Les journalistes : identités et modernités

Les genres médiatiques de l’anticipation : des usages comiques du futur

Table des matières

VALÉRIE STIÉNON

« Le rideau de l’avenir tombe. »

(Le Journal amusant n° 210, 7 janvier 1860)

L’éphéméride dans tous ses états

Bien avant l’apparition des collections françaises de science-fiction dans les années 1950, le récit d’anticipation est né pour une grande part dans la presse du xixe siècle, qui a joué un rôle incubateur décisif à plusieurs égards : rencontre de la vulgarisation et du feuilleton, commentaire prospectif des objets de l’industrie, compte rendu de la modernité des Expositions Universelles, développement du merveilleux scientifique, contes fantastiques conjecturaux1. De la rubrique informative au récit divertissant, de la micro-saynète au feuilleton long, de la convention rhétorique au projet didactique, les manifestations de cette hybridation créative sont nombreuses et variées. En une mise en scène sommaire, l’article du Tintamarre du 5 janvier 1845 intitulé « Vision. Récit fantastique d’un vieillard » transpose par exemple le lecteur dans un futur non déterminé : « J’empoigne mon lecteur dès ma première phrase par toute l’attention qu’elle mérite, et je le transporte, grâce aux ailes vigoureuses de ma pensée, sur les hauteurs de l’avenir, à plusieurs siècles d’élévation au-dessus du niveau de l’actualité. » La projection présente le monde de 1845 en ruines et fait tenir à un vieillard le discours conventionnel de la désillusion des utopies et de la déploration du long déclin de la culture : « Du site où nous voilà perchés, voici que nous contemplons les ruines de notre propre époque : nos utopies sont devenues des vieilleries, et nos hardiesses littéraires les plus hugophantesques, d’abominables lieux communs. » La même veine d’anticipation dystopique trouve des formes plus résolument narratives, tel « Le déluge de glace » de Victor Forbin dans le Journal des voyages du 19 janvier 1902, imaginant qu’à Paris « l’orgueilleuse tour de trois cents mètres s’écroulera comme un château de cartes ». Parallèlement, une veine pédagogique dédiée à la vulgarisation scientifique ou orientée vers le récit d’aventures décline le paradigme de la science pratique et amusante dans des périodiques comme Le Magasin d’éducation et de récréation, La Science illustrée, Sciences et Voyages, Je Sais tout et Lectures pour tous. Dans les années 1920 et 1930, cette matière passera progressivement des périodiques aux fascicules, infiltrant des numéros comme ceux du Petit Inventeur, qui développe à destinations des jeunes amateurs de science appliquée un imaginaire des trouvailles domestiques et un émerveillement des trucs et gadgets, allant de la fabrication de son « moteur-jouet », de sa bobine de Ruhmkorff ou de son praxinoscope à celle de son avion ou de son télescope.

On mesure toute la diversité générique des formes de l’anticipation sur les supports périodiques lorsque l’on constate, pour la seule année 1862 du Charivari, la variété des usages iconotextuels du futur déclinés dans des billets situables entre fiction narrative brève et fabulation référentielle faiblement diégétique, tels « Quand et comment finira la guerre d’Amérique » par Adrien Huart (24 juin), « Les prédictions du Charivari » par le même (9 juillet), « L’an 1900 » par Pierre Véron (23 décembre) et « Paris dans vingt ans » par Huart à nouveau (24 décembre), ou encore lorsque l’on considère l’intertextualité d’une planche comme « Le grand prix de l’avenir » dessinée par André Hellé (Figure 1) pour La Vie parisienne du 13 juin 1908, mêlant l’extrapolation fantaisiste, la citation graphique des engins volants d’Albert Robida et la satire d’actualité.

Figure 1 : André Hellé, « Le Grand Prix de l’avenir », La Vie parisienne, 13 juin 1908.

Si la fiction d’actualité futuriste, la vulgarisation scientifique et la fantaisie pour la jeunesse ont été identifiées comme les composantes matricielles du récit d’anticipation, on a moins remarqué que la presse joue elle aussi sa propre partition du futur, multipliant les usages ludiques et satiriques de l’anticipation sous la forme de « prédictions pour l’année » et de « coups d’œil prophétiques ». Ici, Albert Robida, deux ans avant le premier volume de sa trilogie d’anticipation sur le vingtième siècle2, se livre à l’exercice du budget prévisionnel en prodiguant ses conseils pour faire des économies dans La Caricature de 1881, dont il est le rédacteur en chef (Figure 2).

Figure 2 : Albert Robida, « Agenda des familles », La Caricature, n° 55, 15 janvier 1881.

Là, il s’agit de dédramatiser dans Le Chat Noir (n° 470, 17 janvier 1891) les « Pronostics pour l’année 1891 » en les sous-titrant explicitement « De quoi rire et s’amuser en société », Narcisse Lebeau donnant aussitôt le ton de la précision toute relative de son calendrier : « Les pronostics qui précèdent, de même que ceux qui suivent, sont tous d’une vérité rigoureuse. D’ailleurs, les astres ne se trompent jamais (ce qui les distingue des éléphants et de nos maîtresses). En les consultant, nous nous sommes aperçu que les événements les plus importants du mois de Janvier devaient se passer dans la première et la seconde quinzaine de celui de Février. »

De telles prédictions comiques ne sont pas nouvelles. Elles ont leurs ancêtres dans la littérature de colportage regorgeant d’approximations astrologiques et de superstitions en tout genre, et trouvent l’un de leur représentant majeur avec Rabelais, qui se plaît à dénoncer cette vogue en prophétisant de faux malheurs dans sa Pantagruéline Prognostication de 1532. Mais au xixe siècle, leur multiplication et leur récurrence dans les pages de la petite presse constitue une véritable microforme médiatique, une formule à succès déclinable à l’envi sur plusieurs numéros, à l’image des « Grandes et véritables prophéties » de La Caricature des années 1840. Les éléments constitutifs de cette microforme qu’on pourrait nommer éphéméride d’anticipation reposent sur une temporalité prospective généralement limitée à l’année entamée ou sur le point de débuter, une structure logique et graphique ramifiée en mois et en jours, des assertions plus fantaisistes que vraisemblables et une rhétorique surjouée de la prophétie qui ne se prend pas au sérieux et désamorce toute portée dramatique.

Aux trois anciennes formes de l’éphéméride célébrative (rappelant la date anniversaire d’un moment historique notable), de l’éphéméride météorologique (centrée sur le cycle des planètes et des saisons) et de l’éphéméride-horoscope (dédiée aux signes astrologiques et aux portraits des tempéraments correspondants) se superpose ainsi une tension prédictive infiltrante particulièrement encline au second degré et au détournement. De l’éphéméride ancienne manière, elle conserve au moins deux fonctions. D’une part, elle souligne rétrospectivement les événements marquants à une date donnée. Elle peut alors participer à une relecture fantaisiste de l’Histoire, à grand renfort de chronosèmes alternatifs et de calembours, comme dans Le Tintamarre, qui retient par exemple « 1270. – Les Grecs s’emparent de la ville de Troie, célèbre par ses andouilles » (30 janvier 1853) et « 1063. Ève mange la pomme pendant qu’Adam l’appelle » (29 janvier 1854). D’autre part, elle pronostique les aléas climatiques et événementiels de l’année. Prospective, elle joue alors de la structure prévisible du calendrier en déclinant les marronniers du nouvel an et la promesse des étrennes. Il en résulte des fictions rituelles attendues aux mois de décembre et de janvier. Tantôt commémorative, tantôt prospective, l’éphéméride peut de la sorte se moduler selon les contextes médiatiques, autorisant des effets de dérision spécifiques au détournement de chacune de ces deux tendances.

La presse au miroir du futur

L’extraordinaire prolifération de l’éphéméride d’anticipation dans la petite presse s’explique en grande partie par l’importance historique et la prééminence médiatique des deux genres auxquels elle s’hybride : la revue de fin d’année, qui fait le bilan des moments forts en investissant les arts du spectacle3, et l’almanach, qui consacre le règne de l’éphémère tout en le pérennisant dans des structures fixes et des contenus prévisibles.

L’éphéméride prédictive est proche de la revue de fin d’année, dont elle constitue à la fois l’inversion et l’extension. La Caricature n° 159 livre le 13 janvier 1883 ses « Bonnes résolutions pour l’année 1883 » dessinées par Albert Robida. En opérant le passage de la rétrospection à la visée prospective, la légende de l’image en une thématise significativement la mutation de la revue de fin d’année en éphéméride parodique : « Non, décidément, quand on fait son petit examen au bout de l’année, on a trop de choses désagréables à se dire ! C’est fini ! commençons une ère nouvelle et prenons d’énergiques résolutions pour l’avenir ! […] » Les deux microformes ont en commun un futur de faible amplitude, de convention et prétexte à mêler l’inscription dans des codes attendus et la distanciation par le double sens, l’allusion et l’humour. Ainsi L’Éclipse n° 220 offre-t-elle le 12 janvier 1873 une « Revue de 1873 » qui mêle anticipation et rétrospective, en faisant porter la seconde sur une année qui est sur le point de commencer et non de finir, écart qu’elle se plaît à souligner : « Oui, chers lecteurs, Revue de 1873… Cela vous étonne ? Jusqu’ici on se contentait de vous offrir la revue de l’année écoulée. La belle malice !... Nous voulons, nous, vous offrir celle de l’année qui commence. Nous vivons, du reste, à une époque où tout est tellement indiqué, qu’il est presque aussi facile de prévoir l’avenir que de raconter le passé. Au rideau !... » Autre exemple, La Caricature publie le 29 décembre 1839 « Le jugement de l’année 1839. Comédie en un acte » par Eugène Guinot (Figure 3). L’énonciateur se situe le 1er janvier 1840, soit trois jours dans le futur par rapport à la parution du numéro (« La scène se passe dans l’autre monde, et commence le 1er janvier 1840 à une heure du matin »). La saynète met en présence une personnification de l’Année 1839 et une allégorie du Temps qui, depuis l’autre monde, procèdent à l’examen de conscience de l’année écoulée.

Figure 3 : Eugène Guinot, « Le jugement de l’année 1839. Comédie en un acte », La Caricature, n° 61, 29 décembre 1839.

Rapidement, ce type de projections temporelles ludiques s’étend sur l’ensemble du numéro et rencontre des enjeux esthétiques : si les codes du spectacle théâtral ne manquent pas d’être affichés, comme dans Le Journal amusant n° 210 (7 janvier 1860) qui termine explicitement par ces mots « Le rideau de l’avenir tombe », l’enjeu est principalement graphique : Philipon, Bertall, Cham et Nadar se sont spécialisés dans la « revue du trimestre » dans Le Journal pour rire puis Le Journal amusant. Celle-ci, qui laisse toute la place à l’image et privilégie le minimalisme des légendes, pose véritablement les bases de la narration séquentielle. La revue du quatrième trimestre (Figure 4) est la plus proche de l’anticipation, dans la mesure où elle fait la liaison avec l’éphéméride de l’année qui commence4.

Figure 4 : Nadar, « Revue du quatrième trimestre de 1856 », Le Journal amusant, n° 55, 17 janvier 1857.

Second genre auquel s’hybride l’anticipation médiatique, l’almanach5 est d’autant plus prisé qu’il est aisément pastichable dans ses deux formes de récurrence, typographique (calendaire) et structurelle (double section de prédictions générales et particulières). La codification du genre, qui incite à la reprise, n’empêche d’ailleurs nullement l’hybridité de ses composantes, comme le montre L’Éclipse du 28 janvier 1877 sur sa « Page spécimen de l’almanach de l’Éclipse » (Figure 5), qui juxtapose la célébration versifiée de la saison, l’allégorie du temps qui passe, le calendrier proprement dit et l’encart réservé à l’horoscope.

Figure 5 : « Page spécimen de l’almanach de l’Éclipse », L’Éclipse, 28 janvier 1877.

Il résulte de ces caractéristiques une série d’almanachs dits « prophétiques » qui en viennent à constituer un sous-genre spécifique de l’almanach dans sa veine comique. Leur récurrence de principe est par ailleurs de nature à assurer une utile visibilité dans un catalogue d’éditeur. Cela n’échappe pas à la maison Aubert, qui annonce avec emphase la vente annuelle de son Almanach prophétique : « petit volume tiré et vendu tous les ans à 150,000 exemplaires. Cet almanach, illustré d’une centaine de dessins exécutés par les artistes du Musée Philipon, contient toujours un grand nombre de chapitres très remarquables, dus à la plume des principaux écrivains6. »

La proximité intertextuelle affichée, qui va de l’intégration de l’échantillon à la reproduction plus ou moins détournée, manifeste pleinement l’intergénéricité de l’almanach et du journal7. Leur convergence reposant sur la lecture et l’absorption d’un média par un autre est largement motivée par la perspective promotionnelle et économique de la (petite) presse, qui lance régulièrement des almanachs comme produits dérivés dont elle fait abondamment la publicité dans ses pages, quand ils ne sont pas réalisés par les mêmes équipes, avec les mêmes images et bons mots. Qu’il suffise de considérer l’Almanach pour rire, l’Almanach du Charivari ou encore le Comic Almanack8, tous publiés chez Aubert. L’éventail des objets médiatiques autour de l’almanach peut ainsi s’étendre du « magasin » – musée ou magasin comique de Philipon – au livre d’étrennes dont la réclame paraît aux mêmes dates significatives, au seuil de la nouvelle année. Se renforçant mutuellement, almanach et journal partagent des objets et une rhétorique qui rendent difficile une distinction nette. C’est ce que met par exemple en évidence l’Almanach des mâchoires pour 1851, paru à Paris en 1850 et dû à William Rogers, dentiste parisien qui fait la promotion de la « buccomancie » censée permettre de deviner la personne à partir de la conformation de sa bouche, sur le modèle déjà contesté de la physiognomonie. Tandis que Le Tintamarre du 5 janvier 1851 fait sans réserve la réclame de l’ouvrage de Rogers, la portée anticipative de l’almanach et sa visée prophylactique se trouvent intégrées dans un continuum économique et médiatique.

L’éphéméride opère avec fluidité l’articulation entre la forme-journal, ses dispositifs auto-promotionnels et ses produits dérivés. La migration du journal au volume en passant par le fascicule se fait bien souvent par les mêmes réseaux éditoriaux et publicitaires, comme en atteste l’album des Prophéties charivariques dessiné par Quillenbois et publié par Aubert vers 1846 (Figure 6), réalisé dans le sillage pas si lointain du numéro spécial du Charivari du 1er janvier 1843, Le Charivari prophétique ou l’avenir couleur de rose, illustré de vignettes de Trimolet, Daumier et Gavarni, qui allégorise les années et dramatise leur succession tout en satirisant l’actualité. Ces productions essaiment encore chez d’autres éditeurs parisiens, devenant par exemple les Prophéties comico-blago-charivariques chez Madame Delavigne en 1847. La plaquette de douze pages se présente comme une compilation d’affirmations énoncées au futur, sur le mode allusif ou au second degré, déclinant le modèle des recueils de bons mots et la facture des physiologies qui affectionnent l’innutrition des sources par assimilation de pseudo-vérités et de mots pour rire9.

Figure 6 : Prophéties charivariques, Paris, Aubert, n.d., ca. 1846.

La prédiction en journal est donc largement formatée par des impératifs médiatiques et marchands. Elle l’est aussi, simultanément, par la ressaisie du discours social lui-même : la veine journalistique prophétisante s’exprime précisément en réaction aux discours prophétiques trop entendus, tels que les dénonce La Caricature entre résistance et reproduction : « Les prophètes et les prophéties sont à la mode depuis quelque temps ; aussi le directeur de La Caricature, pour plaire à ses lecteurs, n’a reculé devant aucuns sacrifices [sic], et il s’est adressé au plus célèbre astrologue de l’époque pour obtenir les renseignements suivants sur tous les événements qui doivent s’accomplir dans le cours de l’année 1841. – Voici les pages arrachées au livre du Destin par l’illustre astrologue Blagueramus » (27 décembre 1840). Dès lors, ce qui se lit dans le futur frelaté des pages de la petite presse, ce n’est autre que le commentaire distancié de la rumeur médiatique elle-même, dans une volonté double de tourner en dérision un discours trop entendu et de tirer à soi l’esthétique d’un rire par amplification, déformation et transposition. La parodie de l’objet-almanach (ses sujets, sa typographie, sa structuration) se double donc d’une critique des discours assertifs trop assurés ou ressassés.

Actualité et prospective

Cela invite à reconsidérer la définition de la « prédiction » dont il est question ici. La frontière ténue entre pronostic et prophétie, qui réside pour une bonne part dans la vraisemblance et dans le degré de croyance en sa réalisation, produit des formes intermédiaires qui mettent en tension le passé et le futur dans le cadre limité de la petite actualité au jour le jour. Le cas du souhait détourné en rend bien compte, qu’il soit dénié comme dans ce dessin de Draner du 29 décembre 1883 légendé « Tout ce que nous ne souhaitons pas à nos lecteurs pour 1884 » et représentant sur le mode stylisé du pictogramme un certain nombre d’accidents et de situations compromettantes (Figure 7), ou qu’il se fasse vecteur de typification des us et coutumes, comme dans « Les souhaits ridicules pour l’année 1858 » par Marcelin dans Le Journal amusant (Figure 8). Par métonymie, les souhaits ne sont pas tant ridicules en eux-mêmes qu’ils ne stigmatisent les ridicules et les travers, par le truchement de destinataires aux faux noms à la motivation explicite10.

Figure 7 : Draner, « À propos du jour de l’an », La Caricature n° 209, 29 décembre 1883.

Figure 8 : Marcelin, « Les souhaits ridicules pour l’année 1858 », Le Journal amusant, n° 104, 26 décembre 1857.

Le mode optatif largement répandu11 fait passer la dimension prospective de l’assertion au registre potentiel et se substitue ainsi à l’affirmation qui fait généralement tout l’intérêt et le péril de la prédiction. Cela permet de contourner les déclarations hasardeuses, susceptibles d’être invalidées, en les remplaçant par des affirmations feutrées, personnelles, sans risque. Le cas de la « bonne résolution », à l’image de celles dessinées par Robida dans La Caricature n° 159 du 13 janvier 1883, en est également très proche en ce qu’il porte lui aussi sur une disposition personnelle plutôt que sur une vérité soumise à l’épreuve du temps et des faits.

La vérité même de la prophétie est d’ailleurs secondaire, comme semble l’indiquer par antiphrase son infaillibilité trop ostensiblement affichée. Car la prédiction est toute relative, à en croire cet article de L’Éclipse : « Je m’arrête, faute de place, mais ce ne sera pas sans faire remarquer le caractère de profonde véracité qui distingue ces prédictions de celles des autres prophètes. Elles ont surtout cela pour elles, de ne pas être utilisables seulement pour demain, mais bien pour tous les jours de l’année. » (21 janvier 1877) Parce qu’elle est liée à la récurrence du marronnier, l’anticipation de la petite presse programme une prédiction perpétuelle, une éphéméride en continu réalisant le paradoxe de la répétition d’un discours qui devrait au contraire se distinguer par sa rareté et sa singularité. De surcroît, elle s’hybride à la narrativité du feuilleton pour former une manière de récit de la rumeur médiatique attendue. On ne s’étonne donc pas de voir apparaître l’indication « à suivre » empruntée aux codes feuilletonnesques dans ce récit d’un futur qui doit continuer à s’anticiper la semaine suivante, comme le veulent les impératifs du périodique. Le Tintamarre instaure même la prédiction mensuelle détaillée par jours, en 30 ou 31 propositions lapidaires soigneusement listées et numérotées.

Pris dans cette tendance qu’il confirme à son tour, le journal se montre attentif à la permanence et à ce qui s’enchaîne plutôt qu’à la nouveauté proprement dite. Il s’efforce de transformer les possibles ruptures, tel le passage à la nouvelle année, en des continuités médiatiques en jetant des ponts vers l’avant et l’après, à l’image de cette illustration de La Caricature n° 1148 du 28 décembre 1901 qui remplace le 1 par un 2 sur le tableau de l’année 1901 (Figure 9), manière de signifier qu’on ne tourne pas la page, mais qu’on s’inscrit par strates dans un schéma ancien qui se perpétue, davantage attentif à la permanence par-delà la variation qu’à l’irruption ex nihilo de la nouveauté.

Figure 9 : La Caricature, n° 1148, 28 décembre 1901.

Loin de mettre en évidence l’exception, l’unique et ce qui fait saillance dans l’actualité – mode, progrès technique, décisions politiques ou avancées sociales –, l’éphéméride livre une actualité convenue, qui mêle la précision très anecdotique aux vérités tellement générales qu’elles sont prévisibles par tout un chacun et par là même dénuées de portée prédictive, comme cette annonce de L’Éclipse du 14 janvier 1877 qui tient à proclamer sans grand risque qu’« [u]n locataire aura des difficultés avec son propriétaire ». Le degré zéro de l’information qui en résulte exhibe son caractère factice. Non seulement la visée cognitive attendue s’en trouve effacée au profit d’usages explicitement ludiques, mais toute portée sensationnelle est tempérée par les traits caricaturaux d’une exceptionnalité rendue familière et ramenée à l’échelle de l’anecdote pratique du quotidien.

Dans l’inanité évidente de la prédiction médiatique se lit une critique de la rumeur sociale trop ressassée, la propension du siècle à la prédiction ayant généré une lassitude certaine qu’il s’agit de dénoncer. C’est ce que montre l’anecdote de M. Jacques Babinet12, scientifique qui avait annoncé à tort un rude hiver pour 1860, ce que Le Tintamarre ne manque pas de railler, d’abord en affirmant que Babinet « semble avoir délaissé les régions de l’astronomie pour les bas-fonds de l’astrologie » (9 janvier 1859), puis en relatant un dîner chez le même : « M. Babinet ne pouvait se consoler de la douceur de la température. Dans sa douleur il se trouvait malheureux de n’avoir pas d’engelures. » Pour le préserver de la douloureuse évidence climatique, ses proches lui font alors l’amitié de venir chez lui vêtus d’étouffantes fourrures (16 janvier 1859).

La prophétie qui n’advient pas

Une figure cristallise particulièrement ce trop-plein de la prophétie : l’omniprésent Matthieu Laensberg, dont le jeu médiatique de la petite presse se sert comme caution ou repoussoir des prédictions les plus fantaisistes. Il est rapidement devenu par antonomase un Matthieu Laensberg et par à-peu-près Matthieu « Lanceblague », comme le désigne Le Tintamarre du 3 janvier 1847, pressé de l’enterrer en raison de sa présence massive et suite probablement à ses apparitions répétées dans Le Charivari des années 184013 : « Donc, maintenant que nous sommes certains que Mathieu Lans-berg est bien mort, nous nous sommes assuré la collaboration exclusive d’un marchand de bouchons, de Liège, M. Mathieu Lans-blague ». À ce chanoine belge du xviie siècle, qui aurait été mathématicien, on attribue des prédictions et des éphémérides dans des ouvrages diffusés au moins jusqu’en 1984, bien que son existence elle-même soit sujette à caution. Il est à l’origine de « L’Almanach de Liège », validé par les autorités religieuses et civiles, qui devient au xixe siècle un quotidien dérivé de l’almanach journalier. Le Matthieu Laensberg a tout pour faire un running gag, prétexte aux prophéties les plus fantasques et convoqué pour le pur plaisir de la répétition. L’évoquer permet de se référer autant à un contenu qu’au support qui l’a mis en forme, puisqu’il s’agit d’une citation inter-médiatique, d’un journal à un autre organe périodique, largement diffusé et déjà fréquemment mentionné au point de constituer une référence (para-)culturelle. On voit ici à l’œuvre le second degré en régime médiatique : évoquer « le » Matthieu Laensberg, ce n’est pas tant procéder au pastiche d’un style individuel attaché à une personnalité identifiable que produire un écho entre des supports médiatiques et les discours afférents. Laensberg-Lanceblague devient véritablement une scie, comme en atteste la pièce de théâtre par Clairville intitulée Mathieu Lænsberg est un menteur (1837), pourvue de son personnel allégorique (années, progrès, grippe) et actualisant la thématique de la prédiction déceptive et trompeuse jamais réalisée. On le voit, Matthieu Laensberg se fait entité creuse, polyphonique et mobilisable à l’envi pour exprimer des propos aussi évidents qu’attendus tout en les parant de l’indice du second degré. En somme, signer Matthieu Laensberg ou lui attribuer des paroles devient l’équivalent du point d’ironie : il s’agit de suggérer la bonne modalité d’interprétation du discours à des initiés capables de reconnaître le marronnier.

L’éphéméride d’anticipation propose donc du non-événement, à la fois réflexif et fantasmé. Il ne s’agit pas de célébrer le temps qui passe, mais de renforcer la connivence autour du fait connu ou attendu, et d’en jouer. On peut faire l’hypothèse que cela témoigne de la surimposition hégémonique de la scansion médiatique aux autres, scansions naturelle (calendrier), climatique (almanach) et culturelle (agenda des familles)14. Si le temps pensé, planifié et anticipé doit en principe permettre de repérer l’imprévu pour mieux l’accueillir ou le maîtriser, cette planification tourne ici à vide, au point que la périodicité elle-même se trouve parodiée. Cela redouble la temporalité interne du journal et sa mémoire, dans la mesure où le bilan prospectif ne concerne pas tant les événements du siècle que les prédictions du journal lui-même, qui se mettent en scène, se font attendre et se citent abondamment. Le comble est sans doute atteint dans Le Tintamarre du 5 janvier 1862, dont les « Vœux et souhaits pour 1862 » par Jules Lovy se terminent sur une adresse en troisième personne des meilleurs vœux à… Lovy lui-même.

La logique référentielle de l’éphéméride se trouve phagocytée par le journal, comme c’est le cas pour beaucoup d’autres aspects : le média récupère son propre imaginaire et en vient à le traiter comme objet privilégié et vitrine auto-promotionnelle. Preuve s’il en faut qu’il s’agit là d’un futur intrinsèquement médiatique, on le voit devenir enjeu de distinction et de démarcation entre organes de presse – par rapport au Siècle pour Le Tintamarre et au Constitutionnel pour La Caricature de Robida. Le Tintamarre du 6 février 1853 affirme clairement sa démarche dans ses « Éphéméride-Exutoires » « [d]estinées à combattre le virus moral dont les fausses éphémérides du journal le Siècle ont gangréné l’esprit des masses ». Ce qu’il répète par la suite : « Nous espérions que le journal le Siècle enterrerait ses éphémérides avec l’année 1853. Il continue en 1854 ; nous acceptons le défi » (Le Tintamarre, 1er janvier 1854). À l’usage du second degré dans le traitement des codes convenus du marronnier, se superpose donc un dialogue intermédiatique complexe qui participe des rapports de force intervenant dans l’expression d’une vision du monde et dans la construction de l’actualité par les organes de presse, dont la fonction informative elle-même est remise en cause. C’est ce que dit bien cette prophétie satirique de la grande presse par la petite, en trois mouvements dans Le Journal pour rire n° 15 du 9 janvier 1852 : « Les journaux, plus que jamais, continueront à annoncer des serpents de mer et autres monstruosités qui jetteront l’effroi parmi leurs abonnés. » « Mais ils continueront à démentir le lendemain les faits épouvantables qu’ils ont annoncé la veille. » « C’est-à-dire qu’ils continueront à faire croire au public que les vessies sont des lanternes. »

Si les éphémérides ne bénéficient pas de la stabilité d’une rubrique spécifique, elles figurent généralement en couverture et sur plusieurs pages. Elles sont appelées, au siècle suivant, à prendre l’ampleur de numéros complets qui témoignent d’une postérité intéressante dans Illustration, Lectures pour tous, VU, Sciences et Voyages, Le Crapouillot. La première réalisation complète est sans doute le numéro exceptionnel « À nous l’espace » de L’Assiette au beurre (n° 37, 14 décembre 1901) illustré par Guillaume (Figures 10 et 11).

Figures 10 et 11 :« À nous l’espace », L’Assiette au beurre, n° 37, 14 décembre 1901.

La revue récidive avec ses « Prédictions pour 1906 » (n° 251, 20 janvier 1906), où elle joue sur un humour de l’absurde (« En 1906, les femmes auront un an de moins qu’en 1905 ») et conserve l’orientation satirique (« Le tsar sera nommé roi de pique », sa tête étant représentée sur une pique, précisément…), sans omettre la composante réflexive, le périodique se prédisant à lui-même le plus grand succès : « Nos pronostics s’étant réalisés, l’Assiette au beurre sera subventionnée du gouvernement pour le tenir au courant des événements futurs. » Enfin, le passage redouté de la comète de Halley génère inévitablement son numéro dystopique en 1910 : « La comète liquidateur. Demain la fin du monde » (n° 476, 14 mai 1910).

La créativité graphique, iconotextuelle, se poursuit avec « Les féeries de l’avenir », numéro spécial de Lecture pour tous en décembre 1932, qui exploite le reportage photographique d’anticipation. Les aspects futuristes portent sur des domaines de l’actualité très divers : la mode (« Le grand couturier de l’an 2000 »), la fiction d’aventure (« Une aventure de Paul Reboux »), la science-fiction cinématographique (« Gens de la lune »), l’architecture urbaine (« Les gratte-ciel il y a 10000 ans ») et l’organisation sociale dans son ensemble (« Au XXIe siècle – Scènes et paysages de la vie future »). L’illustration elle-même n’est pas inscrite dans une temporalité future, sinon par le commentaire qui l’accompagne et par sa manière de jouer des chronologies par photomontage : la place de la Concorde devient « plage de la Concorde » (Figure 12) devant une cité qui évoque l’architecture de Manhattan, et la Tour Eiffel, qui abrite un « musée de la publicité lumineuse » (p. 13), jouxte désormais un gratte-ciel (Figure 13).

Figure 12 : « Les féeries de l’avenir », Lecture pour tous, décembre 1932, p. 9.

Figure 13 : « Les féeries de l’avenir », Lecture pour tous, décembre 1932, p. 13.

Le photomontage rappelle certains projets architecturaux dystopiques, comme celui de Louis Bonnier montrant Notre-Dame de Paris avec le Woolworth Building de New York (vers 1928), occasion de dénoncer l’incompatibilité des infrastructures et la disproportion des rapports d’échelle. Le numéro sur « La prochaine guerre » de VU en 1931 intègre également des photomontages, ajoutant des masques à gaz et des trucages comme l’explosion de l’Église de la Madeleine. La photographie ainsi manipulée produit des effets puissants : son caractère composite induit une réinterprétation de sa dimension référentielle dans le sens d’un Paris futur ayant suivi le chemin périlleux du capitalisme américain ou du chaos civil. De même, dans l’article « À Paris au XXIe siècle » de Lectures pour tous de décembre 1932, ce n’est pas tant l’illustration elle-même qui est futuriste que son commentaire et son détournement des chronologies. La projection s’opère par la transfiguration du présent, et ce moins dans la nature même de l’image que dans l’interprétation qu’elle programme ou suscite.

Ce parcours dans les éphémérides d’anticipation considérées comme un genre médiatique montre que les caricatures de la petite presse de la Monarchie de Juillet et les photomontages des revues du premier tiers du xxe siècle ne disent pas exactement la même chose. D’un côté, des saynètes protéiformes à valeur allégorique et typifiante permettent de suggérer sans expliciter, d’aborder la petite actualité événementielle en se donnant des prétextes de registre allusif. La tension prospective est peu marquée et se décline dans l’éventail des mois et des semaines, avec les attitudes caractéristiques et les travers prévisibles que l’on peut y déceler. De l’autre côté, des satires explicitement attachées à des thématiques de progrès et de modernité dénoncent les dérives capitalistes et la défiguration urbaine induite par la course à l’américanisation. Plus on avance dans l’évolution de la presse, plus il apparaît que la rhétorique de l’almanach et l’artifice de la dimension prospective laissent la place à l’épaisseur polémique du présent. La satire des mœurs, la critique politique et les considérations sociétales sont désormais prépondérantes. Elles précisent et infléchissent ce que La Caricature n° 62 du 5 janvier 1832 ne fait au mieux qu’annoncer sur un ton grandiloquent et dans le registre de la généralité anecdotique : « L’année qui commence ne sera pas moins fertile que ses sœurs aînées, en grands événements, en prodigieuses catastrophes : l’horizon politique s’obscurcit, l’avenir est gros d’événements, le ciel se couvre de nuages. Les défenseurs de la liberté du monde auront encore de terribles luttes à soutenir. Il y en aura d’arrosés, de pendus, d’assommés, de sabrés. La Caricature et La Tribune seront saisies douze mille neuf cent quarante-sept fois ; mais enfin le triomphe de la raison est assuré ; et, cette année, les pommes de terre seront d’une excellente qualité. »

À côté de l’attaque ad hominem très circonscrite, par laquelle le périodique aime chahuter doucement son propre personnel et les figures concurrentes, comme dans les « Épitaphes anticipées » du Tintamarre et les « Épitaphes pour l’avenir » de La Caricature fin-de-siècle15, c’est une plus vaste réflexion sur la consignation des faits mémorables et une pensée de ce qui doit faire l’actualité qui se développent. En témoigne, dans une aire culturelle influencée par l’esprit et les formes de la petite presse française, le périodique canadien La Scie Illustrée, avec des encarts tels que « Une page prise au hazard [sic] dans l’histoire du xxe siècle » (13 avril 1866) et « Le xxe siècle et N. Thibeault » (20 avril 1866)16.

Contours/détours médiatiques du futur

L’éphéméride d’anticipation trouve dans la petite presse et sa nébuleuse de produits dérivés le lieu et les moyens de déployer sinon une véritable esthétique, du moins une microforme aisément identifiable, particulièrement créative. Elle touche à la fois, souvent conjointement, le texte et l’image, et circule sur divers supports entre lesquels elle permet de renforcer une intermédialité discursive et formelle. Cette matière extensible, déclinable à peu de frais, qui respecte et même amplifie la ligne éditoriale par un certain type d’humour, reconduit dans le même mouvement le filtre autoréflexif de l’actualité par le journal. Sa temporalité particulière, construite sur la permanence itérative, module une actualité faiblement événementielle tout en ménageant un second degré de reprise de la rumeur. L’avenir vers lequel elle tend est bien en-deçà d’un futur proche ou général, dans la mesure où la prophétie est mise en scène comme improbable et non destinée à advenir. Non seulement elle n’a pas véritablement vocation prédictive, malgré la rhétorique et le cadre d’énonciation affichés, mais de surcroît elle s’emploie à mettre en forme des données connues et attendues que l’on s’amuse à reconnaître collectivement. Elle conserve la thématique, le principe et la structure du calendrier, tout en jouant largement de l’amplitude entre une spécification qui cible ad hominem et des propositions dont la généralité s’apparente à l’évidence même, ce qui leur enlève de facto toute portée prospective. Il reste alors un traitement essentialisant qui récupère le déroulement cyclique des mois et des jours pour figer conduites et attitudes dans une pratique renouvelée de la saynète comique.

Le succès de ces marronniers conjecturaux est révélateur du fonctionnement rhétorique et structurel de la petite presse, en ce que celle-ci est le lieu d’une temporalité médiatique faite de prétextes d’actualité visant à opérer un retour pragmatique sur ses propres contenus et à justifier sa teneur de média supposé commenter la part événementielle du réel, une part qu’elle s’avère davantage vider de sa substance que mettre en évidence. Les fictions rituelles qui en résultent peuvent prendre un tour plus nettement participatif, comme lorsque Le Miroir du monde de décembre 1933 fait appel aux écrivains pour commenter le monde de l’an 2933, mais elles n’en modifient pas véritablement le fonctionnement autoscopique. L’éphéméride humoristique redouble la temporalité interne du journal et joue sur sa mémoire : le bilan prospectif ne concerne pas tant les événements du siècle que les perspectives du journal lui-même et sa propre vitrine promotionnelle. Un sommet est sans doute atteint en la matière dans Lectures pour tous de décembre 1932, qui fantasme l’avenir à travers les illustrations et les textes d’un supposé futur numéro de Lectures pour tous de Noël 2002.

La logique référentielle de l’éphéméride se trouve ainsi phagocytée par le dispositif du journal, qui se construit et se justifie dans son propre commentaire à travers les traits caricaturés d’une matière événementielle rendue familière et contrôlée. En conséquence, des effets de sérialité ne cessent de se créer et de se défaire, comme le montre la récurrence des « Grrrrrandes prophéties caricaturales pour l’année 18.. » dans La Caricature des années 1840. La série est d’autant plus réussie qu’elle est à la fois attendue autour d’un invariant structurel – le passage des mois, des jours, des dates clés, des notabilités petites et grandes –, ouverte à l’accueil de toute matière anecdotique dans des rubriques mobiles et expansives pouvant remplir les deux tiers d’un numéro, utile à combler les lacunes des numéros les moins denses et libre d’interrompre à tout moment ses effets d’agrégation. Ces manifestations invitent à aborder la prédiction perpétuelle de la petite presse comme une manière de combler les attentes en les détournant. Il ne s’agit donc pas de contempler, de mesurer, d’apprivoiser ou de célébrer le temps qui passe, mais de renforcer la connivence autour du fait médiatiquement construit et proposé comme tel à travers des codes convenus. Le figement du procédé lui-même est dénoncé régulièrement, comme dans ce mot à l’attention des lecteurs du Tintamarre du 11 janvier 1852, qui se sent obligé de préciser que ce n’est pas parce que le journal, comme les autres, se met à publier « chaque jour » des éphémérides, qu’il va pour autant « tuer le Tintamarre à force de coquetterie, de mamours et de publications rances ».

De la citation intermédiatique à l’innutrition culturelle, c’est moins avec l’actualité qu’avec le reste de la presse elle-même que dialoguent les journaux concernés, à grand renfort de tables des matières prévisionnelles, de rhétorique du boniment, de pragmatique du badinage, de posture énonciative et graphique de la monstration. À contre-emploi de la mission supposée du métadiscours journalistique, l’éphéméride d’anticipation préfère désigner du typique et de l’attendu plutôt qu’explorer du singulier et du nouveau. À l’image du « Calendrier universel » imaginé par Robida dans La Caricature n° 315 du 9 janvier 1886, le calendrier est vidé de sa vectorisation temporelle. Il devient un principe de figement et d’essentialisation de certaines conduites, qui sont alors de facto données comme récurrentes et d’autant plus facilement pointées comme les cibles d’une satire des mœurs.

Ces spécificités médiatiques de la petite presse distinguent l’anticipation des éphémérides de celle qui caractérisera ensuite toute une culture futuriste, marquée dans le premier tiers du xxe siècle par un imaginaire visuel circulant sur les cartes postales, les cartons de cigarettes et les emballages de chocolat17, puis orientée à partir des années 1970 vers les écofictions nées des craintes environnementales et vers les scénarios (post-)apocalyptiques abondamment relayés par le cinéma et la publicité18, avant de céder aux charmes vintage et rétrofuturistes de la mode steampunk. On mesure déjà ce qui différencie « L’année de la comète » de La Caricature n°105 du 1er janvier 1882, du numéro dystopique de L’Assiette au beurre du 14 mai 1910 consacré à « La comète liquidateur. Demain la fin du monde ». Les éphémérides météorologiques de la première servent à personnifier la comète de 1881, lui donnant la parole par prosopopée et sur le mode du tableau théâtral. La cible se voit ainsi intégrée, humanisée et pour ainsi dire apprivoisée dans sa dimension spectaculaire. La narration de la seconde opère le passage en revue des dernières activités sociales et privées avant le moment fatidique. Si la tonalité n’est pas véritablement tragique ni dramatique, si elle est plutôt distanciée dans le traitement graphique et dans les légendes (détendons-nous une dernière fois avant la fin, semble-t-elle revendiquer), elle n’épargne rien de la densité redoutée de l’événement, travaillant au plus près l’imaginaire social dans ses aspérités et ses urgences.

 (Université Paris XIII – Pléiade EA 7338)

Notes

1  Jean-Luc Buard a proposé un repérage de cette « science-fiction invisible (1860-1950) » née dans la presse, dans sa communication au colloque C’était demain : anticiper la science-fiction en France et au Québec (1890-1950), Université du Québec à Chicoutimi, 24-26 octobre 2013, dans Eidôlon sous la direction de Natacha Vas-Deyres, Patrick Bergeron et Patrick Guay, à paraître en 2017.

2  Composée par Le Vingtième Siècle (1883), La Guerre au Vingtième Siècle (188) et La Vie électrique (1890).

3  Sur les particularités de ce genre médiatique et dramatique à succès et sur son inscription dans la culture spectaculaire du siècle, voir le n° 266 de la Revue d’Histoire du Théâtre, « La revue de fin d’année au xixe siècle », dirigé par Olivier Bara, Romain Piana et Jean-Claude Yon, 2e trimestre 2015. Voir aussi Robert Dreyfus, Petite Histoire de la revue de fin d’année, Paris, Fasquelle, 1909.

4  On peut lire dans les légendes des images de la une en Figure 4, respectivement de gauche à droite et de haut en bas : « La grande éclipse de 1856 ; Terrible chute de M. Couture du haut des fresques de l’Église Saint-Eustache ; Le François Ier de M. Clésinger prenant un petit bon moment par le froid qu’il fait ; ‒ C’est là tout vot’ mobi ier ! – Attendez, ma p’tite mère ! pour vous faire plaisir, j’vas aller l’piano !... ; Ne pas abuser des étrennes photographiques !... ; Apparition du Crédit mobilier espagnol. Course aux actions ; M. Millaud achète La Presse. On s’inquiète beaucoup de savoir s’il changera de ligne… ; Ingratitude de la peinture, qui refuse la plus petite place de son exposition à la photographie, à qui elle doit tant ; Un duel réaliste… ; Quel le diable emporte les orgues Alexandre ! ; Paris et les départements envahis par l’orgue Alexandre ; Les gens de robes ne pouvaient pas négliger la crinoline. »

5  Voir John Grand-Carteret, Les Almanachs français. Bibliographie-iconographie des almanachs, années, annuaires, calendriers, chansonniers, étrennes, états, heures, listes, livres d’adresses, tableaux, tablettes et autres publications annuelles éditées à Paris : 1600-1895, Paris, Alisié, 1896.

6  Aubert et Cie, éditeurs, Place de la Bourse, 29, à Paris, Paris, Aubert, 1844, p. 5. 

7  L’almanach fait partie des produits dérivés de la presse, la publication de calendriers par des organes de presse constituant une manière promotionnelle de faire connaître les périodiques et d’en prolonger les matériaux comme la poétique à travers anecdotes, chroniques, enquêtes et faits divers. Issus d’une pratique ancienne de l’imprimé éphémère récupérée par les impératifs de l’ère médiatique, les almanachs de presse se généralisent à partir des années 1870. Voir Benoît Lenoble, « Les produits dérivés », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2011, p. 605.

8  Démarquant la publication londonienne illustrée par George Cruikshank et présenté comme un beau volume de keepsake. Il est rédigé par Louis Huart et donne une « histoire caricaturale de l’année 1842, – plus des prophéties pour 1843 ».

9  Pour n’en citer qu’un extrait : « — On croit généralement que la librairie romancière est tombée pour ne plus se relever… Vous verrez que les éditeurs ne pourront plus marcher sans Soulié….. » (Prophéties comico-blago-charivariques, critiques, satiriques et comiques pour 1848, par Francisque Le Villard, Paris, Madame Delavigne, 1847, p. 7).

10  « À Monsieur Dutiret, rédacteur en chef du Soleil levant de Pézénas, journal des intérêts des deux mondes. Un abonné » ; « À Monsieur Mazurki, Professeur de danse, à Paris (Seine). Des élèves qui comprennent facilement la cinquième figure des Lanciers. »

11  Voir encore, par exemple, La Caricature n° 366 du 1er janvier 1887, « Bonjour, bon an. Souhaits pour 1887 ».  

12  Vraisemblablement Jacques Babinet, physicien et astronome né à la fin du XVIIIe siècle. Il a été professeur au Collège de France, membre de l’Académie des sciences et astronome à l’Observatoire de Paris.

13  Voir notamment le 8 janvier 1840, « Prédiction de M. Matthieu Laensberg ».

14  Pour une réflexion sur les temporalités en journal et sur la nature de la temporalité médiatique du quotidien, voir l’article de Marie-Ève Thérenty, « Montres molles et journaux fous  », COnTEXTES n° 11, 2012. URL : http://contextes.revues.org/5407. Voir également Julien Schuh, « Le temps du journal. Construction médiatique de l’expérience temporelle au xixe siècle », Romantisme n° 174, 2016, p. 72-82.

15  Qui s’amusent de l’éloge funèbre burlesque (« Pour M. Jean Lorrain. Il se mordit la langue, et en mourut aussitôt / Dans les plus cruelles souffrances », La Caricature n° 836, 4 janvier 1896).

16  Nous remercions Mylène Bédard de nous avoir signalé ces articles.

17  Les cartes publicitaires des magasins Au bon marché diffusées dans les années 1890, les papiers à chocolat arborant en 1910 les chromos Vieillemard avec les visions de l’an 2000, les cartons de cigarettes réalisés par l’artiste commercial Jean-Marc Côté pour commémorer les célébrations fin-de-siècle en France ou encore la série des cartes postales « Regards sur l’avenir » éditées pour la marque de vin Byrrh au tournant des années 1930 et 1940. Voir notamment les images numérisées disponibles en ligne sur The Public Domain Review : http://publicdomainreview.org/2012/06/30/france-in-the-year-2000-1899-1910/.

18  Christian Chelebourg, Les Écofictions. Mythologies de la fin du monde, Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2012.

Pour citer ce document

Valérie Stiénon, « Les genres médiatiques de l’anticipation : des usages comiques du futur », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/les-genres-mediatiques-de-lanticipation-des-usages-comiques-du-futur