Les journalistes : identités et modernités

Un pan de l’identité coloniale : la presse coloniale et la circulation de l’information au XIXe siècle

Table des matières

LAURE DEMOUGIN

La presse qui se développe au sein des colonies françaises entre 1830 et 1880 est une presse locale, articulée aux territoires sur lesquels elle est produite et donc protéiforme. Mais une perspective particulière réunit ces périodiques : la représentation du flux d’information en provenance de la métropole. Il s’agit bien de représentation et de mise en mots d’une distance, réelle autant que symbolique, à la « mère-patrie » ; cette presse non métropolitaine affirme l’identité d’habitants qui se pensent comme une nouvelle entité s’épanouissant hors de la métropole, et c’est ce schéma que nous voudrions interroger en passant par le prisme révélateur de la presse1. De l’Algérie, relativement proche, à l’île de la Réunion ou à la Nouvelle-Calédonie que plusieurs semaines séparent du flux national, les journaux prennent pour sujet cette distance qui influence leur production et qui fait en partie leur identité. Si le XIXe siècle est une période d’évolutions technologiques et idéologiques dans les territoires coloniaux, il nous a semblé que la période 1850-1870, au tournant du siècle, permettait de focaliser le propos sur ce que la presse des colonies françaises doit au réseau de l’information mondial qui se met en place à cette époque. Plus que sur des aires géographiques limitées, c’est sur les variations de la présence coloniale française que nous allons centrer cette étude : le corpus de la presse produite dans les territoires coloniaux, pour et par les colonisateurs, permet de problématiser un des aspects de l’identité des sociétés coloniales françaises. Le discours colonial qui y est tenu sur la distance à la métropole et sur la circulation de l’information participe en effet de la constitution de cette identité2.

À une première échelle, la presse coloniale non métropolitaine du dix-neuvième siècle repose sur un réseau de l’information hérité des Lumières et fondé sur l’entrefilet comme unité de circulation et de rédaction3 ; à une échelle plus large, la base de la communication coloniale est le bateau : à voile d’abord, à vapeur ensuite, il apporte le courrier et les périodiques nationaux par la malle ou le packet, mots fondamentaux dans l’imaginaire colonial et qui scandent le corpus médiatique. Viendra ensuite l’invention du télégraphe, qui d’après l’historien Bruno Marnot « est entré dans les mœurs de la communication occidentale entre 1850 et 18704 », centre de la période dont nous allons traiter. Pour les liaisons transatlantiques, l’Angleterre reste maîtresse sur ce domaine, la France n’arrivant pas à développer un système de câbles sous-marins suffisamment efficace : les nouvelles reçues restent donc tributaires, dès le départ, d’un dépassement du cadre national5.

Une presse entre cadre local et échos européens : traces d’un réseau d’informations

À la chronique et aux nouvelles locales, ancrées dans la réalité quotidienne de la colonie, répondent différentes rubriques dans le journal colonial type, qu’il soit officiel ou privé : les correspondances, les nouvelles de l’étranger, la revue de la presse étrangère sont autant de contrepoints dont les noms varient mais qui gardent la même fonction d’élargissement de l’horizon colonial local. Ce balancement entre les références coloniales et les références métropolitaines ou étrangères est visible dès les Unes des journaux.

La Une

L’exemple des unes des journaux algériens, prolixes et paraissant dès les années 1840, permet de voir comment se fait l’évolution de l’ancrage territorial du journal colonial. Ainsi, dans l’Akhbar, la première page en 1841 présente un relevé météorologique, les mouvements des ports, et dès que possible un grand article portant sur la conquête en cours.

Illustration 1 : Une de l’Akhbar, 19 août 1841. Source : Archives Nationales d’Outre-Mer, BIB AOM 30637.

En 1848, à la fin de la une se trouvent des « Faits divers de France », premier élargissement, qui citent des journaux locaux, mais les informations restent majoritairement locales, comme elles le sont dans le Brûlot de la Méditerranée ou le Saf-Saf.

Illustration 2 : Une du Saf-Saf, 2 juin 1849. Source : Bibliothèque Nationale de France, JO-3052.

C’est dans les années 1870 que se dessine une nouvelle physionomie des journaux, plus ouverte vers l’extérieur. Ainsi, l’exemple de la Une de L’Indépendant. Echo de Constantine du 5 avril 1870 montre comment se redéfinit un lieu colonial orienté vers d’autres espaces que ceux de la colonie (métropole6, mais aussi Égypte et autres villes de l’Algérie) : la conquête est alors achevée, et l’implantation européenne a pris une ampleur considérable.

Illustration 3 : Une de L’Indépendant. Echo de Constantine, 5 avril 1870. Source : Bibliothèque Nationale de France, JO-3446.

De la même manière, et pour montrer que cet élargissement ne dépend pas seulement des aires géographiques, le Moniteur de la Nouvelle-Calédonie donne une idée de la configuration d’un espace colonial en 1872 qui met en relation différentes aires culturelles pour rendre compte de l’arrivée de l’information :

En l’absence de journaux français, nous croyons devoir compléter les nouvelles publiées dans notre dernier numéro par les télégrammes suivants apportés par le Nevada de la ligne de San Francisco. Il est bien entendu que nous publions ces télégrammes avec encore plus de réserves que ceux de Pointe-de-Galles, sachant bien qu’ils sont fabriqués pour la plupart en Amérique, ou ne sont réellement que des analyses très-sommaires d’articles de journaux, et, par conséquent, n’offrent aucune garantie sérieuse de véracité ni de sincérité7.

C’est que les nouvelles métropolitaines ou mondiales se retrouvent de plus en plus en Une, jusqu’à avoir leur propre rubrique. Le journal Les Antilles donne une bonne image de la plasticité de cette dernière dans les années 1870-1880 : câbles, télégraphes, dépêches sont autant de titres de rubriques dessinant un nouvel imaginaire qui ne se résume pas à un face-à-face avec la métropole.

Illustration 4 : extraits des Unes des Antilles (23 décembre 1877, 8 octobre 1874, 30 novembre1881). Sources : Archives Nationales d’Outre-Mer, BIB som pom/e/560 ; Gallica.

Outre ces questions d’information à proprement parler, tout au long du siècle, les Unes des périodiques coloniaux informent leurs lecteurs des retards des paquebots, des problèmes d’impression liés aux délais maritimes : le journal colonial vit de la distance et l’affiche comme un élément premier.

Citations, correspondances et autres liens avec les périodiques

Comme corollaire de cette distance fondamentale dans la presse des colonies, les journaux affichent comme objet régulier les querelles entre journalistes locaux, tendance s’expliquant sans doute par le manque de nouvelles fraîches dans ces parutions le plus souvent hebdomadaires… A la Réunion, aux Antilles, en Algérie, dès que les titres privés deviennent suffisamment nombreux, des échanges virulents apparaissent dans la presse, pour des questions politiques ou littéraires. Mais à l’instant où les journaux étrangers ou métropolitains arrivent au port, les rédacteurs usent des ciseaux et de la colle pour utiliser les informations européennes ou plus largement internationales, et le journal colonial oublie alors, pour un temps, les polémiques internes.

L’échange d’informations entre la presse coloniale et son équivalent métropolitain explique aussi que leurs relations se prêtent à de nombreux commentaires, l’un des thèmes favoris des rédacteurs coloniaux étant la dénonciation des mensonges contenus à leur égard dans la presse métropolitaine. A l’époque de la guerre contre la Prusse, on trouve ainsi dans le Moniteur de la Nouvelle-Calédonie, en première page :

Dans un article du 15 mai 1871, La Gironde, journal publié à Bordeaux, prête à un colon de la Nouvelle-Calédonie, dont il ne dit pas le nom, divers renseignements entièrement faux sur les actes du Gouvernement de notre colonie. – On ne peut que s’étonner que de pareilles communications, dignes du mépris public, soient accueillies et publiées sous le voile de l’anonymat8.

Ce même Moniteur impérial de la Nouvelle-Calédonie est, dans les années 1860, reçu en échange par treize journaux français et six journaux étrangers9. Cette circulation d’un périodique colonial en France et à l’étranger permet de mettre en lumière le fonctionnement à double sens des échanges. La presse coloniale est lue en métropole ; la presse métropolitaine est attendue, lue et commentée dans les colonies. L’abonnement à des titres métropolitains ou étrangers ou les échanges permet aux rédactions coloniales d’être informées et de relayer les informations : quand les sources sont mentionnées, la formule « on lit que » introduit souvent les extraits de la presse nationale ou étrangère – le Propagateur déjà cité offre ainsi un bon exemple de ces « lectures » qui font l’arrière-plan du périodique colonial : Louisiane, New-York et métropole en sont les trois points d’ancrage qui permettent de resituer les Antilles dans leur identité composite.

Illustration 5 : Extrait du Propagateur. Journal de la Martinique, 7 mai 1870. Source : Archives Nationales d’Outre-Mer, BIB som pom/e/549.

A côté des « lectures », les périodiques publient aussi des extraits (pour lesquels le rédacteur se porte responsable) plus ou moins développés d’articles métropolitains. Cela permet à l’occasion au rédacteur de faire des traits d’esprit ; on ne peut résister au plaisir de citer le « résumé d’un article interminable du Figaro » que le Propagateur donne à lire en août 1872 comme fin d’article : cette manière de faire signale, comme un trait de définition, une voix coloniale insolente par rapport à la presse de la métropole.

Le Moniteur universel (1789-1901), avec ses changements de titre liés aux régimes qui se succèdent, reste le point de repère de la presse coloniale et la source dont sont issues les informations politiques ; mais on peut établir un système à la fois plus complexe et plus local de provenances de l’information. Ainsi, dans les extraits dont la source est indiquée, l’Indépendance belge apparaît souvent de la fin des années 1850 aux années 187010. Trois exemples montrent bien les types d’utilisation de ce périodique : Le Colon réunionnais présente assez régulièrement, par exemple pendant l’année 1856, des extraits de journaux parmi lesquels on trouve le Journal des Débats, le Times, le Morning Post, et donc l’Indépendance Belge ; Le Commercial, guadeloupéen, cite L’Indépendance en 1864, pour un feuilleton appelé Un Conclave ; enfin, le journal La Réunion fait paraître dans un numéro de novembre 1862 un feuilleton qui est présenté comme suit :

Nous trouvons dans le Feuilleton de L’Indépendance Belge ce portrait assez curieux d’un de nos anciens gouverneurs, M. Sarda Garriga. Nous ne connaissions pas ce côté original de la physionomie de notre commissaire général de 184811.

Les correspondances particulières sont aussi un bon moyen de communiquer avec la métropole. Reçues par la très grande majorité des journaux coloniaux, ces chroniques écrites spécialement pour les périodiques valent pour autant de petits reportages sur la vie parisienne. Le Sport colonial, journal réunionnais, explique peu de temps après sa parution12 la démarche faite par Victor Pujo, rédacteur d’un journal perpignanais et lecteur occasionnel du périodique colonial : il se propose d’être le « collaborateur correspondant » du journal en France, dans une lettre reproduite après l’introduction signalant « la satisfaction de voir notre petit journal signalé à l’attention publique par plusieurs journaux de la Mère-Patrie, qui lui ont fait même l’honneur de reproduire quelques-uns de ses articles ». On trouve ainsi :

Je viens vous demander si vous désirez que je sois votre collaborateur correspondant en France. Je me ferais un plaisir de vous adresser, à titre sympathique seulement, par chaque malle, une chronique mondaine, moitié sérieuse, moitié légère. […] S’il est nécessaire que je m’abonne pour collaborer au Sport, inscrivez-moi et je vous ferai tenir le montant par le plus prochain courrier, sur votre réponse13.

Cette mise en lumière des rouages de la presse coloniale, dans un des périodiques concernés, tend à montrer une forme de spontanéité revendiquée par les rédacteurs, en même temps qu’une vraie fierté dans les liens entretenus avec la presse métropolitaine.

Les territoires ont ainsi une relation forte avec la métropole, mais ne se résument pas à cet échange bilatéral ; d’autres espaces sont mobilisés, malgré les différences linguistiques, et ce d’autant plus que la colonie est lointaine : ainsi, le Messager de Tahiti et le Moniteur de la Nouvelle-Calédonie laissent régulièrement des espaces aux journaux anglophones, plus proches géographiquement, pour des articles scientifiques, des récits d’exploration, des faits divers. Le personnel médiatique lui-même montre la proximité entre les titres francophones et anglophones dans certaines régions éloignées de métropole : ainsi, le rédacteur du Moniteur de la Nouvelle-Calédonie en 1871, A. Laborde14, est aussi indiqué dans le journal comme traducteur assermenté du Sydney Morning Herald, lequel est régulièrement cité.

Enfin, la géographie joue aussi un rôle important dans la notoriété des journaux métropolitains outre-mer : ainsi, le Journal du Havre ou le Courrier du Havre sont des sources régulières des périodiques antillais ou réunionnais, parce que ce sont les derniers exemplaires que les navires peuvent embarquer avant de quitter le port. Les nouvelles qu’ils apportent sont donc les plus fraîches, et sont à ce titre publiées dans les périodiques coloniaux avec une grande régularité.

1862 : un instantané des publications médiatiques dans les colonies

Le réseau de l’information reste une réalité peu palpable ; aussi peut-on passer par une année particulière pour mieux comprendre son fonctionnement, particulièrement pour les colonies éloignées de la métropole que sont les Antilles, la Réunion et la Nouvelle-Calédonie. Nous avons fait le choix de 1862 pour plusieurs raisons : d’abord, une forme de libéralisation qui a cours à partir des années 1860 occasionne un certain nombre de parutions de périodiques, et par là même, la conservation des titres pour cette année permet d’avoir un matériau non négligeable ; ensuite, l’idée nous est venue en consultant la manière dont Les Misérables de Victor Hugo paraissaient dans les journaux coloniaux de prendre cet événement littéraire majeur comme point de repère ; enfin, étant dans la décennie de développement du télégraphe, 1862 apparaît comme un point fixe révélateur.

Le retard colonial, si l’on peut le qualifier ainsi, est un thème récurrent de la publication médiatique. Il s’affiche par exemple dans la publication d’extraits des Misérables, paru le 30 mars à Bruxelles et le 3 avril à Paris : à la Réunion, La Malle, journal catholique et conservateur, publie quelques lignes du roman de Victor Hugo dans son numéro du 3 juillet, en feuilleton, tandis que l’Avenir, à la Guadeloupe, plus libéral, publie un extrait des Misérables dès le 9 mai 1862, et surtout en prenant une grande partie de la première page, sous le titre « Le soir d’un jour de marche ».

Illustration 6 : Une de L’Avenir, 9 mai 1862. Source : Archives Nationales d’Outre-Mer, BIB som pom/e/582.

On peut faire alors le lien avec la manière dont le Courrier de la Martinique présentait en 1848 la publication des Mémoires d’outre-tombe, avec une décontraction, une insolence s’expliquant précisément par ces retards de publication et cette nécessité de se nourrir de la littérature publiée en métropole :

Cette reproduction est interdite à la vérité, mais il est évident que cette interdiction n’a été faite que pour la France. De tout temps, nous avons eu, aux colonies, le privilège de glaner sans obstacle dans les champs moissonnés par les éditeurs métropolitains. Qui songerait à nous reprocher une reproduction aussi tardive que sera nécessairement la nôtre ? Nous la commençons un mois et demi après la publication européenne, et chacun de nos numéros laissera fermement en arrière un certain nombre de lignes du feuilleton de La Presse. Nos abonnés qui ne reçoivent pas les journaux de la Métropole nous sauront gré de les avoir conviés à la lecture de ces magnifiques pages. Et puisque nous sommes en train de piller, prenons aussi sans scrupule l’étude biographique que M. Ch. Monselet a mise comme introduction en tête des Mémoires d’outre-tombe15.

C’est bien une forme de piratage médiatique qui se donne à lire dans ces exemples : les périodiques coloniaux se perçoivent comme libérés des contraintes métropolitaines précisément à cause du retard que nous avons évoqués : à temporalité décalée, lois différentes, semblent affirmer les rédacteurs coloniaux.

Le Moniteur impérial de la Nouvelle-Calédonie, quant à lui, ne publie pas d’extraits des Misérables et semble inscrit dans un espace-temps totalement différent, puisque durant l’année 1862, après avoir publié l’Aperçu sur la basse-Cochinchine (par Reunier, lieutenant de vaisseau) pris dans La Revue coloniale et maritime, il reprend les feuilletons publiés par le Journal des familles de l’année 1856. Les lecteurs de Nouvelle-Calédonie ont donc à leur disposition deux feuilletons flamands : Un roi dans la campine et Le président Breugels, puis La Calomnie, histoire racontée par un maître d’école, traduit de l’italien par le comte Balbo. L’actualité n’est visiblement pas la même : la colonie est récente, bien moins installée qu’aux Antilles ou à la Réunion ; les connexions sont sans doute moins bien établies.

Cependant, quand ce dernier feuilleton prend fin, apparaît en troisième page la « Chronique néo-calédonienne » de Félix H. Béraud16 ; elle passera en feuilleton dès le numéro suivant, pour encore six apparitions. Dans cette année riche littérairement pour la colonie française de Nouvelle-Calédonie, un poète arrivé par l’Isis, Armand Closquinet, publie plusieurs poèmes relatant sa traversée et ancre donc le journal dans la représentation du territoire colonial local. On a donc l’image, pour cette année 1862, d’un changement et d’une acclimatation littéraire en train de se faire en Nouvelle-Calédonie : feuilletons pris à la presse métropolitaine (et traduits), chronique locale au style affirmée puis textes d’un poète de passage, trois types de textes prennent possession du journal et y créent une dynamique propre, observable à l’œil nu. Comme le Moniteur est une publication officielle, on peut déceler dans les variations de ses publications une intention politique, et Georges Coquilhat, dans sa thèse sur la presse néo-calédonienne, met en lien ce changement du journal avec l’arrivée d’un nouveau gouverneur préoccupé par les questions médiatiques17.

Dans d’autres territoires enfin, aucun extrait des Misérables ne paraît, et la métropole semble encore plus lointaine : ainsi de la Guyane, pour laquelle la Feuille de la Guyane française reste surtout intéressée par l’actualité politique et des questions agricoles – la question de la culture du coton au premier chef. Le « morceau » le plus remarquable de l’année 1862 débute en septembre et se poursuit sur l’année suivante : c’est le « Voyage d’exploration dans le haut Maroni (Guyane française) », présenté comme la publication d’un rapport adressé au gouverneur de Guyane ayant aussi paru dans la Revue maritime et coloniale. Le Messager de Tahiti semble lui aussi ignorer la publication des Misérables, et présente une production orientée vers l’actualité politique et la culture agricole. Dans les variétés, on trouve par exemple en juin « Le Capitaine Mistral18 » que Charles Monselet a publié dans le Figaro, et ensuite « Deux mois de captivité chez les gorils19 », de Louis Leroy : ces deux exemples montrent comment, à Tahiti, la littérature occupe une place à part des débats métropolitains.

Terminons enfin ce panorama rapide par la presse algérienne en évoquant le cas du Mobacher, publication bilingue et officielle : il publie cette année-là nombre de fables traduites de l’arabe par Auguste Cherbonneau, professeur au collège d’Alger ; il se recentre aussi sur des récits, scènes et traductions d’ouvrages issues des interprètes de l’armée. La production littéraire y est donc orientée vers l’Algérie presque uniquement, dans un jeu de miroir intéressant et qui montre une certaine autonomisation du périodique officiel. Le fait que le Mobacher soit bilingue, tout comme le Messager de Tahiti, incline à voir dans leurs publications littéraires un enjeu idéologique orienté vers les « indigènes » : c’est une clef d’explication des publications que l’on y retrouve.

Cette année 1862 fait donc ressortir les différences entre colonies de plantation (Antilles et Réunion) qui prennent part à la vie intellectuelle métropolitaine et n’affichent la distance que pour mieux faire ressortir leur proximité culturelle avec Paris, et d’autres espaces coloniaux qui se recentrent sur eux-mêmes : l’Algérie et la Nouvelle-Calédonie, de conquête récente, affichent ainsi une production médiatique qui vise à produire un discours de connaissance sur leur territoire ; la Guyane, quoique colonie ancienne, entretient elle aussi une production médiatique qui l’apparente à un espace encore suffisamment vierge pour qu’il reste dédié à l’exploration.

D’une particularité de la vie coloniale érigée en thème littéraire : le bateau

Pour saisir enfin l’importance que revêtent les moyens de communication dans le monde colonial, on peut citer cet extrait d’une correspondance parue dans un journal martiniquais :

Paris, le 1er juillet 1861.

Vous souvenez-vous, Monsieur le Rédacteur, du Chaptal qui vous apporta dans les premiers jours de 1848 l’émancipation des esclaves et les décrets du gouvernement provisoire organisant la liberté aux colonies ? Je doute que le Packet qui emporte ma lettre, lorsqu’il s’arrêtera dans les eaux dormantes de votre rade, soit salué des bravos enthousiastes qui accueillirent le Chaptal, et cependant ce Packet est chargé d’un événement aussi important pour le moins que celui qui a illustré le Chaptal20.

Le bateau apportant les nouvelles est fondateur dans le discours médiatique colonial : tout comme le Chaptal est ici nommé, l’Isis est reconnu en Nouvelle-Calédonie ; et les noms des vaisseaux sont cités également dans les rubriques d’arrivées et de départs avec une régularité rassurante. La mythologie du navire se combine donc avec la portée pragmatique de journaux qui annoncent l’arrivée de produits ou de personnalités attendues – on pense ici aux arrivées des gouverneurs, comme dans ce passage de la Feuille de la Guyane française du 21 mai 1859 : 

Dimanche dernier, 15 mai, à une heure après-midi, le sémaphore signalait le packet ; aussitôt la ville s’animait, la population affluait au rivage, les troupes étaient mises sous les armes. Le vapeur Le Flambeau, ayant à son bord M. Tardy de Montravel, capitaine de vaisseau, gouverneur de la Guyane française, est bientôt entré, laissant tomber l’ancre en rade21.

Mais le traitement du bateau comme point de repère peut aussi se faire sous une tonalité humoristique, qui révèle alors un peu plus le lien fort de la colonie – envisagée ici avant tout comme territoire ultramarin – à la métropole. Ainsi d’un curieux texte anonyme, intitulé « Adieux à l’Anacréon » et qui paraît dans le Courrier de la Martinique le samedi 3 mai 1851 afin de rendre hommage à la fin de service d’un navire. La tonalité hypochoristique et la complexité affichée du vocabulaire maritime concourent à donner l’image d’un territoire qui vit par les arrivées et départs de bateau.

Notre station navale s’en va peu à peu, pour se renouveler bientôt. […] Ils sont arrivés, ces fidèles zéphirs du mois de mai, qu’on attendait pour leur confier la voilure novice et timide de l’Anacréon, qui va entreprendre son dernier voyage ; un voyage, hélas ! comme il a depuis longtemps perdu l’habitude d’en faire.

Il est bien triste, l’Anacréon, transformé en gabare, en galiote, en coche d’eau, en tout ce qui peut se mouvoir lentement, sans feu et sans fumée.

Privé de ses palettes agiles, c’est en vain qu’il agiterait sa voilure, c’est en vain qu’il battrait des ailes comme un oiseau pris dans la glu, sa traversée serait une nouvelle Odyssée, et il a plus loin de Fort-de-France à Brest que de Ténédos à Ithaque.

Mais l’Elan, marchant fièrement à pleine vapeur, donnera, au besoin, secours et protection à son compagnon paralytique qui, lui, marchera quand et comme il pourra. […]

Ce pauvre petit steam-boat qui a trouvé dans nos tièdes eaux un véritable océan de misère, a donc accompli sa dernière transformation.

Il paraît qu’il était écrit là-haut, que l’Anacréon subirait dans son corps autant de métamorphoses qu’en faisait subir à son nom, la poésie locale : Arrivé aviso, devenu bouée, il s’en retourne à l’état de goëlette, de brick, de brick-goëlette ou de tout autre chose maritime dont nous ignorons la dénomination technique22.

Autre exemple de cette familiarité qui fait de la distance un élément de l’identité coloniale : le 11 février 1849, le tout jeune Eclaireur de Cayenne publie dans ses variétés un texte centré sur « la boule23 » et qui laisse apparaître plusieurs personnages du monde colonial dans leur rapport au navire et à ce qu’il apporte : le négociant, les bureaux, les élégantes, la caserne, le colon ruiné sont mobilisés comme autant de catégories sociales concernées. Mais à côté de ces intérêts personnels, la fin de l’article fait apparaître l’importance de la nouvelle et de l’annonce :

Quel est l'homme qui n'aime point la boule ? Démocrate, elle vous annonça la République ; affranchis, elle a signalé votre émancipation ; colons, elle vous amènera cette réparation que vos frères de France ne peuvent tarder à vous envoyer.

Pour moi, je veux qu'on élève un autel à la boule dont le signaleur sera le grand prêtre24.

En Nouvelle-Calédonie, c’est en 1862 – encore, et dans la « chronique néo-calédonienne » – qu’on trouve un texte équivalent, mais bien moins humoristique : l’auteur va chercher ici du côté de l’épique, faisant du courrier d’Europe une sorte de Messie, un annonciateur de bonnes nouvelles qui réunit le peuple colonial et lui donne une cohésion. Après deux parutions de cette chronique seulement, c’est la première fois que le chroniqueur quitte la politique coloniale pour aller du côté d’une scène de vie assumée comme telle, dans Port-de-France qui n’est pas encore appelée Nouméa.

Chacun des habitants de Port-de-France dirige ses regards vers la montagne que le Sémaphore domine, debout comme une sentinelle vigilante, avec ses grands bras face à la mer. Tous les visages expriment un intérêt mélangé d’espérance et d’inquiétude ; de la main de l’un passe à la main de l’autre, le feuillet indicateur des signaux ; enfin, les poitrines, un instant comprimées, se dilatent en un grand soupir de satisfaction ; rapide comme l’électricité, une grande nouvelle circule en ville : un navire est en vue !

Il apporte sans doute le courrier d’Europe, et tous de chercher des yeux, pour y courir aussitôt, un point culminant d’où les regards puissent embrasser un vaste horizon. Encore quelques instants et, du sommet des collines […] vous verrez descendre vers le rivage des gens empressés, des officiers, des soldats, des marins et des colons ; bientôt on distinguera, à l’entrée de la baie, une blanche voile ; le navire s’avance, s’avance encore, il vient vers vous, il entre ; tous entendent le fracas de ses ancres qui vont mordre le fond ; oui, c’est le courrier d’Europe, ce sont les nouvelles de France que nous apporte ce navire qui, aujourd’hui, se balance mollement encore sur les eaux bleues de la rade25.

Le traitement de l’objet qu’est le bateau se retrouve donc pour lui-même, sa charge symbolique étant suffisamment forte ; et l’arrivée du bateau rejouerait presque la scène mythologique d’Egée guettant le retour de Thésée : les textes se focalisent sur l’attente des nouvelles et l’attention portée à la voile qui apparaît à l’horizon. Le fait que les textes que nous avons retrouvés sur ce thème soient majoritairement issus des années 1850 laisse penser à une cristallisation des enjeux de la modernité à ce moment du siècle : le sentiment de modernité apparaît dans les trois textes : la comparaison avec l’électricité dans le dernier texte ; la mention des nouvelles récentes dans celui de Cayenne ; le changement d’un bateau pour un autre enfin dans le périodique martiniquais montre à chaque fois que le bateau est le signe de la nouveauté et de l’inscription dans une temporalité moderne. Or c’est précisément cette temporalité moderne qui constitue un soubassement de l’idéologie coloniale, habitée par l’idée d’un temps linéaire soumis au progrès technologique. En somme, le thème littéraire du bateau est ici une sorte de transfuge pour affirmer l’idée coloniale ; c’est l’hypothèse qu’on peut faire pour expliquer la parution de ce type de textes, à la portée spéculaire, dans les territoires coloniaux. Il n’est rien dans ces textes que les habitants ignorent : leur montrer ce qu’ils connaissent devient donc ici un moyen d’affirmer leur identité, de créer une connivence en leur rappelant leur statut au sein de la colonie.

Conclusion

La formation d’une « collectivité neuve26 », si l’on peut emprunter cette expression qui semble révélatrice des enjeux en vigueur dans la presse coloniale, se vit et se voit dans la structure du journal colonial, qui redéfinit les territoires à la mesure de sa position dans l’espace géographique et symbolique. La lecture des périodiques coloniaux de différents territoires révèle une unité émanant de cette problématique de la distance en tant qu’élément structurant d’une identité coloniale au sens large, indépendante des évolutions politiques et des différences territoriales.

L’hypothèse d’une accélération identitaire coloniale dans les années 1860 se fait en lien avec le développement du réseau d’information, qui permet aux habitants français des territoires coloniaux de décliner plus précisément leur identité. La colonie n’est plus alors enfermée dans un face-à-face avec la métropole, et montre au contraire à l’état embryonnaire un autre type d’identité dans la relation aux autres – les prémices d’une mondialisation ? La presse, dont le rôle fondateur dans les identités régionales ou créoles a été souligné27, connaît en contexte colonial une déclinaison particulière : elle cristallise les problématiques identitaires coloniales dans leur rapport aux modes de transport, à la collecte des informations et à ce que cela révèle de la place des territoires coloniaux dans le monde.

Laure Demougin (Montpellier 3/Université Laval)

Notes

1  Sur ce sujet d’une identité coloniale qui dépasse les aires culturelles, on peut consulter les ouvrages suivants : VIDAL, Cécile (dir.), Français ? La nation en débat entre colonies et métropole, XVIe-XIXe siècle, Paris, éditions de l’EHESS, 2014 ; dans une perspective plus sociologique, les travaux de Gérard Bouchard sur les « collectivités neuves », cités plus bas ; enfin, les ouvrages historiques consacrés aux « sociétés coloniales » parus à l’occasion de l’agrégation d’histoire de 2012, et qui comparent les fonctionnements sociaux des différentes aires coloniales dans une perspective qui est la nôtre.

2  Sur les « discours coloniaux » entendus comme productions littéraires idéologiques, on peut consulter les travaux de Norbert Dodille ou, sous l’angle spécifique de l’histoire de l’art, Oissilia Saaïdia et Laurick Zerbini (dir.), La Construction du discours colonial. L’empire français au XIXe et XXe siècles, Paris, Karthala, 2009.  

3  Will Slauter, « Le Paragraphe mobile. Circulation et transformation des informations dans le monde atlantique du XVIIIe siècle », dans Annales. Histoire, sciences sociales, 2012/2, p. 363-389.

4   Bruno Marnot, La Mondialisation au XIXe siècle (1850 – 1914), Paris, Armand Colin, 2012, p. 209.

5  Les « premiers succès » de ce câble britannique ne sont visibles qu’en 1866, après la guerre de Sécession.

6  Un premier câble a été posé entre les deux rives de la Méditerranée en 1863 ; mais c’est à partir de 1870 que le télégraphe fonctionne véritablement et que plusieurs liaisons sont établies entre Marseille et Alger ou Oran. Voir à ce propos Catherine Bertho, « Télégraphes et téléphones », Culture technique, mars 1982, n°7, p. 243-249.

7  Le Moniteur de la Nouvelle-Calédonie, 10 janvier 1872.

8  Le Moniteur de la Nouvelle-Calédonie, 26 juillet 1871.

9  Georges Coquilhat, La Presse de la Nouvelle-Calédonie au XIXe siècle (1859 – 1900), thèse d’histoire sous la direction de M. le Professeur Jean CHESNEAUX, EHESS, 1984, p. 41.

10  Peut-être est-ce dû à son édition spécialement destinée à la France, qui devait constituer un bon point de départ pour les périodiques coloniaux ; peut-être est-ce lié aussi au rachat en 1858 de L’Indépendance belge par un groupe allemand qui a pu orienter la diffusion du périodique vers d’autres espaces, ainsi qu’à la personnalité de celui qui devient son rédacteur en 1856, le Français Jean-Baptiste Bérardi. Voir l’article de Georges Braive, « Les groupes de presse belges en 1858 », Revue belge de philologie et d'histoire, 1967, tome 45, fasc. 2, Genève, Droz, p. 408-437.

11  La Réunion, 13 novembre 1862. Ce feuilleton sera repris dans Le Courrier de Saint-Pierre à partir du 16 février 1865.

12  Ce journal bi-mensuel commence à paraître le 28 février 1879.

13  Le Sport colonial, 30 août 1879.

14  Voir la notice le concernant sur le site Médias19 : http://www.medias19.org/index.php?id=20175. Voir aussi les quelques lignes que Georges Coquilhat consacre à ce personnage calédonien important, dans son site tiré de sa thèse : « Un nouveau rédacteur arrivé dans la colonie prend en main le journal. Il s'agit d'Alfred Laborde qui assurait outre les fonctions d'interprète de la langue anglaise au Secrétariat colonial celles de professeur d'anglais dans les écoles de garçons et de filles du chef-lieu. Alfred Laborde avait déjà participé à des activités de presse en publiant dans Le Moniteur une Notice sur l'Ile Howe et en inaugurant une approche pacifique et ethnologique du monde mélanésien avec la Légende de Chépénéhé. Il devait être le premier à faire en Nouvelle-Calédonie une véritable carrière dans la presse, exemplaire par les nombreux avatars qui la caractérisent ». URL : http://gnc.jimdo.com/la-presse-de-nouvelle-cal%C3%A9donie-au-siecle-19-these/i-1-l-epoque-du-journal-unique/. Consulté le 9 avril 2015.

15  Le Courrier de la Martinique, 6 décembre 1848.

16  Le Moniteur impérial de la Nouvelle-Calédonie, « Chronique néo-calédonienne », Félix H. Béraud, juin-juillet 1862.

17  Georges Coquilhat, op. cit., p. 35.

18  Le Messager de Tahiti, 1er juin 1862.

19  Le Messager de Tahiti, 8 juin 1862.

20  Les Antilles, 20 juillet 1861, « Correspondance coloniale ».

21  La Feuille de la Guyane française, 21 mai 1859, « Arrivée à Cayenne de M. le capitaine de vaisseau gouverneur Tardy de Montravel ».

22  Le Courrier de la Martinique, 3 mai 1851, « Adieux à l’Anacréon ».

23  La boule hissée en haut des sémaphores donne des informations sur les conditions de navigation.

24  L’Éclaireur de Cayenne, 11 février 1849, Lechartier, « Variété ».

25  Le Moniteur impérial de la Nouvelle-Calédonie, 13 juillet 1862, Félix H. Béraud, « Chronique néo-calédonienne ».

26  Gérard Bouchard, « Le Québec comme collectivité neuve. Le refus de l’américanité dans le discours de la survivance », Gérard Bouchard et Yvan Lamonde (dir.), Québécois et Américains : la culture québécoise aux XIXe et XXe siècles, Montréal, Fides, 1995, p. 3-47. L’expression émane aussi de son ouvrage Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde : essai d’histoire comparée, Montréal, Boréal, 2000.

27  Voir à ce propos ce que dit Benedict Anderson du rôle de la presse dans les identités créoles hispanophones dans L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte et Syros, [1983], 2002 ; et l’article d’Anne-Marie Thiesse, « Rôles de la presse dans la formation des identités nationales », Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), Presse, nations et mondialisation au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2010, p. 127-138. Elle y souligne aussi le rôle de la presse « au niveau infranational, c’est-à-dire à celui de l’articulation entre unité nationale et diversité du territoire » (p. 137).

Pour citer ce document

Laure Demougin, « Un pan de l’identité coloniale : la presse coloniale et la circulation de l’information au XIXe siècle », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/un-pan-de-lidentite-coloniale-la-presse-coloniale-et-la-circulation-de-linformation-au-xixe-siecle