La presse en scène

Annexe 1. Leçons des manuscrits

Table des matières

BARBARA T. COOPER

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Source : Bibliothèque de la Comédie-Française

Première Leçon. Description des manuscrits et partage du travail des auteurs

La Bibliothèque-musée de la Comédie-Française possède deux versions manuscrites de Richard Savage. Le ms 728 est composé de nombreux folios cousus ensemble qui forment un cahier non relié. Le recto des feuillets individuels sont marqués au crayon (sans doute postérieurement) du no 1 au no 153 avec des nombres impairs ; le verso des feuillets (nombres pairs) ne sont pas numérotées. Le ms 729 a le même format que le ms 728 et le même système de numérotation. Le dernier feuillet numéroté est marqué du chiffre 177. Ce deuxième manuscrit est plus long, en partie, à cause d’un certain nombre de feuillets restés blancs ou employés comme « page-tire » d’actes.

Si on lit les deux manuscrits de Richard Savage conservés à la Bibliothèque-musée de la Comédie-Française en regard du texte de ce drame publié dans la collection « La France dramatique au dix-neuvième siècle », on constate assez rapidement que le ms 728 comprend des développements absents de la brochure imprimée, mais qu’il n’y a quasiment pas de ratures ni d’ajouts sur les feuillets. Le ms 729 comporte presque tous les mêmes développements et quelques autres, mais on y découvre plusieurs biffures et révisions. Cependant, là non plus, tout ce qui est absent du texte publié n’est pas systématiquement rayé et tout ce qui est ajouté n’est pas retenu. Qui a fait les changements sur ce dernier manuscrit ? Pourquoi et quand les diverses modifications ont-elles été faites ? Le texte de la pièce qui devait normalement être soumis aux censeurs dramatiques ne se trouve pas aux Archives nationales où l’on s’attendrait à le voir, pas plus que le procès verbal des censeurs (F 18 et F 21). Le manuscrit désigné ms 729 serait-il le texte examiné par les censeurs, puis renvoyé aux auteurs pour correction ? Cette hypothèse n’est pas à écarter, même en l’absence du procès verbal, mais rien ne prouve définitivement que ce soit le cas ni que les corrections proviennent d’une demande des censeurs. Ce qui est certain, c’est que le ms 729 n’est pas, à l’exception de quelques passages, un document autographe. L’écriture est trop soignée, trop uniforme pour être autre chose que le travail d’un copiste ou d’un secrétaire et occupe l’ensemble de chaque page. Il est donc probable que ce document est postérieur au ms 728.

L’écriture sur le ms 728, surtout en ce qui concerne les quatre premiers actes, est moins propre et indique un travail rapide, personnel. Qui plus est, le texte n’y occupe que la moitié droite (à la verticale) de chaque feuillet. Or, il semblerait que Desnoyer ait l’habitude d’inscrire ses textes sur le côté droit du recto des feuillets et sur le côté gauche du verso quand il rédige ses pièces1. L’ensemble du ms 728 est rédigé de cette façon, y compris le cinquième acte qui est d’une écriture différente, plus élégante et plus régulière. Si, comme nous sommes tenté de le croire, les quatre premiers actes sont de la main de Desnoyer, ce dernier acte fut-il composé et écrit par Labat ? Il y aurait une certaine logique à imaginer que cet archiviste de la préfecture de police soit chargé d’un acte dont la scène est une prison et dont l’action est composée en partie d’un interrogatoire judiciaire, mais peut-être serait-ce céder à une conclusion (trop) facile et sans fondement ? En l’absence de toute autre preuve, nous ne pouvons pas régler définitivement la question du partage du travail entre les deux auteurs ni celle de l’origine du projet.

Deuxième Leçon. Un texte didascalique plus développé, un spectacle plus « oculaire »

Comme on le voit en regardant les variantes présentées dans les notes de bas de page de la pièce, de nombreuses différences entre l’œuvre imprimée et les deux manuscrits se rattachent au texte didascalique et, par conséquent, à la mise en scène de Richard Savage. Sur le ms 728, f3, la didascalie liminaire destinée à décrire le lieu de l’action du premier acte est absente et seul le titre de l’acte, le boudoir, sert à planter le décor. Sur la brochure, on trouve l’indication « Un salon. – Deux portes latérales, une au fond ». L’espace ainsi décrit semble plutôt banal, sans distinction dans les deux sens de ce mot. Or, sur le ms 729, f3, on trouve cette didascalie plus développée :

La scène se passe en 1697, à Londres, chez la comtesse de Macclesfield. Un salon. – Sur le devant de la scène, au premier plan, à la gauche du public, une porte conduisant à l’appartement de Lady Macclesfield ; au fond trois autres portes, l’une au milieu, les deux autres plus petites et en biais à droit et à gauche : celle du milieu conduit à un jardin dépendant de l’hôtel, et de plain-pied avec le salon où se passe la scène. Les deux portes de biais conduisent chacune à une issue différente dans les rues de Londres. Au lever du rideau il fait nuit et toutes les portes sont fermées.

Non seulement le décor est-il plus précisément donné à « voir » dans ce texte, mais aussi le cadre de l’action est-il concrètement lié au monde situé hors scène (jardin de l’hôtel, rues de Londres et appartement de lady Macclesfield). Y figure aussi une indication relative à l’éclairage (il fait nuit) et à la disposition des portes (toutes fermées) qui répand sur l’action un air de mystère. On comprend mal pourquoi une telle description aurait été omise de la brochure, d’autant plus que d’autres didascalies inscrites plus loin dans le texte dépendent de l’existence d’un tel dispositif scénique2. Signalons également cette phrase prononcée par Nancy Gore dans une conversation avec Richard Savage (acte II, scène 8) : « Tu veux qu’elle retrouve pour toi le cœur d’une mère, celle qui t’a dépouillé à la fois de ton nom, de ton rang, de ta fortune, ingénieuse à épaissir les ténèbres autour de ton berceau, à te cacher pour jamais toutes les traces de ton origine ». Si nous soulignons les mots « ténèbres » et « berceau » dans cette phrase, c’est pour suggérer la résonance supplémentaire qu’ils auraient acquise si on avait déjà vu sur scène l’éclairage sombre mentionné dans la didascalie présente sur ms 729, f3 et le berceau évoqué plus loin. D’autres exemples (à la fin de l’acte IV, entre autres) mériterait d’être signalés. On peut les étudier d’après les notes que l’on trouvera dans le texte de la pièce.

Troisième Leçon. La dangerosité du journaliste et du journalisme atténuée sur la brochure

Plusieurs passages dans Richard Savage évoquent le danger que représentent les journalistes et le journalisme. Cela se voit le plus le clairement à l’acte III, scène 4 où Daniel Page en parle expressément. Sur la brochure, la conversation qu’il a avec Lushington ne réussit pas à entamer la tranquillité du lord qui compte sur les forces armées pour réprimer tout mouvement populaire inspiré par des déclarations et écrits de la presse. Or, sur les ms 728, f74-f75, on trouve cet échange entre Page et Lushington inséré au milieu de leur tête-à-tête confidentiel :

[Page.] Puis, si milord me permet de dire toute ma pensée... il se passe ici même quelque chose de mystérieux et d’étrange qui me semble de nature à éveiller la sollicitude de sa Seigneurie.

Lushington. Quoi donc, monsieur ?

D. [sic] Page. L’ascendant qu’a pris R. [sic] Steele sur les esprits... le soin qu’il se donne pour fixer sur lui tous les regards... pour deviner [sic pour devenir] le centre de tous les vœux, de toutes les espérances... puis, ce jeune homme... ce poète qu’il a été cherché [sic] dans la condition la plus humble, et qu’il préconise partout, dans les journaux et dans les salons comme un génie puissant et inconnu... tout cela n’annonce-t-il point quelques vues secrètes, et ne semble-t-il pas promettre à l’impatience des masses les Straw et les John Tyler qui manquent peut-être aux nouveaux démolisseurs !...

Lushington. Quoi Richard Steele et l’auteur de Thomas Overby ! le poète et le journaliste. Encore deux personnages dangereux et dont il faut se méfier !...

Le dialogue se poursuit alors sur la réplique de Lushington déjà sur la brochure : « Allons, allons, mon cher attorney général [...] ».

Ce même texte, non barré sur le ms 728, se trouve rayé sur le ms 279, f86-f87, où le nom de John Tyler est corrigé à Wat Tyler. L’allusion à Jack Straw et à Wat Tyler, meneurs d’une importante insurrection populaire au 14e siècle en Angleterre, rehausseraient considérablement la dangerosité du portrait de Steele tracé par Page, attorney-général et antagoniste des deux Richard. Il n’est pas étonnant donc que l’évocation de ces « Jacques Bonhomme » anglais, disparaisse du dialogue. Était-ce à la demande des censeurs (peut-être parce que l’allusion risquait de faire penser à des personnalités ou des conspirations en France) ? Était-ce parce qu’un des auteurs a fini par trouver ces répliques redondantes ou nuisibles au rythme de l’action ? On ne le saurait pas en l’absence du procès verbal des censeurs.

Quelque chose de semblable se trouve plus loin (acte IV, scène 10), dans une confrontation directe entre Steele et Lushington. Sur la brochure, dans la dernière réplique de cette scène, Steele refuse d’accepter que le gouverneur de Londres soit dans son bon droit quand il vient faire arrêter Savage chez Nancy Gore. Sur le ms 728, f111-f112, une phrase, qui sera barrée, est placée au début de la réplique :

La loi, mylord ! Vous savez trop bien qu’elle m’est connue, et que dans ce moment, je n’ai rien à craindre d’elle. Je suis venu défendre R. [sic] Savage contre la plus odieuse trahison, contre l’abus du pouvoir le plus infâme ; je suis venu seul lorsque de nombreux amis étaient prêts et demandaient à me suivre [...].

Le ms 729, f136-f137 comprend la même réplique, également raturée, mais elle se termine ainsi : « Et si je tardais à le [le peuple] rejoindre, il viendrait réclamer à la fois Richard Savage et Richard Steele. Il viendrait au nom de cette loi que vous avez odieusement méconnue ». Puis, un texte présent sur les deux manuscrits offre une conclusion qui donne à voir, indirectement, le soulèvement du peuple et le combat entre Savage et Lushington. Même mis à distance en récit, ces incidents survenus dans les rues de Londres ont sans doute été jugés trop dangereux à évoquer et disparaîtront de la brochure.

Notes

1  Voir Barbara T. Cooper, « Évolution d’une pièce composée à deux : LeTremblement de terre de la Martinique de Lafont et Desnoyer (1840) », dans Parcours de génétique théâtrale : de l’atelier d’écriture à la scène, Ana Clara Santos (dir.), Paris, Éds. Le Manuscrit, à paraître.

2  Voir, sur le ms 728, f17 et le ms 729, f18-f19, la didascalie suivante : « La porte à l’extrême gauche s’ouvre aussi, et l’on voit marcher de ce côté Nancy Gore conduite par William, et tenant un berceau d’enfant dans ses bras. Ce mouvement est inaperçu par les personnages placés sur le devant de la scène ». Cette didascalie est typique de la « spectacularité » oculaire que l’on associe à la mise en scène du mélodrame. La didascalie de la brochure ne laisse pas « voir » l’enlèvement de l’enfant – symbole concret de l’ambition et de l’égoïsme de la comtesse. Voir aussi « À celle [la porte] de droite Nancy monte en voiture avec le berceau de l’enfant. Enfin, Lord Lusington [sic], en brillant uniforme, est [sic] précédé de plusieurs laquais, entre par celle du milieu, vient donner la main à la comtesse et lui offrir un bouquet de bal. Tous ces mouvements s’exécutent à la fois » (ms 728, f18). On trouve le même texte sur le ms 729, f20. Sur la brochure imprimée, Lushington n’entre pas en scène ici et on ne voit pas Nancy monter en voiture avec l’enfant au berceau. Comme la didascalie liminaire, celles citées dans cette note sont absentes de la brochure imprimée sans avoir été biffées.

Pour citer ce document

Barbara T. Cooper, « Annexe 1. Leçons des manuscrits », Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/anthologies/la-presse-en-scene/annexe-1-lecons-des-manuscrits