en un seul mouvement.

Face à cet exemple, la question de la réécriture des Mystères de Paris ou, a minima, celle du choix d’un titre renvoyant à Sue, comme « réflexe républicain » méritait d’être posée. Reprendre la structure du titre de Sue permettrait, entre 1851 et 1870, de faire signe immédiatement vers les Mystères de Paris et vers tout ce qu’il charrie comme connotations amassées depuis 1842-1843. Dit sommairement, de même que le roman des chouanneries est plutôt de droite, le mystère urbain serait plutôt ancré à gauche. La question ainsi posée peut cependant sembler inutile ou réglée d’avance, et ne vaut que si elle permet de soulever, en passant une autre question, plus générale, qui est celle de la politisation/dépolitisation des mystères urbains, à partir du Second Empire.

Dans la période qui suit immédiatement le succès du roman de Sue, les multiples imitations conservent en gros le dispositif panoramique et synchronique. Plutôt qu’un genre fortement politisé, on a un genre très moralement investi, dont les traductions politiques sont aussi bien celles d’un discours socialiste (Sue) que conservateur et pessimiste (Féval). Cette plasticité idéologique du genre est très notable, de telle sorte qu’on peut avant tout parler d’un phénomène éditorial dont le fond est prioritairement moral et sociologique. Sous le Second Empire, le genre tend de fait à muter en regardant notamment du côté du roman historique. Ce faisant, il se dépossède de ses prérogatives de reportage du contemporain, se fait romance historique, et semble se dépolitiser en s’aplatissant dans la reproduction sérielle de stéréotypes appliqués à diverses époques plus ou moins reculées2. Cette évolution du genre (ou mieux dit : des fictions cachées derrière le titre « mystères de ») semble d’ailleurs si problématique que Nicolas Gauthier en fait un argument d’exclusion de certains titres, en particulier Les Mystères de Marseille d’Émile Zola et Les Mystères de Montréal d’Auguste Fortier, récits historiques particulièrement politisés :

Dans ce foisonnement de romans, nombreux sont ceux qui s’éloignent considérablement des Mystères de Paris. On peut penser par exemple aux Mystères de Marseille que publie Émile Zola en 1867, qualifié par le directeur du journal Le Messager de Provence qui le publie de « Roman historique contemporain ». Zola y laisse de côté les éléments essentiels des Mystères de Paris, notamment l’exploration des bas-fonds et le « documentaire social ». On peut en dire autant des Mystères de Montréal (1893) d’Auguste Fortier qui relate d’abord les événements se déroulant dans les villages québécois lors de la rébellion des Patriotes en 1837. Ainsi pour constituer, au sein de cette prolifération, un corpus de romans entretenant des relations étroites, il nous faut éliminer ceux qui réduisent la convocation des Mystères de Paris à une simple référence au titre3.

Avec une approche plus historienne, Matthieu Letourneux s’affronte au problème en termes de mutation du genre et décrit parfaitement les processus de dépolitisation à l’œuvre :

Évoquer trois ans après la publication du roman de Sue une « mystérimanie » (« Mysterymania »), c’est témoigner de combien cette vogue a été rapide même au-delà de la France.

Dans les décennies suivantes, le genre va prospérer, en subissant néanmoins une série de transformations : dépolitisation, déclin de la dimension discursive, reflux de l’approche panoramique, glissement d’une vision collective vers une vision individuelle. […] Face à un monde illisible, l’auteur oppose son regard panoramique, et prétend guider le lecteur, l’initier à des mystères. […] Certes, la révélation promise ne débouche très souvent sur aucun discours, aucune révélation déterminée. C’est le cas en particulier chez les auteurs tardifs, après 1860, qui s’inscrivent dans une perspective plus sérielle et ne cherchent plus à développer un discours original sur le monde4.

Matthieu Letourneux précise, enfin, en note : « En France, une telle dépolitisation fait suite à l’arrivée au pouvoir de Napoléon III, et la mise au pas des hommes de plume qui s’en est suivie ». Deux dynamiques à l’œuvre, donc, dans cette dépolitisation progressive : l’une liée à la censure politique ; l’autre procédant d’un ensemble de mutations d’un genre globalement lissé par une production sérielle.

L’observation des ouvrages publiés, dans les années 1850-1870, sous le titre « mystères de + nom de ville ou de lieu urbain » tend pourtant à mesurer ce point de vue. Il s’agira notamment de saisir, dans la logique de ce que Corinne Saminadayar-Perrin a pu montrer à propos des Mohicans de Paris, combien écrire en référence à l’œuvre de Sue après 1848 et après le coup d’État revient à entreprendre une réflexion doublement contrainte, par la censure, évidemment, mais encore par la crise dans laquelle les traumatismes de 48 et de 51 ont plongé les écrivains républicains :

Dans ce contexte, la référence à Eugène Sue, clairement affirmée dès les premières pages [des Mohicans de Paris], prend un sens très particulier. C’est d’abord un hommage appuyé au romancier « social », à l’ancien élu démoc-soc, au républicain « rouge » exilé à Annecy, en Savoie, depuis le coup d’État […]. La réécriture des Mystères de Paris dans un contexte de répression et de silence forcé, pose également la question – cruciale après la catastrophe du 2 Décembre – de la légitimité de la littérature à tenir un discours social, alors même que l’auteur de L’Extinction du paupérisme a exilé Hugo et marginalisé Lamartine. […] Objectif : une réactualisation, mais aussi – surtout – une réécriture obstinément démocratique et républicaine5.

En gardant en tête cette qualification fertile du roman de Dumas, nous verrons combien les ouvrages convoquant le titre « mystères de + nom de ville/lieu urbain » sous le Second Empire témoignent de ce que, entre l’impossibilité de dire ce qu’on veut et l’impossibilité de penser les choses comme avant 48, l’issue semble être le détour par l’histoire : en tant qu’elle évite la polémique actualiste (donc la censure) ; en tant qu’elle permet de penser le combat républicain et ses apories récentes, voire la représentation de la dynamique égalitaire amorcée par la révolution. Ce double contexte de crise et de censure génère évidemment des fictions de questionnement, bien plus que des romans à thèse limpides et sûrs d’eux-mêmes.

Diversité et unité du corpus ?

L’inventaire sous le Second Empire, forcément lacunaire, mais assez représentatif, des publications dont le titre reprend la structure « mystères de + nom de ville ou de lieu urbain », donne le résultat suivant :

Image1

Deux types d’écrits, donc : des ouvrages documentaires d’histoire ou du type physiologie ; des fictions romanesques ou théâtrales. Il s’agit évidemment de ne pas considérer ensemble ces deux productions, bien qu’il soit utile de rappeler que les essais historiques ou physiologiques forment système avec les entreprises de fiction, ce que l’entrée par le titre tend à démontrer. Pour se convaincre de cette interaction, il suffit de rappeler, par exemple, que Pierre Zaccone est producteur de mystères urbains et d’essais historiques sur les sociétés secrètes. Nous nous autoriserons donc, pour ne pas négliger cet effet de système, des allusions aux livres d’Henri Rochefort et d’Edmond Robert, en passant. Concentrons-nous, toutefois, sur les œuvres de fiction qui, par leur configuration ou la référence explicite, renvoient aux Mystères de Paris. Le mot-clé unissant ces productions est bien celui d’histoire, au sens de roman historique, et au sens plus général où le titre semble prescrire un programme d’observation de transformations historiques, notamment à partir de l’opposition entre vieux et nouveau Paris. Cette remarque vaut pour les fictions, mais aussi partiellement pour les documents de Rochefort ou Robert qui s’appliquent précisément à qualifier l’hôtel des ventes et le Quartier Latin par opposition à ce qu’ils ont pu être sous la Monarchie de Juillet. Dans les fictions, seuls Les Nouveaux Mystères de Paris de Scholl, Les Mystères de l’Exposition de Boulabert ou le drame des Mystères de la Cité portent nettement sur la période du Second Empire, sans s’interdire toutefois de remonter en-deçà.

Trois points de référence se conjuguent pour établir la structure commune d’opposition entre avant et maintenant : celui du genre (les références au Lapin blanc l’indiquent exemplairement, il s’agit d’opposer le monde des Mystères de Paris à celui de l’œuvre) ; celui du XIXe siècle, notamment la Monarchie de Juillet instantanément transformée en matière historique par le coup d’État (Lyon, Marseille, à quoi il faudrait évidemment ajouter Dumas et Hugo) ; celui, enfin, des siècles d’ancien régime (Mystères du vieux Paris, Mystères du Palais Royal). Le mystère urbain s’offrirait dès lors comme moyen de saisir la singularité du présent par le détour par un passé plus ou moins idéalisé et problématique, l’espace urbain fonctionnant alors comme trace du passage d’un avant à un après. Reste à qualifier les implications idéologiques.

Neutralisations

L’annexion du mystère urbain à la fiction criminelle, dans le cas de Scholl et de Boulabert dans ses Mystères du Lapin blanc, ou à la romance historique dans le cas de Montépin, témoignent, d’abord, dans toutes ses dimensions, du processus de neutralisation politique décrit par Matthieu Letourneux. Pour Scholl, la censure est clairement désignée comme agent vidant le genre de la substance politique qui faisait sa valeur et qui semblait justifier, aux yeux d’un auteur dont on ne sait trop la sincérité ici, que l’on entreprenne de Nouveaux Mystères de Paris :

Ce n’est pas une raison simplement commerciale qui nous a fait prendre ce titre lourd à porter : Nouveaux Mystères de Paris. Nous n’avons point oublié quelle tâche s’était imposée l’illustre romancier qui est allé mourir dans l’exil, après avoir laissé dans nos librairies cette œuvre imposante qui dit son âme au peuple qu’il aimait. Mais nous avions compté sans le cautionnement.

Le journal populaire qui a publié les Nouveaux Mystères de Paris ne pouvait, faute de timbre, entrer dans la plus petite discussion sociale – et de nos projets, il n’est resté que le cadre6.

On peut également juger ce geste inaugural comme pose d’écrivain à prétention politique vite contredit par le contenu réel de son roman, ou comme provocation effective. Si perplexe que laisse cette déclaration préfacielle, elle valide en tout état de cause le poids de la censure sur la neutralisation idéologique du genre. Dans la même veine de roman criminel, sans revendication ni discours de déploration, cette fois, Les Mystères du Lapin blanc de Boulabert offre un enchaînement proliférant d’actions horrifiques autour d’un méchant satanique. Cette évacuation radicale de tout questionnement social est d’autant plus étonnante que Boulabert est un écrivain dont on ne peut douter des convictions socialistes. Quant aux Mystères du Palais Royal du conservateur Xavier de Montépin, ils annexent l’ensemble à une romance historique située sous la Régence. En substance, donc, quand bien même forcé (Scholl, Boulabert) ou voulu (Montépin), ces romans témoignent d’un assentiment à une forme de culture d’État, pour reprendre la conclusion de Marie-Ève Thérenty7, et d’une exploitation globale du genre au profit d’une représentation des classes dangereuses, dont Matthieu Letourneux a bien traduit la signification :  

Mais même quand aucun discours clairement déterminé n’est produit par le texte, l’affirmation du mystère et de la révélation persiste. Cela ne signifie nullement que rien n’est dit du monde. Au contraire, ce qui est révélé, c’est précisément que le monde est mu par une dynamique visant à le rendre indescriptible. Autrement dit le caractère indéchiffrable et obscur de la réalité et des relations humaines est la leçon du texte8

Le reste des ouvrages qui composent notre corpus ne sont pas épuisés par ces lectures et exploitent, d’une manière ou d’une autre, le genre au profit d’un questionnement politique de l’histoire. Trois entrées significatives permettent de saisir cette dimension : l’utilisation de l’espace urbain comme traduction des dynamiques historiques ; la redéfinition du héros du mystère urbain ; l’intégration de motifs urbains d’expression politique (insurrections, fêtes, discours publics, notamment).

L’espace urbain comme trace des dynamiques historiques

En premier lieu, l’intégration d’une dimension diachronique fait de la ville un réservoir de traces concrètes des transformations historiques que le roman met au jour. Les Mystères de Lyon propose par exemple un parcours de la ville, au moyen de la fiction, pour un dévoilement documenté des transformations sociales, morales et politiques induites par la Révolution Française, ainsi que l’illustre l’ouverture sur les Brotteaux :

Les Brotteaux qui, aujourd’hui, forment une ville nouvelle, aux maisons élégantes, aux rues larges et spacieuses qui se coupent à angle droit, n’ont pris de l’importance qu’après la révolution de 93. […] Avant cette époque, les Brotteaux étaient la promenade aristocratique. […] Pendant la révolution, les Brotteaux devinrent le théâtre des vengeances et des haines ; la guillotine, placée au centre des Terreaux, et dont on a découvert récemment le piédestal, ne fonctionnait plus assez vite au gré des chauds patriotes.

De cette époque, grosse de larmes, que reste-t-il ? Un monument mesquin, une espèce de catafalque en pierres de taille, qu’on a décoré du pompeux nom de Chapelle expiatoire indigne de servir d’église au plus pauvre village de la Bresse. […]

De 1800 à 1803, les Brotteaux eurent une physionomie particulière ; ils n’étaient pas encore une ville : ils n’étaient plus la campagne ; les maisons s’élevaient une à une, de loin en loin, comme jetées au hasard et au caprice, jusqu’à ce que, réunies en un tout homogène, alignées, hautes et fières comme des soldats de la vieille garde, elles formèrent la ville élégante, qui tend à détrôner le vieux Lyon, aux rues étroites, tortueuses, malpropres9.

La transformation de l’ancienne cité en ville moderne est le support d’un discours d’historien qui retrace, au fil de digressions qui suivent le destin compliqué de son héros polymorphe, toute l’histoire depuis la Révolution jusqu’à 1840, terminus du parcours. Certes, la leçon n’est pas véritablement démocratique et républicaine : elle consiste plutôt en un décret forcé de réconciliation nationale, mettant un terme heureux aux violences politiques et sociales du siècle10.

Dans une perspective comparable, Pierre Zaccone marque l’opposition entre les beautés du vieux Paris et la tristesse banale du Paris moderne, et insiste sur les continuités sociales. La Renaissance renvoie au Second Empire l’image d’une époque d’aliénation des masses par les autorités conjuguées du pouvoir et de l’Église. Son tableau des composantes sociologiques du Paris d’Henri II est ainsi truffé d’allusions plus ou moins voilées au pouvoir despotique, à la faiblesse de la garde nationale (récemment mise au pas par Napoléon III), au peuple de Paris qui fit la révolution et impulsa la dynamique égalitaire du siècle11 :

 À propos du roi : « La cour, c’est-à-dire le roi, et non la royauté !... Car du jour où le roi est tout dans une monarchie, il cesse d’être un principe, et il n’est plus qu’une simple et ordinaire personnalité !... De sorte que si le roi s’appelle Louis XI, la France devient une immense Bastille ; François Ier, une fête et quelque fois une orgie ; Henri II, quelque chose d’insignifiant et d’effacé qui laissera à peine une trace dans l’histoire. » (p. 193)

À propos de la cour : « Vous êtes tous bâtards, leur disait Victor Hugo, et il avait raison, ne leur en déplaise… » (p. 194)

À propos de la police et de la sécurité : « Le guet assis, était formé de bourgeois ou artisans, que l’on distribuait en divers quartiers, de manière à ce qu’ils pussent se prêter un mutuel secours ; - soit dit en passant, et sans offenser personne, ce dernier guet m’a bien l’air de ressembler à notre garde nationale. » (p. 198)

À propos du peuple parisien : « La brave et laborieuse population de Paris », si mal encadrée et protégée : « Ce sont nos ancêtres, ceux-là, et c’est bien à eux et à point d’autres que nous devons les libertés dont la Révolution Française a formulé les principes inaliénables. ». (p. 201)

Les  corporations industrielles : « Sans doute ces corporations avaient bien des ridicules ; ces marchands étaient pour la plupart bornés, peureux, bavards ; ils n’eurent pas toujours la grandeur et la générosité en partage ; ils prirent souvent des sots pour des hommes de génie, et des hommes de génie pour des sots ; mais du moins, quand on les mit en demeure d’avoir de l’énergie, ils en eurent et de reste ! Cette énergie n’était peut-être que de l’entêtement, – mais qu’importe !... » (p. 202-203)

Sur les costumes et la distinction des classes : « Une ordonnance du roi Henri II, rendue à Paris le 12 juillet 1549, prohiba vainement ces superfluités comme ruineuses, et tendantes à confondre tous les états de la société. […] Toutes ces distinctions, qui avaient pour but de séparer les divers états de la société, ont disparu : les distinctions par le costume ne sont plus possibles aujourd’hui ; tous les rangs de la société sont bien et dûment confondus, l’honnêteté du cœur et la loyauté de l’esprit sont les seules distinctions qui aient droit au respect et à la considération. » (p. 208-209)

Les textes plus soucieux du contemporain s’occupent volontiers de la transformation de la capitale, et chantent la perte de l’ancien Paris. En ce sens, les Mystères du Quartier latin mérite d’être rappelé en complément des fictions. Edmond Robert fait du Quartier à peu près un équivalent de la Cité, et explore ses bouges et hôtels comme le ferait un romancier urbain. Le mal et le crime sont finalement aussi présents aujourd’hui qu’hier, mais l’immoralité a changé de tonalité et de valeur. L’insistance sur les transformations urbaines et morales qui se sont opérées entre 1840 et 1860 est alors un moyen d’exalter une immoralité passée contre une immoralité présente, soit le monde libre et politisé du vieux Paris de la Monarchie de Juillet (passablement idéalisé par contrecoup, donc) contre le monde profondément corrompu, hypocrite et faussement festif, du Second Empire :

Ainsi s’amusait-on voilà quinze ans. Ce qui se passait au pays latin intéressait, intriguait et attachait tout le reste de Paris. […] Plus tard même, si l’on veut se rajeunir un peu les souvenirs, « l’opinion publique » s’inquiétait fort des discours de rentrée prononcés dans certaines chaires. Les étudiants avaient leurs convictions politiques, leurs démonstrations bruyantes – souvent déplacées d’ailleurs, quand même elles n’étaient pas inconvenantes, – et finalement se faisaient conduire à Mazas.

Ici finit leur histoire et leur rôle. Et quelles que soient les causes de ce silence et de cette inertie qui leur a succédé, la physionomie du jour fait de plus en plus regretter la physionomie du passé. 

Sans doute, à juger les dehors, le débraillé de la vie, le décousu des habitudes et des habits a disparu. Ils sont remplacés par une existence plus dorée, du bon ton, de la tenue, des grands vêtements et des petites manières. 

Mais aussi, la vitalité, la force et l’enthousiasme ont disparu en même temps. [...] Je constate simplement le brusque changement des choses et, au lieu de ces franches allures de jeunesse et de folie débordant à pleins bords, une sorte de débauche honteuse qui, tout en se cachant, se poursuit et s’étend partout, et par suite de la décadence de toute cette génération des écoles, dont l’orgie, le mercure et le tabac minent la plus grande part. 

Même l’orgie a changé de sens. C’est devenu l’amusement des fils de famille qui se vautrent dans une débauche décadente.

Néanmoins, aucun de ces messieurs qui ne croie devoir à lui-même autant qu’à la morale en passant son mot contre la Régence ou l’époque Louis XV. Prenez l’un d’eux, au hasard. Parlez-lui de la Du Barry. Il vous répondra avec un soulèvement de cœur et la véritable indignation du misanthrope. Il ne manquera pas de vous montrer – avec tout un petit système historique à l’usage de ses pareils – la Régence enfantant les scandales du règne suivant, et, par suite, les indécences de la Révolution, et les déesses de la Liberté qui exhibaient leurs charmes sous les nefs sacrés12.

Dans une veine très comparable, le Lapin blanc cristallise le souvenir du monde des Mystères de Paris. Chez Boulabert, le projet est de profiter de l’opportunité de la destruction pour prendre à la mémoire du lieu ses scènes affreuses :

À dix pas de l’endroit où se tenait cet homme, s’élevait un bouge fameux dans les annales de la police, et qui avait pour enseigne : Le Lapin blanc. Sombre et terrible repaire, dont la renommée est presque européenne, depuis qu’Eugène Sue l’a choisi pour en faire le théâtre du plus dramatique et du plus saisissant de ses romans. […]

Mais que nous importe à nous l’origine du Lapin blanc ; ce ne sont pas des parchemins et des titres d’antiquité que nous avons à lui demander ; ce que nous voulons de lui, c’est sa vie, ce sont ses drames, ce sont ses mystères ! Ici, les murs ont suinté le sang, l’atmosphère y garde encore comme un parfum de bagne ; sur les bancs que vous voyez se sont assis des voleurs et des assassins !  N’en doutez pas ! […] et aujourd’hui encore, si vous examiniez de bien près la monnaie qu’une main fainéante laisse tomber, de temps à autre, sur le comptoir de zinc de l’ignoble caboulot, peut-être y remarqueriez-vous quelques traces d’un sang mal effacé.

Tout ce vieux quartier de la Cité a un aspect lugubre, avec ses ruelles étroites et sombres où le soleil n’a jamais pénétré, où l’on ne respire que l’air fétide des égouts et des ruisseaux ; avec ses lupanars borgnes et ses cabarets sinistres. Grâce aux démolitions qui vont jeter bas les derniers vestiges du temps passé, la physionomie de la Cité ne peut manquer de se transformer profondément ; encore quelques mois, et l’on cherchera vainement la trace des drames terribles qui s’y sont accomplis. Le moment est donc venu de consacrer, dans un livre dramatique, le souvenir de cet établissement, et c’est sous l’empire de cette pensée que nous avons écrit Les Mystères du Lapin blanc13.

La démolition du terrible repaire est le sujet même de la pièce de Marquet et Delbès. Le prologue nous ramène dans le monde de Sue : situé en 1844, au Lapin blanc, il réunit un personnel criminel ou aliéné par la boisson, la peur, la faim. La deuxième partie représente le monde moderne de 1862, l’action se déploie en dehors de la Cité, montrant des ouvriers démolisseurs au grand air. Le dénouement est évidemment la destruction du cabaret, qui engloutit les criminels et leurs crimes, ainsi qu’un passé révolu. Le peuple est l’artisan principal (et exclusif) de la transformation. D’abord en en qu’il se transforme lui-même, à travers le personnage de l’ouvrier, le père Jacques, qui passe de victime aliénée et complice du crime au Lapin blanc en 1844, à père héroïque sauvant sa fille et gagnant le pardon. Ensuite en ce qu’il occupe la scène et est acteur de l’évolution, sous l’apparence collective des ouvriers démolisseurs.

La fin du surhomme ?

Cette dernière remarque sur la place accordée au peuple dans Les Mystères de la Cité nous permet de considérer à présent le deuxième point d’adaptation significative de la matrice dans les mystères urbains qui nous intéressent, à savoir la redéfinition du héros. Pour faire vite : le « surhomme » est absent. À la place du noble et puissant Rodolphe secourant un peuple victime, nous avons des héros qui évoluent dans le peuple (y appartiennent ou se découvrent à la fin aristocrates) et, surtout, ne sont ni omniscients ni « dominants », autrement que par leur cœur, qualité qui fonde les discours égalitaires depuis la Révolution.

Dans Les Mystères de Lyon, l’intégration du surhomme à l’histoire politique de la ville se fait sur un régime parodique. Cet affaiblissement comique de la figure sérieuse du héros de mystère urbain n’est pas vaine de sens. Au fond, les aventures du héros sont la version comique et dégradée des soubresauts de l’histoire qui font systématiquement du peuple une victime. L’histoire est bien un drame répétitif (1793, 1830, 1834 et 1848 en sont la preuve), dont la déclinaison romanesque est le mystère urbain à surhomme incohérent. La parodie dit agréablement ce que le discours sérieux de l’historien dévoile : utile dulci, donc, ainsi que l’annonce le narrateur, pour exprimer un désenchantement historique assez profond.

Au héros parodique des Mystères de Lyon se joignent les personnages médiocres des Mystères du vieux Paris et des Mystères de Marseille. Dans le cas de Zola, Marius est la figure même de la médiocrité sociale. Son portrait, dans le chapitre précisément intitulé « Où l’on fait la connaissance du héros, Marius Cayol » n’en fait certes pas un frère des Rodolphe et Rio-Santo :

Marius Cayol, le frère de l’amant de Blanche, avait environ vingt-cinq ans. Il était petit, maigre, d’allure chétive. Son visage jaune clair, percé d’yeux noirs, longs et minces, s’éclairait par moments d’un bon sourire de dévouement et de résignation. Il marchait un peu courbé, avec des hésitations et des timidités d’enfant. Et, lorsque la haine du mal, l’amour du juste le redressaient, il devenait presque beau14.  

À la différence des Mystères de Lyon, nous ne sommes pas ici dans une version parodique du surhomme, mais bien dans une appropriation critique de l’héroïsme romantique dont la signification politique, après 48, n’est plus adaptée.

Rustique, le personnage de Zaccone, a, en apparence, tout d’un héros : sa naissance est étrange, il a grandi dans une prison pendant vingt ans, s’en échappe et arrive à Paris où il découvre, littéralement, le monde :

Jeté, inopinément et sans préparation, au milieu de la vie parisienne, ignorant les distances sociales si bien déterminées à cette époque, n’ayant que des notions très vagues sur les rapports qui pouvaient exister entre les différentes classes de la société, ne connaissant enfin d’autres lois que ses seuls instincts, d’autres freins que sa propre honnêteté, il était prédestiné à bien des désenchantements et bien des désillusions. Il y a peu de place dans le monde pour des hommes comme Rustique : quand ils ne meurent pas, on les étouffe15 ! 

Figure de Candide (son nom le dit), il ne possède certes pas l’omniscience caractéristique du héros du mystère urbain, non plus qu’aucun don d’ubiquité : il aurait du mal, d’ailleurs, il ne sait rien de la société, de ses conventions, et son aventure parisienne, jalonnée de mille duels et intrigues qu’il affronte tout en les subissant, le conduit à un dégoût de la civilisation et à une fuite hors la ville :

Il étendit les bras vers ce vieux Paris, où tant d’événements divers l’avaient agité, et il resta un moment absorbé dans cette muette contemplation. Quelques mois de séjour dans cette ville étrange lui avaient suffi pour lui inspirer la répulsion la plus profonde : cette capitale qu’il avait tant ambitionnée de voir, il la quittait maintenant sans regret… C’est à peine s’il y laissait un ami ! il y avait perdu, une à une, toutes ses illusions… mais il emportait avec lui un sentiment qui peut tout remplacer… l’amour16 ! 

Le Peuple dans la ville : expressions politiques

Le dernier point sur lequel il paraît intéressant de s’arrêter pour qualifier la portée politique de ces appropriations du mystère urbain sous le Second Empire est celui de l’intégration de scènes que seul le détour par l’histoire permet de faire : l’insurrection, bien évidemment, ou, en mineur, les moments collectifs de réunion publique. À travers ces motifs, c’est évidemment le peuple comme acteur de l’histoire qu’il s’agit de représenter, et d’interroger par ce biais le moment révolutionnaire.

L’exemple phare de notre corpus est évidemment les Mystères de Marseille. Zola consacre dix chapitres à la séquence février-juin 48, centrant son dénouement sur les émeutes de juin à Marseille. Si la position républicaine de l’auteur ne fait aucun doute, il est assez évident que, pour Zola, dans ces pages, dévoiler les mystères de Marseille à travers juin 48, revient à interroger l’envers complexe et chaotique de la marche de l’histoire et du progrès. Il est vrai que la mutation est déconcertante, si l’on envisage que le « mystère urbain » se définit essentiellement par le crime et la documentation du social. Mais on a bien affaire à une forme de réécriture démocratique d’après 48, réécriture revenue des héros surhumains, rejetant radicalement l’assimilation du peuple et des bas-fonds : pour Zola, le mystère urbain n’est pas le crime + la ville, mais la mise en roman d’un espace, la ville, dans lequel le peuple fait l’histoire, du moins s’y essaie confusément et tragiquement. Les scènes d’émeute, conciliant les rebondissements de l’intrigue privée et les impératifs de l’exigence historique, transfèrent alors au peuple la qualité fondamentale de la vengeance, moteur héroïque mais stérile de l’action sociale. Colère et vengeance collectives, s’exprimant dans l’espace public, privatisent et personnalisent le combat politique, le vidant de sa substance et de sa portée :

Les délégués, qui étaient parvenus à pénétrer jusqu’au commissaire du gouvernement, n’avaient pu obtenir de lui qu’une lettre dans laquelle il donnait satisfaction au désir des ouvriers de ne travailler que dix heures par jour. Mais cette lettre arrivait trop tard. Les délégués eurent beau la montrer aux groupes qu’ils rencontrèrent, le mot de vengeance était dans toutes les bouches, le peuple déclarait que le sang demandait du sang.

D’ailleurs, comme il arrive d’ordinaire, les causes de la lutte qui se préparait échappaient au plus grand nombre. La majorité de la population ignorait le but de l’émeute ; il y avait de la rage et de la terreur dans l’air, et c’était tout. […]

Le peuple se révoltait, telle était la seule certitude qui courait dans la foule. Pourquoi se révoltait-il, que voulait-il ? Personne n’aurait su répondre. Les ouvriers eux-mêmes n’obéissaient plus aux motifs qui les avaient amenés devant la Préfecture ; ils se laissaient uniquement emporter par la colère. La lutte était devenue personnelle, sans aucune arrière-pensée d’insurrection politique17.

Le modèle du vengeur philanthrope ouvrant la voie aux actions d’amélioration du quotidien du bon peuple travailleur a vécu, sa récupération par une vision romantique du Peuple vengeur est aussi nettement mise en cause.

Dans Les Mystères de Lyon, les insurrections populaires, notamment celles de 1834, forment le cœur du livre et donnent lieu à des scènes dramatiques accompagnées de longues analyses comparées avec les scansions de 1830 et 1848. L’enjeu est de mettre en lumière la stérilité de la violence politique pour promulguer une réconciliation nationale. Le héros s’affirme alors tel dans le chaos des émeutes en empêchant également les meurtres des soldats de la troupe et celui des insurgés au côté desquels il se place, par son action courageuse mais encore par une prise de parole faisant écho à la harangue du peuple par Lamartine en 1848 :

Nous avons vu trente à quarante mille hommes siffler et se tordre, comme un serpent aux longs anneaux, autour de l’Hôtel-de-Ville. Que voulait cette populace furieuse ? Que demandaient ces héros des barricades, les lèvres encore toutes noires de poudre, selon l’expression énergique d’Auguste Barbier. Cette populace avait brisé un sceptre, brûlé un trône, proclamé une république, et elle voulait que le signe de sa victoire, que le drapeau rouge laissât flotter ses larges plis sur les édifices devenus sa propriété : « propriété nationale ».

Un homme paraît au balcon de l’Hôtel-de-Ville, cet homme est Lamartine, le grand poète qu’on est allé chercher à la hâte. Il prononce quelques mots, et la foule s’écoule, calme et tranquille. […]

Qui sait si ce jour-là Lamartine n’a pas sauvé la France ?

Loin de nous la pensée de vouloir comparer notre héros à Lamartine ; mais des causes moins puissantes produisent des effets analogues.

À peine Georges a-t-il parlé, que les émeutiers s’écartent : le gendarme est sauvé18.

Dans Les Mystères de la Cité, on trouve une représentation passablement ambiguë de l’appropriation de la parole politique par le peuple. Une réunion d’ouvriers, autour d’un patron simplet (Lécureuil), ancien ouvrier lui-même, donne lieu à une envolée optimiste et démocratique, ridicule et touchante à la fois, conclue par la chute de l’orateur :

LÉCUREUIL – Minute, les enfants, avant d’aller festivaler, voilà le vrai moment que j’ai la valiscence de vous communiquer un petit discours que je me suis composé pour la circonstance. [on met une table branlante sur laquelle il monte, instable, et tous les ouvriers se groupent autour de lui...] Pour lors, messieurs et chers compatriotes du Limousin, Strasbourgeois et enfants de la Corrèze, tas de démolisseurs finis ! (La table remue, changeant de ton) Calez donc la table ! (Reprenant) C’est pour à savoir que je vous disais que le sort de l’ouvrier elle est intéressante. Que la base de la sociliété repose subséquemment sur le travailleur… dont il est la chenille ouvrière !

TOUS – Bravo !

VICTIMÉ, à part, pouffant – Oh ! la chenille ouvrière !!

LÉCUREUIL, reprenant – Effectuellement, messieurs ! nous voyons, de jour en jour, tomber les barrières. (Il chancelle) Les barrières qui séparaient les différentes classes les plus étrangères à la réciproque. Que conséquemment, le simple artisan comme vous et moi, qu’il peut moyennant et nonostant le travail et l’écolonie arriver à s’asseoir dans le loisif et le bien-être ni plus ni moins que les entrepreneurs les plus calés !

La table cède, il tombe dans les bras de ses ouvriers19

La haute éloquence lamartinienne à l’usage du peuple s’aplatit dans un comique semblant sanctionner l’aberration égalitaire, mais tous entonnentpour finirun chant à la gloire du peuple des démolisseurs :

La Ronde des Démolisseurs

LECUREUIL

C’est les compagnons d’la Lozère

Qui cogn’nt ferme et démoliss’nt dur !

Faut les voir, sans s’ficher par terre,

En équilibre en haut d’un mur.

En les r’gardant, l’passant rigole ;

Mais s’il veut s’approcher trop près ;

Gar’ là d’ssous ! (bis)

V’là qu’ça s’écroule,

V’là qu’ça déboule

Compagnons, crions tous

Faut qu’ça tomb’, gar’ là d’ssous !!

II

Grâce à la bêtise des autres,

Des spéculateurs, pas honteux,

De leur fortune, en bons apôtres,

Bâtiss’nt l’édifice hasardeux ;

Un beau jour, ils font la culbute,

Mais, lorsqu’ils ruin’nt tout un quartier,

A ceux q’ils écras’nt dans leur chûte (sic)

Ils n’ont pas comm’ nous l’soin d’crier :

Gar’ là d’ssous, etc.

III

Le ceux qui n’boud’nt pas d’vant l’ouvrage,

D’vant l’étranger ne boudraient pas !

Qu’on fasse appel à leur courage,

Tous les ouvriers sont soldats !

Nous aimons mieux la paix qu’la guerre,

Mais je vous l’dis avec plaisir !

Puisque d’piocher c’est notre affaire,

Si l’enn’mi veut s’faire démolir…

Gar’là d’ssous, etc.

Les ouvriers lèvent Lécureuil comme pour le porter en triomphe. Le rideau baisse20.

La leçon n’est, là encore, pas explicite ni nette, mais elle n’est certes pas celle, abstraite et vague, d’une inquiétude dépolitisée.

Dans Les Mystères du vieux Paris, le peuple est représenté par les personnages positifs tels les Écoliers batailleurs ou le petit bourgeois comme l’armurier Blondel, que l’auteur considère, mi-ironique, mi-attendri :

Blondel était un bon bourgeois dans toute l’acception du terme : alors comme aujourd’hui, car le bourgeois n’a pas changé !... – Les siècles ont passé, les révolutions ont ébranlé à diverses reprises l’édifice social du faîte à la base, toute chose, obéissant à la loi naturelle, s’est modifiée ou transformée, le bourgeois seul est resté immuable et obstiné dans sa personnification hybride du sensualisme égoïste de Sancho, et de l’idéalisme humanitaire de Don Quichotte. – Quel poème héroï-comique que l’histoire du bourgeois, depuis l’heure où il est né à la vie politique et sociale, jusqu’à celle où nous traçons ces lignes ! Rien ne lui a manqué ; il a eu des courages sublimes, et des enthousiasmes grotesques ; tour à tour aveugle ou clairvoyant, il lapidait le lendemain, les idoles qu’il avait élevées la veille, et les générations modernes l’ont vu indifféremment donner le signal de la liberté et courir de lui-même au devant du joug21 !

Le peuple apparaît, au moment de l’entrée du roi dans Paris, comme aliéné aux puissants. Une série de mystères religieux lui est offerte pour célébrer le nouveau souverain, les spectacles et symboles sont décrits comme tous plus grossiers les uns que les autres, dénonçant globalement l’hypocrisie des pouvoirs et l’asservissement des masses.

Sur la plate-forme de Saint-Denis, on avait représenté un mystère dont le prévôt et les échevins avaient eux-mêmes donné le dessin au facteur. – Pauvre facteur ? – On y voyait un lis triomphant à sept fleurons, au pied duquel se tenait debout un personnage en habit royal, fleurdelisé d’or, représentant Charles V. […] Aux Filles-Dieu, avait été placé un énorme porc-épic, qui passa à l’époque pour un chef-d’œuvre du genre. L’animal était si merveilleusement construit que, par un prodige de mécanique, on le voyait de temps à autre remuer ses yeux et hérisser ses plumes. […] Ce bon peuple français, que ne lui ferait-on pas chanter22 !

Le dénouement propose, en contrepoint de la victoire privée du héros, Rustique, une scène collective de lynchage du méchant, Mouchy.

[Rustique] se leva et courut à la fenêtre. Il avait pardonné à Mouchy, il voulait que ses amis l’imitassent ! Un singulier spectacle l’attendait… La rue était encombrée d’écoliers de tous les collèges de la rive gauche. C’était un pêle-mêle dont le pinceau seul pourrait représenter l’aspect bizarre. D’Aubigny se faisait distinguer au milieu de cette foule tumultueuse […]. À quelque distance de là, Rustique distingua un groupe parmi lequel il reconnut de suite la silhouette élancée de Coquastre, – il avait près de lui la jolie Denise et l’honnête armurier son père23. Enfin, au pied même de la maison de Viviane gisait un cadavre sanglant, la poitrine ouverte, autour duquel brûlaient quatre torches résineuses qui traçaient dans l’ombre de lumineux sillons24

La violence vengeresse du peuple, unissant tous les personnages positifs du roman contre celui qui incarnait le principe de corruption du pouvoir et le crime d’État est la dernière épreuve qui finit de dégoûter le héros de Paris, donc de l’histoire. Là encore, une forme de désenchantement républicain s’exprime, assez précocement d’ailleurs, puisque, ainsi que Philippe Régnier a pu le montrer à propos de Zaccone, son pessimisme historique le conduira à revenir sur des positions explicitement républicaines après la fin du Second Empire25. De fait, lorsque Zaccone reprend le mystère urbain dans Les Nuits du Boulevard, roman publié en 1876 et situé en 1860, il formule limpidement ce qui se lit, déjà, en filigrane, dans Les Mystères du vieux Paris, et qui est peut-être l’inquiétude fondamentale formulée transversalement par les ouvrages qui nous intéressent:

On a modifié, transformé la capitale ; […] et pourtant, en dépit du niveau d’uniformité égalitaire que l’on tente d’imposer aux choses et aux idées modernes, vous retrouverez dans le Paris d’aujourd’hui, sous un autre aspect, mais avec non moins d’affirmation, la même localisation voulue qui témoigne surabondamment des mêmes répulsions pour le mélange et la confusion26.

Parler de réflexe républicain paraîtra pertinent, en définitive, au sens où le genre s’impose moins comme moyen de s’identifier en douce (le titre serait comme un mot de passe de carbonari) que comme moyen de questionner le sens du présent par l’histoire, après avoir précisément été le moyen d’interroger l’actualité par l’interpellation journalistique.

Si le discours porté par ces fictions ne peut être qualifié simplement de « républicain », il est, assez évidemment, informé par des questionnements proprement démocratiques, adossés notamment à l’interrogation de la dynamique de l’histoire comme dynamique progressiste et égalitaire en marche depuis la Révolution. La ville comme réel dans lequel se lit ou se fait l’histoire est bien un objet de réflexion approprié par ces récits, la notion de mystère étant reconnectée au dévoilement du sens de l’histoire plus qu’à l’envers des réalités sociales.

Hormis quelques exemples, au fond minoritaires dans ce corpus-ci, ces mystères sont bien symptomatiques de la crise et de l’effort de reconfiguration des représentations politiques par la fiction dans ces années de forte contrainte sur la parole politique, ce qui leur donne cette couleur désenchantée ou pessimiste voire proprement neutre sans qu’on puisse en rabattre l’ambiguïté exclusivement sur une dépolitisation procédant de la censure, de l’affaiblissement idéologique du genre par sa contamination avec les romans historiques et criminels, ou de son assimilation globale à une formule éditoriale à succès.

(Université de Nîmes/RIRRA 21)

Notes

1  Voir Yoan Vérilhac, «Les mystères des Mystères de Montréal d’Henri-Émile Chevalier», Médias 19 [En ligne], Québec, Publications, Marie-Ève Thérenty (dir.), Les mystères urbains au prisme de l'identité nationale, mis à jour le : 28/03/2014, URL : http://www.medias19.org/index.php?id=13414.

2  Voir à ce sujet le numéro de la revue Autour de Vallès consacré aux « Mystères urbains au XIXe siècle : le roman de l’histoire sociale », Corinne Saminadayar-Perrin, dir.,  n°43, 2013.

3  Nicolas Gauthier, La Ville criminelle dans les grands cycles romanesques de 1840 à 1860 : stratégies narratives et clichés, thèse de doctorat, université de Montréal et université Stendhal-Grenoble 3, 2011, p. 66.

4  Matthieu Letourneux, « Les ‘‘Mystères urbains’’, expression d’une modernité énigmatique », en ligne, http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/64/52/12/PDF/MystA_res_urbains_-_article.pdf , 2011, p. 2 et p. 13.

5  Corinne Saminadayar-Perrin, « Une Réécriture critique des Mystères de Paris : Les Mohicans de Paris », Autour de Vallès, n°43, 2013, p. 59-60.

6  Aurélien Scholl, Les Nouveaux Mystères de Paris, Paris, Librairie Internationale, 1867, p. 1-2.

7  Marie-Ève Thérenty, « Les romans urbains historiques : romance versus novel », Autour de Vallès, n°43, 2013, p. 138. 

8  Matthieu Letourneux, art. cit., 2011, p. 13.

9  Francis Linossier, Les Mystères de Lyon, Lyon, Cajani, 1856 (1852-1853), p. 2-3.

10  Pour compléter la lecture des Mystères de Lyon, voir notre étude « L’Épreuve de la durée et l’écriture de l’histoire : Les Mystères de Lyon et Les Mystères des Carrières Montmartre », Autour de Vallès, n°43, 2013, p. 139-156.

11  Toutes les citations qui suivent renvoient à l’édition suivante : Pierre Zaccone, Les Mystères du vieux Paris, vol.1, Paris, Gabriel Roux et Cassanet éditeurs, 1854.

12  Edmond Robert, Les Petits Mystères du Quartier Latin, Paris, G. Havard, 1860, p. 174-176.

13  Jules Boulabert, Les Mystères du Lapin blanc, drames de la Cité, publié par le journal Roger Bontemps, Paris, 1869, 1e livraison, p. 1-2.

14  Émile Zola, Les Mystères de Marseille, éd. Jeanne Laffitte, 2010 [1867], p. 13.

15  Pierre Zaccone, éd. cit., vol. 1, 1854, p. 263.

16  Pierre Zaccone, éd. cit., vol. 3, 1854, p. 317.

17  Émile Zola, éd. cit., 2010, p. 303-304.

18  Francis Linossier, éd. cit., 1856, p. 149. 

19  Marquet et Delbès, Les Mystères de la Cité, drame populaire en cinq actes, précédé de Le Cabaret du Lapin Blanc, prologue en deux parties, acte II, scène 12, Paris, Barbé éditeur, 1867, p. 8.

20  Idem.

21  Pierre Zaccone, éd. cit., vol. 2, 1854, p. 226-227.

22  Pierre Zaconne, éd. cit., vol. 2, 1854, p. 85-90.

23  Coquastre et D’Aubigny sont des écoliers, fidèles amis de Rustique ; Denise, sœur de Coquastre, est la figure féminine pure du roman ; l’armurier est Blondel dont le portrait est cité plus haut. La convocation de ces personnages dans ce dénouement, et comme acteurs de ce lynchage affreux est nettement concertée pour signifier l’ambiguïté de la violence populaire.

24  Pierre Zaccone, éd.cit., 1854, vol. 3, p. 307-308.

25  Voir Philippe Régnier, « Entre roman du peuple et roman ‘‘populaire’’ : la carrière littéraire de Pierre Zaccone (1817-1895) », in Le Populaire à retrouver, Antoine Court dir., Publications de l’université de Saint-Étienne, 1995, p. 41-50.

26  Cité par Philippe Régnier, art. cit., 1995, p. 49.

Pour citer ce document

Yoan Vérilhac, « Les mystères urbains sous le Second Empire : un réflexe républicain ? », Les Mystères urbains au XIXe siècle : Circulations, transferts, appropriations, sous la direction de Dominique Kalifa et Marie-Eve Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-mysteres-urbains-au-xixe-siecle-circulations-transferts-appropriations/les-mysteres-urbains-sous-le-second-empire-un-reflexe-republicain