Les journalistes : identités et modernités

Le «grand reportage» en Chine au XIXe siècle: un indice de la mondialisation des imaginaires littéraires et médiatiques

Table des matières

YVAN DANIEL

C’est dans un entrefilet de la rubrique « Dernière heure », située en dernière page du Journal des Débats, le 11 juin 1896, que les lecteurs français apprirent que le « décret par lequel l’empereur de Chine crée le service général des postes sera d’abord appliqué, sous la direction de sir Robert Hart, à tous les ports ouverts », et que cette installation pourra demander, pour le pays entier, quelque « trente années ». Il existait des bureaux postaux occidentaux sur place, dans les concessions françaises, britanniques ou allemandes par exemple, c’est-à-dire les ports ouverts, et d’abord à Shanghai, dès les années 1860, puis à Tianjin, Pékin, etc. mais c’est de la création d’un service postal international chinois dont il est question ici. Dans notre perspective, le raccordement de la Chine au service postal universel constitue une étape importante de l’histoire de la mondialisation, parce qu’il initie une connection, même si c’est alors d’abord sous le contrôle de l’administration britannique, et du puissant Robert Hart (1835-1911), par ailleurs responsable des douanes et du recouvrement des taxes1.

L’actualité de l’entrée en scène de la Chine dans la mondialisation, ce qu’on appelle souvent alors le « concert des Nations » apparaît ainsi, parfois dans des entrefilets, tout au long du xixe siècle, mais on trouve bien sûr des textes beaucoup plus développés au sujet de ce pays et de sa récente ouverture forcée à la présence et à l’activité occidentales. Dans le cadre de mes travaux de recherches, je me suis intéressé à l’histoire des représentations et des médiations de la Chine en France, dans le texte littéraire d’abord, dans l’histoire des idées, et aussi bien, ici, dans la presse et la culture médiatique. Il s’agit donc de se demander quand et comment les lecteurs de la presse française ont découvert ce pays, dans un lent processus d’élargissement et de reconnaissance de ce qu’on appelle aujourd’hui la (première) mondialisation, d’examiner les différentes formes de « reportage » ayant livré au grand public ces représentations nouvelles, d’apprécier quelques-unes des trajectoires – souvent atypiques – de journalistes « reporters » ou écrivains « reporters », occasionnels ou de profession, à qui elles sont dues.

Bien sûr, la situation de la Chine vis-à-vis de la France et du monde est très particulière, puisque ce pays resta pratiquement sans rapports avec les nations occidentales jusqu’au milieu du xixe siècle. Sa découverte et sa (re)connaissance présentent alors des obstacles de toutes natures, pratiques, géographiques, linguistiques, culturels et politiques. Jusqu’à la fin du siècle, les voyages et séjours sur place sont exceptionnels, et les témoignages de première main sur la Chine restent très rares. Cette situation donne naissance à des textes en partie ou largement imaginaires, fréquemment fondés sur des sources indirectes, incertaines, implicites et indéterminées. Le statut de nombreux textes consacrés à la Chine dans la presse, et parfois de leurs auteurs, posent comme on le verra souvent difficulté et question. Les cas ambigus sont en effet nombreux, y compris dans les exemples que nous allons traiter, des « vrais-faux » reportages, en vérité indirects, au pur et simple canular prétendument « chinois ».

Afin de synthétiser, on propose de considérer – au moins provisoirement – cinq catégories différentes de « grand reportage » en Chine dans la presse française du xixe siècle. Ces catégories ne correspondent pas à des périodes : elles sont présentées ici dans l’ordre de leur apparition, mais on les retrouve ensuite dans tout le siècle et même, pour certaines d’entre elles, au suivant :

Le proto- « grand reportage » missionnaire

Le « grand reportage » occasionnel, ou d’opportunité

Le « grand reportage » indirect

Le grand reportage

Le grand reportage chinois francophone

Tous ces points ne seront pas également développés ici, et on se limitera parfois à quelques exemples. Il s’agit en effet dans un premier temps de proposer une typologie des médiations de la Chine à la France dans la presse : elles constituent les indices de la mondialisation des imaginaires médiatiques, mais aussi littéraires. Les écrivains sont en effet partie prenante des processus alors à l’œuvre : soit parce qu’ils prennent eux-mêmes la plume dans le journal pour écrire sur la Chine, soit parce qu’ils utilisent le journal comme une source lorsqu’ils souhaitent évoquer ce pays dans leurs propres créations. On ne doit pas perdre de vue que la pratique de la citation et tous les phénomènes d’intertextualité mêlent et entremêlent toutes ces sources – directes et indirectes – pour constituer les représentations de la Chine, dans la presse et la littérature francophones, représentations kaléidoscopiques qui ne cessent d’évoluer au fil des événements, des conflits et des révolutions de l’Histoire, mais aussi des courants littéraires, de l’évolution du goût et des curiosités des lecteurs, et de celle des industries médiatiques.

Le premier point, le proto-« grand reportage » missionnaire constitue une étape fondatrice et assez peu connue, aussi bien dans l’histoire des représentations de la Chine – puisque les missionnaires apparaissent encore comme une source unique sur ce pays au début du xixe siècle –, que dans la naissance et la formation de l’idée de « grand reportage » en contexte mondialisé. Le « grand reporter » missionnaire de la presse religieuse est en effet le premier reporter mondial. Sur tous les continents, il apparaît en mettant en place les caractéristiques du grand reportage à venir : dans un milieu ou sur un territoire lointain et méconnu, souvent déguisé pour s’introduire dans les provinces les plus reculées, homme d’action et d’aventures autant que de plume, prêt à tous les risques et même à tous les sacrifices pour réussir sa mission, le missionnaire « reporter » préfigure aussi le reporter moderne. Dans le second point, le « grand reportage occasionnel, ou d’opportunité » engage des auteurs devenus pour un temps « reporters », parce que leur profession (pourtant sans rapport avec le journalisme) leur offre l’opportunité ou l’occasion de partager une expérience de la Chine, qui peut être livresque ou aussi bien directe et vécue. Le troisième point concerne les médiations les plus complexes dans leur genèse, les « reportages indirects », fondés sur l’utilisation de sources souvent fort difficile à identifier et à retrouver. Ils se construisent dans la médiation de médiation, pour aboutir à des textes aux statuts souvent ambigus, mais toujours significatifs dans leur contexte. La quatrième section correspond à l’apparition du reportage direct – dans la presse non religieuse –, on se limitera ici à un seul cas, que l’on propose de considérer comme un point de départ du grand reportage d’actualité en Chine, en 1860. La dernière section aborde enfin un type spécifique de grand reportage sur la Chine, marqué par l’apparition des premiers journalistes et auteurs chinois francophones dans le dernier xixe siècle. Ils forment une voix toute nouvelle, spécialement originale, et la seule alors spontanément perçue comme authentique et crédible.

Aux origines : le proto- « grand reportage » missionnaire

C’est dans les publications religieuses qu’on trouve le plus tôt au xixe siècle des textes nombreux consacrés à l’Asie et à la Chine en particulier. Dans les faits, les missionnaires, habitués à rédiger des rapports pour leurs supérieurs, vont devenir – sans doute d’abord sans le savoir – les premiers proto-journalistes ou proto-reporters de la Chine qui leur est directement contemporaine. De cette façon, la presse missionnaire entre dans une temporalité plus moderne, en tentant d’adopter la périodicité du journal de la presse généraliste, et surtout son rapport direct à l’actualité. Par son « actualité », modulée en fonction de la vocation religieuse de ses textes, qui s’adressent d’abord à des lecteurs partageant ses convictions, la presse missionnaire produit une représentation spécifique de la Chine, considérée comme une terre de mission par excellence, et construite en fonction d’usages d’écriture et de lecture religieux, mais pas seulement.

Pour ce qui concerne la presse catholique missionnaire, à laquelle nous nous limiterons ici, elle ne cesse d’évoluer de façon très marquée dans le courant du xixe siècle : dans les années 1820, elle reste d’abord fortement caractérisée par les procédés d’une écriture religieuse en partie codifiés à partir de modèles ecclésiastiques, dans le style du sermon, de l’homélie, de la lettre apostolique, et souvent de l’éloge classique – de la religion, du roi, de la Restauration, de l’activité missionnaire. Les modèles d’une rhétorique ecclésiastique spécialement dédiée à la Chine apparaissent dès les premiers numéros, comme par fidélité aux Lettres édifiantes des anciens Jésuites. La clausule ou l’envoi le plus fréquent est par exemple l’appel à la conversion générale de la Chine au christianisme, qui ferme les avertissements, les comptes rendus et de nombreux autres textes. En voici un exemple typique, en une très vaste période – et une seule phrase – qui pourrait constituer un modèle du genre :

Quand on pense que si un seul monarque du vaste empire de la Chine, touché par la grâce irrésistible et éclairé de la vive lumière de celui qui tient en ses mains le cœur de tous les rois, embrassoit comme Constantin la foi de Jésus Christ, ou, comme le fier Sicambre, courbant sa tête, brûloit ce qu’il avait adoré et adoroit ce qu’il avait brûlé, il seroit donné à notre âge de voir ces grands empires d’Asie où depuis plusieurs siècles le nom de Jésus Christ a pénétré de toutes parts, et où il trouveroit partout les esprits préparés et les cœurs dociles, devenir en peu de temps le plus beau domaine de la catholicité, on se sent pressé de se prosterner devant ce Dieu de toute puissance et de toute miséricorde, et de le supplier d’accorder enfin aux malheureux peuples de ces contrées toute la pitié que réclament pour eux les travaux de tant d’apôtres et les souffrances de tous ces généreux martyrs qui ont assis dans leur sang les premiers fondemens de l’Eglise d’Asie.2

Ce type de rhétorique pieuse a tendance à s’alléger, mais reste présente, quoique dans des formes moins pompeuses, dans tous les numéros. Elle réapparaît de façon quasiment contrainte lorsqu’il s’agit d’évoquer les fêtes liturgiques, ou bien sûr les scènes de martyrs, jusque dans les pages tardives des Missions catholiques.

Cette presse développe en effet par la suite, à partir de la deuxième moitié du xixe siècle et nettement après 1868, des tonalités et des procédés d’écriture de plus en plus profanes, empruntés à la littérature comme à la presse générale. En conjuguant ainsi les effets de la conviction religieuse, l’attractivité de la Chine depuis les Lettres curieuses et édifiantes, les procédés de l’écriture religieuse et littéraire, mais aussi ceux des nouvelles écritures de presse naissantes, ces textes s’assurent un bon succès de diffusion et de nombreuses rééditions en volumes tout au long du xixe siècle.

On proposera ici de limiter nos remarques à des exemples tirés des cahiers des Annales de l’Association pour la propagation de la Foi et de la revue Les Missions catholiques, qui marquent respectivement la première puis la deuxième partie du siècle. Les Annales de l’Association pour la propagation de la Foi sont d’abord annuelles, puis biannuelles à partir de 1824, enfin trimestrielles à partir de 1830. Le tirage et la diffusion des Annales deviendront rapidement considérables : on compte 91 000 exemplaires en France en 1844, mais un total de plus de 171 000 exemplaires sur l’Europe entière, car il existe des publications équivalentes dans les principales langues européennes.

C’est en 1822 que paraît en France le premier numéro3, qui se présente dès son avertissement comme « la véritable et seule continuation du recueil historique, si connu et apprécié, dans le monde chrétien et littéraire, des Lettres édifiantes.4 », dont la publication avait été achevée en 1776. Comme les Lettres édifiantes, en effet, les différents textes publiés dans les Annales peuvent se prévaloir de relever de la « chose vue », le missionnaire apparaissant toujours comme un témoin de premier plan, ayant souvent lui-même directement participé aux événements évoqués. Aussi le rédacteur de l’avertissement du premier numéro fait-il d’abord cette déclaration d’intention, où l’on peut lire à la fois une fidélité au modèle des lettres de la Compagnie de Jésus et un accent plus moderne lié aux attentes du lectorat contemporain : « Nous offrons au public un journal des missions qui lui présentera toutes les garanties désirables d’authenticité et d’exactitude. » Cette authenticité, due à la valeur de témoignages directs, trouve toutefois une limite dans la vocation religieuse de ces Annales : les textes ne sont publiés, précise l’auteur de l’avertissement, qu’« après un examen sévère et l’approbation de l’autorité ecclésiastique », permettant même ainsi d’aboutir à « la pureté d’un ouvrage dogmatique ». Si la censure religieuse assume ici de devoir tempérer l’exposé de certaines informations et de certains faits dans un journal revendiquant pour autant l’« authenticité », elle autorise déjà les procédés de l’écriture littéraire, et spécialement du récit à la condition qu’on lise d’« admirables récits de la foi, du zèle et des travaux missionnaires. »

Le projet apparaît plus nettement encore dans l’avertissement du troisième numéro, qui se félicite d’abord, en 1824, de son succès :

Les premiers numéros ont été accueillis avec un empressement qui en a bientôt nécessité la réimpression. Nous sommes persuadés que la manière la plus sûre d’intéresser le public aux missions est d’en publier ainsi les nouvelles au fur et à mesure qu’elles arrivent, par cahiers de peu d’étendue, et de donner en quelque sorte un journal des missions.

Les formes brèves seront favorisées, pour des raisons de bon sens partagées avec la presse généraliste : « Le plus grand nombre aujourd’hui redoute les longues lectures, ou se les voit interdire par ses occupations ; mais un livre de peu de pages invite la curiosité », en fait « si l’on attendoit plusieurs années pour ramasser en gros volumes les lettres des missionnaires, personne ne les liroient. »

Mieux encore, sans renoncer à la présence de textes religieux, les Annales devront laisser place à l’actualité : « Des lettres d’une date récente, et des événements contemporains, si l’on peut se servir de cette expression, doivent attacher bien davantage que des relations dont l’époque est déjà loin de nous. » C’est en effet la lettre du missionnaire qui est l’atout éditorial principal des Annales : le style épistolaire est justifié dans ses modèles bibliques, et dans le même temps établit un contact direct entre le missionnaire auteur de la lettre, témoin sur place, que nous appellerons « correspondant », et ses lecteurs. Dans l’expression du lointain des pays évoqués, l’écriture épistolaire établit malgré tout une intimité de contact, une familiarité dont les rédacteurs sont bien conscients : « On trouvera le même charme aux lettres envoyées par des missionnaires dont les parents et les amis sont au milieu de nous, qu’à celles de famille reçues pendant l’absence. », écrivent-ils. Ce rapport personnel et direct à l’actualité et ces informations rares d’origines lointaines permettent aussi aux Annales de devenir la source d’articles publiés dans la presse nationale quotidienne, comme les rédacteurs ne manquent pas de le préciser. De fait, les Annales pourraient rivaliser avec le journal, puisqu’en plus des informations d’actualité, elles utilisent elles aussi les procédés littéraires du récit, en publiant des témoignages sous forme de feuilletons : « Des récits, écrivent les rédacteurs de l’avertissement, dont on aura lu le commencement, et dont on voudra toujours la continuation, seront attendus avec impatience. » C’est l’étude de ces procédés, choisis parmi les plus efficaces, qui doit permettre de comprendre comment s’élabore dans ce cadre une représentation spécifique de la Chine.

Les Annales sont toujours organisées en « dossiers » répartis en larges zones géographiques, « L’Asie » est l’une d’entre elles et comprend l’Inde, la Chine, le Japon et la Corée, bien sûr, mais aussi dans la dénomination d’époque la Cochinchine, l’Annam, le Tong-King, le Siam, c’est-à-dire le Viêtnam, le Cambodge, la Thaïlande, et jusqu’aux îles de l’actuelle Indonésie. Le lecteur découvre alors, aux côtés des textes religieux proprement dit, de nombreuses informations communautaires (nominations, promotions, visites, mutations), des nouvelles brèves qui concernent les petits événements locaux, les fêtes régionales, les départs et les arrivées de prélats… Il lit aussi des textes plus longs, des rapports dont le ton est administratif et sérieux, et qui présentent généralement des synthèses sur la présence et les activités des missions dans telle ou telle partie du monde, et sont souvent accompagnées d’informations statistiques ou budgétaires (nombre de prêtres, de baptisés, listes de donations et de donateurs…). D’abord dans les pages intérieures, la « Correspondance », qui présente les lettres de missionnaires, se démarque par l’intérêt qu’elle suscite et se trouve rapidement placée en première page, où elle restera, comme de la même façon plus tard dans Les Missions catholiques.

L’un des premiers textes épistolaires sur la Chine publié dans les Annales est intitulé « Mission du Su-Tchuen dans l’empire du Chine5 ». La composition en est caractéristique : elle débute par un chapeau qui permet une mise en scène directe de la correspondance et même d’une première lettre – « On a reçu récemment… » –, en même temps qu’une présentation du contexte et, à grands traits, de l’histoire de la mission dans la province du Sichuan, si difficile d’accès pour les missionnaires. Suit une brève présentation du premier correspondant cité, Monseigneur Pérocheau, évêque coadjuteur, dont la lettre est alors donnée directement et longuement, entre guillemets et apparemment sans coupure. L’intention est d’abord religieuse, avec des recommandations de prières, mais le texte livre aussi des informations concrètes sur les activités de la mission. Le correspondant utilise naturellement les procédés épistolaires, et notamment ceux qui permettent une certaine proximité avec le lecteur, en donnant des informations personnelles – il jouit « d’une parfaite santé ». Mais des anecdotes, souvent racontées à la première personne, permettent le passage à un style aux allures plus romanesques, qui peut trahir une tendance à la fictionnalisation. C’est le cas, par exemple, lorsqu’il s’agit de faire le récit des difficultés rencontrées pour trouver le temps et les lieux nécessaires à l’enseignement religieux des nouveaux convertis : « Nous ne pouvons trouver un lieu sûr et secret où il n’y auroit pour nous aucun danger d’être découverts et d’exciter une cruelle persécution, sans compter les autres maux qui s’en suivroient. » Les témoignages directs, livrés à la première personne dans un présent de narration vivant, mettent ainsi déjà en valeur la dimension risquée et aventureuse de la mission.

On ne trouve toutefois pas souvent de longs récits, ni encore de véritables feuilletons, mais plutôt des successions de micro-récits, eux-mêmes répartis dans une succession de lettres citées. Après celle de Monseigneur Pérocheau, le lecteur est introduit à une autre missive, datant de la même période, due à un nouveau correspondant, le vicaire épiscopal du Sichuan ; il dresse le bilan des baptêmes et des conversions, puis fait état des difficultés des chrétiens, mal acceptés par la population dans la vie quotidienne. Les récits consacrés aux souffrances et aux martyrs des chrétiens convertis en Chine se retrouveront régulièrement, jusqu’à la guerre des Boxers au début du xxe siècle. Il s’agit ici d’un catéchumène chinois du Sichuan, que le correspondant choisit pour son exemplarité :

Un catéchiste qui fut pris dans la Semaine sainte avec un paquet dans lequel il y avoit un missel, un calice et des ornements sacerdotaux, a souffert dans divers interrogatoires toutes sortes de tortures, et n’a jamais consenti à renier sa foi, ni à découvrir le prêtre à qui appartenoient ces effets.

Ces anecdotes édifiantes prennent ainsi très fréquemment la forme de micro-récits : ces micro-récits ont la particularité de pouvoir être insérés sous presque toutes les rubriques des Annales, dans les « Correspondances » bien sûr, mais aussi dans les nouvelles brèves, les rapports ou l’éphéméride. Ils sont fort nombreux en particulier dans les « Correspondances », et forment un réservoir d’anecdotes pieuses, souvent fort simples à résumer, et qui mettent en scène les missionnaires occidentaux en Chine, ou les Chinois convertis au christianisme. Longtemps, ce seront les seules histoires accessibles, brèves, concrètes et vraisemblables concernant la vie quotidienne dans cette région du monde.

La fin de cet article, ainsi composé en trois temps, est un envoi qui emprunte cette fois aux procédés de l’écriture épistolaire et à ceux de la langue poétique. Après une brève transition, plusieurs extraits de lettres sont présentés, qui doivent illustrer le « zèle » et « l’ardeur » des prêtres missionnaires : une forte tonalité lyrique et mystique caractérise les derniers extraits choisis par le rédacteur. La lettre cite un missionnaire récemment parvenu à rejoindre la province du Sichuan :

Je suis parvenu, s’écrioit-il, à l’école des confesseurs de la foi, à la terre qui fait des martyrs, je suis appelé à marcher sur leurs traces de sang. Ce n’est pas la Cochinchine, ce n’est pas la belle et florissante mission du Tong-King qui doivent recueillir mon dernier soupir, c’est la Chine, c’est le Su-Tchuen que le ciel me destine. Oh ! Comme je brûle d’aller prendre possession de cet héritage !

La convocation des registres épiques, lyriques et religieux, montre l’extrême plasticité de ce type de texte, polyphonique, polygénérique, organisé comme une mise en scène de correspondances qui ne renonce dès le début à aucun procédé littéraire ni à aucun ton ; elle montre aussi la position très particulière de la Chine dans l’imaginaire des missionnaires « correspondants » et sans doute aussi celle de leurs lecteurs de l’époque.

Dans ce texte comme dans l’exemple qui va suivre, l’actualité dont il a été question doit être comprise dans une acception restreinte comme l’actualité de l’activité des missions catholiques dans le monde. Elle considère l’événement en fonction de sa vocation religieuse, et en donne une interprétation moralisatrice ou biblique, de sorte que la place réservée à l’information est généralement bien plus restreinte que celle accordée à son commentaire. La plupart des « Correspondances » concernent la vie des missions, dans toutes ses occasions : fêtes et visites, cérémonies de consécration, inaugurations de bâtiments, bénédictions de cloches… ou se consacrent, comme c’est plus souvent le cas, à des événements difficiles qui peuvent facilement tendre vers des narrations romanesques ou terrifiantes : les frayeurs et les obstacles pendant le voyage ou lors de l’installation des missionnaires, les activités et les déplacements secrets pendant la proscription du christianisme, les ruses pour dissimuler les livres et les objets du culte, les récits de confrontations, et bien sûr les récits de martyrs réservés aux religieux ou aux Chinois convertis, les textes présentent des situations narratives très variées et très originales pour un lecteur français. On ne s’étonnera pas de voir un peu plus tard toute cette matière narrative et ce réservoir d’images employés par certains auteurs littéraires, dont les intentions seront tout à fait profanes, et dont nous reparlerons.

Les événements sombres sont particulièrement nombreux dans le cas de la Chine et de ses provinces intérieures, alors que des récits de missions « florissantes » existent pour les autres parties du monde, ou même de l’Asie. Tous les drames de la Chine du xixe siècle apparaissent au gré des événements qui constituent le point de départ des « Correspondances » : émeutes, combats, incidents ou agression de chrétiens, mais aussi épidémies, méfaits du climat entraînant de mauvaises récoltes et des famines meurtrières. Cette actualité est toujours commentée dans une intention édificatrice, de sorte que l’événement et le contexte chinois, détachés de leur réalité, sont replacés dans l’univers religieux occidental et reconsidérés, souvent en référence aux images ou aux récits bibliques. Dans le dossier « Mission de Chine et royaumes voisins » de 1822, Monseigneur J. J. Guérard, cité par une lettre du 22 novembre 1820, fait d’abord état d’une épidémie qui ravage la Cochinchine au moment où il écrit. Après avoir donné en quelques lignes quelques informations sur les lieux de propagation et l’estimation du nombre de victimes (22 000), il livre sa lecture des événements :

Pour moi je le regarde comme une vraie punition de Dieu envers tant d’ingrats et d’aveugles volontaires qui s’obstinent à fermer les yeux à la vérité. J’ai vu de mes propres yeux deux bonzes que les païens portoient en cérémonie, selon leurs usages diaboliques, pour faire cesser le mal. La cérémonie finie, ils sont tombés morts tous les deux […]. Il n’est pas mort un chrétien pour cent païens. Il semble que l’ange exterminateur ne cherchoit que les Egyptiens au milieu des Israélites.

Il n’est ainsi pas rare de voir les faits marquants de l’actualité considérés dans une lecture providentialiste et biblique. Cette lecture évoluera notablement dans le courant du siècle, mais elle pourra réapparaître, même implicitement ; c’est le cas par exemple lorsque les famines du Nord de la Chine sont évoquées en 1878 dans Les Missions catholiques6 : les ravages sont présentés comme dus à des nuées de sauterelles, qui ne peuvent que rappeler aux lecteurs la huitième plaie d’Egypte du Livre de l’Exode, mais qui cette fois donnent lieu à l’expression de la plainte et de la pitié, sans distinction parmi les victimes.

Dans ce cadre sombre, ce sont toutefois les récits de martyrs qui constituent l’un des motifs les plus marquants, utilisant des images et des procédés forts, et souvent réalistes. Ils peuvent apparaître dans le cadre de micro-récits insérés sous n’importe quelle rubrique, dans les « Correspondances », ou dans des textes à part, généralement titrés « Martyrs » ou « Persécution ». Les rédacteurs empruntent largement à la tradition des récits de martyrs et des vies de saints, qui forme leur culture commune, en particulier dans toute la première période, en référence par exemple à la Legenda aurea de Jacques de Voragine (1228-1298) ou au Martyrologe romain. Explicitement ou allusivement, la lecture des événements violents repose souvent sur une transposition religieuse et historique, des faits de l’actualité à ceux des temps des premiers chrétiens occidentaux et de la persécution romaine, par exemple. La lecture de l’événement d’actualité chinois se fait bien souvent au prisme de l’histoire des débuts du christianisme, ou d’allusions constantes à des intertextes bibliques. Mais des spécificités liées au contexte chinois apparaissent aussi naturellement : elles portent principalement pour ce thème sur les représentations et l’expression de la violence et de la cruauté, dans la mise en scène de lynchages, d’incendies, de tortures ou d’exécutions capitales. Les particularités dues aux structures sociales et judiciaires de la Chine sont aussi importantes. Les « Correspondances » évoquent en effet souvent les démarches des missionnaires auprès des autorités chinoises, pour obtenir différentes autorisations et pouvoir s’installer et agir sur place, et aussi souvent pour obtenir la protection de religieux ou de convertis, ou remporter une décision de justice. Ces récits intitulés « Persécution » peuvent donc aussi relever de la chronique judiciaire – ou plus exactement de la chronique de la « persécution » administrative et judiciaire –, dans laquelle le missionnaire « correspondant » est directement témoin d’une affaire, ou doit lui-même intervenir auprès d’un « juge », d’un « mandarin » ou d’un « vice-roi » pour arracher la libération d’autres prêtres, ou obtenir la condamnation de Chinois hostiles aux chrétiens, accusés d’incendies ou de violences. Ces chroniques offrent parfois à lire des scènes étonnantes, dans lesquelles le « correspondant » livre les transcriptions des débats, des controverses et des invectives entre partisans des deux camps. Dans une « Correspondance » datée de Nankin le 1er novembre 1876, un témoin (cette fois anonyme) relate un procès ayant eu lieu après l’assassinat de religieux, à l’occasion d’une émeute hostile aux missions. Il identifie les autorités réellement responsables – qui ne sont pas toujours les « juges » officiels – et leurs opinions, détaille les intrigues, et dénonce les connivences en traduisant les propos échangés entre les différentes parties chinoises : « Tu détestes la religion chrétienne ; moi aussi, je la hais.7 », traduit le « correspondant ». Le procès sera finalement perdu par la partie chrétienne, et l’auteur regrette alors de ne pas voir les responsables du crime punis. Toutefois, à la fin de la « Correspondance », un autre responsable est pointé du doigt : si les menées chinoises expliquent l’issue du procès, l’autonomie des autorités autochtones ne s’expliquerait que par l’état de l’influence française, que révèle indirectement le missionnaire. « La France n’est plus aujourd’hui une nation puissante, nous n’avons rien à redouter de sa part, et l’affaire […] peut être traitée en toute liberté. », telles sont les instructions que le juge aurait reçu « d’un des fonctionnaires les plus influents de l’empire », et que l’auteur prétend connaître et traduire. Après 1870 et le rétablissement de la République, Les Missions catholiques, héritières des Annales de l’Association pour la propagation de Foi dont Louis XVIII et Charles X avaient jadis été les « protecteurs » personnels, adresse ainsi quelques reproches, indirects et feutrés, à la diplomatie républicaine dont elle demande aussi la protection dans le même article.

Mais la « Correspondance » peut aussi prendre la forme d’un feuilleton dû à un auteur unique, qui peut alors alterner narrations et tableaux. La lettre du 22 septembre 1843 du Père Laribe, missionnaire en Chine, semble un exemple du genre, parce qu’elle contient, en plusieurs livraisons, toutes les scènes attendues. Le récit commence par des démarches auprès d’un « avocat » pour déposer une « pétition » chez le mandarin, afin d’obtenir la protection des catéchumènes chinois et la restitution de bétail volé par des « émeutiers idolâtres ». Les chrétiens obtiennent cette fois gain de cause et le mandarin envoie des « satellites ». Mais le prêtre raconte ensuite :

Le lendemain, j’appris que les cinq gendarmes envoyés pour rétablir l’ordre étaient partis sans rien avoir obtenu : les insurgés leur avaient répondu qu’ils ne rendraient les bœufs des chrétiens du village, à moins que le mandarin n’y descendît en personne ; ils avaient en outre et pour ainsi dire sous leurs yeux volé les cochons de nos néophytes ; ils les menaçaient encore ce jour-là de leur enlever tout le riz de leurs greniers, […] et puis ils ne parlaient que de s’arrêter après leur complète extermination.8

Quittant brusquement sa mission pour rencontrer d’autres frères, le missionnaire voyage en jonque, déguisé en mandarin, mais le convoi est attaqué par des pirates. Le faux mandarin parvient par son seul calme à faire fuir les agresseurs, mais la jonque s’envase… Alors les pirates reviennent, on se bat. Le missionnaire, successivement prêtre, navigateur, mandarin, homme de main, combattant ou négociateur, est mis en scène comme un héros d’aventures, et s’endort comme lui :

Après tous les mouvements d’une scène si étrange, pendant laquelle j’avais été forcé de jouer tant de rôles bizarres, dans quel profond et tranquille sommeil je fus bientôt enseveli au fond de ma nouvelle barque ! On aurait pu, je crois, m’écorcher, que je n’aurai rien senti. (La suite au prochain épisode.)

Le voyage en bateau permet plusieurs tableaux de la région du Jiangxi, la description d’un « culte ridicule » rendu à la tortue, plusieurs exposés sur les grandes villes de Chine (et leurs fortifications), un épisode est consacré aux migrations de masse – dues aux épidémies, aux inondations… – dont le missionnaire « correspondant » a « déjà été cinq ou six fois le témoin oculaire. » Mais ces tableaux sont interrompus par des séquences aventureuses, qui rappellent aussi les récits d’espionnage : déguisé en marchand du Nord, M. Laribe est pris pour un espion anglais, on le surveille, il se sent surveillé et s’enfuit au petit matin, alors que ses hôtes suspicieux dorment encore. Les aventures se poursuivent, mais cessent pour une livraison entièrement consacrée aux récits de martyrs de différents missionnaires, et en particulier de saint Jean-Gabriel Perboyre (1802-1840), canonisé en 1996. Le Père Laribe, après bien des aventures, constate quant à lui placidement : « Dieu se contenta encore de ma bonne volonté, et ne me trouva pas digne du martyr.9 »

Cette longue lettre joue habilement des procédés du feuilleton, scènes édifiantes, dénonciations des « persécutions », éloges des martyrs, côtoient des exposés plus didactiques ou descriptifs, permis par le récit de voyage. Ces éléments sont enchâssés dans le fil d’un récit aventureux qui ne lésine pas sur les procédés romanesques en tous genres : scènes de procès, scènes d’émeutes, attaques de pirates, déguisements, faux accents, espion anglais, agent chinois, fuite au petit matin… La presse missionnaire catholique sera assez fidèle à ces thématiques et à ces procédés – sans toutefois souvent oser tous ces effets en même temps –, même lorsqu’elle décidera de se moderniser en créant Les Missions catholiques, d’abord illustrées de gravures, puis de photographies, une revue qui paraîtra pendant plus d’un demi-siècle tous les vendredis.

À partir de 1868, le journal Les Missions catholiques, hebdomadaire jusqu’en 1927, puis bimensuel, lui aussi dû aux œuvres missionnaires catholiques basées à Lyon, paraît en même temps que les Annales de l’Association pour la propagation de la Foi, mais les deux médias se réservent des mises en page, des textes et des lectorats différents : on trouve dans les Annales les textes les plus « considérables » intéressant l’histoire de l’Église dans les missions, alors que l’hebdomadaire illustré publie tous les autres documents : correspondances, « récits de voyage, histoires naturelles, nécrologies, statistiques, bibliographies et comptes rendus »… Il s’agit de répondre aux nouveaux besoins du lecteur, qui entend suivre « jour après jour pour ainsi dire, les travaux des ouvriers apostoliques », en réaffirmant la primauté et la fiabilité de l’information de première main dont disposent les missionnaires, puisqu’ils sont seuls « en position de recueillir des notions exactes sur l’histoire, la géographie, les arts, les sciences » de tous les pays du monde. Si le premier numéro insiste sur l’actualité et la périodicité des nouvelles, sur les « savoirs » transmis, il revendique ainsi l’intérêt romanesque de ses correspondances et de leurs récits : le lecteur idéal des rédacteurs semble vouloir vivre par procuration l’aventure missionnaire, il est montré désireux « de suivre, par la pensée comme par le cœur, les pas des Missionnaires sur les continents lointains ou sur les îles ignorées », prenant « intérêt aux moindres détails de ces périlleux voyages10 ».

Les Missions catholiques s’ouvre toujours sur la même rubrique de tête intitulée « Correspondance(s) », qui reprend les lettres des missionnaires : de plus en plus longues déjà au moins depuis les années 1840 dans les Annales, les lettres sont désormais le plus souvent introduites directement, sans effet particulier de contextualisation ou de mise en scène ; on en lit généralement deux ou trois par numéro, mais une même « Correspondance » peut toujours être constituée de plusieurs lettres réunies parce qu’elles portent sur les mêmes lieux ou événements. Viennent ensuite les « Nouvelles » de la vie des missions, brèves, triées par pays ; enfin les nécrologies, l’éphéméride, les bibliographies de publications récentes, et les listes de dons et de donateurs. Mais d’autres types de texte peuvent occasionnellement être publiés : l’histoire de certaines communautés missionnaires peut faire l’objet d’un feuilleton, alternant chroniques ou informations historiques et développements narratifs consacrés à des événements importants ; on lit aussi, mais plus rarement, des « Notes scientifiques » qui entendent vulgariser à partir d’informations et de faits directement liés à l’actualité, dans le cas de l’agriculture et de l’introduction de  l’agronomie, ou encore des traitements médicaux11. Les textes proposés répondent parfois à l’actualité des relations internationales, et donc à la « curiosité » du public : à l’occasion du conflit franco-chinois de 1885, Les Missions catholiques publie en plusieurs épisodes 400 Lieues à travers le Kouang-Si, Journal de M. Chouzy pendant son voyage de 1881 dans la Chine alors devenue ennemie. Il écrit : « Comme le pays [la Chine, et plus précisément la province du Guangxi] que j’allais parcourir est demeuré jusqu’à ce jour inexploré et presque inconnu des Européens, je me fis un devoir d’observer beaucoup et de prendre des notes », il s’agit alors d’étudier le pays « au point de vue des espérances d’évangélisation », sans négliger « le côté géographique et ethnologique ». Ces études prennent toutefois là encore une forme narrativisée et personnelle, dont l’auteur s’explique en introduction :

J’ai conservé à mon récit la forme du journal, laquelle, si elle a l’inconvénient de mettre trop souvent son auteur en scène, lui permet d’entrer dans tous les détails qui sont nécessaires pour donner une idée vraie et complète des lieux, des personnes et des choses. J’ajouterai que ma première préoccupation a été, comme il convient à un missionnaire, la plus scrupuleuse exactitude.12

Les récits ou journaux de voyage, publiés à différentes occasions, constituent des formes longues, en feuilleton, de « Correspondance » et participent à la même héroïsation du missionnaire « correspondant ».

Déjà, pour la toute première « Correspondance », c’est la Chine qu’avaient choisie les rédacteurs du premier numéro des Missions catholiques en 1868. La situation, présentée directement dans une lettre du père Leboucq, est spectaculaire : le témoin est « sous les coups de la rébellion » qui sème le désordre dans le Nord de la Chine et s’approche de Pékin en mars 1868. Ce mouvement, qui avait vu se lier la révolte des Nian – qui sévit dans le Nord de la Chine depuis les années 1850 –, puis celle des derniers Taiping, qui luttent encore malgré la défaite de 1864, est arrêté en 1868 par Li Hongzhang (1823-1901) et de Zuo Zongtang (1812-1885) au profit de l’empire, mais la « Correspondance » date de trois mois et porte sur les moments les plus violents, quand rien n’est encore décidé. Le missionnaire craint l’arrivée des émeutiers, qualifiés de « brigands », dans une ville sans défense ; il regrette les désordres et les mouvements de troupes qui limitent la liberté de circulation des missionnaires, et donc l’activité apostolique, et par conséquent le nombre des baptêmes. Comme dans les Annales, les événements ne sont pas considérés pour eux-mêmes, mais uniquement dans leurs effets sur l’activité missionnaire. Cette première « Correspondance » des Missions catholiques présente ensuite une originalité en citant longuement un extrait de la presse de Shanghai, qui semble tout à fait profane et fait le point sur les événements récents, en précisant les faits, les dates et quelques informations sur les circonstances des combats. Une troisième lettre ferme cette « Correspondance », le frère jésuite Guillon y raconte sa fuite de Tien-tsin, de nuit, après la destruction de la mission par les émeutiers : « Cette course de six à sept lieues, par des chemins affreux, au milieu des campagnes envahies par les ennemis, et à la lueur des incendies qui dévoraient plus de cent villages autour de nous… ». La première et la dernière lettres intègrent plusieurs micro-récits qui rappellent ceux que nous avons déjà rencontrés.

La « Correspondance » missionnaire est une mécanique médiatique, épistolaire, apparemment décousue, elle se révèle particulièrement efficace et synthétique, en s’adressant toujours simultanément à plusieurs types de lecteurs. La première lettre, après avoir livré au présent des informations sur la situation générale, se focalise sur un groupe de missionnaires qui ont dû interrompre leur mission et expriment le désir de la reprendre : elle rejoint l’anecdote pieuse, dont la lecture est religieuse, dans une situation facilement interprétable. L’extrait de la presse de Shanghai pourrait être traduit de la presse britannique, il reprend sans commentaire la chronologie des faits, à partir de dates et de lieux précis, susceptibles de crédibiliser le sérieux et l’exactitude des informations, mais son origine semble être étrangère au milieu ecclésiastique. La dernière lettre en revient nettement aux procédés du récit romanesque, personnel, qui met en valeur les péripéties de la vie aventureuse du missionnaire, dans un épisode vif et bref, qui a la particularité de bien finir, les missionnaires ayant échappé à leurs poursuivants. La présentation et la lecture pieuses de l’actualité, comme le « récit admirable » de la fuite de nuit procèdent de l’expérience habituelle des Annales, mais l’introduction d’un extrait de journal shanghaien révèle des préoccupations nouvelles.

Dans tous les numéros, l’anecdote pieuse restera bien sûr présente, mais elle laisse aussi la place à des sujets nouveaux sous forme de micro-récits, dont les intentions ne sont plus aussi nettement religieuses qu’au début du siècle, mais qui semblent devoir satisfaire un lectorat plus large et sans doute aussi plus régulier. Ces micro-récits peuvent livrer des « faits vrais » ou des « choses vues » de la vie quotidienne en Chine, évidemment choisis pour leur curiosité, leur intérêt ou leur effet plaisant sur le lecteur. Ce micro-récit apparaît par exemple dans les « Nouvelles » en novembre 1877 :

[À Shanghai] Ces jours-ci, nos Chinois ont mis tout leur esprit à détruire le chemin de fer de Chang-hai à Wo-Song, le premier construit en Chine, il y a deux ans à peine, par les Anglais. Ils ont enlevé les rails et démonté pièce par pièce les deux locomotives. Ce qu’il y a de curieux, c’est que, ayant essayé de démonter les locomotives sans le secours d’ouvriers européens, ils n’ont pas su par quel bout commencer. Ce monstre de fer, dragon plus réel que tous ceux dont leur niaiserie peuple les airs et qu’elle occupe à produire les éclipses de soleil et de lune, les aura épouvantés. Bref, ils ont appelé un mécanicien étranger, et la destruction du « cheval de feu » n’a été que l’affaire d’un instant. On ne sait encore ce qu’ils on fait de tout le matériel.13

La dimension religieuse, avec la condamnation des superstitions liées au dragon ou aux éclipses, paraît secondaire dans ce texte, qui rappelle plutôt l’intention humoristique et le ton goguenard et méprisant de la presse générale envers la Chine. C’est aussi en s’ouvrant ponctuellement à des faits de l’actualité extérieure à la vie missionnaire, souvent plus originaux que les informations des « Correspondances », que Les Missions catholiques ont longtemps permis l’accès à des informations et à des témoignages parfaitement inédits en France et en Europe – sans toutefois jamais pouvoir atteindre l’envergure intellectuelle, culturelle et scientifique des Lettres édifiantes.

Les objectifs de la presse missionnaire expliquent cette inventivité, mise en œuvre dans les différents types d’écriture et de rubriques, mais aussi le choix des espaces, des thématiques, des événements de Chine : s’il s’agit essentiellement d’abord de faire connaître, reconnaître et même admirer l’action des missionnaires, ces textes ont aussi pour objectif explicite de susciter des vocations parmi les lecteurs, en donnant le témoignage d’enviables existences constituées d’aventures et d’expériences humaines fortes, et quitte à mettre fortement en avant les dangers et les risques d’un tel engagement. Il s’agit aussi de susciter la générosité des donateurs (personnes ou institutions) en livrant les comptes rendus de l’activité missionnaire et en faisant état de ses résultats sous forme de bilans (nombre de baptêmes, constructions de chapelle, etc.). La Chine, et en particulier les provinces intérieures ou celles du Sud, présente en ce sens un cas particulier : territoire inconnu, fermé, elle est présentée comme très hostile au christianisme, plusieurs fois interdit, elle correspond, presque sans exception, à des représentations de situations dangereuses ou conflictuelles, de scènes d’angoisse, de fuite, de destructions, d’incendies, de violences. La disproportion entre le nombre de missionnaires et la population est évidemment montrée comme criante, quand les frais nécessaires aux voyages, aux constructions et aux reconstructions de bâtiments détruits ou incendiés paraissent considérables.

C’est donc dans ce cadre idéologique et éditorial très spécifique qu’apparaît une forme pionnière particulière de proto-reportage, qui restera sans pareille sur la scène médiatique et littéraire pendant presque tout le xixe siècle et même les premières années du xxe. Introduit, parfois secrètement, dans un milieu qui lui est étranger et hostile, le missionnaire peut se déguiser pour emprunter différentes identités, il voyage en utilisant tous les moyens de transport possibles, observe, questionne, prend des notes, il participe ou assiste, si besoin ou à l’occasion, à un procès, à une émeute, aux négociations avec l’autorité chinoise… C’est que le missionnaire partage déjà avec le futur reporter la première des qualités : il s’est rendu sur place et prétend généralement avoir vu de ses propres yeux, et même vécu, les scènes qu’il évoque. C’est la raison pour laquelle le registre du voir et toutes les expressions du témoignage authentique – « j’ai vu de mes yeux… », « j’en fus le témoin oculaire… » – sont abondantes et caractéristiques. Les « Correspondances », dans le même sens, utilisent tous les procédés de l’actualisation et de la description qui annoncent les procédés du reportage : indications concrètes de contextualisation, présent de narration, tableaux, hypotyposes, transcriptions de discours directs et de dialogues, digressions réalistes sous forme de micro-récits, notamment.

L’utilisation du récit à la première personne, sous la forme de la correspondance épistolaire ou du journal de voyage ou de mission, conduit alors à des mises en scène personnelles et à des effets d’héroïsation, alternant l’intégration d’informations sur un mode réaliste et des péripéties aux allures parfois très romanesques. Certains missionnaires justifient comme on l’a vu cette omniprésence de l’auteur en tant que garantie de vérité, les effets de fiction pouvant ainsi être clairement pris en charge par un narrateur-auteur-personnage central clairement identifié – les « Correspondances » sont en effet les rares papiers signés par leurs auteurs, dans les Annales aussi bien que dans Les Missions catholiques. Dans le cas de la Chine, cette mise en scène du « correspondant » peut aussi devenir une mise en scène du document : l’histoire de la missive elle-même, rédigée sur place, parfois sauvée des flammes ou des brigands, confiée à un Européen de passage, à un navire… permet, surtout à l’époque des Annales, des entrées en matière plaisantes et originales, qui ont tendance à présenter chaque « Correspondance » de Chine à la façon d’un texte rare ou d’un témoignage extraordinaire. Les dossiers consacrés aux missions d’Asie, dans lesquelles la Chine n’apparaît pas systématiquement, ne sont en effet pas les plus nombreux, en particulier comparés à ceux qui regardent les Amériques ou l’Afrique : les « Correspondances » de Chine constituent donc un événement particulier, et, quand elles apparaissent, elles sont le plus souvent placées en tête du numéro. La « Correspondance » et le journal de voyage missionnaires partagent ou annoncent ainsi quelques-unes des caractéristiques du grand reportage « profane », qui apparaît dans les années 1860 mais ne se développera guère, pour ce qui regarde la Chine, avant le xxe siècle.

Le « grand reportage » occasionnel, ou d’opportunité

Il existe toutefois d’abord des « grands reportages » aux contours plus ambigus. Le « grand reportage » occasionnel engage des rédacteurs dont la profession principale est plutôt éloignée de la presse et du journalisme : ce sont le plus souvent des opportunités ou des occasions professionnelles qui les amènent à prendre la plume pour évoquer la Chine dans les revues et les journaux, parce qu’ils enseignent et traduisent les langues de l’Asie orientale à Paris, ou parce que leurs rôles, militaires ou diplomatiques par exemple, les ont conduits à voyager ou à séjourner dans l’empire du Milieu. Cette catégorie recouvre des auteurs et des textes extrêmement riches et divers, tout au long du siècle, et on se limitera seulement ici à quelques exemples, en vue d’une première synthèse provisoire. Le reportage occasionnel doit dans notre point de vue être marqué par plusieurs coïncidences très opportunes : l’auteur, qui n’est pas journaliste de profession, doit avoir occasionnellement et légitimement accès à la presse ; il doit s’être rendu en Chine, ou disposer à son sujet d’informations de première main dont on lui reconnaît la maîtrise ; enfin, il doit sur le moment justifier l’intérêt de son témoignage par son lien direct avec les événements de l’actualité la plus récente de ce pays ou des relations internationales. Ces auteurs sont en effet toujours spécialement informés, ils apparaissent en quelque sorte comme les « experts » ou les « témoins directs » de nos médias actuels : il peut s’agir de savants, de professeurs et de chercheurs, orientalistes reconnus, souvent plus habitués à la diffusion restreinte des publications de la sinologie académique, et aussi bien de tous les voyageurs de profession de la période coloniale – fréquemment des militaires, des diplomates, des administrateurs, des commerçants. La fréquence de leur publication est liée à l’actualité des événements internationaux qui attirent l’attention de la presse française en rendant souhaitable leur contribution à tel ou tel moment, tout au long du xixe siècle.

Il faut d’abord brièvement rappeler les principales étapes de cette chronologie, alors d’actualité, qui tient aujourd’hui autant de l’histoire de la Chine que de celle des relations internationales. Les événements importants rappelés ici ont bien sûr tous pour caractéristique d’attirer l’attention de la presse, sous des rubriques habituellement titrées « Affaires », « Événements » ou « Question de Chine ». La période que nous observons commence par l’ouverture forcée de l’empire du Milieu, jusque-là interdit à toute activité étrangère et fermé à tout échange avec l’extérieur. Les « traités inégaux » des années 1840, conséquences de la première guerre de l’Opium (1839-1842) opposant la Chine à la Grande-Bretagne, et du côté français un peu plus tard de la signature du traité de Huangpu (24 octobre 1844), négocié par Théodore de Lagrené (1800-1862), par lequel la France obtient les mêmes avantages que le Royaume-Uni depuis le traité de Nankin (29 août 1842), consacrent cette ouverture. La seconde guerre de l’Opium (1856-1860) prolonge cette étape, au prix du sac du Palais d’été, dans le cadre du traité de Tianjin (1858) puis de la convention de Pékin (18 octobre 1860), par l’ouverture de ports, le droit d’exporter de la main-d’œuvre chinoise, la liberté du culte et de l’évangélisation chrétienne, le paiement de fortes « indemnités de guerre », etc14. Tous ces événements militaires et diplomatiques attirent l’attention de la presse française, de même que dans les mêmes années et celles qui suivent la révolte des Taiping (1850-1868), marquée par d’importantes révoltes populaires qui trouvent leurs échos régulièrement dans la presse et la littérature françaises contemporaines. Mais à partir des années 1860, et plus encore 1880, les représentations de la Chine sont aussi de plus en plus soumises en France aux enjeux de la conquête et de la colonisation des espaces qui seront réunis sous le nom d’« Indochine » – Vietnam, Laos, Cambodge actuels. Ces régions, traditionnellement tributaires de l’empire de Chine, étaient reliées au sud de ce pays par le Fleuve Rouge, qu’il s’agissait alors de contrôler. L’épisode militaire culmine lors de la guerre franco-chinoise (1881-1885), dont les rebondissements provoquent la chute du ministère Jules Ferry (30 mars 1885). Tous ces événements attirent encore plus sûrement l’attention des lecteurs que les différentes Expositions universelles de Paris (1844, 1855, 1867, 1878, 1889, 1900), où les pavillons asiatiques constituent toujours des curiosités. Dans une dernière étape, la fin de notre période est celle d’une suite de bouleversements sans précédent : d’abord, avec la révolte des Boxeurs et l’expédition internationale de 1900-1901, puis dans la révolution de 1911 qui aboutit à la fin de la dynastie mandchoue des Qing (1644-1912) et à la mise en place de la première République.

S’ils sont particulièrement présents dans la première période, les orientalistes apparaissent dans la presse à toutes ces occasions pendant tout le siècle. Leurs écrits peuvent certes assez difficilement être qualifiés de « reportages », mais ils rapportent toujours des informations de l’étranger choisies à cause de leurs rapports étroits avec les événements de l’actualité internationale et chinoise. Ils sont assez souvent là encore indirects, ou bien différés, c’est-à-dire qu’ils se fondent sur les souvenirs d’expériences et de voyages plus anciens, sur le moment sans lien direct avec l’événement qu’ils servent à analyser et à commenter. Leurs sources sont tirées de la documentation académique, française mais aussi souvent britannique, de la presse internationale, et de témoignages de premier plan auxquels ils se fient, des récits de voyage ou de mission commerciale et diplomatique, notamment. Nous sommes alors aussi dans une période d’intense développement de la sinologie en France, qui voit apparaître quelques figures majeures de l’histoire de cette discipline. Parmi elles, certains savants ont même exercé la profession de journaliste avant de devenir des sinologues reconnus, comme Henri Cordier (1849-1925), qui fut rédacteur au Journal des Débats15 avant d’intégrer l’Ecole spéciale des Langues orientales vivantes (aujourd’hui Institut National des Langues et Civilisations Orientales) en 1881. Son intérêt pour la presse ne l’abandonne pas ensuite puisqu’il crée le T’oung Pao, la première revue internationale de sinologie, en 1890, en collaboration avec le naturaliste et sinologue néerlandais Gustave Schlegel (1840-1903). Il est donc cité ou intervient parfois directement dans la presse spécialisée dans les questions internationales – par exemple dans Questions diplomatiques et coloniales : revue de politique extérieure. À la génération suivante, Édouard Chavannes (1865-1918), professeur de Chinois au Collège de France, reprendra la direction du T’oung Pao, il intervient lui aussi ponctuellement dans la presse, en particulier à l’occasion des événements de la révolte des Boxers et de l’expédition internationale de 1900. Il apporte des informations rares sur le contexte chinois ou la famille impériale régnante – par exemple dans un numéro de la Semaine politique et littéraire (27 octobre 1900) paru pendant le conflit.

Léon de Rosny (1837-1914) avait donné l’exemple plus tôt encore dans le siècle. Cet orientaliste, proto-japonologue, enseignant à l’Ecole spéciale des Langues orientales vivantes, auteur de nombreux ouvrages et de conférences sur les langues et les civilisations de l’Asie orientale, publiait très fréquemment dans des revues, et parfois aussi dans la presse quotidienne. Dès 1858 – il a alors vingt-et-un ans –, l’un de ses premiers articles, « Question chinoise 1857-1858 », paraît dans la Revue de l’Orient. Même si ce titre semble restreindre la question à la Chine, le lecteur comprend dès l’introduction la perspective mondiale du point de vue que Léon de Rosny va exposer :

L’attention de l’Europe, détournée de l’Asie orientale par les événements importants qui se sont manifestés successivement en Turquie, en Perse et dans l’Inde, est rappelée de nouveau vers la Chine. C’est qu’en ce moment, dans ces lointains parages, il s’inaugure une de ces époques décisives pour les nations, durant lesquelles les grands problèmes de la politique réclament une prompte et complète solution. Il s’agit de savoir si la Chine, par sa seule force d’inertie, parviendra à échapper à l’influence civilisatrice de l’Occident et à se replonger dans sa fatale immobilité ; ou si, tout au contraire, entraînée sans le vouloir dans une orbe de révolution et de progrès, elle consentira à renoncer à son passé, à renier ses précédents, et à rompre pour jamais avec le système que lui a légué l’antiquité. Cette question n’intéresse pas seulement le peuple chinois, elle intéresse également l’Europe, l’Amérique ; elle est imminente, essentielle pour l’humanité tout entière.16

Léon de Rosny s’interroge ensuite sur le parti que doivent tenir les nations européennes par rapport à la révolte des Taiping, très active depuis 1851. Il revient sur les origines de cette révolte pour éclairer la situation contemporaine – celle des années 1857 et 1858 indiquées dans le titre –, et défendre l’idée que les Européens devraient soutenir les révoltés, prétendument héritiers des Ming, aux dépens de la dynastie régnante des Qing. Le « nouvel empereur » issu des Taiping serait plus « libéral » avec les Occidentaux, selon Léon de Rosny, et sous « son règne, le Céleste Empire ne tarderait pas à s’ouvrir à l’Europe, et les Européens qui voudraient s’y établir, seraient sûrs d’y trouver accueil et protection.17 » On sait que l’opinion de Léon de Rosny n’aura pas gain de cause et que les forces européennes sur place prendront finalement parti pour l’empire des Qing lorsque la révolte populaire menacera leurs places et leurs intérêts, en particulier à Shanghai, à partir de 1860. Cette prise de position et ces analyses de Léon de Rosny s’expliquent en partie par les sources dont dispose le jeune homme, qui n’a lui-même jamais voyagé en Chine. Les faits récents qu’il évoque, les personnalités et les villes chinoises ayant part aux événements cités donnent à son article le ton de l’actualité et du « reportage », mais l’orientaliste utilise ici les procédures du « reportage » indirect et différé ; il travaille essentiellement à partir de la lecture d’un ouvrage publié depuis 1853, L’Insurrection de Chine depuis son origine jusqu’à la prise de Nankin18, de Joseph-Marie Callery (1810-1862) et Melchior-Honoré Yvan (1806-1873).

Joseph-Marie Callery fut d’abord missionnaire en Chine pour les Missions Étrangères de Paris, mais il rejoint ensuite Théodore de Lagrené, qui dirigeait alors la première mission diplomatique et commerciale19 envoyée par la France après la première guerre de l’Opium ; cette mission se rendit en Chine entre 1843 et 1846. Outre les avancées diplomatiques, les contacts commerciaux et scientifiques établis, cette mission contribua activement à la connaissance de la Chine en France : à son retour, en plus des rapports officiels et des différentes publications de ses membres, elle fut à l’initiative de plusieurs expositions publiques – à Paris et à Lyon en 1847, à Saint-Étienne en 1848. C’est à l’occasion de cette mission que Joseph-Marie Callery avait rencontré Melchior-Honoré Yvan, député des Basses-Alpes pour la gauche modérée et lui aussi membre du groupe parti de Brest en février 1844 avec Théodore de Lagrené. Melchior-Honoré Yvan, fils d’un pharmacien de Digne, fut parmi les premiers à s’intéresser à la pharmacopée chinoise, il adressa à son père une Lettre sur la pharmacie chinoise qui fut publiée pendant son voyage en 1847, puis à son retour il donna plusieurs volumes de souvenirs de voyage, y compris dans des collections bien diffusées20. En 1853, L’Insurrection de Chine depuis son origine jusqu’à la prise de Nankin apparaît donc déjà comme un « reportage » différé : les deux auteurs envisagent en effet la révolte des Taiping à la lumière de leur connaissance de la Chine et de l’expérience de leurs séjours dans ce pays, mais sept ans après leur retour en France. Léon de Rosny réactualise les mêmes informations, encore cinq années plus tard. Il choisit donc bien un témoignage vécu de premier plan, mais cette source d’information directe est différée et actualisée à deux occasions, en fonction des expériences de chacun, des événements et de la montée en puissance de la révolte des Taiping, entre 1846 et 1858. Le « reportage » occasionnel ne suppose alors pas seulement l’utilisation d’informations transmises indirectement – généralement dans le cadre connu du « récit du voyage » –, mais aussi leur « mise à jour » en fonction des événements de l’actualité la plus récente.

Ces opportunités sont de plus en plus nombreuses au fil du siècle, et c’est naturellement dans sa dernière partie, et encore dans les années 1900, que les auteurs littéraires s’illustrent de leur côté tout particulièrement, tant les occasions de voyage et de séjour ont alors été multipliées. Leur témoignage correspond cette fois à une expérience réelle sur place, il prend dans la presse la forme d’un « grand reportage » permis par l’occasion d’une visite ou d’une mission. En 1898 et 1899, par exemple, dans le journal francophone de la concession française de Shanghai, L’Écho de Chine, Paul Claudel (1868-1955), alors diplomate en poste sur place, publie plusieurs « reportages poétiques » ; de format court, à partir de scènes quotidiennes, parfois sous le pseudonyme de « Figulus », ils évoquent une vente aux enchères, un atelier de porcelaine, une collection de bronzes vue à Shanghai21. Dans les mêmes années, d’autres textes sont publiés en revue à l’autre bout du monde, en France, dans la Revue de Paris, la Nouvelle Revue et la Revue Blanche, là aussi à partir de scènes quotidiennes de la Chine, évoquée dans des proses à la fois descriptives et poétiques – sur les fêtes populaires ou les jardins par exemple22. Certains de ces poèmes sont réunis en 1900 dans le recueil intitulé Connaissance de l’Est23, d’autres sont laissés de côté, longtemps inédits, ou n’auront été publiés que dans la presse. Dans ce cas, la pratique occasionnelle du journal côtoie à la marge une activité poétique dont la diffusion est sans doute plus restreinte et exigeante, comme le montre en 1914 l’édition rare, dite « Coréenne », de Connaissance de l’Est, préparée à Pékin par Victor Segalen (1878-1919). Si Paul Claudel, qui a résidé quatorze années dans ce pays, favorise au tournant du siècle les scènes de la vie quotidienne et les paysages découverts au jour le jour en Chine, dans des poésies qui prennent parfois l’allure de « reportage poétique », Pierre Loti (1850-1923) rend quant à lui compte à la même période de l’événement de l’actualité internationale la plus récente, en 1900 et 1901. Les Derniers jours de Pékin, « roman » publié en 1902, reste en effet un exemple emblématique dans notre perspective, puisqu’il avait d’abord pris la forme d’un reportage pour Le Figaro, en plusieurs livraisons, témoignage d’un officier de marine, par ailleurs académicien célèbre et auteur médiatique, qui prend directement part au même moment à l’expédition internationale envoyée pour mettre fin à la révolte des Boxeurs et libérer les légations occidentales de Pékin24. L’« occasion » diplomatique ou militaire, dans ces deux exemples, est à l’origine d’œuvres marquantes, par l’introduction d’informations et de références chinoises originales dans la presse comme dans la littérature françaises. Leurs influences sur la constitution d’un imaginaire chinois seront prégnantes en France au moins jusqu’au xxe siècle.

Le « grand reportage » indirect

Le « reportage » occasionnel mettait en jeu comme on l’a vu des acteurs et des médiations très diverses, en permettant à des auteurs d’exploiter la crédibilité qui est la leur, qu’elle soit due à leur formation et à leur érudition lorsqu’ils sont orientalistes, ou à leur expérience directe sur place lorsqu’ils sont voyageurs professionnels – diplomates ou marins… Le « grand reportage » indirect est dû à des auteurs français qui n’ont jamais voyagé en Chine pour les besoins de leurs articles, et qui ne bénéficient a priori quant à eux d’aucune crédibilité ou reconnaissance particulière dans le domaine des études chinoises ou de la sinologie. Ils travaillent donc à partir de sources indirectes, presque totalement occidentales : parmi lesquelles la presse internationale – souvent britannique, ou en provenance des concessions occidentales en Chine –, la presse missionnaire dont on a parlé, très fréquemment explicitement ou implicitement reprise, tous les récits de voyage récents, encore assez rares dans le premier xixe siècle, parfois les sources livresques de l’orientalisme savant. On trouve aussi des mises en scène plus originales comme le « reportage » au musée ou le « reportage » compte rendu lors des Expositions universelles, par exemple.

Mais certains articles « d’actualité » semblent purement et simplement inventés… En 1886 encore, dans le Journal des Débats, on lit les « Lettres de Chine » d’un pseudo-reporter, anonyme, livrant dans les nouvelles « de l’étranger », en première page, un traitement tout entier comique de la prétendue « actualité chinoise ». Le texte évoque le rôle des eunuques et des superstitions dans la conduite politique du pays, qui est ainsi sujet à rire, sans apporter aucune information véritable, ni préciser aucune source25. Après la guerre franco-chinoise de 1885, tout est bon pour tourner en ridicule l’empire de Chine, et l’information d’actualité tourne volontiers comme ici au morceau humoristique vaguement « chinois ». Dans cet exemple, comme souvent, le statut du texte est ambigu. La place de l’écrit sur la Chine dans le journal est en effet très variable pendant tout le siècle : le « reportage » peut apparaître dans les actualités de l’étranger, parfois dans les brèves ou les « dernières minutes », mais aussi sous des rubriques plus libres ou généralement réservées à la fiction, dans les « Variétés » ou en lieu et place du feuilleton, occupant toute la partie basse du journal dès la première page.

On ne présentera qu’un exemple remarquable, dû à un auteur pour lequel les éléments de biographie seront inutiles, puisqu’il s’agit d’Honoré de Balzac (1799-1850). Le fameux romancier publie dans La Législature, Journal des deux Chambres, politique, commercial, industriel, agricole, littéraire et scientifique, une série d’articles rangée dans les « Variétés », en quatre livraisons datées d’octobre 184226. Dans sa composition et dès son titre, La Chine et les Chinois apparaît comme un reportage indirect, fondé sur la lecture de La Chine et les Chinois, un recueil de « dessins exécutés d’après nature » en Chine par Auguste Borget (1808-1877), qui voyagea effectivement dans ce pays en 1838 et 1839. Peintre et graveur, Auguste Borget donna aussi ses « souvenirs » de ce voyage. À cette période, c’est bien la coïncidence entre l’ouverture de la Chine, après la première guerre de l’Opium, et ces dessins récents qui font leur intérêt, comme le remarque Balzac dès la première ligne de son article : « Si jamais un livre a pu avoir de l’actualité, n’est-ce pas celui-ci ? » Quelques semaines avant la publication de ces articles, le traité de Nankin est signé, le 29 août 1842, ouvrant pour la première fois des ports chinois importants au commerce international. La Chine et les Chinois de Balzac commente d’abord explicitement La Chine et les Chinois d’Auguste Borget, mais il utilise aussi les souvenirs de la lecture des reportages de la presse missionnaire, ou ceux de la sinologie de sa jeunesse, c’est-à-dire des ouvrages savants du père Jean-Baptiste Du Halde (1674-1743) et de l’abbé Jean-Baptiste Grosier (1743-1823). Bien que sans ambiguïté, le « reportage indirect » suit ainsi le voyage exceptionnel d’un peintre berrichon en Chine, en le commentant et en se servant de cette source comme d’une justification : « Beaucoup de ceux qui me lisent vont s’écrier : – L’auteur n’est pas allé en Chine ! », remarque malgré tout Balzac.

Il n’est pas question de revenir sur l’étude de ces articles que la critique balzacienne a largement examinés, mais seulement ici d’attirer l’attention sur l’analyse économique des effets de l’ouverture de la Chine et de la mondialisation du commerce qui occupent les commentaires de Balzac dans la livraison du 15 octobre 1842. Balzac évalue les conditions internationales du commerce – évoquant successivement la France, la Grande-Bretagne puis la Chine, pour établir que « la production commerciale étant devenue de nos jours un combat (pacifique pour quelques instants de nation à nation), le triomphe du commerce appartiendra nécessairement au peuple qui pourra fournir à ses soldats industriels les vivres au meilleur marché.27 » Or nul n’est mieux préparé que la Chine pour fournir une main-d’œuvre abondante et bon marché, et ses produits manufacturés – comme son thé – inondent déjà le marché européen, de sorte que le romancier économiste constate un fort déséquilibre de la balance commerciale au profit de l’empire du Milieu. Déséquilibre qui explique aussi les tentatives (militaires) de la Grande-Bretagne pour exporter son opium en Chine : voilà « la question cachée au fond de la guerre de l’Angleterre avec la Chine28 », note Balzac. En somme, les illustrations sur le vif données par Auguste Borget aident à comprendre et à expliquer les conditions de la production et du commerce mondiaux vers 1840, et sans doute au-delà : « Ce tableau ne vous explique-t-il pas le bas prix des objets manufacturés en Chine, et la supériorité commerciale que ce peuple conservera toujours ?29 » Si les clichés et les poncifs apparaissent dans certaines évocations de la vie sociale, politique et artistique, le reportage balzacien fait preuve d’une lucidité redoutable sur le plan économique : sa géopolitique commerciale, élargie à la Chine, est une réflexion économique sur les conséquences de la mondialisation – en particulier pour les producteurs et exportateurs britanniques et français.

Pendant tout le xixe siècle, les « grands reportages » occasionnels et/ou indirects dont nous avons considéré quelques exemples dans les deux dernières sections sont de loin les plus nombreux, et souvent particulièrement révélateurs. Ce type d’écriture, ici par hypothèse assimilé au « grand reportage » – et aux formes qui le précèdent, l’annoncent ou le préparent –, est caractérisé par des effets de transferts qui le rendent particulièrement instable : de l’écriture orientaliste savante à la « vulgarisation » pour la grande presse, du « récit de voyage » au « reportage » de seconde main, du souvenir de voyage et de mission au « reportage » d’actualité différé, de la prose poétique descriptive au « reportage poétique », du grand reportage de témoignage direct à sa recomposition romanesque… Le « grand reportage » en Chine procède largement d’effets de transferts, aussi bien que de recomposition et de détournement des rôles, l’orientaliste, le diplomate, le militaire, le romancier lui-même, comme avant eux le missionnaire évangélique, se faisant à l’occasion (proto) « reporter » pour le journal.

Le grand reportage

Le grand reportage, direct, dû à un journaliste professionnel, voyageur mandaté sur place par un journal, apparaît pour la Chine très tardivement – hormis dans le cas très spécifique de la presse religieuse et de ses (proto) reporters missionnaires, comme on l’a vu.

Il est difficile de livrer avec certitude la date des débuts exacts du grand reportage pour la presse française en Chine. On propose toutefois de considérer que c’est au Moniteur universel qu’on doit le premier grand reportage, et même premier grand photo-reportage – même s’il n’atteignit jamais la France –, consacré à l’expédition franco-britannique de 1860. Antoine Fauchery (1823-1861) apparaît comme le protagoniste exceptionnel de cette aventure : fils du graveur Auguste Fauchery (1798-1843), graveur lui-même, peintre, journaliste autodidacte, pionnier de la photographie de grand reportage, Antoine Fauchery30 avait manifesté des opinions républicaines et quitté la France au début du Second Empire, en 1852. Son voyage le conduisit vraisemblablement en Inde d’abord, où l’on perd sa trace jusqu’en 1858 ; on le retrouve alors photographe et épicier à Victoria, en Australie. Dans les années 1980 et dans le sillage des études postcoloniales, cette personnalité française exotique a été mise en valeur par la recherche australienne, dans l’ethnologie et l’histoire de la photographie notamment : Antoine Fauchery avait en effet parmi les premiers eu l’idée, complètement inédite à l’époque, de photographier les aborigènes dans des postures d’humanité et de dignité.

Dans sa jeunesse, le jeune artiste s’était d’abord fait connaître comme journaliste, dans la petite presse artistique du Corsaire-Satan, né en 1844 de la fusion entre le Corsaire et le Satan de Pétrus Borel (1809-1859), puis pour Le Figaro. En 1860, peut-être rassuré par le décret d’amnistie signé par Napoléon III l’année précédente, Antoine Fauchery exprime le souhait de revenir en France. Avant ce retour, il passera par la Chine, où le Second Empire allié aux Britanniques vient de se lancer dans l’expédition de la seconde guerre de l’Opium, car à Paris, ses amis journalistes ont été assez fidèles pour lui trouver un employeur. Le Moniteur universel, organe de presse officiel s’il en est, doit en effet financer ce « grand reportage », financement qui devait permettre à Antoine Fauchery de disposer de quoi survivre de retour en France, son épicerie à Victoria ne lui ayant pas permis de faire fortune. Les premières « Lettres de Chine » sont donc publiées quelques mois plus tard, dans Le Moniteur universel, à partir du 12 octobre 1860. Mais les photographies sur plaque de verre qu’il devait rapporter en France, et sans doute la fin du reportage, n’y parvinrent jamais, pas plus que leur auteur : frappé de dysenterie et épuisé, Antoine Fauchery meurt pendant le voyage de retour, lors d’une escale au Japon, à Yokohama, le 27 avril 1861.

Les navires français de l’expédition internationale avaient quitté la France en décembre 1859, ils étaient au large des côtes de la Chine depuis une douzaine de jours lorsqu’Antoine Fauchery les avait rejoints à Shanghai, le 30 juin 1860. Il suivit ensuite toute la campagne dans ses déplacements et lors des affrontements les plus importants, la prise de Taku (21 août 1860), la bataille de Palikao (21 septembre 1860) et le sac du Palais d’Eté (18 octobre 1860), jusqu’à la ratification du traité de Pékin, intégralement reproduit dans Le Moniteur universel du 29 décembre 1860, avec la dernière « lettre » signée Antoine Fauchery. L’implication et la revendication patriotiques et impériales sont explicites dès l’ouverture de la première « lettre », où le rédacteur prévient toutefois son lecteur que « le bruit du succès de nos armes fera passer sur la pauvreté du récit, le pavillon couvrira le style » (30 juin 1860). Antoine Fauchery n’est en effet assuré ni de son style d’écriture, ni de son statut de « correspondant », finalement intégré à l’armée française :

Comme mon titre de correspondant du Moniteur [universel] ne me constituait pas de position dans l’armée et qu’il ne m’était matériellement possible de suivre le corps expéditionnaire qu’à la condition de lui être assimilé, on m’a très-gracieusement constitué une spécialité toute de circonstance. Je fais, vous le savez, un peu de photographie. Je serai donc le photographe officiel attaché au bureau topographique de l’armée. (12 octobre 1860)

Les premières « lettres » sont marquées par une écriture de l’action, dans l’évocation des voyages et des voyageurs liés à l’expédition, le récit des visites sur les navires de transport des troupes, les informations sur les lieux des combats ou les cantonnements, les entretiens avec tous les témoins sur place, quand ils parlent français ou anglais – officiers, soldats, diplomates français ou britanniques…

Mais l’engagement personnel, dans le feu de l’action, s’il caractérise spécialement le « grand reportage » – enfin direct – en Chine, montre toujours le besoin d’une médiation supplémentaire, qui le rend lui aussi pour partie indirect : l’homme d’expérience connaisseur de la Chine (diplomate ou sinologue), l’interprète, les médiateurs de toutes origines – français, mais aussi chinois ou britanniques – sont à chaque instant nécessaires au reporter. Même présent sur place, il peine en effet à saisir la situation et rencontre bien des difficultés. Antoine Fauchery s’amuse à en mettre en scène directement quelques-unes, par exemple lorsqu’il veut expliquer la révolte des Taiping et ses origines :

[…] je désirais savoir la signification exacte du mot taé-ping [pour Taiping, 太平], l’une des dénominations qu’on donne aux rebelles. Je m’en fus chez un sinologue émérite de mes amis et lui posai la question – Rien de plus simple, me répondit-il ; ça signifie « Paix profonde ». – Bien sûr ? – Parfaitement. Mais si vous doutez… Et il appela un de ses lettrés. Les interprètes ont toujours auprès d’eux un ou deux savants chinois, fruits secs des universités qui se livrent à l’enseignement public. Mon ami en possédait trois ; il en avait appelé un, il en vint deux. La question posée, le premier répondit : « Réunion de soldats ». Le second : « Troupe de vagabonds. » Je m’en allai sans demander l’opinion du troisième. (13 octobre 1860)

Antoine Fauchery ouvre ici la longue série des reportages d’actualité en Chine tournant à la saynète plaisante ou comique – on en lira encore chez Albert Londres (1884-1932) au siècle suivant. On voit aussi les interprètes ou les traductions se multiplier pour médiatiser l’accès à l’information chinoise, même dans le cas de la mise en scène d’un reporter effectivement présent sur place. Si les questions diplomatiques et politiques sont montrées « embrouillées » en Chine, c’est « que nous ne voyons pas ce qui se fait et que nous comprenons peu ce qui se dit » (id.), note dans ce sens Antoine Fauchery. Dans son témoignage, seuls les hommes du peuple – soldats et marchands – semblent pouvoir se comprendre, par « propriétés d’assimilation » réciproques, donnant lieu à des scènes sur le vif :

Ainsi il n’est pas rare d’entendre un de nos soldats demander les choses nécessaires à la vie dans le dialecte de Confucius, tandis que les adorateurs de ce dernier répondent dans le langage des casernes. Il en résulte les colloques les plus bizarres où les jurons chinois, qui ne laissent rien à désirer, et la fine fleur de notre vocabulaire d’expressions… énergiques, ronflent de façon à ébranler la voûte céleste. Mais l’essentiel est qu’on arrive à s’entendre sans en venir aux mains, et que les affaires s’arrangent à la satisfaction des deux parties, ce qui est presque toujours le cas. (16 octobre 1860)

Les obstacles linguistiques, la lenteur de la circulation des informations, les rumeurs rendent sur place la situation difficile à saisir, de sorte que le reporter en revient même à des sources livresques pour expliquer la révolte des Taiping. Sa maîtrise de l’anglais lui permet de fonder en large partie la « lettre » du 13 octobre sur des informations tirées d’un ouvrage du diplomate britannique Thomas Taylor Meadows (1815-1868) au titre explicite : The Chinese and their rebellions31, qui avait été publié en 1856.

Aux difficultés propres à l’information, s’ajoutent les incertitudes de sa mise en texte dans ce « premier » reportage. Dans les premières « lettres », le je du reporter-photographe est clairement mis en avant et mis en scène, et le rédacteur se montre conscient des procédés romanesques qu’il pourrait choisir, comme le montre ce passage :

Je pourrais vous dire que je vous écris de l’angle d’une embrasure déchiquetée par nos boulets, appuyé sur un des trente canons de bronze pris à l’ennemi, entouré de blessés tartares, de cadavres de chevaux, de projectiles de tous les calibres, de sacs de poudre, d’armes brisées, car enfin il y a de tout cela où nous sommes… (7 novembre 1860).

Mais, à plusieurs reprises, plutôt que le choix rassurant d’un récit épique et/ou romanesque, c’est l’expression de l’incertitude qui prime, en révélant les doutes de l’écriture de reportage : fallait-il partir de France avec l’expédition, pour connaître vraiment toute l’aventure depuis son commencement ? et dans quel ordre faut-il rapporter les événements ? sont les questions qui apparaissent dès la première « lettre », dans laquelle le narrateur choisit, après une première présentation, de revenir « en arrière », pour la reprendre… Le reporter exprime même parfois clairement ses réticences, en évoquant les aspects les plus concrets de sa « besogne » :

J’ai honte de mon courrier dernier. Quelques lignes à peine, alors que j’avais tant à vous dire ! Rassembler à heure fixe des faits épars et qui se sont déroulés trop brusquement sous les yeux, c’est là une besogne difficile, surtout lorsqu’on a les pieds dans la boue et qu’on écrit sur le fond de sa casquette. (7 novembre 1860)

Le rythme des événements ne suit en effet ni celui de l’écriture, ni celui de la « malle » qui part vers l’Europe : « Les choses intéressantes se passent toujours à la veille ou le jour même des départs de courrier. », remarque amèrement le reporter. Dans une sorte de hâte, il accumule les informations ponctuelles – souvent pêle-mêle, sur les modes de chauffage, le mobilier, la misère, les soldats, le statut des femmes, les tissus, les bois laqués… – et les allusions à ce qu’il faudrait « faire » pour comprendre ce pays, par exemple dans le domaine des arts :

Eh bien ! non, cette fois encore, je ne vous parlerai pas de peinture. Il y a pourtant sur les arts, dans le pays où nous sommes, une longue et sérieuse étude à faire, qu’il faudrait suivre pas à pas, de province en province, où la forme, le coloris et la composition se modifient selon différentes nuances dans les mœurs et surtout dans les croyances religieuses. Mais, avant tout, je suis l’armée, et elle part demain […]. (7 novembre 1860)

Les détails notés sur le vif, les réactions personnelles, les anecdotes parfois souriantes, le ton plaisant de certaines scènes, les digressions sur les arts ou d’autres sujets disparaissent complètement à partir des « lettres » de décembre. Le style des « Lettres de Chine » évolue alors très nettement, les mises en scène et les notations personnelles disparaissent totalement, au profit d’un compte rendu plus distancié et plus factuel, dans une langue bien plus lisse – sans plus aucun détail. Les scènes humoristiques, présentes dans les premières « lettres », ne sont plus utilisées, et la tonalité se fait plus sérieuse et plus grave, beaucoup plus retenue. Antoine Fauchery a-t-il craint de paraître trop léger ? a-t-il lui même pris conscience de la gravité des événements et de la guerre ? ou alors, est-il vraiment l’auteur des dernières « lettres » ? Le récit se limite aux faits militaires et diplomatiques, sans plus jamais concerner la vie quotidienne, les arts ou les modes de vie populaires. La victoire finale, comme dans toutes les autres « lettres », « témoigne du dévouement et de l’obéissance de l’armée aux volontés du Souverain » : la bataille de Palikao est traitée dans une tonalité épique très convenue, et le pillage comme l’incendie du Palais d’Eté sont attribués aux « pillards » chinois.

Ce premier reportage paraît donc en tout point étonnant : il met d’abord en scène le reporter et ses difficultés, qu’il commente, pour comprendre le pays, les événements et les rapports de force, et aussi bien pour écrire, composer le reportage au jour le jour, en faisant coïncider le rapport de l’événement et sa transmission ; mais les dernières lettres tournent au compte rendu, sur un ton neutre et officiel. Leur auteur ne pourra jamais s’en expliquer. Le destin d’Antoine Fauchery, le premier, ou l’un des premiers reporters et photographes d’actualité français dans la Chine de 1860, jette ainsi un voile sombre sur les débuts de l’histoire du grand reportage français dans ce pays, il poursuit une sorte de malédiction, commencée avec les martyrs missionnaires reporters des Missions catholiques – et qui frappera plus tard encore, par exemple avec le célèbre Albert Londres, lui aussi disparu pendant le voyage de retour de son deuxième séjour en Chine, dans des circonstances troubles32. En 1861, le dossier nécrologique d’hommage à Antoine Fauchery occupe plusieurs pages du Figaro, il contribue à la mise en place d’un nouvel imaginaire, médiatique et par nature mondial, fondé sur l’héroïsation du « grand reporter », prêt à rapporter directement l’événement au risque de sa vie – le modèle christique du missionnaire « grand reporter » lui fait encore régulièrement écho dans la presse religieuse des mêmes années.

En guise d’épilogue : le grand reportage chinois francophone

Plusieurs figures d’auteurs et de journalistes chinois francophones apparaissent dans la presse nationale ou régionale dans le courant du xixe siècle. Ils écrivent en français, dans la presse française, le plus souvent, mais pas toujours, pour faire découvrir leur pays et leur culture. On citera pour terminer ici la figure la plus marquante, la plus souvent publiée aussi, qui n’apparaît que dans le dernier tiers du siècle : Tcheng Kitong, ou Chen Jitong (陳季同 1851-1907), était né dans le Fujian, au sud de la Chine, où il avait commencé à étudier la langue française, à l’école de l’arsenal de Fuzhou, l’une des rares places militaires françaises sur la côte chinoise. En 1876, il avait effectué son premier voyage en Europe, en accompagnant la délégation de Shen Baozhen (沈葆祯 1820-1859) ; il devint plus tard diplomate, au poste d’attaché militaire de l’ambassade de Chine à Paris, à partir de 1884. Parallèlement à cette carrière, Chen Jitong publie en français, aussi bien dans la presse que pour la librairie. Les témoignages disent que le diplomate chinois parlait français comme un Parisien, et qu’il écrivait mieux. Il est souvent cité comme l’un des premiers auteurs chinois francophones, c’est en tout cas le premier à avoir bénéficié de tels succès, à la fois littéraires et médiatiques. Ses livres se vendent assez bien pour être fréquemment réédités, en particulier quand ils concernent la Chine, comme Les Chinois peints par eux-mêmes (1884), ou Mon pays, la Chine d’aujourd’hui (1892). Mais Chen Jitong est aussi un « lettré », il publie plusieurs précis de littérature chinoise vulgarisés, Le Théâtre des Chinois, Études de mœurs comparées (1886) par exemple, ou des traductions originales, comme les Contes chinois (1889)33. Auteur prolifique et original, devenu personnalité médiatique, photographié par Nadar (1820-1910), Chen Jitong est assez souvent cité dans la presse pendant son séjour à Paris : en 1889, par exemple, Anatole France (1844-1924) publie une longue et élogieuse recension de ses Contes chinois dans Le Temps (28 juillet). Plus tard, la nouvelle de son mariage avec une Française présente l’auteur chinois comme un « écrivain français distingué », dans Le Matin, le 17 avril 1890.

C’est une série d’articles publiée sous le titre, décidément souvent repris, « La Chine et les Chinois », à partir de juin 1884, dans la Revue des Deux Mondes, alors dirigée par Charles Buloz (1843-1905), qui devient la même année l’ouvrage intitulé Les Chinois peints par eux-mêmes, première publication remarquée de Chen Jitong. Les tensions qui mènent à la guerre franco-chinoise sont alors très fortes, elles culmineront deux mois plus tard avec la remontée du fleuve Min et la destruction de la flotte chinoise à Fuzhou (août 1884) sous le commandement de l’amiral Amédée Courbet (1827-1885), puis le débarquement du corps expéditionnaire français. Dans une atmosphère où la sinophobie habituelle est très accentuée par le conflit, les articles de Chen Jitong ne constituent pas à proprement parler un « reportage », mais son propos revendique évidemment d’emblée la plus grande authenticité et crédibilité dans l’information : pour la première fois en effet, l’auteur est chinois. Il n’hésite pas à se mettre en scène dans un « je » souvent présent, attestant ainsi le témoignage et la connaissance originelle des faits et situations rapportés de Chine. Cet avantage original est directement mis en avant dès l’ouverture :

Dix années de séjour en Europe m’ont permis de juger que, de tous les pays de la terre, la Chine est le plus imparfaitement connu.

Ce n’est cependant pas la curiosité qui fait défaut !

Tout ce qui vient de la Chine a un attrait particulier ; un rien, une petite tasse de porcelaine transparente, même un éventail, sont regardés comme des objets précieux. – Cela vient de la Chine !

Il semblerait, à voir ces étonnements, que nous soyons un peuple en volière, une espèce d’êtres savants faisant des choses merveilleuses, – comme les hommes ! On nous mettrait volontiers dans la lanterne magique, et chacun sait le boniment qui nous y accompagnerait ! Entre les petits Chinois qui nagent dans le sirop, comme les prunes, et les grands Chinois qui s’ébahissent sur les paravents, il y a assez de place pour nos quatre cents millions d’habitants. C’est tout ce qu’on sait de notre Chine !

Je n’ai pas besoin de dire quelles ont dû être mes stupéfactions, au fur et à mesure que je m’introduisais plus avant dans les mœurs de l’Occident. Non seulement les questions qui m’ont été posées révélaient la plus étrange ignorance, mais les livres mêmes qui avaient la prétention de revenir de Chine racontaient les choses les plus extravagantes.

Aussi Chen Jitong entend-il corriger de nombreuses erreurs et excès dans les présentations et les informations concernant la Chine, car le témoignage d’un auteur natif est de son point de vue plus crédible que celui des « voyageurs » occidentaux, avec leurs « carnets de voyage », tout simplement parce qu’ils ignorent sur place à qui ils s’adressent, dans un pays dont ils ne savent souvent rien :

Rien n’est plus imparfait qu’un carnet de voyage ; le premier imbécile venu représente à lui seul toute la nation dont on prétend retracer les mœurs. Une conversation avec un déclassé est un document précieux pour un voyageur. Un mécontent se fera l’interprète de ses rancunes et jettera le mépris sur sa propre classe. Toutes les notes seront faussées ; il n’y aura rien d’exact.

Le « récit de voyage » est décrit par Chen Jitong comme une quête malsaine d’« impression », il promet au contraire quant à lui enfin un tableau informé et crédible :

Il faut bien le dire, souvent le livre est fait avant le voyage, par cette seule cause que le but du voyage est le livre qui sera publié. On s’en va pour chercher trois cents pages d’impression : il s’agit bien de la vérité ! Au contraire ; ce qui doit assurer le succès du livre, c’est l’étrange, l’horrible, les plaies hideuses, les scandales ; ou bien les coutumes les plus dégoûtantes.

Mais montrer la vie simple qui s’écoule au foyer de la famille, étudier la langue pour méditer sur les traditions ; vivre de la vie de chaque jour, en mandarin avec les mandarins ; en lettré avec les lettrés ; en ouvrier avec les ouvriers ; en un mot, en Chinois avec les Chinois, ce serait vraiment se donner trop de mal pour un livre !

L’auteur chinois bénéficie naturellement de cette expérience. Le texte se présente alors comme un témoignage direct, une étude politique et sociale de la Chine, mais de la Chine immédiatement contemporaine, ce qui fonde une partie de son originalité et tout son intérêt pour le lecteur de l’époque. Les premiers articles présentent le tableau général de la société et de la vie quotidienne, sur le modèle des « livres sur la Chine34 », en fonction de thématiques souvent reprises en pareil cas : « Considérations sur la famille », « Mariage », « Divorce », « La femme », « Les lettrés », « L’éducation », « Les plaisirs », i.e. les loisirs, etc. D’autres portent sur des sujets culturels caractéristiques, « Le Culte des ancêtres », « La poésie classique », « Orient et Occident » par exemple ; d’autres, enfin, sont plus directement liés à l’actualité : lorsqu’il s’agit de l’histoire de la presse en Chine et de l’« opinion » publique, dans un papier spécialement original (« Le journal et l’opinion »), ou des informations sur l’arsenal de Fou-Tchéou (Fuzhou), bientôt situé au centre des opérations militaires.

Contrairement aux médiations incertaines ou même aux inventions plus ou moins vraisemblables ou sinophobes très répandues dans les « grands reportages » occasionnels ou indirects, le témoignage direct de l’autochtone paraît inaugurer une source d’information nouvelle et sûre. Pourtant, une fois encore, le statut des écrits journalistiques sur la Chine reste ambigu : en effet, un personnage original, « aventurier » et journaliste français, Adalbert-Henri Foucault de Mondion (1849-1894) attaqua en justice Chen Jitong, en prétendant être l’auteur de ses premiers livres et donc des articles parus dans la Revue des Deux Mondes. Le récit judiciaire de cette révélation ouvre en 1890 l’ouvrage accusateur d’Adalbert-Henri Foucault de Mondion, intitulé Quand j’étais mandarin : « J’ai collaboré à la Revue des Deux Mondes sous le pseudonyme de colonel Tcheng-Ki-Tong. Je suis l’auteur des Chinois peints par eux-mêmes. J’ai écrit sous le même nom Le Théâtre des Chinois […]35 », écrit-il alors, pour tenter de prouver ensuite fort longuement l’origine de ces écrits. Le tribunal civil de la Seine, saisi de l’affaire, ne la trancha jamais, il estima en effet que, Chen Jitong jouissant du statut de diplomate au moment des faits, il ne lui était pas possible de le poursuivre. Faut-il néanmoins prêter foi aux accusations de Foucault de Mondion ? Elles sont pour nous ici dans tous les cas révélatrices d’un climat particulier caractéristique de la lecture du texte de presse sur la Chine : l’auteur français est soupçonné d’ignorer la Chine et la langue chinoise, l’auteur chinois la France et la langue française. La Chine reste assez lointaine, à la fin du xixe siècle, pour que le doute sur l’authenticité de la source ou de l’informateur soit toujours présent. En 1884, les rédacteurs de quotidien Le Temps avaient cru voir dans le « pseudonyme » de Tcheng-Kitong un autre rédacteur encore, Nicolas Bourée (1811-1886), diplomate nommé ministre plénipotentiaire de France en Chine en 1852, mais qui n’avait jamais rejoint son poste à Pékin et fit toute sa carrière au Proche-Orient. L’authenticité de la signature de Chen Jitong toutefois semble avoir été attestée par la suite, même si une collaboration – qui aurait mal tourné – avec Adalbert-Henri Foucault de Mondion reste tout à fait possible. « À beau mentir qui vient de loin », rappelait plaisamment Chen Jitong lui-même au début des Chinois peints par eux-mêmes : l’expression serait née dès le Moyen Âge, en réaction aux récits du Devisement du Monde (1298) de Marco Polo (1254-1324), sans doute l’un des premiers « grands reportages » francophones vers l’Asie centrale et la Chine…

Après ces déboires judiciaires, Chen Jitong continue d’intervenir dans la presse d’actualité aussi bien que dans l’édition savante de traduction ou de traité de littérature. En 1892, Mon Pays, la Chine d’aujourd’hui reprend les mêmes intentions et les mêmes procédés de témoignage direct que Les Chinois peints par eux-mêmes, pour évoquer de nouveau l’actualité chinoise et franco-chinoise : les problèmes de société, la tradition de la « censure » impériale rapprochée du parlementarisme européen, les questions du commerce et de la production, etc. sont toujours choisis à cause de leurs liens avec les sujets de l’actualité.

Pour une conclusion provisoire

Sur la scène médiatique naissante, le grand reportage en Chine naît dans la presse religieuse, volontairement conçue comme la version modernisée des Lettres curieuses et édifiantes. Au lieu de se limiter comme dans les siècles passés à un lectorat érudit et restreint, les anciennes Annales pour la propagation de la Foi vont se transformer en Les Missions catholiques, un hebdomadaire illustré utilisant les procédés de la grande presse populaire. L’écriture évolue alors nettement elle aussi, faisant preuve d’une grande inventivité, en mêlant le style religieux et apologétique au ton personnel du témoignage épistolaire direct, le récit d’aventures à l’« étude » (« ethnologique » ou « géographique » par exemple). Ce n’est plus de l’Antiquité de la Chine – qui avait si souvent occupé le xviiie siècle – dont il est question ici, mais de la Chine actuelle la plus contemporaine : la mondialisation médiatique de ce pays dans son actualité est aussi pour lui une façon lisible d’entrer dans l’Histoire : l’apparition de l’actualité chinoise dans le journal met fin à ce que la critique postcoloniale avait appelé un déni de contemporanéité.

C’est évidemment la dimension mondiale du Catholicisme qui explique dès le début la perspective elle aussi mondiale de la presse religieuse catholique en français, perspective qui semble de plus en plus naturelle aujourd’hui (2017), mais qui était loin d’aller de soi dans la France du début du xixe siècle. Dans cet ensemble, la Chine est comme on l’a vu spécialement considérée comme un lieu dangereux, une « terre de martyr ». Le martyr – étymologiquement le « témoin » – est ici souvent lui-même « reporter », ou accompagné des missionnaires « reporters » qui raconteront sa fin dans Les Missions catholiques. Ces récits édifiants sont aussi alors des mises en scène personnelles, souvent inquiétantes ou terribles, utilisant les procédés de la suspension et de la terreur, dans des espaces ou des milieux lointains, fermés ou interdits, qui permettent de mettre en valeur la dimension héroïque de l’engagement missionnaire et, dans le même mouvement, de la figure d’une sorte d’aventurier correspondant journaliste qu’on appellera plus tard « grand reporter ». Ces « martyrs » fondent de notre point de vue l’origine de l’imaginaire moderne héroïsé de ce « grand reporter », qui est indissociable des effets de la mondialisation dont il est à la fois un témoin pionnier et un acteur majeur.

On s’explique alors facilement que toutes ces distances et tous ces dangers aient favorisé l’apparition d’écrits indirects, occasionnels, ou même bien souvent d’affabulations presque complètes. On découvre alors ce qu’on peut considérer comme des équivalents fonctionnels du « grand reportage », à partir de sources variées : des reprises commentées des articles de la presse religieuse ou de la presse étrangère – notamment britannique –, des récits ou des souvenirs de voyage (plus ou moins anciens) commentés et reconsidérés en fonction de l’actualité, des travaux de la sinologie savante sur l’histoire récente remis au goût des événements du jour… Ces écritures de médiation se fondent sur la circulation des textes et des informations, mais aussi chez les rédacteurs sur le passage d’un rôle à un autre, ou des collaborations actives, entre voyageurs de profession (diplomates ou marins par exemple), orientalistes et traducteurs, journalistes, auteurs, et assez tôt journalistes et auteurs chinois francophones.

C’est à partir de 1860 qu’apparaît dans ce cadre foisonnant un grand reportage que l’on peut qualifier pour la première fois de « professionnel » : Antoine Fauchery fait figure de pionnier d’une suite à venir, qui ne reprendra réellement qu’au tout début du xxe siècle, et s’illustrera encore par la suite avec les expériences chinoises d’Albert Londres ou de Joseph Kessel (1898-1979). Mais en 1860, les procédés de l’écriture du grand reportage se cherchent encore (explicitement), sous la plume d’un Fauchery hésitant entre le rapport objectif des seuls faits, une écriture à tonalité épistolaire, des récits « romanesques » ou même humoristiques, des digressions, des questionnements et des commentaires peut-être un peu trop libres en temps de guerre. Les « Lettres de Chine » constituent en effet aussi un des tout premiers exemples de reportage de guerre en Asie orientale pour le compte de la presse occidentale, qui pose là encore la question d’une censure officielle. Cette censure était déjà clairement revendiquée pour des raisons religieuses dans la presse missionnaire, elle réapparaît certainement dans Le Moniteur universel pour des raisons politiques et militaires – on a vu qu’on pouvait s’interroger sur l’authenticité des dernières « Lettres de Chine » d’Antoine Fauchery, sans pouvoir trancher entre censure ou autocensure. Reste que, même dans le cas de ce grand reportage avéré, la question de l’authenticité se pose, comme à différents titres dans  plusieurs autres textes considérés ici.

On a constaté que le « grand reportage » en Chine semblait toujours devoir être considéré avec soupçons. L’on a cité des cas, même dans la presse la plus sérieuse, où les informations de l’« actualité » de ce pays étaient entièrement inventées ; plus souvent, ce sont des sources de seconde main, des témoignages impossibles à vérifier, des récits datés qui sont réutilisés, avec des proportions différentes d’analyse et d’imagination. Quand ce ne sont pas directement les sources, c’est le statut ou même l’identité de l’auteur qui peuvent jeter le trouble : telle présentation de La Chine et les Chinois annonce avec légèreté un « récit du voyage en Chine » qu’aurait fait Honoré de Balzac, mais d’une autre façon on s’interroge ailleurs sur l’identité du rédacteur des dernières « Lettres de Chine » de Fauchery ou des premiers articles de Chen Jitong… L’éloignement de la Chine reste propice à toutes les constructions imaginaires, aussi bien, elle semble favoriser les situations d’énonciation ambiguës.

Malgré ces incertitudes, les différents acteurs, dont on a pu considérer ici quelques figures intéressantes ou marquantes, participent dans la grande presse et la librairie bon marché à une diffusion d’une ampleur jusque-là sans pareille de références chinoises de toutes natures, généralement totalement ignorées du grand lectorat. Leurs productions permettent alors d’envisager les formes médiatiques et littéraires d’une mondialisation « vernaculaire » de l’information, y compris dans ses conséquences sur les représentations imaginaires du monde. La mondialisation de l’information (avérée) sur la Chine est alors parallèle à la constitution d’un imaginaire médiatique et littéraire « chinois », qui la complète ou la prolonge en fonction des lacunes, des convictions, des enjeux et des goûts du moment. Cet « imaginaire » chinois n’est pas à considérer à la légère, car il met en place les bases d’une culture chinoise en français, conséquence de la mondialisation qui ne s’épanouira qu’à la toute fin du xxe siècle.

(Université de La Rochelle)

Notes

1  Voir notamment Robert Hart, The I.G. in Peking : Letters of Robert Hart, Chinese Maritime Customs, 1868-1907, John K. Fairbank (éd.), Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 1975.

2  Annales de l’Association pour la propagation de la Foi, 1825, p. 2-3.

3  Ce volume de 1822 sera réédité de nombreuses fois, notamment en 1827, 1837 et 1853.

4  Repris dans la réédition de 1828 : Annales de l’Association pour la Propagation de la Foi, recueil périodique des lettres des évêques et des missionnaires des missions des deux mondes, et de tous les documents relatifs aux missions et à l’Association pour la propagation de la Foi, collection faisant suite aux lettres édifiantes (désormais abrégé Annales), Paris-Lyon, Librairie ecclésiastique de Rusand, 1828.

5  Op. cit., lettre du 5 septembre 1822, publiée en 1824, n° 3, p. 17 et suivantes.

6  Lettre de Monseigneur Dubar, « Correspondance – Chine », Les Missions catholiques, 18 janvier 1878, n° 450, p. 1.

7  « Correspondance – Nan-King », Les Missions catholiques, n° 398, 19 janvier 1877.

8  Annales de l’Association pour la propagation de la Foi, lettre du 22 septembre 1843, 1844, p. 170 et suivantes.

9  Id., p. 313.

10  Les Missions catholiques, n° 1, 26 juin 1868, p. 1.

11  Voir par exemple « Du traitement de la lèpre en Chine », Les Missions catholiques, n° 448, 1878, p. 10.

12  Les Missions catholiques, n° 813, 1885, p. 9 et suivantes.

13  Les Missions catholiques, 3 novembre 1877, n° 450, p. 27.

14  Pour une synthèse historique sur le contexte général : Jean Chesneaux, Marianne Bastid, Histoire de la Chine, Des guerres de l’opium à la guerre franco-chinoise (1840-1885), Paris, Hatier, t. 1, 1974.

15  Voir Le Livre : revue mensuelle, Gazette bibliographique, 2ème année, t. III, 1881, p. 577.

16  Léon de Rosny, « La Question chinoise 1857-1858 », Revue de l’Orient, avril 1858, p. 193-201.

17  Id., p. 197.

18  Joseph-Marie Callery, Melchior-Honoré Yvan, L’Insurrection de Chine depuis son origine jusqu’à la prise de Nankin, Paris, Librairie Nouvelle, 1853, 274 p.

19  Voir Christiane Demeulenaer-Douyere, « Voyager pour conquérir de nouveaux marchés. Les missions commerciales au xixe siècle », dans Thérèse Charmasson (dir.), Voyages et voyageurs. Sources pour l’histoire des voyages, Paris, CTHS, 2010, p. 209-222. La correspondance et les rapports commerciaux de la mission Lagrené de 1843 sont conservés aux Archives Nationales (sous-série F/12, Missions commerciales, xixe siècle, F/12/2589).

20  Melchior-Honoré Yvan, Lettre sur la pharmacie en Chine, Paris, Labé, 1847, 45 p. ; La Chine et la presqu’île malaise, relation d’un voyage accompli en 1843, 1844, 1845, 1846, Paris, Boulé, 1850, 158 p. ; De France en Chine, Paris, Hachette, coll. « Bibliothèque des Chemins de fer », 1855, 390 p.

21  Paul Claudel, Une Vente, L’Écho de Chine (10 mars 1898) ; Plats et fioles, L’Écho de Chine (23 mai 1898) ; Bronze des Song, L’Écho de Chine (27 février 1899), repris dans Œuvre poétique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1967, p. 955 et suivantes.

22  Voir par exemple la série publiée le 1er juillet 1897 dans la Revue Blanche, sous le titre Paysages de Chine, repris dans Paul Claudel, Œuvre poétique, op. cit., p. 36 et suivantes.

23  Paul Claudel, Connaissance de l’Est, Paris, Mercure de France, 1900, 158 p.

24  Voir Yvan Daniel, « Les Derniers jours de Pékin (1902) de Pierre Loti, lecture à rebours », dans Yvan Daniel (dir.), Pierre Loti, l’œuvre-monde ?, Paris, Les Indes savantes, 2015, p. 173-186.

25  [Anon.], « Lettres de Chine », Journal des débats politiques et littéraires, 10 décembre 1886, p. 1-2.

26  La Législature, n° 80, 81, 83, 84, repris dans Honoré de Balzac, Voyage de Paris à Java, Paris, Actes Sud, coll. « Babel », 2006.

27  Honoré de Balzac, op. cit., p. 136-137.

28  Ibid., p. 145.

29  Ibid., p. 142.

30  Cette brève biographie d’Antoine Fauchery a été reconstituée à partir des articles de sa nécrologie, en particulier Le Figaro, n° 671, 21 juillet 1861, p. 4-5. Voir aussi Diane Reilly, « Antoine Fauchery (1823-1861), photographer and journalist par excellence », The La Trobe Journal, State Library of Victoria, n° 33, avril 1984.

31  Thomas Taylor Meadows, The Chinese and their rebellions, viewed in connection with their national philosophy, ethics, legislation, and administration, London, Smith, Elder and Co, 1856, 732 p.

32  Voir Yvan Daniel, Marie-Astrid Charlier (dir.), Journalisme et Mondialisation. Les Ailleurs de l’Europe dans la presse et le reportage littéraires (xixe-xxie siècles), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2017, 362 p.

33  Tcheng Kitong [Chen Jitong], Les Chinois peints par eux-mêmes, Paris, Calmann-Lévy, 1884 ; Le Théâtre des Chinois. Étude de mœurs comparées, Paris, Calmann-Lévy, 1886 ; Contes chinois, Paris, Calmann-Lévy, 1889 ; Les Plaisirs en Chine, Paris, Charpentier, 1890 ; Le Roman de l’homme jaune, Paris, Charpentier, 1891 ; Les Parisiens peints par eux-mêmes, Paris, Charpentier, 1891 ; Mon pays, la Chine d’aujourd’hui, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1892. Voir aussi Zhang Yinde, « Pour une archéologie de la francophonie chinoise : le cas de Chen Jitong », Revue de Littérature comparée, n° 339, 2011.

34  Voir Yvan Daniel, Littérature française et Culture chinoise, Paris, Les Indes savantes, 2011.

35  Adalbert-Henri Foucault de Mondion, Quand j’étais mandarin, Paris, Albert Savine, 1890, p. 3.

Pour citer ce document

Yvan Daniel, « Le «grand reportage» en Chine au XIXe siècle: un indice de la mondialisation des imaginaires littéraires et médiatiques », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2017, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/le-grand-reportage-en-chine-au-xixe-siecle-un-indice-de-la-mondialisation-des-imaginaires-litteraires-et-mediatiques