Les journalistes : identités et modernités

Les journalistes républicains au temps des présidences Grévy

Table des matières

MICHAEL PALMER

Précision : ce texte est une adaptation d’un chapitre d’un ouvrage à paraître aux éditions Honoré Champion en 2016 : Les Wilson-Grévy, familles claniques : aux origines d’un scandale à l’Elysée.

Cet article se concentre sur l’exploitation des archives de deux regroupements de journalistes républicains aux débuts de la IIIe République – l’association syndicale professionnelle des journalistes républicains français (ASPJRF) et la Presse Républicaine Départementale (PRD). La seconde date de 1879, la première de 18811. Les années 1879-87 sont celles de la présidence (élu par le Congrès, 1879 ; réélu, fin 1885) de Jules Grévy. Il se trouve que Daniel Wilson, son gendre de malheur – « ah quel malheur d’avoir un gendre », chantonne-t-on fin 1887, lorsqu’il occasionne la chute du Président – est un patron de presse, aux intérêts nombreux dans la presse de province ; sur les 17 membres d’origine, il est l’unique fondateur de la PRD à être à la fois propriétaire de journaux et député ; il est un personnage en filigrane de cet article.

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Il existe, depuis au moins la seconde République, des tentatives pour organiser l’action des patrons de presse d’une part, et la profession des journalistes de l’autre. Souvent les clivages politiques marquent ces initiatives, mais pas toujours. Un minimum d’organisation avec les pouvoirs politiques s’impose pour discuter des questions fiscales – faire baisser le droit de timbre ou l’impôt sur le papier-journal par exemple – de même que pour réglementer les rapports entre la questure des Assemblées et les journalistes qui veulent être « accrédités » – terme anachronique certes – et disposer d’une tribune à la Chambre des Députés, voire avoir accès aux parlementaires dans le salon de la Paix à l’Assemblée nationale. Dans les régimes marqués par l’autoritarisme, le pouvoir décide, les autres suivent. Mais, depuis au moins le milieu du 18e siècle, les rapports entre le pouvoir (politique et religieux), la presse, la « librairie » et l’opinion, cette nébuleuse, s’avèrent autrement plus complexes. Que le pouvoir inspire, subventionne et de là, contrôle ou encore censure bien des journaux, et d’autre part impose silence aux journalistes qui sont à l’œuvre à l’intérieur du Royaume, de la République ou de l’Empire, ou même les incarcère, n’interdit pas des rapports souvent plus subtils avec « la presse »2.

La première République, du temps de Robespierre notamment, supprime de nombreux journaux. La seconde et la troisième République préconisent et pratiquent une liberté de la presse et d’expression, proche cependant de celle en vigueur entre 1789 et août 1792. Sous ces Républiques, les journaux se sont multipliés. Dès les années 1870, rompant avec la politique de régimes plus autoritaires, les rapports entre les pouvoirs politiques, parlementaires et les associations et syndicats des patrons de presse et des journalistes s’améliorent, sauf pendant la période qui suit la répression de la Commune et les gouvernements de « l’ordre moral » de Mac-Mahon. Les évènements ponctuels – l’organisation des expositions universelles à Paris par exemple – suscitent une certaine concertation. Lors d’une catastrophe, d’une fête ou d’une commémoration, certains journaux – individuellement ou collectivement – organisent une souscription, une tombola, ou une quelconque manifestation de solidarité. Ce qui diffère assurément de leur action politique quand ils parrainent telle ou telle liste de candidats lors d’une élection, etc.

Toujours est-il que la IIIe République perdurant, syndicats de journaux et associations de journalistes fleurissent. En 1875 il existe un syndicat de la presse parisienne regroupant les patrons de presse, qu’ils soient propriétaires ou seulement directeurs de journaux3.

En 1879 le syndicat de la presse républicaine des départements (PRD), et en 1880-81, l’association syndicale professionnelle des journalistes républicains français (ASPJRF) prennent forme. Nous allons nous intéresser de près à ces deux entités. Bien d’autres associations de journalistes se constituent peu à peu ; elles sont souvent organisées selon leur orientation politique – monarchiste, appel au peuple (bonapartiste) par exemple, mais aussi selon d’autres caractéristiques – « sectorielles » en quelque sorte : les « nouvellistes parisiens » par exemple. Plusieurs de ces associations ont une finalité d’entraide, de secours mutuel, et ceci aussi bien avant qu’après la loi sur les syndicats professionnels de mars 1884. Leurs effectifs grossissent au cours des années 1880, mais il est rare que même les associations les plus importantes – telle l’ASPJRF – dépassent le chiffre de 500 adhérents. Certains adhérents ont du mal à acquitter la bien modeste cotisation – une dizaine de francs – qu’on leur demande. Mais les plus importantes, regroupant à la fois journalistes (quelquefois parlementaires par ailleurs) très en vue, dont les « papiers » contribuent à « faire l’opinion », et plumes plus modestes, mais qui comptent dans la presse locale, ont par ailleurs un rôle de lobby et de défense des intérêts d’une profession qui émerge peu a peu.

Wilson a des liens politiques et d’affaires avec les patrons de presse et les journalistes, tant à Paris qu’en province. Les archives de la PRD et de l’ASPJRF nous renseignent sur ce dernier point, encore que le nombre de ces journalistes républicains en contact direct avec ce député paraisse peu élevé. Lorsque les affaires liées à son nom éclateront, beaucoup d’entre eux les commenteront dans leurs journaux respectifs. Cet homme politique est à la fois respecté et redouté. Avec Marguerite, sa sœur, châtelaine de Chenonceau, et lui-même, député de Loches, tout proche, il mène des opérations de charme ; il organise une fête en 1878 à Chenonceau en l’honneur de Paul-Louis Courier, à laquelle sont conviés de nombreux journalistes républicains. Or, Wilson est le seul des 17 membres-fondateurs de la PRD en 1879 à être à la fois propriétaire de journal, directeur de journal et parlementaire. Ministre – sous-secrétaire d’état aux finances (1879-81) – il indique au bureau de la PRD qu’il s’oppose alors à la suppression de l’impôt sur le papier. Tenu pour un républicain, patron de presse disposant d’une très grande fortune, proche de Grévy, ayant déjà aidé bien des journaux, on lui propose des « affaires ». Ce qui n’a pas que des avantages. Il lui arrive de refuser son concours et créer d’éventuels ennemis.

Les archives PRD et ASPJRF nous renseignent donc sur les milieux républicains de la presse. Regroupant les patrons de presse de province, la PRD est peu riche en dossiers individuels ; les procès-verbaux des réunions de son bureau et de ses assemblées générales y figurent surtout. Il y a trace cependant des patrons de presse et des directeurs de rédaction avec lesquels Wilson est en relation – Charles Lallemand de L’Avenir de la Vienne par exemple, Eugène Laffineur de L’Indépendant de l’Oise ou encore Charles de Boissy, ancien rédacteur en chef de L’Union libérale4, grand journal de Wilson à Tours. Par ailleurs, j’ai dépouillé quelques 400 dossiers individuels des membres de l’ASPJRF, ainsi que les procès-verbaux de ses assemblées générales et réunions de bureaux, pour la période de 1880 à 1894. Le tout permet d’entrevoir les conditions de vie de ces journalistes, et le fonctionnement de cette presse ayant enfin obtenu sa liberté politique avec la loi du 29 juillet 1881, promulguée par Jules Grévy.

Selon une liste datant de février 1882 des membres de l’ASJPRF, on connaît les noms, les adresses et les principaux journaux où travaillent 384 journalistes-adhérents5. Les « parisiens » (une trentaine, y compris ceux de banlieue) sont autrement moins nombreux que les « provinciaux ».

Arthur Ranc, adversaire de toujours de Wilson, futur président de l’Association et l’un des nombreux journalistes à être également parlementaire, habite 5 place des Vosges et collabore à La Petite République Française ; Joseph Reinach, autre proche de Gambetta, qui travaille à La République française avant de la diriger, habite rue de Berlin près de la gare St. Lazare. Les journalistes qui donnent une adresse aussi prestigieuse que celle d’Arthur Ranc sont bien rares. Beaucoup demeurent près du quartier de la presse, rue du Croissant et rue du faubourg Montmartre, à proximité de la Bourse ; d’autres encore au Quartier latin – E. Boursin du Père Gérard, Jean Bazire de La Semaine anticléricale, Hector Depasse de La République française et auparavant du Siècle, qui est également conseiller municipal, habitent tous trois au 48, rue Monsieur le Prince. Dans l’ensemble, les « parisiens » demeurent plutôt rive droite que rive gauche. On ne sait pas s’ils logent aux étages « bourgeois » ou « nobles » – le 2e étage en ce cas – ou plutôt dans les hauteurs, voire les mansardes ; on subodore ces dernières6. À part les quatre membres qui indiquent qu’ils travaillent pour l’agence Havas, ils ont tous un journal républicain comme employeur – que celui-ci soit de l’extrême gauche, radical ou républicain modéré. La République française et La Petite République française sont les titres les plus cités. Mais les journaux bien plus à gauche sont nombreux : La Justice de Clemenceau, L’Intransigeant de Rochefort ou les journaux des frères Simond, Victor et Valentin, véritables industriels de la presse exploitant la sensibilité radicale7, sont mentionnés – Le Mot d’ordre, Le Radical etc... Quant aux journalistes que l’on sait liés à Wilson, citons : Jules Toulouze du Petit Méridional qui habite 17 rue Lepic, et Elie Sorin de La Correspondance républicaine, rue Bergère ; mentionnons aussi Paul Carle et Louis Decherac de La Paix, ces deux derniers travaillant pour un titre que l’on prétend inspiré par Grévy8.

On dit souvent les journalistes très individualistes. Edgar Monteil qui lance en avril 1880 l’idée d’une association de journalistes républicains, « une Société républicaine de la presse française », fait tirer une lettre-circulaire à 1 000 exemplaires. Deux personnes seulement lui répondent. Certaines des conditions initialement prévues sont rapidement abandonnées – être « élève de l’Université de France », par exemple. Il n’empêche : l’affaire prend rapidement son envol. « N’avoir jamais écrit dans un journal réactionnaire » ou prêté le doute quant à « la sincérité de ses sentiments républicains » est un des préalables à l’adhésion. Vouloir faire plus que la Société des Gens de Lettres qui assure la reproduction de romans dans la presse ; créer une agence de rédaction susceptible de trouver du travail pour les adhérents dans les journaux de province ; constituer un tribunal arbitral entre propriétaires et rédactions de journaux ; former en somme « une société d’assistance mutuelle » figurent parmi les objectifs affichés au cours du printemps et de l’été 1882. Une proposition pour supprimer le mot « républicain » du nom de l’association est rejetée par 58 voix contre 28, le 9 juillet. Parmi les noms des 18 personnes obtenant le plus de voix, au moment de constituer un comité « dirigeant » en avril 1880, on recense trois journalistes ayant des liens avec Wilson : E. Boursin, J. Toulouze et E. Laffineur9. Édouard Lockroy (1838-1913) accepte la première présidence de l’association des journalistes républicains en avril 1881 ; il a de nombreuses cordes à son arc – jeune dessinateur, fils du comédien et dramaturge Joseph-Philippe Simon, il accompagne Ernest Renan dans un voyage archéologique en Judée et en Phénicie ; il ferraille contre l’Empire en tant que journaliste au Rappel, journal parrainé par Victor Hugo dont il épouse la belle-fille, la veuve de Charles Hugo, se liant ainsi aux deux petits-enfants qui inspireront au grand poète L’Art d’être grand-père (1877). Député radical depuis février 1871, il siège à l’extrême gauche et s’est voulu médiateur pendant la Commune à Paris ; redoutable polémiste au cours des années 1870, il enchaînera duels et périodes d’emprisonnement, ce qui ne l’empêchera pas de devenir ministre pendant les présidences Grévy.

L’ASPJRF, ces premières années, cherche sa voie. Faut-il admettre des journalistes étrangers ? Non ! Faut-il exclure les directeurs de journaux ? Non ! Faut-il discuter avec les compagnies de chemins de fer pour obtenir des cartes demi-tarif pour les journalistes en déplacement ? Que oui ! Faut-il exclure les sociétaires qui donnent des informations non-politiques aux journaux réactionnaires ? Non ! Faut-il créer un tribunal arbitral pour les questions d’emploi et de licenciement avec représentation paritaire, patronale et ouvrière ? Oui, assurément10 ! Faut-il par ailleurs défendre « la dignité de la presse » face aux juges d’instruction11 ? Oui ! Faut-il aider les confrères adhérents à trouver un emploi ? Oui, bien évidemment !

Les indices des difficultés croissantes du marché de l’emploi se multiplient vers 1885-87. Raoul Canivet, le secrétaire général, demande en février 1886 que le syndicat intervienne pour : « interdire aux journaux de province, à moins d’un traité spécial, la reproduction des articles politiques parus dans la presse parisienne ». On ne doit pas tolérer que les journaux de province soient faits à coups de ciseaux et par conséquent « sans rédaction » – ce qui est souvent le cas. Canivet estime que l’association a fait tout son possible en plaçant 18 journalistes sur les 35 qui se sont adressés à elle. Il signale que le rétablissement du scrutin de liste en 1885 fait disparaître beaucoup de feuilles en province, ce qui réduit considérablement le nombre de postes à pourvoir. Les journalistes chômeurs se font insistants. Ils espèrent que le pavillon de la presse que prépare le comité des associations de la presse pour l’Exposition de 1889, leur permettra de trouver un emploi. Certains d’entre eux, à bout, comptent sur des postes qui pourraient provenir de la création du Métropolitain (le « métro »), avant même que celui-ci n’ait vu le jour12.

L’association s’accroît au point de se targuer de 500 membres dès 1885. Elle sera la plus importante des associations de journalistes ; ministres et autres personnages républicains de marque assistent à ses banquets et à ses fêtes. Un indice des rapports de force entre les associations, ressort de leur représentation auprès de la questure de la Chambre : l’ASPJRF dispose de deux représentants (Jules Toulouze, correspondant parlementaire de Wilson ; et Paul Strauss, de la presse « gambettiste ») ; la presse légitimiste, la presse bonapartiste, le syndicat de la presse départementale n’en ont qu’un chacun.

Il y a lieu de croire que l’ASPJRF est mal gérée. Julien Penel, le secrétaire général, fait observer en février 1883 : « on ne peut continuer à exister en dépensant 14 000 francs par an ». Canivet lui répond : « ce déficit nous honore, nous secourons beaucoup de membres ». Il se trouve toutefois que ce Canivet et O. Crouzet, le trésorier, abusent de la confiance des adhérents ; en 1887, Crouzet, lui, part avec la caisse…

Les archives ASPJRF éclairent le chercheur sur la vie de l’Association et de la situation de bien de ses membres ; les plus nécessiteux sont surreprésentés – ils écrivent sans cesse à l’association, l'un demandant un poste, l'autre un prêt. Pour l’heure, passons aux archives de la PRD, la presse républicaine de province où Wilson sera des plus actifs. Rappelons que la PRD regroupe les directeurs de journaux et les rédacteurs en chef. En province, la presse républicaine quotidienne est souvent moins bien implantée que la presse d’autres bords politiques, dits – par les républicains – « réactionnaires », notamment dans l’ouest, aux confins de l’aire couverte par les journaux du Centre-ouest de Wilson (telle La Petite France du Centre et de l’Ouest (fondée en 1882).

En fait, deux mutations s’opèrent presque concurremment : la multiplication des journaux13 de province à bon marché, au prix de deux sous, parfois d’un sou le numéro, notamment dans les chefs-lieux de département ; et l’agrandissement du format des journaux dits à petit format, dont certains se transforment en « journaux de dépêches ». Le contenu de ces derniers comporte les informations, les chroniques, les annonces locales, et une « copie » transmise de Paris – des informations nationales et internationales, des variétés, des romans-feuilletons, des « éditoriaux », et de la publicité nationale ; cette « copie » provenant de la capitale est transmise par la poste, et, pour l’information « de dernière heure », par télégraphe14. Ce dernier processus, esquissé dès les dernières années de la décennie 1860, va s’accroissant au cours des deux suivantes. La république s’installe, les élections municipales et législatives – tantôt par scrutin d’arrondissement, tantôt par scrutin de liste – se multiplient, sans oublier le renouvellement des conseils généraux. Le format de bien des journaux s’agrandit, suite à la baisse du coût de fabrication du papier-journal et à l’abolition de l’impôt sur le papier-journal, survenue, enfin, en 1886. Les journaux à un sou – baptisés « grands régionaux » peu après – se créent dans les très grandes villes – Lyon, Marseille, Lille, Toulouse, Bordeaux – qui de surcroît lancent des éditions départementales destinées aux alentours de ces métropoles, pour couvrir l’information de proximité. Ceci a été étudié par plusieurs historiens de la presse, notamment par Marc Martin. Nous soulignerons pour notre part deux facteurs : à la fin des années 1870, Louis-Adolphe Cochery, ami de Wilson, député du Loiret, premier secrétaire d’État et ensuite ministre des postes et télégraphes (1879-85), opère une baisse des tarifs postaux et donne la possibilité aux journaux de province de financer des fils spéciaux pour expédier le trafic télégraphique depuis Paris15. C’est fort prometteur pour les ambitions de Wilson qui lance ou acquière de petits quotidiens régionaux, mais malheureusement pour lui, les meilleures places sont prises, soit les grandes métropoles régionales et leur aire de rayonnement.

Tentons de clarifier ce point. Wilson lancera ou contrôlera des quotidiens depuis Tours, Dijon, Besançon, Poitiers – peut-être aussi, certains le prétendent, mais c’est loin d’être établi, dans le Midi. D’autres groupes de presse ont alors déjà pignon sur rue dans les « marchés régionaux » les plus intéressants par leur aire de rayonnement et leur gisement publicitaire – les grandes villes (Lyon etc.), aux populations conséquentes, déjà évoquées.

Des documents PRD font allusion à deux aspects de ces mutations ; l’un date de juillet 1880, l’autre de février 1881. A. Ferrouilhat est administrateur du Lyon républicain, quotidien à un sou à petit format, lancé en juillet 187816, lorsque en juillet 1880, il présente un rapport devant la commission du budget de la Chambre des Députés :

Dans les petits centres de population, dans les villages, l’influence de la bourgeoisie cléricale et réactionnaire est toute-puissante. Elle serait encore aujourd’hui absolument maîtresse, sans la Presse à cinq centimes. Le journal « à un sou » est encore, à l’heure actuelle, le seul moyen de propagande. Lui seul peut pénétrer parmi ces populations et, par conséquent, les renseigner, les instruire… La feuille locale est plus écoutée que toute autre17.

Il n’y a pas que des républicains qui lancent des journaux régionaux à un sou. Au sud de la Touraine, les terres bonapartistes sont nombreuses : le baron de Soubeyran, financier déjà d’importance sous le second Empire, représentant de la Vienne à l’Assemblée nationale en 1871, et député de Loudun après 1876, lance à Poitiers en juin 1874 un quotidien à un sou, Le Journal de l’Ouest, aux ambitions régionales18. Le républicain Charles Lallemand, de L’Avenir de la Vienne, quotidien à dix centimes, également édité à Poitiers, commente le rapport Ferrouilhat et estime que Le Journal de l’Ouest a englouti 500 000 francs en quatre ans. Il considère que tout journal à un sou qui ne vend pas de huit à 10 000 exemplaires dans la ville où il se publie risque de ruiner ceux qui le financent. Son analyse des dépenses et des recettes laisse songeur : un tel journal ne peut consacrer plus d’un demi centime par exemplaire aux frais de transport. Un ballot collectif lui coûte 65 centimes. Il lui faut vendre au moins 130 exemplaires par communauté desservie. Parvenir à un tel chiffre de vente n’est possible que dans deux communes de la Vienne19. Wilson, en lançant des quotidiens régionaux à partir de 1882, rencontrera des coûts de frais de premier établissement et de frais de fonctionnement fort élevés.

Venons-en au deuxième facteur signalé plus haut. En février 1881, Gustave Dubar, administrateur de L’Écho du Nord (Lille), présente le rapport précité de la PRD, attestant de l’accroissement du trafic télégraphique destiné à la presse. Celui-ci ne s’est pas fait sans encombre. L’Agence Havas, créée comme simple bureau de traduction des journaux étrangers en 1832 ou 1833, devenue agence en 1835, domine les flux de la « copie » destinée à la presse – parisienne et de province – depuis les années 1840 ; elle est une entreprise privée qui bénéficie de certains avantages accordés par l’administration, quel que soit le régime politique (la monarchie, la république, l’empire, et à nouveau la république), y compris les facilités de transmission. Havas, à Paris, est le représentant officieux des intérêts de la presse de province, notamment lors de certaines démarches auprès des autorités. Edouard Lebey qui sera à la fois directeur de l’agence et membre de la PRD, écrit à Louis-Adolphe Cochery en juillet 1878 ; celui-ci, sous-directeur d’État aux finances depuis fin 1877, et qui vient de réunir le service des télégraphes au service des postes sous une même direction (le premier mars), reçoit donc cette doléance des journaux de province, transmise par Lebey :

Sur 86 départements, il y en à 33 qui ne correspondent pas directement par voie télégraphique avec Paris, et 33 départements n’ont qu’un fil direct, ce qui fait qu’en moyenne une dépêche transmise d’un point à un autre du territoire de la République nécessite trois ré-expéditions… Quant aux vingt autres départements reliés par plusieurs lignes avec Paris, ce sont peut-être ceux où le réseau est le plus insuffisant eu égard au nombre des expéditions à effectuer20.

Havas, dans les années 1877-80, ayant des frais télégraphiques fort élevés pour les transmissions nationales et internationales, compte s’accaparer de l’essentiel de la transmission de « la copie » à fournir par télégraphe, aux journaux de Paris et de province :

cette organisation des grands services télégraphiques pour les journaux loin de Paris sont [sic] destinés à tirer nos affaires des correspondances [non-transmises par télégraphe] qui deviennent à peu près inutiles aux journaux. C’est pour cela que nous devons faire payer des commissions élevées destinées à nous rembourser de tout ou partie des immenses frais que nous sommes obligés de faire pour payer notre personnel et nos frais télégraphiques21.

Havas craint presque d’être à la traîne de certains grands quotidiens régionaux ; la clientèle de journaux provinciaux à parution moins fréquente, plus « locaux » et « départementaux » que « régionaux », et qui comptent encore sur « les correspondances » à l’ancienne, la soucie moins. D’après Lebey :

la centralisation des nouvelles de Marseille, Paris et leur ré-expédition sur divers points du Midi, notamment sur Lyon, constitue un système vicieux qui nous met dans une situation défavorable, aujourd’hui surtout où les petits journaux ont établi des correspondants dans les grands centres22.

Il se produira même, un peu plus tard, vers 1884-5, un début de coopérative de journaux, emmenée par la famille Gounouilhou-Chapon de La Gironde et de La Petite Gironde, où des grands régionaux s’entendent pour partager les frais rédactionnels et de transmission depuis leur Agence Télégraphique Républicaine à Paris.

Bref, Wilson et son « groupe de presse », La Petite France etc. vont rencontrer le contexte télégraphique que connaissent bien d’autres journaux depuis plusieurs années. D’autant que la question du nombre de fils télégraphiques, de liaisons entre Paris et les villes de province, que peuvent utiliser les « grands régionaux », est des plus délicates. Il existera une insuffisance de la capacité télégraphique, jusqu’aux réformes entamées par Cochery qui, à partir du premier gouvernement de la première présidence Grévy, sera titulaire d’un ministère à part entière, le ministère des postes et télégraphes, et qui restera en poste jusqu’en 1885, sous plusieurs gouvernements. Le réseau court le long des lignes ferroviaires ; aujourd’hui, en 2015 les plus âgés de nos lecteurs se rappellent sûrement encore, les « poteaux télégraphiques ». Le réseau, de 51 699 kilomètres en 1875 passe à 88 618 en 1882. Coûteuse, la construction des nouvelles lignes n’est pas financée uniquement par l’État. Une loi du 5 avril 1878 associe la presse à cette expansion. Un tarif réduit est accordé aux dépêches transmises entre quatre heures du soir et dix heures du matin. Ce système rappelle celui institué en Grande-Bretagne en 1865 : un tarif préférentiel pour les dépêches de presse entre sept heures du soir et sept heures du matin. Mais, de plus, il faut aux journaux français, pour détenir le droit d’être les seuls organes de presse à pouvoir utiliser le fil, participer à raison de 100 franc le kilomètre de ligne aérienne et de 700 francs le kilomètre de ligne souterraine, aux frais de pose de ces « fils spéciaux » à grande distance. Seuls les journaux les plus riches peuvent s’y lancer. Signe de l’importance des flux financiers – le premier fil spécial est établi entre Paris et Lyon au début de 1880 par la compagnie des agents de change de Lyon. La Petite Gironde paie son fil spécial Paris-Bordeaux, 72 000 francs. Havas, voulant capter la clientèle des journaux de province « se faisant télégraphiquement » paie en 1881 son fil spécial 100 000 francs pour une liaison Paris-Lyon-Marseille. Entre 1880 et 1884, Havas finance également la pose des fils reliant l’agence de Paris à ses bureaux de Lille-Roubaix, de Bordeaux-Toulouse, et de Nice23. Combien de journaux de province peuvent en faire autant ?

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« Frais de premier établissement », « frais fixes », « frais récurrents » : combien de journalistes républicains ont alors une culture, des connaissances comptables suffisantes pour gérer des journaux qui sont par ailleurs des entreprises, qu’elles soient grandes ou modestes ? À parcourir les dossiers individuels des journalistes membres de l’ASPJRF, on en doute24. Sous le second Empire et sous l’ordre moral mac-mahonien beaucoup d’entre eux ont combattu le régime. Dans les années 1880, ils brandissent leur condamnation pour délit de presse ou leur période d’incarcération comme autant de preuves de leurs états de service républicain.

Hugoliens, romantiques, le culte de la Révolution de 1789 en tête – la seule qui marquera durablement les esprits –, beaucoup sont des littérateurs, des dramaturges, autant que des journalistes. Ils ont parfois manié l’épée autant que la plume ; avoir livré un duel face à un réactionnaire – qu’on l’ait gagné ou perdu – est un véritable titre de gloire. Mais, comme le disait Gambetta, la République maintenant presque installée, l’ère des difficultés est venue. Déjà on entend le refrain : « que la République était belle sous l’Empire » (phrase attribuée à Derriaz, de l’ASPJRF). La condition matérielle de ce qui n’est pas encore appelé « le prolétariat des journalistes » est souvent difficile25. On cherche à gagner honorablement sa vie dans la presse – de Paris de préférence, de province à défaut. On note que bien d’anciens confrères trouvent un poste dans l’administration, et l’on songe à ceux qui pourraient faire des recommandations pour favoriser un « avancement ». La phrase attribuée à Alphonse Karr (1808-90) : « le journalisme mène à tout à condition d’en sortir » est sur plusieurs lèvres… Bref, c’est l’impression qui se dégage du dépouillement de centaines de dossiers individuels de l’ASPJRF.

Les dossiers individuels des journalistes de l’Association reflètent le climat de la presse républicaine au début des années 188026. À titre d'exemple, Philippe Bailly-Bechet (1832-1906), parrainé par deux noms qui « comptent » – Edgar Monteil (1845-1921) et Louis Décherac (1832-1906)27 – réunit un dossier des plus désolants. Il est admis dans l’Association en juillet 1881 – au moment même où est enfin votée la loi sur la liberté de la presse. Né en 1850 à Marcigny (Saône-et-Loire), réformé du service militaire pour myopie, il se targue de n’appartenir à aucune coterie et connaît refus sur refus alors qu’il pense avoir un passé de journaliste qui devrait lui donner toutes ses chances : il a collaboré à La Paix, au Globe (1879-81), au Réveil, au Mot d’ordre, à L’Écho de Paris, et à La Nièvre républicaine de Nevers en 1885 ; il revient à Paris en octobre, les élections législatives passées. Normalement, il habite Paris (tour à tour 295 rue de Charenton et 11 rue des Francs-Bourgeois) mais cherche refuge, de temps à autre, chez sa mère (12, rue St. Symphorien, à Tours). Tantôt, il compte sur Duhamel, ancien chef de cabinet du « président Grévy », tantôt il espère voir aboutir l’une des pistes de poste de rédacteur en chef de journal de province ; mais, cela se passe toujours mal pour lui. À St. Omer, au Messager de la Manche, au Journal de Saint-Lô, à L’Avenir de l’Isère, au Petit Niçois et au Progrès de la Meuse ; à Paris, il frappe à la porte d’Auguste Vacquerie du Rappel. En attendant, il écrit des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre. En vain. Qui plus est, au Petit Journal, quotidien ayant le plus fort tirage de la presse française, on perd les manuscrits de deux nouvelles qu’il confie en août 1884 à Henri Escoffier alors à la fois rédacteur en chef du quotidien et chargé du Supplément littéraire du même Petit Journal. En 1886, les manuscrits sont perdus. Bref, désargenté, Bailly-Béchet demande et obtient un prêt de l’association. En 1886-7, il rédige un rapport sur les maisons centrales de l’administration pénitentiaire et obtient enfin d’Herbette, le directeur de celle-ci, un poste (inspecteur de première classe) en 1889. Il quitte le journalisme et est radié de l’Association. Pour lui, les considérations politiques expliquent bien des choses : sa nomination en 1889 devient possible à la suite de « l’épuration annoncée des fonctionnaires suspectés de boulangisme ».

Les élections législatives – 1881, 1885, 1889 – sont l’occasion de la plus forte mobilisation. Des journaux se créent, les postes de journalistes se multiplient. C’est du pain béni pour bien des journalistes. Il en sera ainsi en 1881 et plus encore, lors des législatives d’octobre 1885. Les liens avec les élus se tissent.

Un autre journaliste, Louis Ferbeyre, enfant du Midi, né en 1850 à Montauban, se recommande d’Armand Duportal (1814-87), fondateur de L’Émancipation, organe des radicaux du Midi (1868) et qui, parti comme député à Paris (1876), lui en a confié la direction. Ferbeyre écrit : « c’est moi qui fais tout ici ». Il se recommande de même de Théophile Delcassé, futur ministre des affaires étrangères, qui en 1885, travaille à La République française qu’impulse entre autres, Joseph Reinach, chef de cabinet de Gambetta que combat Wilson, lors de son « grand ministère » (1881-2).

Les journaux « wilsoniens » dont les Petite France seront le fer de lance, seront présents en Bourgogne, en Franche-Comté, en Touraine et dans le Centre-Ouest. Les dossiers individuels ASPJF renseignent sur les conditions des journalistes républicains dans ces contrées. Ici, on s’attardera sur leurs parcours dans ces régions, sans exclure leurs expériences ailleurs.

Henri Rodolphe Augu, né en Bavière en 1817, de parents français, et qui a fait 5 ans sous les armes (1839-44), est de la génération de Jules Grévy. Il a failli être envoyé en Afrique pour ses opinions républicaines. Il est alors sergent à Cherbourg ; les républicains de ce port le tirent de cette mauvaise passe et lui confient la rédaction du Journal de Cherbourg. Ce journal est condamné à une forte amende par la Cour d’assises de Coutances et il suspend sa publication. Augu est accueilli à Paris par La Réforme, le journal de Ledru-Rollin ; ce dernier (1807-74), avocat, membre du gouvernement provisoire de la république en 1848, l’envoie alors comme commissaire de la république à Cherbourg. Il démissionne après les élections, retourne à Paris et collabore au Siècle de 1849 à 1870 ; le Dictionnaire de Lermina qualifie ce journal, créé en 1836, « d’organe de l’opposition modérée, dans le sens républicain ». Augu écrit en mars 1886 : « je suis depuis (cette date) rédacteur de La Sentinelle du Jura qui se tranformai [sic] en journal républicain, et de L’Avenir de l’Orne ». Il publie plus d’une trentaine de romans et après avoir milité pour la République, il se tourne de plus en plus vers la chronique littéraire et publie dans les journaux Le Courrier du Soir et L’Avenir de l’Orne qui ne lui paient pour ainsi dire rien. L’ancien commissaire de la République doit lui aussi, dans sa 72e année, demander un prêt à l’Association ; il passera ses dernières années dans la maison de retraite Galignani à Neuilly-sur-Seine.

Bien plus jeune – il est né en 1855 – Achille Brissac adhère à l’Association à sa fondation, en 1881. Son parcours – lui aussi mouvementé – l’amène en 1885 à Dôle où, 39 rue Besançon, il travaille à La République du Jura, journal indépendant. Auparavant (1882), il collaborait à Grenoble, à L’Impartial des Alpes, au Petit Dauphinois – tous les deux quotidiens politiques – et à l’hebdomadaire La Gazette d’Allevard. Avant de passer à Dôle on le trouve encore à La Gazette vosgienne de St. Dié. Et puis il part pour « les colonies » : la Cochinchine, le Cambodge, Saïgon où il dirige La Lanterne Indochinoise, mais ne peut supporter le climat. Il retourne en France et travaille à La France en 1889, où il touche bien peu : 200 francs par mois. Le lien avec Jules Grévy est autre dans le cas de H. Boinet (1847-1903). Il est du reste, infime ; mais le parcours de ce dernier atteste de l’osmose entre le journalisme et l’administration. Boinet, sous-préfet de Lannion (Côtes-du-Nord), informe l’Association en 1886 qu’il cherche un rédacteur en chef, pour un journal de l’Est : « j’ai conservé pour ce journal des “entrailles de père” puisque je suis à la fois un des gros actionnaires et l’ancien directeur. Nous ne sommes pas riches… Le salaire proposé est de 3 000 francs par an ». Le journal – de grand format, tri-hebdomadaire – « est d’union républicaine, mais indépendant. Il est surtout gouvernemental, sans platitude ni faiblesse ; il a un passé glorieux dans sa modeste sphère d’action, et compte parmi ses premiers fondateurs en 1869, Gambetta, Ranc, Castagnary, et J. Grévy28 ».

Propos, comportements et figures de journalistes, dont certains s’appellent encore « publicistes », ou « homme de lettres », termes autrement plus nobles, plus liés à « la grande presse » que « journalisme » et « journalistes » ; disons pour simplifier, que ces appellations s’emploient de plus en plus au milieu du XIXe siècle et que les termes « reporter », « reporterisme », « reportage » gagnent également en résonance peu après, mais que tous recouvrent des réalités différentes : leur emploi sur un « champ de bataille », dans une rédaction parisienne ou dans une « feuille de chou » en province, ou encore dans la bouche d’une personne qui les méprise, renvoie à des acceptions multiples et variées. Bien des journalistes disent du mal d’eux-mêmes ou de leurs confrères, ce qui ne renforce pas leur image dans l’opinion. Comme l’écrira dans Le Mot d’Ordre, Jules Lermina (1839-1915), le 4 août 1887, à propos de 16 journalistes qui se seraient lancés sur la piste de « la femme du monde » avec laquelle un criminel présumé aurait passé la nuit du crime : « en journalisme, pour faire du bruit, on tuerait mère et père ».

Bref, d’un survol des dossiers individuels des journalistes républicains des années 1880, on retiendra la difficulté pour obtenir un emploi correctement rémunéré, la mobilité nécessaire pour trouver un emploi quelconque, mais aussi qu’il est des journaux où l’on peut faire une longue carrière. Louis Braud travaille ainsi à Toulouse (où il est né en 1839), pour le grand quotidien régional, La Dépêche, entre 1881 et 1896, date à laquelle il prend sa retraite. De même est-il possible de faire toute sa carrière dans divers journaux de sa propre région. Né à Chambéry en 1845, Charles Burdin collabore tour à tour au Courrier de la Savoie (journal littéraire, 1866-67), à L’Indépendance de la Savoie (journal républicain, 1871-72), à La Savoie républicaine (1873) et au Courrier de Chambéry (journal littéraire, 1874-75) ; montant en grade, il est nommé rédacteur en chef du Patriote savoisien (1876-83) et du quotidien Le Républicain de la Savoie (depuis sa création, en 1883 jusqu’à son propre décès en 1893).

Beaucoup de ces journaux sont des affaires modestes, un rédacteur en chef suppléé par une ou deux personnes. Outre les actionnaires, l’imprimeur exerce un pouvoir considérable, ne l’oublions pas. À Paris même, le journal quotidien au tirage le plus important, Le Petit Journal – qui frôle le million d’exemplaires au cours du scandale impliquant Daniel Wilson en 1887 – tombera, peu à peu, dans les mains de son imprimeur, Hippolyte Marinoni (1823-1904).

Quant au contexte journalistique où opèrent les journaux « wilsoniens », on note que l’ASPJRF compte parmi ses membres : Paulhan de La Petite France, Camille Dreyfus, directeur du quotidien parisien La Nation – auparavant en 1879, chef de cabinet de Wilson au ministère des finances – ainsi que Rabuel de La République poitevine. Une polémique oppose Dreyfus et Rabuel entre 1885 et 1887, à laquelle l’Association est mêlée. Passablement complexe, on note que le nom du baron de Soubeyran, financier bonapartiste qui dépense sans compter pour Le Journal de l’Ouest, est mêlé à l’affaire. Dreyfus et Rabuel réclament chacun l’exclusion de l’autre de l’Association. On conclura à propos des journalistes de la presse wilsonienne que seuls deux d’entre eux sortent du lot : Alphonse Bertrand et Jules Toulouse. La plupart d’entre eux sont de bien modestes employés, sans grand talent apparemment, simples pièces d’une presse industrialisée.

(Université Paris III)

Notes

1  Certaines pièces de ces archives sont exploitées par M. Jampy dans son « Expériences de presse à Lyon », thèse d’histoire, université Lyon 2, 2013. D’autres archives concernant les années qui suivent la fondation de l’ASPJRF, et celles concernant les débuts de la PRD m’ont été confiées par d’anciens responsables des deux associations. Signalons que l’exploitation des dossiers individuels des adhérents de l’ASPJRF encourt le risque d’un biais : ce sont les adhérents les plus nécessiteux qui écrivent le plus à l’Association. Outre le site de Medias 19, nous employons souvent : Jules Lermina, Dictionnaire de la France contemporaine : Dictionnaire universel illustré, biographique et bibliographique, de la France contemporaine, comprenant par ordre alphabétique la biographie de tous les Français et Alsaciens-Lorrains marquants de l'époque actuelle, l'analyse des œuvres les plus célèbres, par une société de gens de lettres et de savants sous la direction de Jules Lermina (1885), notamment ses notices sur les journalistes. Nous employons aussi des dossiers sur les journalistes confectionnées par les agents de police : APP (Archives de la Préfecture de Police), série Ba. Des documents des Archives Nationales (A.N.) sont également cités.

2  Que de journalistes qui s’enfuient à Londres, à Bruxelles, à Genève, etc., pour pouvoir s’exprimer.

3  Depuis 1848, une tribune à l’Assemblée est réservée à la presse. Sous le Second Empire, un compte-rendu analytique officiel est imposé. En 1871, lors de l’installation de l’Assemblée nationale à Versailles, il n’en est pas prévu. Le président du syndicat de la presse parisienne, en tant que délégué de la questure, dispose de cartes qu’il distribue à chaque quotidien de Paris. En 1873, et les gouvernements dits de « l’ordre moral », un différend s’élève entre le questeur Baze et le président du syndicat de la presse départementale, E. Merson. Baze envisage « l’adoption prochaine et inévitable du compte-rendu obligatoire », renouvelant ainsi avec les obligations imposées aux journaux sous l’Empire. Il est même question de l’envoi de témoins entre Baze et Merson. Pourtant, par la loi du 26 juin 1871, les journaux disposent du droit de publier leurs propres récits et appréciations des séances parlementaires. Pour mieux satisfaire à l’urgence sur laquelle insistent les parlementaires et les journalistes, la loi de juin 1871 prescrit la distribution au cours de la séance ou aussitôt après la clôture, d’une version sommaire du texte transmis par télégraphe au chef de l’état, aux préfets et au syndicat de la presse, et aussi de feuilles de compte-rendus analytiques des secrétaires-rédacteurs de l’Assemblée. Dès 1873, la première est livrée gratuitement aux journaux avant 21 heures.

Le compte-rendu officiel qui fait foi, perdure toutefois. Les postes de secrétaire rédacteur de la Chambre et du Sénat sont convoités. Alphonse Bertrand, journaliste proche de Wilson, que celui-ci recommande, deviendra ainsi secrétaire-rédacteur du Sénat. On sait combien certains parlementaires font pression pour modifier la version sténographiée des propos tenus à la tribune. On sait aussi qu’un certain désordre caractérise les rapports entre les hommes politiques et les journalistes. Du temps de la présidence d’Adolphe Thiers, Barthélemy Saint-Hilaire lui sert de secrétaire et de préposé aux rapports avec la presse. Une certaine pagaille règne dans les trains qui font la navette entre Paris St. Lazare et Versailles, lieu où se réunissent l’Assemblée nationale et ensuite les Chambres (1871 à 1879). La question de la transmission des comptes-rendus par ligne télégraphique, de Versailles aux rédactions parisiennes, gagne en acuité vers la fin des années 1870. Cf. Procès-verbal de la conférence des syndics de la presse départementale avec M. Baze, questeur de l’Assemblée nationale, janvier 1873 ; E. Merson, Confidences d’un journaliste, Savine, 1891 ; S. Bernard, « Un compte-rendu », La Morasse, 1888 ; P. Albert, Histoire de la presse politique nationale au début de la Troisième République (1871-1879), thèse,1977(atelier de reproduction de thèses, université de Lille 111, 1980) ; M. Palmer, Des petits journaux aux grandes agences, Aubier 1983 ; ré-édité, chez L’Harmattan:Naissance du journalisme comme industrie : des petits journaux aux grandes agences, 2014.

4  Ami des Wilson dans les années 1890 encore.

5  Certains donnent l’adresse de leur domicile, d’autres celle de leur journal.

6  Il n’est pas impossible que pour certains, la même adresse serve de bureau au journal et de logement.

7  On dispose de nombreux indices, y compris par les rapports de police où sont parfois signalés des échos de conversations avec les journalistes, voir les dossiers APP, tel Ba 1271.

8  Le fondateur-directeur de La Paix, depuis mai 1879, est son frère Gaston Carle. Les Mémoires de Bernard Lavergne, député puis sénateur, ami depuis longtemps de Grévy, et ayant ses entrées à l’Elysée, citent parfois La Paix et G. Carle.

9  Ce dernier sera en 1884 vice-président de la PRD. Il sera mandaté par la PRD en 1885-6, pour la représenter dans les négociations avec l’ASPJRF et avec le syndicat de la presse parisienne, en vue de constituer une société financière, une loterie commune, pour renflouer les caisses – affaire qui n’aboutit pas. Laffineur est admis alors à l’ASPJRF, février 1886.

10  Ce tribunal arbitre son premier litige en 1884. Deux directeurs de journaux et deux rédacteurs y siègent.

11  En décembre 1884, le comité adopte une proposition d’Alphonse Humbert (1844-1922) – un journaliste, pourtant d’origine bourgeoise, qui, jadis, « ressuscite » Le Père Duchêne de la Révolution de 1789 au cours de la Commune (1871), ensuite envoyé en exil à Nouméa : « le syndicat de l’Association professionnelle des Journalistes Républicains Français proteste contre la prétention émise par les juges d’instruction d’exiger des journalistes assistant aux réunions publiques, des témoignages portant sur les faits qui ont pu se produire dans lesdites réunions ». Cela rappelle les rapports tendus entre journalistes, policiers et mouchards, à la fin du Second Empire. (On notera que les termes “syndicat” et “association” sont parfois interchangeables).

12  R. Canivet, 5 décembre 1886, ASPJRF. Il affirme que l’association a placé 18 journalistes sur les 35 demandes reçues – une personne a été placée 5 fois – et que les directeurs de journaux républicains de province ne s’adressent pas à l’Association lorsqu’ils recherchent un rédacteur.

13  Quotidiens, bi- ou tri-hebdomadaires.

14  Pour le matériau ou contenu d’un journal, j’emploie plutôt le terme « copie » ; au XIXe siècle, il est peu probable que les journalistes de langue française emploient le terme « contenu » pour le matériau produit et diffusé ; « copie » – de ses origines latines copia – s’emploie alors, et encore, par des journalistes et producteurs de livres et autres ouvrages de langue anglaise.

15  Par ailleurs, Cochery est, en 1876, l’un des fondateurs de la première société du Petit Parisien – journal qui, par la suite, sous Jean Dupuy, va rivaliser avec Le Petit Journal comme quotidien d’information à grand tirage.

16  Par des démissionnaires du Petit Lyonnais, qu’a acquis A.-E. Portalis.

17  P.-v. des séances du comité de la P.R.D, 13 juillet 1880. Archives PRD.

18  Dossier APP, Ba 1272. (APP).

19  Archives PRD, réunion du comité, 13 juillet 1880.

20  E. Lebey au sous-secrétaire d’État au ministère des Finances, 12 juillet 1878. 5 AR 486 (Archives Havas). A.N. La situation est à ce point aberrante que certains bureaux télégraphiques doivent faire faire aux télégrammes un circuit de 150 kilomètres pour arriver au chef-lieu de leur propre département dont ils ne sont distants que d’une vingtaine de kilomètres.

21  En décembre 1877, Havas estime que les dépenses télégraphiques et de rédaction à Paris « dépassent 30 000 francs » par mois. A. Havas à Théollier, directeur du Mémorial de la Loire (St. Étienne), 13 décembre 1877. 5 AR 86. A.N.

22  H. Houssaye (presque co-directeur, avec E. Lebey ) de l’Agence Havas, à Allard, (directeur de Havas-Lyon) 22.2.1878. 5 AR 100. A.N. Voir M. Palmer, Des petits journaux aux grandes agences, Aubier, 1983 (ré-édition, L’Harmattan, 2014 : Naissance du journalisme comme industrie - des petits journaux aux grandes agences).

23  Concessions du 25 août 1881 et du 9 décembre 1882. 5AR 429. A.N. ; A. Cochery, Rapport du ministre des postes et télégraphes au Président de la République, 1884, p. 105-6.

24  Paul Strauss, futur président de l’Association, fait état, dans une réunion du comité, le 10 décembre 1884, de « la répugnance des journalistes à avoir des maniements de fonds, à entrer en négociation pour la publicité avec des directeurs de journaux ».

25  « On compte à Paris six fois plus de journalistes qu’il n’en est besoin ». P. Pottier, « Le Prolétariat des journalistes », in H. Bérenger et alii, Le Prolétariat intellectuel en France, 1911.

26  Par ailleurs, Le Bulletin de l’ASPJRF publie par la suite des notices nécrologiques des membres.

27  Il travaille un temps à La Paix, journal qui passe pour être inspiré par Grévy, et qui est chef de cabinet au ministère des finances d’août 1882 à avril 1885. Il publie un Manuel pratique du contribuable.

28  H. Boinet à l’ASPJRF, 20 août 1886. (Boinet signe « sous-préfet de Lannion, mais toujours journaliste »).

Pour citer ce document

Michael Palmer, « Les journalistes républicains au temps des présidences Grévy », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/les-journalistes-republicains-au-temps-des-presidences-grevy