Les journalistes : identités et modernités

Rire de groupe et petite presse : L’Hydropathe

Table des matières

DENIS SAINT-AMAND

Les Hydropathes participent des pans à la fois célèbres et méconnus de l’histoire littéraire. Cette communauté artistico-littéraire au nom évocateur s’inscrit dans la bohème parisienne fin de siècle, dont on a pu écrire l’histoire en favorisant les dialogues et recoupements entre groupuscules éphémères1 : il existe un « esprit fumiste » commun à ces collectifs réfractaires et gaillards, lequel se manifeste par des virtuosités potaches oscillant entre rire jaune et humour noir. Il faut tenir compte, dans le même temps, des différences patentes entre les auteurs des Déliquescences du pseudo-décadent Adoré Floupette (1885) et les signataires de l’Album zutique, confectionné en 1871 mais non destiné à la publication, comme des oppositions entre les mécanismes qui fondent les œuvres respectives d’Alphonse Allais, Georges Fourest et Raoul Ponchon. La constellation fumiste peut s’appréhender in globo, à l’aune des forces centripètes qui favorisent sa cohérence d’ensemble, mais se pencher sur les logiques spécifiques des éléments qui la composent permet d’affiner la connaissance de la mouvance et de prendre la mesure de ses réussites (qui incitent à la réplication de certains coups de force) et de ses échecs (qui peuvent inviter à développer de nouvelles stratégies). De cette façon, l’histoire de L’Hydropathe (1879-1880) a pu être directement liée à celle du Chat noir (1882-1897) : les deux périodiques ne visent pourtant pas tout à fait les mêmes objectifs et leurs poétiques sont parfois distinctes. Certes, Le Chat Noir héritera en bonne partie de L’Hydropathe et les deux journaux ont en commun le fait de se construire dans le prolongement de lieux de sociabilité qui les précèdent et dont ils relatent les spécificités. Les Hydropathes se présentent comme une société tapageuse plus ou moins organisée ; le Chat noir est un cabaret bigarré : ces deux espaces pivots orientent les préoccupations des périodiques qui y sont liés. Impossible toutefois de transposer directement par écrit le tumulte d’une salle du Quartier latin ou les inflexions d’un monologue récité par Coquelin Cadet : il s’agit donc, pour les collaborateurs des journaux, de se donner les moyens de compléter les réalités interactionnelles et spectaculaires des rassemblements, de les prolonger et de les dépasser. Les microfictions qui se développent dans cette petite presse sont également l’occasion pour le groupe de se présenter collectivement2.

Comme le rappellent Michel Golfier et Jean-Didier Wagneur dans leur édition des Dix ans de bohème d’Émile Goudeau, les Hydropathes naissent d’un « conflit de génération », c’est-à-dire « de l’incapacité des Parnassiens, “au lendemain de la double guerre allemande et civile”, à accueillir un modernisme jugé tapageur3 ». La radicalité du jury censé établir la troisième livraison du Parnasse contemporain a permis l’ouverture d’un espace des possibles dans le champ littéraire français : en excommuniant Verlaine, Mallarmé et Charles Cros4, Anatole France et ses pairs ont obligé ces trois auteurs à développer d’autres réseaux et à investir des créneaux laissés inoccupés. Verlaine et Mallarmé, on le sait, se révéleront les chefs de file de la mêlée symboliste ; Cros, de son côté, sera l’un des grands animateurs de la vie littéraire fin de siècle, prenant part à une multitude de groupuscules fumistes et favorisant les rapprochements entre membres de ces derniers. Il est du reste ironique que l’« impassibilité » proverbiale associée au Parnasse5 soit devenue l’un des modes d’énonciation privilégiés par les membres de la veine fumiste, dont Émile Goudeau écrira qu’elle est portée par « une espèce de folie intérieure, se traduisant au dehors par d’imperturbables bouffonneries6 ».

Le club des Hydropathes compte parmi ces espaces désireux de renouveler la pratique littéraire tout en assumant une dynamique bouffonne. Goudeau, qui en est à l’origine, a retracé la genèse du projet. Après avoir apprécié l’Hydropathen-Valsh du compositeur Joseph Gungl’ au concert Besselièvre7, il s’amuse du terme ambivalent qui lui tient lieu de titre, et choisit de l’utiliser pour baptiser une assemblée littéraire qui se rassemble près du quartier Latin :

Pour réaliser son dessein, Goudeau sut s’entourer d’amitiés éprouvées. Ces amis de la première heure qui se joignirent à Goudeau pour fonder les vendredis littéraires s’appelaient : Abram, Georges Lorin, Rives et Maurice Rollinat. Après la réunion constitutive du 5 octobre 1878, eut lieu la séance publique d’inauguration, le 11 octobre 1878, au premier étage d’un grand café situé à l’angle de la rue Cujas et du boulevard Saint-Michel. Les soixante-quinze assistants donnèrent par acclamation la présidence à Goudeau et adoptèrent d’enthousiasme le sobriquet déjà célèbre de leur fondateur. Les Hydropathes étaient nés8.

Cette société dynamique décide de se doter de son propre périodique : la ligne de conduite de L’Hydropathe apparaît dès le premier numéro, daté du 22 janvier 1879 et vendu au prix de dix centimes (10 fr. pour l’abonnement). Chaque livraison est dédiée à une personnalité qui fait partie du groupe : sa caricature orne la couverture ; une brève notice biographique et un poème dédicatoire constituent les premières rubriques. Par leur choix d’exceptionnaliser un sujet, les livraisons s’inscrivent à la suite d’un modèle déjà éprouvé par les Fleurs, fruits et légumes du jour d’Alfred Le Petit et Henri Briollet (de 1870 à 1871) jusqu’à la série Les Hommes d’aujourd’hui, imaginée par André Gill et Félicien Champsaur et qui connaîtra un grand succès de 1878 à 1899 (soit vingt-et-un ans et 469 livraisons), en passant par l’immanquable Trombinoscope de Léon Bienvenu, dit Touchatout (de 1872 à 1876). Les productions de ce type vont alors en se multipliant : elles contribuent à assurer la reconnaissance de différents individus en se moquant d’eux, et, plus largement, à renforcer le statut particulier de l’homme de lettres au cœur de l’imaginaire de l’époque. Se raillant les uns les autres, ces portraitistes pour rire héritent partiellement du vaste projet de littérature panoramique, et présentent des grands noms de leur temps, inscrits dans un contexte bien déterminé, à un public plus ou moins large. Le premier numéro de L’Hydropathe, de cette façon, dresse le portrait d’Émile Goudeau, président du cercle. L’articulation est originale, dans la mesure où elle instaure un équilibre entre singularité du sujet et collectivisation du projet :

Émile Goudeau est président des Hydropathes. Quelques mots d’abord sur le Cercle des Hydropathes et sa fondation. Nous étions, en ce temps-là, un groupe jeune, composé d’artistes, de poètes, d’étudiants. On se réunissait chaque soir au premier étage d’un café du quartier latin, on faisait de la musique, on récitait des vers. Mais la musique ne plaît pas à tout le monde, on n’aime pas toujours, lorsqu’on fait une partie de piquet ou d’échecs, à entendre chanter derrière soi, le chanteur fût-il excellent. Nous gênions souvent et nous étions gênés. Il nous fallait absolument un local à nous. De l’idée d’un local à l’idée d’un cercle, il n’y avait qu’un pas. Il fut fait, et le Cercle des Hydropathes était fondé. La création en était due surtout à l’activité d’Émile Goudeau. Il était juste qu’il en fut nommé président.
Émile Goudeau est né à Périgueux, en janvier 1850. C’est le fils d’un sculpteur distingué, qui le fit élever chez les prêtres. Il entra au séminaire le cœur plein d’illusions, il en sortit sceptique. Tout jeune, il n’a pas seize ans, muni d’un certain bagage littéraire, il est obligé de se faire professeur. Il erre de ville en ville à la recherche d’un collège où les principaux ne soient point imbéciles, et les collégiens ramollis. Il cherche encore. Il vint alors à Paris. Nous sommes en 1860. Goudeau se met à faire de la politique et écrit dans plusieurs journaux républicains. La guerre éclate. Il veut partir : le conseil de révision le réforme. On l’appelle à Bordeaux. Il écrit dans La Gironde, La Tribune et La Victoire. Ses articles sont très remarqués : il commence à se faire un nom, mais il lui faut Paris : il y revient en 1873.
Comme un grand nombre de littérateurs, il cherche à s’employer dans un ministère. Il entre au Ministère des Finances, où il est encore. Mais sa vocation pour les lettres le rend peu propre à faire un bon employé, et souvent il se sert du papier du ministère pour y ébaucher soit en vers, soit en prose, quelques tentatives de théâtre ou de roman. Caractère ardent et passionné, cette vie de bureau pour lui est un enfer. Il songea cependant qu’il était Gascon et qu’un bon Gascon devait produire quelque chose. Et un jour sortit du ministère un charmant recueil de petits poèmes parisiens : Les Fleurs de Bitume, dont voici les meilleures pièces : Les Romaines, Chavirette, les Grecs, Saison d’hiver, et, à la fin du volume, une tragi-comédie, en un acte : Sifflée. Émile Goudeau prépare un volume intitulé : Méphisto, et veut faire jouer plusieurs drames.
Citons, en terminant ce portrait de Goudeau, par un hydropathe, M. Grenet-Dancourt :

Sa barbe est noire, noire, et son front haut, austère,
Son nez est ordinaire et son œil est hagard,
Il a l’esprit alerte et prompt comme un pétard,
L’hydropathe le craint, mais se tait et vénère.

Il est bavard comme un portier de monastère,
Mais n’aime pas le bruit des autres, et sait l’art
D’apaiser la tempête avec un bolivard
Dont il couvre à propos son crâne âpre et sévère

Il tient un peu de l’ours et du bâton noueux.
Oh ! c’est qu’un imbécile et moi, cela fait deux,
Dit-il, et, devant lui, l’hydropathe frissonne.

Il fait des vers, qui sont beaux, si beaux que personne
Ne comprend. Il est dur mais noble, zinc et beau.
Sur nos lèvres son nom vole. Hein ? Oui… C’est Goudeau9.

Si la dimension plaisante qui caractérise ce genre de texte est souvent fondée sur des réalités spécifiques à un état défini d’un secteur d’activité donné (des inside jokes) ou sur des clins d’œil plus ou moins discrets à des anecdotes connues d’un petit nombre seulement (des private jokes), le contenu est néanmoins accessible à un public qui n’a pas forcément besoin de connaître la biographie exacte de Goudeau pour sourire de la façon dont il est figuré. Certaines allusions sont universelles (« Il erre de ville en ville à la recherche d’un collège où les principaux ne soient point imbéciles, et les collégiens ramollis. Il cherche encore. ») et tiennent de la blague commune, lisible en dehors de tout contexte trop particulier. Se développent dès lors des récits de vie susceptibles d’intéresser un nombre de lecteurs plus large que les seuls pairs. Cette tendance à l’interévocation et l’interraillerie entre écrivains est une véritable constante de l’époque, qui se déploiera également par le biais d’un « art du bref », selon la formule de Daniel Grojnowski10, puisque l’on trouve aussi, dans les pages de L’Hydropathe des notices dictionnairiques et des portraits anagrammatiques qui permettent de combler les feuilles du journal à peu de frais tout en ne dérogeant pas à la ligne de conduite11 :

La mode est aux anagrammes. Nous allons prendre les quatre premiers hydropathes pourtraicturés [sic] et les anagrammatiser. La rédaction aura son tour.
Coquelin cadet ― le Coquin d’acte.
André Gill ― le Grand Il.
Félicien Champsaur ― Nic ! si le puf a charmé.
Charles Cros ― Crac ! l’essor.
Pour ce dernier, l’h était tellement aspirés [sic] par l’essor qu’elle a disparue totalement. (Sera continué)12

Les quatre pages hebdomadaires sont hétéroclites : outre les rubriques consacrées aux membres du cercle, on y trouve des poèmes divers, des chansons, et une série de ces microgenres de fortune, typiques de la petite presse que sont les petites annonces incongrues, aphorismes, charades et autres blagues en cascade, qui forment la « mosaïque » du journal. La qualité de ces écrits est évidemment très variable, dans la mesure où ils occupent avant tout une fonction de remplissage. Ils contribuent toutefois à réaffirmer la singularité du cercle et du journal, qui sont volontiers placés au cœur de ces rubriques légères. Dans le premier numéro du journal, la première série des « Blagues hydropathesques », via un calembour qui deviendra scie, développe de cette façon la présentation collective sur un ton badin :

À question indiscrète, réponse analogue.
― Pourquoi votre société a-t-elle pris le nom d’Hydropathe ? demandait-on à l’un de nos confrères.
― Parce qu’elle a Goudeau, et tient ses séances à l’hôtel Boileau13.   

L’humour léger est ici au service de la définition d’une identité collective, qui se construit également à travers un discours de présentation explicite, destiné à mettre en lumière l’excellente réputation du cercle et sa légitimité. C’est cette fonction qu’est censée assurer une chronique de Francisque Sarcey décrivant les rouages de l’assemblée :

Les jeunes gens qui se sont réunis pour fonder ce cercle sont pour la plupart des poètes en herbe, ou des élèves de l’École des Beaux-Arts, ou des musiciens. Il n’y a guère que cinq ou six semaines que le club est fondé, et il compte déjà près de deux cents membres. Il est confortablement installé dans une vaste salle qu’ils ont louée rue Cujas. C’est là qu’ils se réunissent tous les soirs ; les grandes séances, les séances solennelles, celles où l’on convoque le ban et l’arrière-ban des membres du club ont lieu le samedi. Là, on dit des vers, on fait de la musique, on chante et l’on cause. Il n’y est permis d’autre boisson que la bière, et tout jeu de hasard y est sévèrement proscrit. […] Après tout, une soirée passée là, en famille, à causer d’art et de littérature, est au moins aussi agréable et à coup sûr plus utile que ne le sont les heures perdues à remuer des dominos sur une table de café. Il me semble que si j’avais vingt-et-un ans, je demanderais à entrer au Club des Hydropathes14.

Cet article a été publié une première fois dans le quotidien Le XIXe Siècle, que son sous-titre « Journal républicain conservateur » écarte pourtant des préoccupations des Hydropathes. Dans sa version originale, publiée le 28 novembre 1878 (et non, comme on le lit parfois, le 1er décembre), Sarcey expliquait traiter de cette société « où il n’est permis d’autre boisson que la bière » après que des lecteurs, réagissant à son article « L’absinthe » (26 novembre 1878) dans lequel il déplorait que la jeunesse se passionne pour la fée verte, l’y avaient enjoint. Le critique apportait également une précision en ce qui concerne sa demande d’intégration : s’il avait été plus jeune, il l’aurait formulée « tout en protestant contre le nom [du groupe], qui, décidément n’est pas heureux ».

Il faut convenir que l’illusion rétrospective peut rendre cet article suspect de mystification. Francisque Sarcey, dans le champ littéraire de l’époque, est à la critique ce que François Coppée est à la poésie : un individu occupant une position intéressante, tout en étant déconsidéré par nombre de ses pairs, qui s’amusent à le tourner en dérision. On sait en particulier comment Alphonse Allais, las de son gros bon sens et de ses tendances conservatrices, se fera un plaisir de railler Francisque Sarcey, usant volontiers d’une signature apocryphe pour lui attribuer la paternité d’articles par dérision15. Sarcey sera l’une des têtes de Turc du Chat Noir, où on l’appellera « notre oncle » ― l’accumulation de moqueries à son sujet conduisant à l’assimiler à un membre de la famille. Chez les Hydropathes, cette vedette de la critique est tenue pour un garant. Encore faut-il nuancer ce statut : une version amendée du texte de Sarcey est certes citée dans L’Hydropathe et les membres du Cercle font écho à sa première parution, mais ces mentions ne s’énoncent pas toujours en termes déférents. Si Goudeau, sous le pseudonyme de Diego Malevue (allusion auto-ironique à son strabisme), évoque la chronique de façon neutre dans une contribution au deuxième numéro de la Revue moderne et naturaliste16, Jules Jouy y réfère au détour d’une pique dans Le Tintamarre, signalant que « dernièrement, Francisque Sarcey – l’Aristarque aux grandes oreilles – célébrait pesamment, dans Le XIXe Siècle, le Cercle des Hydropathes17 » (2 février 1879). L’injure placée en incise est significative d’une adhésion très relative au propos et, plus encore, à celui qui l’énonce : que Sarcey supporte les Hydropathes montre surtout qu’il n’a rien compris au projet. Ce parrainage se révèle dès lors doublement providentiel : sa mention dans L’Hydropathe permet non seulement d’apporter sur l’entreprise un éclairage favorable venu de l’extérieur, mais elle expose dans le même geste, à qui sait lire entre les lignes, l’esprit indiscipliné du périodique et de ceux qui y contribuent. Au-delà de la mise en scène d’une collectivité, c’est aussi, pour reprendre les mots de Marie-Ève Thérenty à propos des effets de la mystification journalistique, une « sociabilité de privilégiés » qui se met en place, « cultivant une connivence autour d’un secret commun et prenant comme victime une dupe18. »  

Choisissant une dénomination qui leur permet à la fois d’assumer leurs appétences soulographiques et de rendre hommage, en clin d’œil, à leur fondateur, les Hydropathes se mettent eux-mêmes en scène dans leur journal, créé pour célébrer leur entreprise et donner de l’écho aux activités de la société. Dès le quatrième numéro, le journal décline son titre au pluriel : il rompt alors avec la formule traditionnelle [déterminant article défini + nom commun ou propre] mettant en évidence l’unicité du support (du type Le Figaro, Le XIXe Siècle ou Le Gil Blas), et s’attache au contraire à désigner la collectivité de l’entreprise. Le choix paraît judicieux, tant Les Hydropathes centre son propos sur les individus qui le composent et déploie en cela un régime autoscopique19 : dans ses pages, on relaie des textes prononcés lorsque le cercle s’est rassemblé, on se salue entre amis par le biais de poèmes et des dédicaces qui précèdent ceux-ci et on donne des comptes rendus des réunions. Ces derniers, souvent lacunaires (on apprend dans le numéro cinq que « les séances ont été un peu vides ces jours-ci20 », mais, dans le numéro suivant, le sténographe se félicite qu’« aux deux dernières séances des Hydropathes, l’abondance des matières a été phénoménale21 »), sont prolongés par des chroniques qui décrivent l’ambiance et nomment les forces en présence :

Décrire une salle où s’assemblent trois cents jeunes gens, les uns musiciens, les autres peintres, les autres poètes, tous tenant à l’art par les fibres de l’âme, serait une banalité. Ne parlons pas de l’inévitable mauvais piano. Et qu’importe le nombre des becs de gaz ? Le lieu est plein d’une électricité contagieuse que l’on respire en entrant. Des voix jeunes et vibrantes jettent dans cet auditoire, dont l’âme est si vite trouvée, les éclatantes sonorités des vers du grand Hugo. Le superbe sourire de Gill s’épanouit dans ses ravissantes et pittoresques inspirations ; Goudeau montre les Romaines de Paris lorgnées par les consulaires sur la voie élyséenne, ou bien autour du Lac Major, dans les allées du bois boulonnien ; mon ami Lorin chante un rendez-vous à Saint-Germain-des-Prés ; cadet Coquelin monologue ravissamment les fantaisies de Cros ; Paul Arène dit un sonnet à son tailleur ; Monselet un sonnet aussi, de vingt vers, sur un dragon, un homme ; Taboureux, en revenant de l’estrade, où il a fait sonner de belles rimes, me susurre à l’oreille cette pensée :
― En amour, le plus difficile est de savoir déshabiller convenablement une femme. Après on fait ce qu’on veut. […]22

Ce qui se met en place est le récit d’un collectif uni, convivial et glorieux, où chacun se voit confier un rôle précis qu’il exécute avec talent. Le journal se révèle en cela une béquille à la société des Hydropathes, dont il fait la promotion et qu’il prolonge en la répétant. La célébration s’inscrit dans une logique de réclame : rapidement, l’organe devient aussi un moyen de recruter. Suite à l’intérêt suscité par le groupe et son journal, le rédacteur en chef Paul Vivien expose les modalités d’entrée au détour d’un encart sérieux :

Un grand nombre de personnes m’ayant demandé les formalités à remplir pour faire partie du cercle des Hydropathes, je les prie de considérer la note suivante comme une réponse à leurs lettres. Le cercle des Hydropathes est un cercle artistique et littéraire. Il est composé d’artistes dramatiques, de littérateurs, de musiciens, de chanteurs et enfin d’un très-grand nombre d’Étudiants. Pour faire partie du Cercle, il suffit d’adresser sa demande au Président du Cercle (Bureaux du journal « Les Hydropathes » 50, rue des Écoles). ― La demande doit être signée par deux parrains. Le futur hydropathe doit faire preuve d’un talent quelconque : poète, musicien, littérateur, déclamateur, etc… Le droit d’entrée est : 3 francs. La cotisation est de 2 francs par mois23.

La logique du périodique attire la curiosité : d’emblée, le journal s’est tout entier consacré à présenter sur un mode convivial les figures majeures du club qu’il promeut, à chanter ses louanges et à affirmer son succès. Les lecteurs qui la découvrent sont tentés de rejoindre cette société aux airs si sympathiques et qui a tout de suite montré des signes de solidité (au point d’être soutenue par l’éminent Francisque Sarcey…).

Le journal recouvre son titre original (au singulier) à partir du 10 juillet 1879 et sa ligne de conduite se maintiendra grosso modo jusqu’au numéro du 23 mai 1880, où il est rebaptisé Tout-Paris et, doublant de volume, passe à huit pages24. Toujours dirigé par Goudeau, il opère alors un virage significatif : « Le programme est simple : Laisser dire à chacun ce qu’il a à dire, sous la condition expresse que cela soit dit parisiennement », avance un encart programmatique25. La revendication parisianiste se marque plus nettement encore dans la suite de l’article : « Quant à la religion, notre feuille compte des spiritualistes, des athées, des hydropathes, des catholiques, y compris quelques israélites et même un bouddhiste. L’habit d’Arlequin ! […] L’Hydropathe a su durer deux ans, ― deux siècles là-bas ! Ce nous est une garantie de succès pour notre avenir de rive droite26. » Le message est clair : avec ce changement de titre, c’est la ligne éditoriale du périodique qui évolue. L’identité hydropathe n’est plus qu’une composante parmi d’autres d’un journal qui revendique sa bigarrure, et qui en profite pour annoncer son changement de rive. Traverser la Seine, c’est renoncer au café L’Avenir de la Place Saint-Michel, où le Cercle des Hydropathes avait fini par s’établir, et c’est dire adieu au Quartier latin. Symboliquement, c’est faire une croix sur l’ambiance estudiantine et accepter le passage à l’âge adulte, en sacrifiant le rire potache au profit de l’œcuménisme. C’est transformer le projet et le type de sociabilité auquel il incite. Plus de comptes rendus des réunions du groupe, dès lors, mais le développement notable d’un esprit boulevardier qui rapproche nettement le Tout-Paris, dans ses rubriques et dans ses tons, du Tintamarre : la convivialité cède la place à la potinière, et tout ce qui tient de la blague d’initiés s’efface au profit de la farce universelle, qui se systématise. La nouvelle mouture fait long feu : les réunions des Hydropathes cessèrent, des problèmes de financement survinrent et, après cinq numéros, on jugea bon de liquider le Tout-Paris à la faveur des grandes vacances27. Les Hydropathes et leur périodique avaient vécu.      

(Université de Liège)

Notes

1  Voir notamment Raymond de Casteras, Avant le Chat Noir, les Hydropathes, 1878-1880, Paris, Messein, 1945 ; Daniel Grojnowski et Bernard Sarrazin, L’Esprit fumiste et les rires fin de siècle, Paris, Corti, 1990 ; Daniel Grojnowski, Aux commencements du rire moderne. L’esprit fumiste, Paris, Corti, 1997 ; Noël Richard, À l’aube du symbolisme, Paris, Nizet, 1961.

2  À se pencher sur L’Hydropathe et Le Chat noir, on observe des logiques de présentation de soi et de réclame, des phénomènes cohésifs, la promotion de certaines valeurs, des running gags, qui se prolongent parfois d’un organe à l’autre, mais qui peuvent aussi se distinguer. Le présent article, focalisé sur le journal du plus ancien des deux groupements, est un prélude à une approche comparatiste menée avec Caroline Crépiat, « Des Hydropathes au Chat Noir. Stratégies d’émergence et sociabilité », dans Alain Vaillant et Yoan Vérilhac (dir.), Sociabilités et petite presse au XIXe siècle, à paraître aux Presses universitaires de l’Université Paris Ouest.

3  Michel Golfier et Jean-Didier Wagneur, « Introduction » dans Émile Goudeau, Dix ans de bohème, éd. M. Golfier et J.-D. Wagneur, Seyssel, Champ Vallon, 2000, p. 10.

4  Sur la préparation et les exclusions du troisième Parnasse contemporain, voir Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, Paris, Fayard, 2005, p. 335-355.

5  Leconte de Lisle et Catulle Mendès ont éprouvé les pires difficultés à se débarrasser de cette étiquette : « Une fois, Albert Glatigny dédia un poème à Théophile Gautier sous ce titre : l’Impassible ; Louis-Xavier de Ricard, un des nôtres que les études sociales nous ont ravi, s’avisa, dans une lettre à un ami, qui fut imprimée je ne sais où, de recommander l’impassibilité aux penseurs, et moi-même j’avais écrit ces deux vers : La grande Muse porte un peplum bien sculpté / Et le trouble est banni des âmes qu’elle hante ; dès lors nous eûmes beau pousser des cris et faire des gestes de réclamation, prendre, en un mot, toutes les attitudes que le dogme de l’impassibilité réprouve, c’en était fait, il n’y avait plus à revenir là-dessus, nous étions les Impassibles. Comme nous aurions été les Jardiniers, si nous avions fait des poèmes sur les jardins, les Papillonneurs, si nous avions rimé des rondels sur les papillons, et les Oiseliers, si nous avions chanté des odelettes aux oiseaux. Impassibles, nous, bon Dieu ! Vous ne tarderez pas à voir dans la suite de ces causeries que nous n’étions rien moins que cela. » (Catulle Mendès, La Légende du Parnasse contemporain, Bruxelles, Auguste Brancart, 1884, p. 7-8.)

6  É. Goudeau, Dix ans de bohème, éd. cit., p. 151.

7  « C’était comme si des gouttes d’eau eussent tintinnabulé sur des vitres, ou mieux, comme si l’on eût fait sonner des coupes à champagne à l’aide de couteaux d’argent. » (Ibid., p. 182.)

8  Noël Richard, À l’aube du symbolisme, op.cit., p. 21.

9  L’Hydropathe, n° 1, 22 janvier 1879.

10  Daniel Grojnowski, Aux commencements du rire moderne, op. cit., p. 133-179.

11  Voir à ce sujet Denis Saint-Amand, Le Dictionnaire détourné. Socio-logiques d’un genre au second degré, Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2013, en particulier le chapitre 3, « Le dictionnaire au service de la presse », p. 77-103.

12  Les Hydropathes, 1re  année, n° 6, 5 avril 1879.

13  « Blagues hydropathesques », dans L’Hydropathe, n° 1, 22 janvier 1879, p. 4.

14  Francisque Sarcey, « Les Hydropathes », dans L’Hydropathe, n° 1, 22 janvier 1879, p. 3.

15  D’où la fameuse saillie contenue dans une lettre publiée dans La Plume, à la suite d’un « faux-Sarcey » (si l’on peut filer le genre rimbaldo-verlainien du « faux-Coppée ») qu’avait commis Cazals : « Deux personnes seulement à Paris ont le droit de signer Sarcey : moi d’abord, et ensuite M. Francisque Sarcey lui-même. » (Cité par François Caradec, dans Alphonse Allais, Œuvres anthumes, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, p. XXVI.)

16  « Connaissez-vous les hydropathes ? Peut-être, puisque notre éminent confrère, Francisque Sarcey, en a parlé dans le XIXe Siècle. » (Diego Malevue [Émile Goudeau], dans Revue moderne et naturaliste, 27 décembre 1878.)

17  Le Tintamarre, 2 février 1879.

18  Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, « Poétique », 2007, p. 164.

19  Selon la formule de Jean-Didier Wagneur, qui précise : « La petite presse a dû faire preuve de dynamisme dans le renouvellement de ses formes, sans jamais perdre de vue la nécessité d’assumer sa propre promotion, de s’offrir en spectacle. » (« Le journalisme au microscope. Digressions bibliographiques », dans Études françaises, vol. 44, n° 3, dossier « Microrécits médiatiques », Marie-Ève Thérenty et Guillaume Pinson [dir.], 2008, p. 28.)

20  La question du local était alors le principal point de discussion. Voir « Compte-rendu [sic] des séances », dans Les Hydropathes, n° 5, 20 mars 1879, p. 4.

21  « Séances des Hydropathes », dans Les Hydropathes, n° 6, 5 avril 1879, p. 4.

22  Félicien Champsaur, « Les Bottines de M. Zola », dans Les Hydropathes, n° 5, 20 mars 1879, p. 3.

23  « Le Cercle des Hydropathes », dans Les Hydropathes, n° 6, 5 avril 1879, p. 4.

24  Cela avait été annoncé dans le numéro précédent (celui contenant un article resté célèbre de Georges Fragerolle sur Le Fumisme), où un avis annonçait : « À partir du prochain numéro, L’Hydropathe devenu vieux (deux ans d’existence !) se marie avec la rive droite et aussitôt, prenant un titre nobiliaire, s’intitule désormais le Tout-Paris. Mêmes rédacteurs et d’autres nouveaux. Des vers et de la prose. Et surtout du parisianisme. Nos abonnés recevront le Tout-Paris au lieu et place de L’Hydropathe. Ils ne sauront s’en plaindre, le Tout-Paris étant hebdomadaire à huit pages. Nous espérons que le succès passera les ponts avec nous, et que suivront ceux dont les sympathies nous ont toujours été si précieuses. » (L’Hydropathe, 2e année, n° 8, 12 mai 1880.)

25  Tout-Paris. Ancien Hydropathe, 2e année, n° 9, 23 mai 1880.

26  Idem.

27  Voir Noël Richard, op. cit., p. 33.

Pour citer ce document

Denis Saint-Amand, « Rire de groupe et petite presse : L’Hydropathe », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/rire-de-groupe-et-petite-presse-lhydropathe