Les journalistes : identités et modernités

Les Veber, ou le rire touche à tout

Table des matières

PAUL ARON

Le travail en collaboration des frères Pierre et Jean Veber est tombé dans un relatif oubli. Leurs œuvres n’ont jamais été rééditées, contrairement à celles de nombreux parodistes contemporains. La commémoration de la Grande Guerre permit de redécouvrir les dessins que Jean a réalisés dans les tranchées1, mais ses tableaux conservés dans les collections publiques demeurent dans les réserves des musées. Les romans et pièces de théâtre de Pierre ne connaissent pas un meilleur sort. Il convient donc de rappeler quelques informations biographiques avant de présenter et d’analyser leur contribution à une poétique du rire fin de siècle.

Eugène Napoléon Veber était un notable de Saint-Leu, dont il fut maire de 1888 à 1892. Il était aussi dessinateur ; il faisait des motifs pour des fabricants de dentelles. Son fils aîné, Jean (1864-1928) fait ses études secondaires au lycée Condorcet, puis il fréquente l’atelier de Théodore Maillot et l’École des Beaux-Arts chez Cabanel. Il restera dix ans dans ces lieux de formation académique. Il concourt pour le Prix de Rome, mais échoue. En 1890, il envoie au Salon un Saint Sébastien. Il se marie ensuite, à 26 ans, et part en voyage en Algérie. En 1892, il envoie un « Saint Siméon le Stylite » au Salon, et réalise une « Petite Princesse » offerte au Musée du Louvre. En 1895, il réalise « L’Éternelle convoitise » (musée de Lille), une bataille de culs-de-jatte pour une pièce d’or. Il est aussi portraitiste (Marcel Schwob, Jules Lemaître, René Doumic, Maurice Donnay, etc.) et continue à peindre, malgré ce que dit son frère, avec un certain succès, mais à l’écart des écoles nouvelles (voir son projet intitulé « La Guinguette », destinée à décorer la buvette de l’Hôtel de Ville de Paris)2. Edmond Rostand fait appel à lui pour l’un des décors de sa villa Arnaga, à Cambo-les-Bains.

Pierre Veber (1869-1942) est un journaliste satirique, un dramaturge et un auteur de contes et de romans humoristiques. Il a été le beau-frère du célèbre (à l’époque) critique et journaliste René Doumic (1860-1937), ancien de Condorcet et professeur de rhétorique au collège Stanislas, qui avait épousé sa sœur Louise (?-1909). Lui-même épouse Marguerite Bernard (1874-1929), la sœur de Tristan Bernard (1866-1947), lui aussi issu de Condorcet, et devenu avocat, homme d’affaires et écrivain. Elle disait d’ailleurs qu’elle avait fait un « mariage d’humour »3. Avec Tristan Bernard, Pierre Veber collabore à la revue Le Chasseur de chevelures. Ce journal humoristique eut 13 numéros en 1892 et en 1893, comme suppléments de la Revue blanche. On lui doit aussi l’initiative de X... roman impromptu : un roman « sans plan préconçu, sans sujet arrêté » écrit à dix mains par Courteline, Renard, Auriol, Bernard et lui-même. Chaque auteur, dans un ordre déterminé par le hasard, écrivait un chapitre, en repartant, en théorie, de la fin du chapitre précédent. La plus grande liberté d’imagination était laissée à chaque auteur, les seules contraintes étant que le héros X ne meure pas et que les autres personnages ne changent pas de sexe. Paru tout d’abord en feuilleton dans le Gil Blas (avril-mai 1895), ce « roman impromptu », fut plusieurs fois édité par Flammarion4.

C’est Pierre qui entraîne son frère au Gil Blas auquel il collabore régulièrement. Dès leur quatrième feuilleton en commun, ils reçoivent un contrat de deux ans et le rez-de-chaussée tous les dimanches, en première page. Ils poursuivront la formule dans L’Illustration, « où nous fîmes un peu de reportage », puis au Rire, où ils réalisent un numéro spécial sur le Voyage de Guillaume II en Palestine qui fit grand bruit. On y voyait le Sultan et le Kaiser « giboyant aux Arméniens ».

Même sommaire et réduite à la période qui nous intéresse, cette double biographie permet de situer assez précisément les deux frères dans le champ artistique de leur temps. Leur fréquentation du lycée Condorcet les inscrit dans un milieu social plutôt libéral et cultivé, qu’ils vont confirmer par un jeu de collaborations, d’amitiés et d’alliances matrimoniales. Par ailleurs, ils y acquièrent une maîtrise des codes littéraires et picturaux leur permettant de dialoguer avec les artistes de l’avant-garde comme avec ceux qui ont une formation plus traditionnelle. Il est aussi probable que leur lycée cultivait un goût de la parodie très largement partagé par nombre d’élèves et sans doute aussi de professeurs. Quelques indices textuels révèlent cette assurance sociale que donne la fréquentation d’un des meilleurs établissements parisiens. On en verra notamment la trace dans la rubrique « Actualités » qui s’ouvre sur une citation latine détournée : « Aux fortunatum Nimium », traduite : « Aux riches Nîmois ». Il s’agit du détournement de l’expression latine O fortunatos nimium, sua si bona norint, agricolas (« O trop fortunés, s’ils connaissaient leurs biens, les cultivateurs ») que les jeunes latinistes avaient lu dans les Géorgiques. Lorsque Pierre légende son autoportrait avec les lettres grecques de son nom, et celles de son frère Jean en hébreu, il mobilise également une ironie peu accessible au grand public, mais bien dans l’esprit de complicité de potaches cultivés.

Les Veber’s, Les Veber’s, Les Veber’s, Paris, Testard 1895, p. 81. Cliché de l’auteur.

Plusieurs recueils résultent de la collaboration des deux frères, en particulier Les Veber’s, Les Veber’s, Les Veber’s (1895) et La Joviale comédie (1896). L’intérêt de ces deux ouvrages imprimés est qu’ils matérialisent très précisément la mixité d’inspiration d’artistes situés entre presse et littérature. Les deux frères, et, au-delà d’eux, toute une partie des écrivains de second rang de la fin de siècle prolongent ainsi l’esprit des Bohèmes de la génération antérieure. Mais leur formation et leur position sociale montrent aussi combien les caractéristiques des acteurs de la « petite presse » sont désormais plus proches d’un Marcelin (Emile Planat, 1825-1887, dessinateur de costumes et directeur de La Vie parisienne) ou d’un Cham (Amédée de Noé, 1818-1879, fils d’un pair de France) que d’un marginal comme Eugène Vermersch (1845-1878).

Venons-en donc au livre intitulé : Les Veber’s, Les Veber’s, Les Veber’s (1895), qui reprend un choix de leurs chroniques du Gil Blas.

Les Veber’s, Les Veber’s, Les Veber’s, Paris, Testard 1895, couverture. Cliché de l’auteur.

Le principe anthologique est revendiqué dès la préface. Il s’agit, expliquent-ils de réunir les pages qu’ils jugent définitives à l’usage de « la Postérité en personne » (p. 1). Celle-ci aura d’ailleurs sans doute « pour principale occupation la lecture des romans et des nouvelles », raison supplémentaire pour reprendre une sélection d’articles et de dessins parus dans la presse.

Ce geste autopromotionnel est peut-être en partie lui-même ironique, puisqu’il imite le statut traditionnel que des auteurs débutants attribuent à une préface. La recherche d’une caution prestigieuse est en effet, on le sait bien, une des marques recherchées de l’adoubement littéraire. Mais en même temps, il est clair que le recueil des deux frères représente en lui-même une forme de légitimité, puisqu’il fait sortir leur collaboration de l’éphémérité de la presse quotidienne (et qu’il lui permet d’ailleurs d’arriver jusqu’à nous).

Le modèle des Veber’s est d’abord pictural. L’ouvrage renoue avec la caricature charivaresque des années 1840-1850, qui mêlait texte parodique et images satiriques. On songe en particulier aux lithographies de Cham, elles-mêmes effectivement rééditées par leur auteur en volumes. Mais le format grand octavo (ou petit quarto) du recueil des Veber tranche avec celui, plus modeste, des premières éditions de Cham. Il s’apparente soit à celui du journal hebdomadaire (rappelons que le Gil Blas est un folio), soit au recueil de lithographies, par exemple celui de l’Album comique de Daumier, c’est-à-dire à un format de type artistique, ce à quoi le contenu mixte de textes et de dessins ne les prédisposait pas.

Sur le plan littéraire, le principe organisateur du recueil est sans surprise celui de la variété. Il s’agit, rappelons-le, d’un genre littéraire ancien qui a reçu plusieurs noms (Mélanges, Sylves, Diversitez, etc.), et qui consiste à présenter des sujets divers, agréablement mêlés, sur le mode d’une conversation improvisée. On en publie encore au XXe siècle (Proust, Pastiches et mélanges, 1905-1908, ou Valéry, Variété, 1924-1945). Un lien étroit le relie au registre de la satire, celle-ci désignant étymologiquement un pot-pourri (la satura) de genres variés, comme d’ailleurs le pastiche, pasticcio de restes divers. La discontinuité du recueil de chroniques ne le condamne donc pas à n’être que la simple juxtaposition de textes hétérogènes. Il tire en partie son unité, et donc sa légitimité, de l’histoire littéraire.

Ce double positionnement contribue à donner au recueil des Veber un statut singulier, entre genre littéraire et édition d’art. C’est bien ce qu’ils revendiquaient dans leur Préface.

L’organisation du livre n’a pas non plus été laissée au hasard, et elle contribue à renforcer l’impression d’une composition très concertée. Les auteurs usent abondamment d’un leitmotiv graphique qui renforce l’unité du recueil. Ils apparaissent dans les illustrations, comme de petits personnages costumés ou agissant selon le contexte, au point de créer une attente du lecteur qui escompte leur apparition prochaine. Au-delà de l’autoparodie, ces caricatures des Veber par eux-mêmes assurent une fonction narrative : elles lient les textes entre eux. Elles sont le clin d’œil complice d’un narrateur à son public, le rappel d’une tonalité, en quelque sorte la mesure, comme on le dirait d’un chef d’orchestre, rythmant les chroniques. C’est du même système qu’usera Gottlieb avec sa coccinelle, ou André Franquin avec les signatures expressives de la série Gaston Lagaffe.

Enfin, l’unité du recueil est évidemment liée au choix des domaines parodiés. En réservant leurs traits à la vie littéraire d’une part, aux pratiques journalistiques de l’autre, les frères Veber balisent tout l’espace rédactionnel du Gil Blas. On peut dès lors suivre leur propos en analysant successivement la parodie du journal et celle des écrivains.

Les pratiques journalistiques

Le discours du journal s’organise en fonction des rubriques de la page, elles-mêmes définissant des genres différents, et progressivement des personnels spécialisés. On y retrouve ainsi les genres journalistiques de l’interview, de la chronique, du fait divers, des petites annonces illustrées, du feuilleton, voire du marronnier estival. Chez les Veber, chacun d’eux est en quelque sorte perverti par son absurdité, son écart du modèle commun ou la vacuité évidente de son contenu. Ainsi la chronique financière est-elle presque exclusivement composée de calembours illustrés. Voyons ceci plus en détail.

La chronique financière

Les Veber commencent par se moquer des codes techniques propres au monde de la Bourse. Ils se gaussent de l’existence prêtée aux choses inanimées, comme le Marché : « Quel être sensible et d’une santé combien délicate ! Le Marché a été très impressionné par les mauvaises réponses des primes ; après quelques heures d’inquiétude, sur une légère réaction, il a retrouvé son entrain [...] un être si impressionnable ! » (p. 126) Ils proposent de subvertir le genre de ces chroniques en recourant à la « Chronique financière illustrée » dont ils donnent quelques exemples. Le calembour remplace dès lors l’information (« le travail des primes »), l’à-peu-près l’emporte (les « valeurs à terme » sont illustrées par une série de femmes enceintes, dont le « poupon » est à détacher prochainement), le « Russe consolidé » devient un cosaque ivre que son intendance doit soutenir et les actions Robinson demeurent bien cotées parce des gens « dignes de Foë » l’affirment...

Les Veber’s, Les Veber’s, Les Veber’s, Paris, Testard 1895, p. 127. Légendé : « Le trois pour cents [pourceaux] au dessus du pair ». Cliché de l’auteur.

Les Veber’s, Les Veber’s, Les Veber’s, Paris, Testard 1895, p. 127. Légendé : « Le travail des primes ». Cliché de l’auteur.

Publicité

L’en-tête publicitaire de « Maison Rodin – Au pied bot » et la missive commerciale qui l’accompagne sont de bons exemples de la charge à plusieurs niveaux que pratiquent les deux frères.

Les Veber’s, Les Veber’s, Les Veber’s, Paris, Testard 1895, p. 166. Cliché de l’auteur.

Le papier à lettre attribué plaisamment à Rodin représente des sculptures informes et manifestement inachevées de personnages humains bien éloignés des poses académiquement convenues. Le slogan « spécialité de convulsionnaires » redouble l’étrangeté des formes, dont l’audace faisait l’originalité de Rodin. Le fait que la maison « ne reprend pas les objets commandés » rappelle que nombre de commanditaires de Rodin n’ont pas du tout apprécié ses œuvres. La lettre commerciale citée ensuite est une allusion à l’affaire du monument Balzac, commandé par la Société des gens de lettres en 1891, et jamais livré par Rodin dont les esquisses avaient déplu. La phrase « Nous avons dû prendre des spécialistes » ajoute une vacherie supplémentaire, Rodin ayant l’habitude de s’entourer de nombreux aides dont l’apport personnel était difficile à mesurer (on connaît les polémiques sur l’apport de Camille Claudel). Comme ce sera le cas dans les satires littéraires, les frères Veber témoignent ici moins de leur solidarité professionnelle avec les autres artistes que de leur adhésion à la doxa journalistique. L’avant-gardisme et les formes non conventionnelles suscitent leurs lazzis, mais on ne peut mettre en doute leur connaissance du contexte. Celle-ci leur permet de dépasser la simple caricature réactionnaire pour forcer le rire (ou le sourire) même de ceux qui ne partagent pas leur rejet de l’art moderne.

Faits divers

Le « fait divers » est illustré d’un dessin qui rappelle le rôle de la photographie débutante.

Les Veber’s, Les Veber’s, Les Veber’s, Paris, Testard 1895, p. 33. Légendé : « Notre photographe spécial a pris une vue de la chambre après le crime. » Cliché de l’auteur.

Le récit se structure selon l’ordre classique de l’arrivée des dépêches dans le journal, mais l’événement qui suscite tant d’informations n’est qu’un banal déménagement à la cloche de bois. La satire porte ici sur la manipulation du lecteur par des informations orientées, dont le contenu apparent crée une attente qui se révélera sans objet.

Plus polémique est un second article intitulé fait divers, qui évoque l’anarchisme et les perquisitions de la justice à la recherche de bombes. On voit ainsi les autorités débouler au comité de rédaction d’un organe anarchiste bien connu : le « brûlot révolutionnaire » la Revue des deux mondes est fouillé de fond en comble, le « compagnon Brunetière » est surpris au lit, où il préparait un projet de manifestation sur la tombe du compagnon Bossuet. Les agents se rendent ensuite chez le compagnon Willy, dit l’Ouvreuse, où est saisi un article manifestement dangereux puisqu’il commence par ces mots : « Les violons sont infâmes ». On surprend également un certain de Heredia, « en train de ciseler le pommeau d’une dague ; chez lui sont saisies des armes disparates : glaives romains, épées gauloises, kriss malais, hallebardes, poignards et jusqu’à des casques de pompiers. » (p. 39). Le langage même du fait divers est ici parodié : « Il paraît que cela s’est vu... » renvoie l’information au statut d’une incontrôlable rumeur. Un marronnier journalistique est le sort du fils de Louis XVI. Une fois de plus les restes du Dauphin sont déterrés ; c’est, affirment-ils, un jeu très demandé, qui se joue « à l’aide d’osselets et de papiers retrouvés » (p. 76).

Feuilleton

La parodie du feuilleton est un genre souvent pratiqué, quasiment depuis que ce genre s’est imposé dans la presse. Dans leur Parodie du Juif Errant, complainte constitutionnelle en dix parties (Le Charivari, 22 août 1844-15 septembre 1845), Charles Philippon, Louis Huart et Cham avaient ainsi démarqué le texte original au fur et à mesure de sa publication (dans Le Constitutionnel, du 25 juin 1844 au 15 septembre 1845). L’annonce du nouveau feuilleton Le Baiser du Pendu ou le filleul posthume n’est donc pas très originale. Les frères ont soigné la typographie : les caractères anguleux du gothique évoquent la veine médiévale des romans anglais tandis que l’accumulation des indications de chapitrage renvoie aux péripéties indéfiniment prolongées des œuvres de Sue ou de Féval. Les personnages sont ceux du mélodrame : le vicomte, le forçat libéré, l’homme aux nerfs d’acier et la fille du maudit. Tout ici est topique, mais les Veber ne vont pas au-delà des clichés les plus évidents.

Leur parodie du grand reportage est beaucoup plus réussie.

Reportage

Souvent liés, surtout à la fin du XIXe siècle, le reportage et l’interview des grands de ce monde forment l’essentiel des informations de politique étrangère d’une presse française encore très centrée sur son espace national.

Les deux frères se représentent ainsi en grands reporters internationaux allant interviewer l’Empereur d’Allemagne, qui les reçoit amicalement comme de vieilles connaissances, débat gravement avec eux de la politique européenne, et pousse même l’amabilité jusqu’à les escorter sur le quai de la gare lorsqu’ils rentrent à Paris. La partie dessinée de la charge est remarquable. Elle présente l’Empereur comme une sorte d’aimable père de famille, fumant sa bouffarde en porcelaine tout en devisant des affaires du monde. Les relations franco-allemandes semblent devenues normales : on discute des affaires en bons voisins. En réalité, à l’époque, ce genre de lien n’était possible qu’entre la France et la Russie. Avec l’Allemagne, outre l’Alsace-Lorraine, les sujets de contentieux étaient nombreux, en particulier dans le domaine colonial. Il s’agit dès lors d’une normalisation antiphrastique, et la bonhomie de l’Empereur doit être lue comme un avertissement. Il entraîne ses armées par pure bonté d’âme et précise : « De vous à moi, je confesse que je suis le plus pacifique de tous les hommes. Mais j’occupe les passions de quelques exaltés par des parades, des revues et des palabres. » (p. 16) Si l’on suit cette logique d’inversion, le statut des deux reporters, qui semblent tout heureux du succès de leur entrevue, devrait lui aussi être lu de manière critique, comme un avertissement à ne pas croire les informations lénifiantes qui pourraient circuler.

Les Veber’s, Les Veber’s, Les Veber’s, Paris, Testard 1895, p. 13. Cliché de l’auteur.

Les Veber’s, Les Veber’s, Les Veber’s, Paris, Testard 1895, p. 15. Cliché de l’auteur.

Les Veber’s, Les Veber’s, Les Veber’s, Paris, Testard 1895, p. 17. Cliché de l’auteur.

Grandes plumes

Un autre reportage montre les deux frères qui accompagnent « le voyage du Jeune Francisque en Grèce ». Sur le modèle archétypal du Voyage du jeune Anacharsis de l’abbé Jean-Jacques Barthélemy (1788), il s’agit d’évoquer les représentations estivales au théâtre antique d’Orange ainsi que la personnalité de Francisque Sarcey, le critique bien connu, et victime coutumière des flèches de la petite presse. L’incipit livre le ton de ces pages picaresques :

La 2e année de la 667e olympiade, au mois Métageitniôn, étant archonte éponyme Dupy fils de Dupuy, les Jeux rhodaniens furent célébrés à Orange, petite colonie grecque de la Gaule méridionale. Or Franciskos, fils d’About, du dème de Montmartre, et surnommé Sarkè pour son obésité, désira connaître l’âme grecque d’après nature. Il ceignit ses reins d’une ceinture, mis quelques drachmes dans sa bourse, prit son bâton, embrassa ses femmes et partit à la gare de H.A.M. où il prit sa tessère (billet) pour le bourg d’Orange. (p. 113)

Bien entendu, les fêtes dérivent en « Tutupanpanathénées », et Sarcey, aidé par un esclave grammairien, fait la critique des pièces de théâtre données par un « jeune » nommé Sophocle. Il ne comprend rien à Antigone, et considère qu’Œdipe roi est bien mal agencé.

Les Veber’s, Les Veber’s, Les Veber’s, Paris, Testard 1895, p. 118. Cliché de l’auteur.

Au-delà de la polémique ad hominem, ces pages imitent le « bon sens » de la critique dominante. Elles pastichent donc le genre de la critique de théâtre qui hante les rez-de-chaussée de la presse parisienne. C’est en cela qu’elles participent aussi de la tradition que Jean-Didier Wagneur appelle joliment l’« autoscopie journalistique »5, la critique de la presse par la presse. Ce que les deux frères nomment « le jeu des grands papiers » consiste à pasticher en quelques lignes les éditorialistes des principaux quotidiens, avec une illustration appropriée.

Les Veber’s, Les Veber’s, Les Veber’s, Paris, Testard 1895, p. 91. Cliché de l’auteur.

On y retrouve Sarcey pour Le Petit Journal (p. 91), mais également Séverine, Francis Magnard ou Édouard Drumont. Même dans sa version satirique, le discours de presse s’alimente de lui-même, au gré du jeu infini des polémiques, parodies, réponses et prises de position. Les Veber ne rompent évidemment pas avec ce système qui les nourrit : mais leur tour de manivelle au carrousel autoscopique témoigne de leur professionnalisme.

La vie littéraire

La manière dont les Veber font entrer la littérature dans le discours du journal est particulièrement intéressante. La plupart des écrivains sont cités dans le cadre d’interviews en série, sur le mode des rencontres occasionnelles ou selon le principe de l’enquête : ils vont soi-disant trouver des auteurs et leur demandent un avis. Ceux-ci répondent habituellement « dans leur style propre » (on est alors dans le pastiche) ou en accentuant un trait de leur personnalité ou une référence à leur œuvre (et c’est alors une parodie). La préface du recueil s’ouvre d’emblée sur ce genre, puisque Zola, Dumas fils, Coppée, Bourget, Marcel Prévost, Jules Claretie et Marcel Schwob sont successivement interrogés sur la possibilité qu’ils écrivent ladite préface. Zola est alors saisi en train de labourer son champ, en bon naturaliste, tandis que Prévost se livre à son activité favorite : sectionner des vierges (il est l’auteur des Demi-vierges).

Plus rarement, les Veber prennent le temps de réaliser un véritable pastiche de leur cible. Ils s’autorisent ainsi à rédiger l’article que Jules Lemaître aurait pu écrire pour justifier sa candidature à l’Académie française (p. 46-7). C’est là aussi un genre fréquent dans la presse de l’époque, mais aussi, bien plus anciennement, dans les écoles où l’on enseignait les genres épidictiques6. En l’occurrence pourtant le fait qu’il s’agisse de Jules Lemaître n’est pas innocent. Normalien, professeur de lettres, critique, bientôt académicien (il sera élu en 1895), l’homme a publié des contes et des nouvelles, un roman, des poésies et plusieurs pièces de théâtre. Mais il est lui-même auteur de quelques savoureux pastiches, qui s’inscrivent dans son activité de critique des Contemporains. Ses « Pronostics pour l’année 1887 » annoncent, et dans leur style propre, les premières pages des romans qui seront publiés dans l’année à venir par des auteurs à succès7. D’autre part, en raison même de sa notoriété, Lemaître était une victime toute désignée pour les pasticheurs. C’est lui que prend pour cible le jeune Marcel Proust, dont le tout premier projet littéraire destiné à la publication est précisément une imitation des « Pronostics » que Jules Lemaître publie dans le Figaro. Il l’envoie à son ami Robert Dreyfus pour paraître dans La Revue lilas dans le courant de l’année 1888, avant même la publication de son modèle en volume8. Les jeunes gens de Condorcet avaient de la suite dans les idées.

Deux auteurs bénéficient d’un chapitre entier consacré à imiter un de leurs livres. C’est le cas pour Zola, avec « Un chapitre de Lourdes » (p. 53-58)

Les Veber’s, Les Veber’s, Les Veber’s, Paris, Testard 1895, p. 55. Cliché de l’auteur.

Le roman avait paru en feuilleton dans le Gil Blas, puis en volume le 25 juillet 1894. Les frères s’en emparent donc très rapidement. Ils décrivent le défilé des écrivains éclopés visitant la grotte miraculeuse, après un long voyage en train qui a « duré près de 300 pages ». On y reconnaît Paul Bourget, en proie à la « fièvre verte », Barrès qui souffre d’une « maladie de moi épineux », Becque qui a des visions et voit Claretie partout, Sarcey, horrible à voir, qui au sortir d’une pièce de jeunes souffre de « décomposition du bon sens », etc. Le style est particulièrement soigné. On reconnaît l’expansion à droite de la phrase de Zola lorsque les Veber décrivent Pierre Loti : « il avait une douzaine de maladies inconnues, des purulences gagnées dans les pays lointains, au hasard des escales, et qui séchaient sur la peau en croûtes farineuses », ou ses mises en relief typiques dans le portrait de Massenet : « Lui, il ne souffrait de rien, dans sa belle santé d’homme heureux qui ne s’est jamais soigné » (p. 57)9.

Enfin, le dernier grand morceau de bravoure du recueil est un pastiche du Journal des Goncourt. Celui-ci participe d’une veine inaugurée quelques années plus tôt par le revuiste Narcisse Lebeau dans Le Chat noir avec son « Petit Journal des Goncourt. Pour copie conforme. » (n° 466, 20 déc. 1890, p. 166). Suite à la parution d’un premier volume du Journal chez Charpentier en 1891, Charles Maurras rédige un pastiche que publie La Revue bleue, le 31 décembre 1891. L’humoriste Georges Brandimbourg écrit une brève « Chronique joyeuse. Journal des Concours, souvenirs de l’avis littéraire, 1576-1891 » dans le Courrier français (27 décembre 1891, p. 5) et Raoul Ponchon fait pour sa part une parodie en vers du même Journal (ibid., 6 mai 1894, p. 2). Le pastiche des Veber est donc à la fois un des premiers, mais surtout un des plus amples, avant que Proust, puis Pierre Benoit, Charles Derennes et Henri Seguin ne portent ce genre à sa perfection.

En sept pages, les Veber condensent toute la méchanceté et l’orgueil des deux diaristes.

Les Veber’s, Les Veber’s, Les Veber’s, Paris, Testard 1895, p. 168-169. Cliché de l’auteur.

Ils citent leurs contemporains pour parler d’eux-mêmes (« Je ne vais pas bien ; mais ce qui me console, c’est que Daudet va plus mal que moi ») et se préoccupent seulement de la postérité (nous sommes « les contrôleurs délégués de la Postérité »). Tout le milieu des Goncourt est parfaitement maîtrisé. Ainsi, Berthelot leur dit : « Mais ce qui sera drôle, ce sera la publication des Mémoires de la Princesse : on saura ce qu’elle pensait de vous » (p. 169). Pour des auteurs qui avaient fait de leurs indiscrétions sur le salon de Mathilde Bonaparte un véritable fonds de commerce, la menace était particulièrement ajustée.

Le fil rouge de ces pages est le banquet que les jeunes littérateurs organisent pour rendre hommage aux précurseurs du naturalisme. Gagnés par la ferveur de tous leurs disciples, les Goncourt se laissent aller à avouer ce qu’ils pensent vraiment d’eux-mêmes : « vous trouvez que j’ai du génie ». Excessive et burlesque, leur gloire ne connaît plus de bornes — à l’exception d’une indigestion mortelle.

Par ailleurs, de frères à frères, les Veber ne manquent pas de glisser une allusion à eux-mêmes :

17 février. Lu dans Gil Blas un article plutôt malveillant. Chose curieuse, les auteurs sont deux frères, qui collaborent, l’un écrivant, l’autre semant le texte de croquetons. Plus tard, ils connaîtront à leur tour le supplice de la parodie. (p. 172.)

On imagine aisément que la perfidie a eu pour objectif de faire réagir leurs victimes. Voici en effet ce qu’ils écriront en date du 17 février 1895 :

Ce matin a paru dans Gil Blas un article illustré des frères Weber : l’article, sous la forme de mon journal rendant compte du banquet, où est assez intelligemment trouvé tout ce qui peut réveiller de vieilles haines ou en créer de nouvelles ; le dessin : la caricature montrant à ma droite une princesse Mathilde ignoble et à ma gauche Daudet gaga, écroulé sur la table. J’avoue que je serais désolé que la Princesse eut connaissance de cette vilenie, que lui procure mon intimité avec elle10.

C’était, à leur manière, une forme d’hommage.

Conclusions

Comment caractériser le rire fin de siècle que pratiquent les frères Veber ? En termes rhétoriques, on dirait qu’il relève plus de la dispositio que de l’inventio. Ils modulent en effet avec beaucoup d’à-propos des techniques déjà bien rodées dans la petite presse du XIXe siècle, dans le texte comme dans l’image, et surtout dans la juxtaposition des deux langages. Ils jouent de l’aura médiatique de leurs contemporains pour grossir les qualités et les défauts attribués à chacun. En particulier, ils se fondent sur leur parfaite connaissance du milieu des écrivains pour alimenter leur veine comique. Ils transforment, pourrait-on dire, des auteurs vivants en moyen de faire mourir leurs lecteurs de rire. Il est très remarquable que ce genre soit inséparablement graphique et littéraire, l’intégration du travail des deux auteurs étant parfaitement aboutie, même s’ils travaillaient chacun de leur côté sur un sujet décidé de commun accord.

Leurs cibles, on l’a noté également, sont le journal et le livre. Sans doute faut-il voir ici la marque du cadet : Jean Veber eut pu, comme d’autres peintres l’ont fait, caricaturer les salons de peinture ou les tendances de l’art le plus contemporain : il a au contraire réservé ses traits aux écrivains et aux journalistes. Mais, ce faisant, les deux auteurs ont produit une égalité de traitement entre le monde du journal et celui des lettres dont il faut souligner la portée historique. Entre la presse et la littérature, il n’y a chez eux ni hiérarchie, ni antinomie. En termes balzaciens, on dira que Lousteau et d’Arthez sont devenus égaux devant les Veber. On arrive donc à la fin du siècle à une sorte d’équivalence symbolique entre la littérature et le journalisme, le genre mixte de la chronique imprimée en volume conduisant à minimiser leurs différences symboliques. Sur le marché de la parodie médiatique, les valeurs se confondent désormais ; Zola vaut un fait divers et les Goncourt une rubrique publicitaire. Ce nivellement par le rire est une des vertus, mais aussi un des dangers, de la civilisation du journal.

(FNRS – Université libre de Bruxelles, Centre Philixte)

Notes

1  Jean Veber, J’y étais. Un peintre dans la Grande guerre, éd. Italiques [en ligne], 2014.

2  Sources : Wikipédia, site BNF (L’œuvre de Jean Veber (1864-1928), [en ligne]. http://blog.bnf.fr/gallica/index.php/2013/05/22/loeuvre-de-jean-veber-1864-1928/) et le livre Louis Lacroix et Pierre Veber, Jean Veber. L’œuvre lithographié, Paris, Floury, 1931. Pour Pierre Veber, voir aussi le site d’Alain Chomet, Le site officiel de Jean Veber (1864-1928), [en ligne]. http://jeanveber.com/category/biographie/

3  Jules Renard, Journal, Paris, Gallimard, coll. de la Pléiade, 1965, p. 316.

4  Dans l’avertissement écrit par Pierre Veber, qui précède ce roman écrit en collaboration avec Georges Auriol, Tristan Bernard, Courteline et Jules Renard et Pierre Veber, l’humoriste explique qu’ils ont imaginé « écrire en collaboration un roman dit impromptu, sans plan préconçu, sans sujet arrêté ». Il rappelle que cette tentative « n’a d’autres précédents que La Croix-de-Berny », paru en 1845 et écrit par Delphine de Girardin, Joseph Méry, Jules Sandeau et Théophile Gautier (voir Marie-Ève Thérenty, « "La Croix de Berny", un roman médiatique ? », Bulletin de la Société Théophile Gautier, n° 30, 2008, p. 183-199). En 1926, c’est Gérard d’Houville, Paul Bourget, Pierre Benoit et Henri Duvernois qui, avec le Roman des quatre, connaîtront un grand succès public.

5  Jean-Didier Wagneur, « Le journalisme au microscope. Digressions bibliographiques », Études françaises, vol. 44, n° 3, 2008, p. 23-44.

6  Pie-Panthère, « M. Zola à l’Académie », Le Monde plaisant, 6 mai 1882. p. 2 : « M. Zola ayant été élu membre de l’A. F., a prononcé aujourd’hui le discours suivant  [...] M. le duc d’Aumale a répondu à M. Zola ».

7  Les Contemporains, 4e série, Paris, Lecène [et] Oudin, 1889.

8  Robert Dreyfus, Souvenirs sur Marcel Proust accompagnés de lettres inédites, Paris, Grasset et Fasquelle, 1926, pp. 59-60.

9  La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Gilles Philippe et Julien Piat [dir.], Paris, Fayard, 2009, not. p. 214.

10  Edmond et Jules de Goncourt, Journal, t. III, Paris, Laffont, coll. Bouquins, 2004, p. 1093.

Pour citer ce document

Paul Aron, « Les Veber, ou le rire touche à tout », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/les-veber-ou-le-rire-touche-tout