Les journalistes : identités et modernités

Rigolboche. Esthétique et politique du rire dans les journaux de tranchées, 1914-1918

Table des matières

NICOLAS BIANCHI

En 1917, année du Chemin des Dames, de l’entrée en guerre des États-Unis et de la sévère répression des mutineries françaises survenues sur le front, les cinq principaux quotidiens français se vendent chaque jour à quelque 4,5 millions d’exemplaires, chiffre considérable si l’on le rapporte aux 39 millions d’habitants que compte le pays à cette date2. Benjamin Gilles rappelle très justement que même dans les tranchées, l’attirance pour les nouvelles et le besoin de s’informer sur le cours de la guerre priment encore sur le dégoût pour ces publications mobilisées, largement mensongères, qui adhèrent au principe de l’Union sacrée et ne cessent de prédire la chute prochaine du barbare allemand. Les journaux se vendent, circulent, et, en dépit des vives critiques dont ils purent faire l’objet3, alimentent à maints égards la perception globale des événements, voire de leur propre identité de combattants, que cherchaient à se construire les soldats.

Pourtant, dans nombre d’unités, ces derniers ont accès à une presse bien différente, rédigée par les leurs dans des conditions matérielles souvent précaires, condamnée dans bien des cas à un tirage confidentiel, et parfois moins dépendante du discours officiel que les titres de l’Arrière. Ces feuilles de tranchées, rédigées par certains camarades en cantonnement ou dans des abris de fortune, ont pour objet premier de lutter collectivement contre l’ennui menaçant l’homme de troupe. Lyriques, volontiers patriotes, plus ou moins soignés, ces journaux hétérogènes sont avant tout des objets de divertissement alternant chroniques facétieuses et notes informatives, visant à la satisfaction des attentes du seul lectorat important à leurs yeux : celui des mobilisés4. Leur particularité tient également dans le recours massif à l’humour et à l’ironie qu’ils opèrent, dans l’intention d’amuser, certes, mais aussi de faire fonctionner pleinement les ressorts politiques et identitaires que contient en germe leur propos, établi sur les marges de l’univers de la grande presse.

Si ce corpus est assez bien connu des historiens depuis les travaux précurseurs de Stéphane Audoin-Rouzeau5, il a relativement peu attiré l’attention de la critique littéraire et linguistique6 et semble opposer en soi plusieurs difficultés à son exploitation scientifique. Notons d’abord le foisonnement de ces publications, au nombre d’environ cinq cents, ainsi que la multiplicité de leurs auteurs, parfois anonymes, souvent inconnus et manifestant des liens très difficiles à évaluer avec le commandement ; ce qui rend la tâche de dégager une ligne éditoriale, esthétique, humoristique ou politique, particulièrement ardue7. Cela d’autant plus qu’il est également délicat de définir une hiérarchie (qualitative ou quantitative) entre ces différents titres, même si certains furent évidemment mieux distribués en tant qu’ils dépendaient d’entités militaires plus larges (pensons par exemple au Crapouillot ou au Bochofage). Viennent enfin s’ajouter à ces premières difficultés le manque d’informations sur les conditions de rédaction de chaque journal et la dégradation sérieuse de certains exemplaires. Le programme de numérisation lancé en 2003 par la Bibliothèque Nationale de France, la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (Nanterre) et la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg permet toutefois de nuancer ce tableau, en offrant à travers les 130 titres qu’il propose au public et qui serviront de source majeure à ce travail, un très beau panorama des écrits de l’époque8.

Nous souhaiterions étudier ici quelques titres de cette presse des tranchées sous le jour du ludique qu’ils déploient, en revenant sur les stratégies esthétiques que cela peut impliquer, aussi bien que sur les implications politiques que recèlent bien souvent ces mots et ces images de guerre. Peut-on parler de la presse des tranchées comme du lieu de la mise en œuvre d’un humour proprement populaire situé à rebours, ou, au contraire, dans la lignée des rires soldatesques présents en littérature ? En quoi l’ironie ou la parodie déployées par ces feuilles militaires furent-elles un outil majeur pour se positionner face à la grande presse ? Comment le rire put-il influer sur les éventuelles ambitions informatives de ces journaux, et sur leur réception par la censure ?

Nous ferons en sorte, au fil de notre réflexion, d’accorder une attention particulière au support, que les conditions de rédaction rendent essentiel, et de proposer de ce foisonnement risible une lecture relativement unifiante, concentrée sur la revendication d’un esprit français et la volonté de prendre position face aux quotidiens nationaux. Seront considérées comme risibles l’ensemble des manifestations stratégiques destinées à provoquer le rire ou le sourire par l’usage de registres, caractères ou figures de style adéquates en contexte. Notre approche s’articulera ainsi autour de trois perspectives distinctes : nous étudierons d’une part les aspects fonctionnels et formels de ce rire des tranchées : sa place, ses cadres, ses procédés et ses thématiques. D’autre part, nous questionnerons ses implications politiques : sa portée transgressive, ses rapports avec la censure et son emploi patriotique. Enfin, nous évoquerons ses aspects identitaires : dans quelle mesure ce rire rendait-il compte d’un éthos des combattants, et contribua-t-il à le construire ?

Les journaux de tranchées, presse de divertissement

Une presse libre ? Conditions de possibilité d’un rire soldatesque

Il convient en préambule de revenir en quelques mots sur la nature des journaux de tranchées français, afin de mieux comprendre par la suite le cadre qu’ils offraient à des développements humoristiques. Le premier de ces titres, intitulé L’Écho de l’Argonne, naît au front dès octobre 19149 et verra ses émules se multiplier tout au long de la guerre, jusqu’à atteindre plusieurs centaines de publications10. Fruits de collaborations souvent éphémères, ces écrits fleurissent à toutes les échelles de l’armée française : grande région militaire (Le petit Bleu), corps d’armée (L’Amuse-poilu), division (La Reine du front) ou brigade (le Rigolboche). Mais la plupart d’entre eux sont produits et diffusés dans le cadre de l’entité immédiatement inférieure, le régiment, groupement d’environ 3 500 hommes pour l’infanterie, qui cristallisait certaines des traditions majeures de l’armée (drapeau, chants, devise…) et concentrait une bonne part de l’identité militaire des soldats du rang. C’est le cas, entre de très nombreux exemples, de La Fourragère, organe du cinquante-et-unième régiment d’infanterie, ou de L’Écho des bleuets, journal du 131e RI. Il est difficile d’appréhender ces publications de façon homogène, leur seul point commun irréductible étant de se voir rédigées par des soldats pour des soldats11, et dans le cadre d’une structure militaire plus ou moins large. Le lieu de leur rédaction varie : environ 58% d’entre elles12, parmi lesquelles figurent les plus intéressantes, sont rédigées par des troupes des premières lignes, en cantonnement ou dans des abris de fortune, et avec les moyens en présence. Car si les rédacteurs de cette presse des tranchées disposent parfois de machines à écrire plutôt que de simples plumes, les conditions de reproduction des journaux peuvent reposer sur les moyens les plus artisanaux, allant de l’autocopiste, un petit rouleau à main ou du ronéo (duplicateur à alcool) à l’hectographie (procédé de reproduction à la gélatine) ; aussi bien que sur des systèmes plus élaborés (petites presses mécaniques). Certains rédacteurs ne manquent pas de s’amuser de cet état de fait, ainsi que de l’absence de subventions condamnant leurs écrits à la simplicité, ce qui motivait des appels à la générosité des leurs, parfois pleins d’autodérision :

À nos Lecteurs. La direction de ce journal n’ayant pu réunir les fonds nécessaires au lancement d’un nouvel organe de presse, s’excuse auprès de ses lecteurs de le leur présenter sous une forme aussi rudimentaire… Nous avons tenté de nous mettre en rapports avec une maison d’édition. Nos recherches n’ont point abouti. D’ailleurs, nous n’avons trouvé dans la région que des sapins, des routes, des tranchées… et des Boches. Des fouilles minutieuses dans nos havresacs ne nous ont nullement révélé la présence de minerves ou de rotatives. Force nous est donc d’user de moyens de fortune. Notre premier numéro paraît sur deux pages ; il manque d’intérêt, mais les prochains seront plus amusants. […] Et maintenant, amis lecteurs, préparez vos cinq centimes hebdomadaires pour que ne viennent pas s’appesantir sur nous les sombres horreurs de la faillite ! La Direction13.

Beaucoup rappellent naturellement leur proximité avec le danger et avec les troupes réellement engagées pour revendiquer leur légitimité à parler de la guerre et des soldats : « Le premier numéro de Boum voilà ! fut composé dans la cave du curé de Bellersdorf […]. Son élément naturel est le marmitage14 ». On le constate parfois dans leur titre même, à l’instar de celui du Ver luisant. Gazette poilue éditée sur le front, qui insiste encore en bas de page : « Imprimé sur le front. Pas loin des Boches ». Une enquête menée à l’époque semble confirmer le caractère authentique d’une partie de ces publications se disant nées au cœur de la guerre : « Le numéro 1 [du Boyau du 95e] fut composé dans une tranchée de Tête-à-vache à 400 mètres de l’ennemi15 ». Cette recherche de la sympathie du lecteur n’est pas à négliger lorsque l’on sait l’importance du statut du locuteur pour comprendre le phénomène humoristique. Toutefois, il est à noter que certains de ces journaux étaient écrits par des unités moins exposées, ou imprimés à Paris, ce qui impliquait le choix d’une forme bien moins artisanale et spontanée. Dans certains cas, on note d’ailleurs une évolution très sensible de la structure d’une même publication, à l’instar de la Cingoli-gazette, qui, d’une simple feuille manuscrite à l’allure de projet, avec un petit dessin de canard (argot pour journal) et une naïve description de ce que les rédacteurs considéraient comme leur but (mai 1915), devient un manuscrit très soigné d’inspiration Art Nouveau (été 1915), puis un tapuscrit parfaitement normé qui se défait des codes adoptés dans les numéros antérieurs, pour privilégier l’aspect uniforme et harmonieux d’un titre de presse classique16 (1917).

Illustrations 1, 2 et 3

Ces bouleversements s’accompagnent dans certains cas d’une professionnalisation du travail, passant par une attribution plus précise des rôles dans la rédaction et la direction (les noms sont alors indiqués sous la manchette). Mais ce n’est pas là une norme instituée : bien des journaux restent manuscrits, ou retrouvent un état d’avancement antérieur suite à la disparition de certains collaborateurs. La plupart d’entre eux font en tout cas appel à toutes les bonnes volontés dans la troupe pour envoyer des illustrations, nouvelles, poèmes, histoires drôles et caricatures susceptibles de venir enrichir les numéros suivants : « Le Mouchoir demande des collaborateurs gratuits – Réunion mercredi soir17 ». Malgré tout, Stéphane Audoin-Rouzeau signale à juste titre qu’il paraît difficile d’aborder cette presse comme l’expression d’un esprit populaire, au vu du statut de lettrés que possédaient beaucoup de rédacteurs, sous-officiers ou officiers subalternes issus des classes moyennes ou supérieures urbaines. Nombre d’entre eux appartenaient au monde des arts, de la presse ou de l’administration, sans qu’une certaine mixité sociale ne soit pour autant à exclure, un tiers de nos rédacteurs étant issus des soldats du rang18 et nos journaux impliquant de multiples contributeurs occasionnels n’ayant sans doute bénéficié pour formation que de l’École républicaine. En cherchant à dégager quelques incarnations des formes de rire populaires du corpus, fût-ce dans l’adaptation du texte au lectorat, il faudra naturellement garder à l’esprit que la sélection des textes, l’autocensure et l’exclusion des non-lettrés et peu-lettrés contribuèrent également à limiter cette réelle ouverture au peuple.

Concernant la diffusion de ces titres, il est à noter que leurs conditions de rédaction les condamnent bien souvent à une existence éphémère, ainsi qu’à des parutions particulièrement irrégulières19. Ils se renouvelaient en effet fréquemment, au gré des disparitions de collaborateurs, mais purent jouir d’un certain succès dans les tranchées du fait de leur prix plutôt abordable (souvent moins de 20 centimes) ou de leur gratuité. Naturellement, les tirages variaient beaucoup, de quelques exemplaires pour les plus confidentiels à environ 30 000 pour Le Poilu, imprimé à l’arrière20. Sauf à en croire L’Écho des guitounes, qui revendique être « le plus répandu du front entier : tirage justifié, 1.000.000 d’exemplaires (à quelques zéros près)21 ».

Les journaux sont composés d’éléments particulièrement hétérogènes, allant du contenu des petites rubriques (brèves, anecdotes, etc.) aux chansons et autres textes littéraires (poèmes, récits, nouvelles, saynètes, etc.), en passant par tous les grands lieux médiatiques composant la presse de l’Arrière (publicité, annonces, etc.). Et si le registre sérieux est loin d’en être absent, comme nous le verrons, il faut d’ores et déjà signaler que le ludique22 constituait en leur sein le registre dominant, puisque leur objet principal – et avoué, consistait à lutter contre le cafard23 et l’ennui des troupes, avec la bénédiction de l’armée. L’un des nombreux intérêts de cette presse réside en effet dans la bienveillance avec laquelle l’accueillit le commandement, qui comprit bien vite la nécessité d’un exutoire pour les troupes, dont la presse nationale, se faisant simplement la voix de l’Union sacrée, ne pouvait tenir lieu. Nous verrons en quoi cette flexibilité, en plus des caractéristiques si particulières du corpus entrevues jusqu’ici, contribuèrent à faire de la presse du front un lieu à part dans l’expression de rires de guerre.

Titres, programmes, discours : un rire programmatique

Il convient maintenant de montrer en quoi les journaux de tranchées se saisirent de ce potentiel pour inscrire en leur sein même une intentionnalité comique qui ne pouvait laisser de doutes. Une simple analyse des titres, sous-titres et manchettes pour lesquelles optèrent ces écrits peut suffire à nous persuader de leur ambition humoristique. Nombreux sont ceux qui renvoient directement au rire des poilus, construisant de cette manière un horizon d’attente parfaitement intelligible : Notre rire, Gardons le sourire, Le rire camouflé, Le rire aux éclats. Dans le même temps, d’autres donnent une idée du goût des soldats pour la fantaisie lexicale et les jeux de mots, en exploitant par exemple la désignation argotique péjorative réservée aux Allemands depuis la guerre de 1870 : Le Rigolboche, Le Tourne-Boche, Le Bochofage, L’Antiboche illustré, Le Mouchoir de Boche. Sur 113 titres d’infanterie recensés par la Bibliothèque Nationale, une bonne moitié a ainsi choisi d’inscrire dans son titre même une vocation comique assumée (citons par exemple Brise d’entonnoirs, La Fusillade crépitante et humoristique, ou Titis et totos), tandis que pour d’autres, elle surgit dans les premières colonnes, ou au sein des sous-titres, qui ont recours à de fécondes variations humoristiques pour donner le ton à la publication : « Organe apéritif, digestif, récréatif et cocasse des poilus du groupe du 120 long » (Cingoli-gazette), « Revue anti-boche, publiée très irrégulièrement avec le concours de toutes les bonnes volontés » (L’Anti-cafard), « Feuilles d’informations loufoques à l’usage des poilus de la 5e Cie du 287e Régt d’infanterie » (Le Mouchoir de boche). Ce lieu semble même être devenu avec le temps l’un des passages obligés pour distinguer dans le comique chaque journal des autres titres. Les manchettes associent bien souvent des images à ces titres inspirés : petits palmipèdes en hommage à la désignation argotique de ces journaux, soldats prussiens en mauvaise posture, imagerie traditionnelle du bon poilu français en campagne… Celle de l’Écho des marmites (à partir de novembre 1916)illustre parfaitement la démarche contenue en puissance par son titre, en mettant en scène des soldats allemands aux uniformes sales et rapiécés, prostrés, dépourvus de casques et recevant des marmites (termes désignant les obus en argot) projetées par des poilus hilares dont le nez couperosé et l’embonpoint indiquent respectivement le goût pour la boisson et la bonne santé. Le principe est le même pour la manchette du Bochofage, dans laquelle un poilu rieur, pipe à la bouche et marteau à la main, s’apprête à enfoncer dans la tête d’un soldat allemand chancelant la pointe de son casque préalablement retournée.

Illustrations 4 et 5

Patriotique autant que risible, le dessin cherche à rendre compte de cette malice souriante, propre aux soldats français à en croire les journaux de l’époque, et susceptible de s’accommoder en temps de guerre de réinterprétations bellicistes et violentes. Notons tout de même parmi ce foisonnement de vocations comiques affichées, la présence de beaucoup de titres plus neutres (renvoyant, par exemple, à l’unité publiant le journal), ou traduisant leur patriotisme dans une lecture bien plus noire de la guerre : Bellica, Face aux Boches, On les aura, etc.

La plupart des publications ludiques tiennent en outre un discours interne assez fourni sur le rire, en particulier dans leur première édition, où un long article est souvent réservé à la description de leurs ambitions. Bien souvent, ils font écho aux écrits de Joffre, qui voyait en eux, en mars 1915, l’occasion de « distraire et d'amuser les combattants » (cf. infra). On peut ainsi lire dans La Vie poilusienne n° 2 que les rédacteurs « veulent voir se maintenir dans nos cœurs la bonne gaîté française » ; dans Le Biniou à poil !, que « [c]e journal sans prétentions n’a d’autre but que de distraire un peu les braves poilus dans leur tranchée, apporter un peu de gaieté dans les cœurs attristés par la longue épreuve […] » ; ou encore dans le premier numéro de la Cingoli-gazette que : « La bonne humeur étant la force principale des armées, cet organe est créé pour entretenir la gaîté et l’hilarité des camarades du groupe ». Dans le contexte de cette presse des tranchées, ces discours méta-médiatiques visent naturellement à prendre de la distance vis-à-vis de la presse traditionnelle. L’ambition majeure n’est en effet plus d’informer – puisque l’information nationale inédite n’est pas accessible aux rédacteurs, mais de divertir, de lutter par l’humour contre la morosité du quotidien combattant24.

Fonctions risibles, fonctions sérieuses

La multiplication de journaux ludiques ne doit pas faire oublier qu’en contexte, le rire n’était qu’une des modalités possibles de la réponse de la presse des tranchées aux difficultés suscitées par la guerre. D’ailleurs, un rapide regard sur la presse allemande distribuée sur le front à l’époque donne à voir une manière très différente de s’attaquer à la problématique du moral des troupes. Sobres, dépouillées voire franchement austères, les unes de ces journaux, édités à l’arrière et largement contrôlés par le commandement, misent sur une représentation de la guerre à la fois sombre et patriotique25. Bien souvent, elles sont agrémentées de représentations esthétisées de soldats allemands au front, à l’instar du numéro 16 de Die Sappe, publié en septembre 1916, qui fait poser un soldat d’infanterie tout équipé, la mine sereine, devant des ruines encore fumantes26, sous le titre inspiré de « Nordfrankreich im September ».

Illustrations 6

La presse française des tranchées recense quelques titres de cette veine, signalant eux-aussi le caractère non-nécessaire du choix du risible par les rédacteurs d’une majorité de journaux. Pensons par exemple à la une choisie en février 1917 (n° 6) par En Attendant, qui figure un soldat traits tiré, mains dans les poches, émergeant d’une tranchée ourlée d’un réseau de barbelés en triste état27.

Illustrations 7

Le rire doit donc nous apparaître, avant que nous n’en abordions les fonctions, comme une stratégie non nécessaire, mais assumée par ses auteurs, sciemment déployée dans leurs colonnes.

Au sein même de ces journaux de divertissement, il convient d’ailleurs de noter que le rire s’est presque systématiquement, dans des proportions variées, marié à un contenu sérieux assumant d’autres fonctions. Dans le champ français, certains journaux semblent ainsi se présenter comme un exutoire à trois faces, le rire assumant un rôle d’aiguillon pour le moral futur, le sérieux celui de miroir pour l’état présent d’un état d’esprit parfois en berne, et les exhortations épiques, une fonction d’encouragement à tenir coûte que coûte dans la souffrance. La dimension sérieuse du corpus transparaît dans des textes très sombres (poèmes, pamphlets, récits, nécrologies28) prenant en charge la représentation négative, presque testimoniale de la guerre (les facettes les plus noires en étant souvent exclues), et dont le lecteur contemporain peut s’étonner qu’ils cohabitent sans transition avec les caricatures, boutades et autres histoires drôles jalonnant notre corpus. Pour ne donner qu’un exemple, citons le triste hommage rendu à des camarades tués au front dans l’Écho des marmites du 25 mai 1918 :

Requiescant.
Au bois de Malancourt, dans le fracas des balles,
Sous les miaulements sinistres du shrapnell,
Deux braves ont trouvé le sommeil éternel
Bercés par le canon, tonnant par intervalles […]

Au même titre que dans la littérature de la période, mais de manière plus fortuite, c’est une poétique accidentelle de la rupture qui se dégage dans la collision des textes envoyés par les collaborateurs d’un jour de ces journaux amateurs. Le poème induit dans le cas présent un singulier contraste avec l’horizon d’attente créé par la manchette et les digressions ludiques émaillant la publication, dont la vocation récréative apparaît très évidemment.

A partir du constat de cette intentionnalité comique présidant bien souvent à l’écriture, il convient de lister rapidement quelques-unes des fonctions de cet humour de guerre, sur lesquelles nous reviendrons. Pour commencer, ce rire médiatique est évidemment un exutoire, comme l’a très bien montré Stéphane Audoin-Rouzeau. Même dans la lecture, il est un moyen pour beaucoup d’hommes de tenir dans ces conditions désastreuses, en changeant d’horizon le temps de découvertes silencieuses et, très probablement, de lectures collectives où le phénomène devait retrouver toute sa vocation sociale. Il est aussi naturellement le lieu du politique par excellence, tant dans l’expression de critiques envers diverses cibles que dans la mise en scène d’un engouement patriotique, abordé dans notre troisième temps. Par sa dimension identitaire, il contribue en outre à une consolidation de la communauté des rieurs autour de thèmes risibles partagés, d’adversaires rejetés par la collectivité. Enfin, dans bien des cas, il permet une dédramatisation de la guerre dans ce qu’elle a de plus noir. L’argot, entre autres outils, assume un double rôle paradoxal de mise à distance et de réappropriation humoristique de ses objets, comme lorsque les rédacteurs du Tourne-Boche proposent en juillet 1915 une livraison gastronomique très particulière, attirant l’attention sur la richesse du front en aliments et ustensiles de cuisine : « Avis aux gourmets !! Grand arrivage de pruneaux – grenades – petites marmites – bombes fourrées ».

Reconstruire un rire dans la tourmente

Contre et avec la presse traditionnelle. Une affaire de parodie ?

Comme le signale Emmanuelle Cronier dans son article sur la permission dans les journaux du front, la presse nationale avait globalement des journaux de tranchées – comme de l’ensemble de la production culturelle émanant du front, ou presque – une excellente opinion. Elle y voyait un moyen de divertir les troupes en assurant le maintien d’un moral positif, mais aussi le lieu d’expression d’un esprit français rieur et populaire que les intellectuels ne pouvaient accueillir qu’avec une souriante bienveillance. On lit par exemple dans Le Petit journal illustré du 28 novembre 191529 une description caricaturale et enjouée des origines de cette presse du front :

La bonne humeur du troupier français a trouvé dans cette guerre une nouvelle façon de s’exprimer. […] Le Français, né malin, qui créa le vaudeville, créa aussi le journal dans la tranchée, parce que c’était pour lui un moyen d’exprimer sa gaîté, de la répandre autour de lui et de la faire rayonner même un peu plus loin, jusqu’à l’arrière […].

Pourtant, force est de constater que cette sympathie n’était à l’époque que médiocrement réciproque. A la lecture des journaux de tranchées, le constat est sans appel : l’humour des rédacteurs mise de façon assez systématique sur la parodie de la grande presse quotidienne pour en dénoncer les travers et amuser le lecteur. Comme toute parodie, ces pratiques contiennent naturellement une part d’hommage, ainsi que la reconnaissance d’un confort certain dans l’emprunt de structures et techniques déjà existantes30. Néanmoins, à travers l’adoption ludique de codes normalement dévolus à un contenu sérieux, la presse du front cherchait aussi très évidemment à se démarquer aux plans esthétique, politique et éthique de titres nationaux mensongers et mobilisés, qui s’adjugeaient de surcroît le droit de parler des tranchées. S’il ne faut pas voir là une critique trop directe de l’embrigadement de la presse, au vu de la dimension avant tout ludique de la démarche, et du patriotisme de nos petites feuilles, ces dernières ambitionnaient ainsi de façonner contre l’image du journal leur statut de canards, dont l’identité lexicale était riche d’implications : « Nous désirons que notre « Canard » ressemble à un baril de pinard : il faut que l’esprit y pétille et que sa chaleur pénètre31. » L’emprunt le plus frappant tient sans doute dans le détournement d’une bonne partie des rubriques traditionnelles du journal, dont il convient à présent de faire un rapide tour d’horizon.

Parmi ces reprises figurent naturellement les nouvelles de la guerre, les brèves, dont les bruyants accents patriotiques sont allègrement raillés par nos rédacteurs. Citons cette tendance de la presse nationale, déjà sensible en 1914, à rapporter des difficultés telles du côté des Allemands, que l’on voyait mal comment la guerre pouvait s’éterniser :

La Chasse à l’or.
(De notre correspondant particulier)

Berlin, 15 août. Toutes les personnes dont les mâchoires s’ornent d’une ou de plusieurs dents aurifiées ont été invitées à abandonner cet or au profit de la Banque d’Empire. On dit aussi que la ligue pangermaniste aurait prié tous ses membres de ne plus parler, sous prétexte que « le silence est d’or ». Nous n’avons pas encore reçu confirmation de cette nouvelle32.

Le risible est ici présent à deux niveaux : les Allemands sont d’une part présentés comme trop grossiers pour comprendre l’aspect imagé d’une expression figurée, et prêts à tous les sacrifices pour tenir alors même que la guerre les a mis à genoux financièrement – cliché commun durant la guerre. D’autre part, c’est la presse française qui est moquée pour sa tendance à annoncer quotidiennement la chute prochaine de l’Empire, et pour la bienveillance avec laquelle elle relayait des informations sans le moindre fondement. Certains journaux s’amusent également à détourner le genre médiatique du reportage, comme La Première ligne, qui, à partir du 15 mars 1915 (n° 21), publie en épisodes « Mon voyage en Bochie », récit parfaitement invraisemblable - et xénophobe - du séjour en Allemagne de son rédacteur en chef.

Les fausses petites annonces, elles-aussi très présentes dans notre corpus, apparaissent moins comme un moyen de railler la presse nationale que comme une occasion de faire rire le lecteur en proposant ou requérant des services inutiles, absurdes33 ou léonins. La proposition suivante, qui reçut sans doute assez peu de réponses, en est un exemple parmi tant d’autres : « Soldat de deuxième classe, très bien noté, demande permutation avec pharmacien trois galons, évacué sur l’arrière34 ». On trouve également de nombreux feuilletons comiques, racontant les aventures fictives de soldats dans les tranchées, souvent pleines de péripéties comiques à la gloire du protagoniste (cf. le personnage de Dudule dans L’Écho des marmites), tandis que d’autres rédacteurs allaient jusqu’à parodier les espaces publicitaires présents dans la presse quotidienne :

Voici venir l’Été et tous ses parasites !
Pour pouvoir garantir vos effets des trous qui les déparent ;
Pour pouvoir reposer en paix, sans crainte des bruits et des bourdonnements,
POILUS ! Achetez tous « L’Anti Mite Railleur »
Le plus merveilleux des anti-parasites35.

Les vraies publicités sont plus rares, le lectorat, les conditions de lecture et la posture des rédacteurs vis-à-vis de l’Arrière justifiant assez peu que des enseignes s’intéressent de près au potentiel commercial de cette presse36. Il est en revanche frappant de constater que dans cette démarche humoristique, chaque petit lieu du journal ait pu se voir repensé, profondément parodié, jusqu’aux textes non-insérés : « Les manuscrits non-insérés sont mauvais » (Le Terrible poilu torial), « Pour tous les articles non-insérés, s’en prendre à la censure » (La Chéchia) ; ou au tarif en vigueur pour chaque numéro : « Prix au numéro : 20 ronds » (L’Argonnaute), « Prix du numéro : Pour les poilus….. 0 fr. 00 Pour les civils……. 12 fr. 95 Pour les embusqués. 2000 fr. en or » (Le Bochofage), « Prix de l’abonnement (durée incertaine). Militaires : facultatif. Civils : un colis de victuailles » (L’Écho des guitounes).

D’autres rubriques, moins propres aux journaux traditionnels, viennent enrichir le potentiel comique de ces canards. Pour commencer, on trouve dans beaucoup d’entre eux des « petites correspondances » factices, où des soldats avisés renseignent de supposés lecteurs de l’Arrière sur les conditions de vie sur le front37 ou détrompent certains de leurs semblables :

Caporal Dupinard, Xe d’infanterie. – Oui, vous avez raison, la circulaire ministérielle donne bien droit à six jours de permission pour les poilus du front, mais elle ne leur impose nullement de passer six jours en état d’ivresse, comme vous semblez le croire. « Passer six jours, pleins, dans leur famille. » Cela veut dire : six jours entiers ; pleins étant pris dans un sens tout autre que celui que vous lui donnez !

Cette rubrique est parfois l’occasion de détourner l’exercice quotidien de la correspondance intime, en donnant dans le recours spécieux à des références littéraires : « Virginie à Paul : Ta permission de ‘détente’ ne m’a pas enchantée, j’en aurais préféré une ‘à titre exceptionnel’. » Un autre lieu de ces journaux cherche à parodier les chroniques mondaines, les échos de la bonne société, en les projetant dans l’univers viril, hâbleur et volontiers grivois des premières lignes. Ce sont les « Échos de tranchées », « Entendu sur le front » et autres « Pris sur le vif », qui prétendent retranscrire des dialogues, des sagesses populaires et des petites scènes tout droit tirées de la vie quotidienne dans les boyaux. Ainsi peut-on lire dans La Chéchia d’avril 1918 un épisode cocasse intitulé « Les Dieux ont soif » : « Un poilu s’apprête à boire son jus quand une balle traverse son quart – Nom de D… hurle le poilu, si ça avait été de la gnole, je chargeais à la baïonnette tout seul. » On retrouve là toute la mythologie du héros français anonyme telle que la littérature de l’époque put la repenser en actant bien souvent la disparition du sérieux du panache militaire dans la guerre moderne : rieur, frondeur, argotier, populaire, plein de gouaille et de bon sens, le poilu type est prêt à faire preuve d’un courage sans faille lorsqu’on s’attaque aux éléments clefs de son univers, dont la boisson fait partie intégrante38. Quoique largement fictionnelle, cette rubrique est un moyen de construire une image positive du soldat français pour les poilus eux-mêmes, et de donner la sensation que la feuille de tranchées assume à une échelle locale une vocation informative permettant de créer du lien entre les hommes. Le premier numéro du Canard du boyau promet ainsi à son lecteur dans une belle envolée ternaire qu’il ne manquera rien de la petite actualité qui fait la vie des tranchées : « Tu trouveras rassemblés tous les échos de la tranchée, les potins du boyau, les cancans du gourbi39. »

Enfin, les journaux de tranchées déploient tout le registre des jeux pour optimiser la place dont ils disposent, en offrant un temps de lecture et de divertissement le plus étendu possible. Charades, concours, devinettes40 se succèdent au fil des pages, et alternent avec de véritables blagues, volontiers gaillardes ou sexistes :

Le Paradis étant, paraît-il, accordé aux hommes mariés, un Normand et un Picard se présentent devant Saint-Pierre. – Avez-vous été marié ? dit le saint au premier. – Oh ! oui, dit le Normand, et j’ai été bien malheureux. – Et vous ? – Moi, dit le Picard, j’ai été marié deux fois. – Alors, dit le saint homme au Picard, vous n’entrerez pas ici, car le Paradis est réservé aux malheureux, mais pas aux imbéciles41 !

On notera que ces plaisanteries et boutades, sous leurs formes variées, comptent parmi les meilleurs moyens de conclure à une certaine circulation des contenus entre les journaux de tranchées, donnant à penser que ces textes trouvaient un écho bien au-delà de leur lectorat premier. On lit par exemple dans Le Canard de Ramscapelle une critique acerbe et scatologique des écrits d’un officier supérieur (« Constipés ! Lisez tous les jours dans Le Petit Parisien l’article du Lt Cl Rousset qui remplace le meilleur laxatif »), critique probablement empruntée au Dernier bateau (15 septembre 1915), employant de la fausse autodérision envers son propre article d’actualité militaire, dont il faut en réalité trouver les exemples dans la grande presse (« Constipés !!.. Lisez chaque jour, l’article de notre critique militaire, et ça vous passera. »). Certains rédacteurs plus précautionneux prirent le soin de signaler leurs emprunts aux autres journaux, à l’instar du Rire aux éclats (n° 5 et 6) citant L’Écho des gourbis, ou du Canard du boyau, présentant parfois une rubrique « Extraits des journaux du front » (n° 7). Au sein des journaux eux-mêmes, certaines plaisanteries donnent lieu à un traitement suivi, comme dans Le Canard du boyau, dont le collaborateur vedette fictif Henri Mouffelard, fantasque, précieux et incapable, est raillé par les autres rédacteurs à chacune de ses nombreuses apparitions.

De multiples formes relevant plus du champ littéraire que de la presse sont également convoquées puis parodiées au sein de ces journaux, des poèmes à la nouvelle, en passant par de courtes scènes théâtrales. Ici encore, le double effet d’hommage et de moquerie joue à plein, puisque les rédacteurs et contributeurs éphémères se plaisent à déployer leur culture lettrée, tout en se distinguant des institutions littéraires de l’arrière. A cet égard, on pourra s’étonner du nombre impressionnant de faux articles de dictionnaire jalonnant le corpus, articles dont l’objet consistait à promouvoir les mots du front, en prenant souvent plaisamment pour cible les écrits de l’Académie française42. Naturellement, les plus courus parmi les termes définis sont à chercher parmi les mots argotiques que la presse elle-même contribua beaucoup à populariser à l’époque : boches, poilus, ou encore pinard, le jeu consistant à adopter un regard naïf et extérieur, parfois savant, sur ces réalités si bien connues de l’homme de troupe : « PINARD. – En vieux français : Vin43. Breuvage composite, fortement coloré de bois de campêche, odeur pénétrante « sui generis », saveur des plus variables. Est assez volatil et très hydrophile. […]44 » On trouve dans les journaux de tranchées anglophones un intérêt semblable pour ces termes au fort potentiel risible, le Listening post (Canada) publiant par exemple en décembre 1917 (numéro spécial de Noël) un petit lexique intitulé « Trench terms and their meanings », accompagné de l’image comique d’un soldat faisant la classe à un bleu en plein air.

S’ajoutent enfin naturellement à cela de très nombreuses caricatures et illustrations humoristiques, s’inscrivant dans une riche tradition de presse comique française. Car à l’heure où Hansi gratifiait la grande presse de ses dessins patriotiques (L’Illustration, Les Annales politiques et littéraires, etc.), la presse des tranchées était inondée d’images drôles déformant le portrait de Guillaume II, présentant le poilu comme un brave barbu à la pipe fichée dans son immuable sourire ou figurant Marianne terrassant l’ogre allemand. Il ne nous appartient pas ici de dresser ici un panorama complet de cette riche iconographie, souvent doublée de légendes cocasses, et qui mériterait une étude à part. Toutefois, notons qu’elle contribua largement à alimenter l’humour écrit de nos journaux, en particulier pour ce qui est de ses tendances les plus violemment germanophobe.

Illustrations 8

L’importance de la parodie dans ces journaux de tranchées s’explique à la fois par la forte présence en leur sein de journalistes mobilisés, désireux de prendre position face à la grande presse, par la volonté de divertir, à travers le détournement de lieux médiatiques connus, mais aussi par la grande liberté éditoriale de ces écrits, qui leur donnait beaucoup de latitude dans la critique des journaux de l’Arrière. Si ces détournements permanents n’avaient sans doute jamais acquis dans l’espace médiatique français une ampleur comparable et une telle systématicité, il ne faut pas pour autant aborder notre corpus comme le lieu d’une révolution médiatique liée à la guerre. Car nos feuilles de tranchées sont avant tout les héritières de la très riche et novatrice petite presse humoristique et satirique du XIXème siècle, qui depuis la Révolution et jusqu’à la déclaration de guerre, avait avant elles plaisanté, parodié, caricaturé, désinformé… posant les solides bases d’une culture médiatique humoristique, avec des titres comme Le Grelot ou Le Nain jaune, mais aussi un grand nombre de publications lycéennes potaches souvent chargées d’un humour insolent. Bien entendu, nombre de nos rédacteurs devaient en être familiers, et trouver en elle une source d’inspiration de premier ordre.

La caserne et la bibliothèque. Thèmes et stratégies d’un risible de guerre

S’il est impossible de mener dans le détail une étude des stratégies propres au risible, du fait de leur variété mais aussi de l’ampleur du corpus, nous souhaiterions mettre ladite variété en lumière, en évoquant certaines des principales tonalités déployées pour amuser le lecteur, ainsi que quelques-uns des procédés afférents. Pour commencer, la presse des tranchées donne naturellement une place particulière à l’ironie, sur laquelle nous reviendrons en questionnant ses prises de position politiques. On trouve par exemple des occurrences du plus basique de ses procédés, l’antiphrase, qui inspire la plupart des définitions classiques du phénomène45. Ainsi cette raillerie à l’égard d’un embusqué très patriote, qui se voit décerner des félicitations parodiant les codes de la citation militaire à laquelle il ne peut prétendre : « Civil d’une haute portée morale. Chante la Marseillaise douze fois par jour et pleure à la lecture du communiqué46. » Mais cette forme d’ironie accessible et efficace laisse parfois place à des insinuations légèrement plus subtiles, où le renversement ironique se joue dans l’adoption d’une posture faussement précautionneuse et plutôt amère de la part des rédacteurs : « Prochainement : Comment ça se passe sur le front ? Par Ray. Lambert. La Rédaction prie Dame Censure de ne pas être inquiète47. » L’ironie présente dans les journaux, souvent très critique, relève dans la plupart des cas de ce « contresens volontaire d’un énonciateur parlant ″contre″ un sens appartenant à autrui48 », défini par Philippe Hamon, qui la situe bien plus dans un jeu de « simulation » que du côté des grandes ironies inspirées de la tradition socratique, dont est épris le champ littéraire49. Loin des grandes digressions spirituelles, elle apparaît donc comme le moyen de susciter en quelques mots un rire jaune, d’accès aisé, et souvent tourné contre une cible ou l’autre, dans un esprit de satire : « M….. R….. d. – Nous savons, en effet, que si vous avez conservé votre emploi, c’est qu’il n’y a plus de place sur le front. Selon votre désir, nous vous avertirons dès qu’une vacance se produira ici50. » Bien des parodies de la presse quotidienne reposent sur ce type de posture énonciative : « Dans les nouveaux renforts allemands, beaucoup de soldats trop jeunes, incapables de résister aux fatigues et à la maladie et d’autres trop vieux manquant du feu sacré51. » Le Canard du boyau, dans son 4e numéro (janvier 1916) déploie même une rubrique « Ironies » montrant à travers divers petits exemples très sobres, tirés de la vie quotidienne, en quoi les innombrables absurdités de la vie du soldat en guerre appelaient en soi l’usage d’un regard distancié pour éviter de glisser vers une saisie trop sombre de la réalité : « Songer aux semelles des souliers qui sont si tendres et aux portions de l’ordinaire qui sont si coriaces. »

Mais la presse des tranchées, cherchant avant tout le pur divertissement, n’ambitionne pas seulement de provoquer des formes de rire négatives. Elle déploie pour amuser tout l’arsenal humoristique à sa portée, oscillant de façon très singulière entre une volonté de toucher tous les soldats – ce qui passe par le fait de laisser une place à leur production propre, et tire l’humour vers des émanations parfois plus populaires –, et un certain nombre de jeux d’esprits, calembours et pastiches plus clairement adressés à un lectorat lettré qui n’est pas absent du front, et se trouve, comme on l’a vu, surreprésenté dans les rédactions. Cela quoiqu’il faille d’emblée nuancer ce constat, en rappelant que la partition entre humours n’était pas à l’époque aussi claire qu’on pourrait l’imaginer, le public bourgeois parisien se montrant par exemple très friand des spectacles de grosse comédie ou des pétomanes qui pouvaient se produire sur les boulevards52. Toutefois, on trouve effectivement dans cette presse de grosses ficelles comiques simples et percutantes, correspondant souvent à des figures de style courantes dans le champ humoristique. C’est la paronymie du Mouchoir de boche, qui ne manque jamais de se revendiquer « ni moche ni boche », ou encore les euphémismes de La Marmite des poilus, lorsqu’il doit renoncer à paraître : « Il nous est impossible pour le moment de continuer la publication de notre humble feuille, « Les Eparges » étant une… localité peu renommée pour son calme bucolique tant nécessaire à nos « grands écrivains53 » […] ». Mais la presse des tranchées est surtout saturée d’innombrables jeux de mots, procédé cherchant à créer un décalage comique, un double sens, par l’homonymie, la paronymie ou la polysémie : « Vois-tu mon vieux, un député, c'est plus solide et plus courageux que nous ! Oui, quand toi tu reçois une balle, tu gueules comme un veau, tandis qu'un député, il en reçoit facilement quinze mille sans broncher54. » Ces jeux sur diverses acceptions d’un même mot sont parfois l’occasion de faire de l’humour noir, en se riant collectivement de dangers partagés par tous les lecteurs : « On demande un volontaire pour faire le mort… au bridge. Boyau A, tranchée C55. » La plupart du temps, ils sont simplement un moyen de s’amuser de malentendus créés de toutes pièces : « Le Mouchoir de boche. Feuille d’informations loufoques. […] Les plus grands écrivains (1m98) y collaborent ». Les rédacteurs ne se privent pas de la misogynie la plus basique, de la thématique scatologique ou d’allusions sexuelles grossières pour distinguer une partie de cet humour de guerre de l’ancrage spirituel qu’il s’offrait en parallèle.

Les effets risibles sont parfois situés au niveau stylistique, comme au sein des fantaisies rimées parcourant le corpus, dans lesquelles les carcans poétiques mal maîtrisés et la volonté de faire des rimes efficaces et amusantes semblent réduire la logique sémantique à un degré précédant de peu celui de l’absurde. Pensons à ce poème à contrainte où l’auteur s’amuse d’une interminable succession de rimes en – ard :

Si tu sens du regret le cuisant dard,
Chasse les souvenirs, et dare dare
Prends ton air gouailleur de bon bidard
N’entends-tu pas les gratteux de cythare
Du train voisin ? Ils en font, du pétard56 !!

Comme dans l’extrait précédent, les rédacteurs de notre petite presse comprirent très vite le potentiel comique de l’argot, dont l’exotisme, les coups de forces analogiques et les interférences diastratiques apparurent comme de potentielles sources de mise en forme ludique des énoncés. Associé à des métaplasmes, il était surtout un moyen de recréer une langue populaire prétendument propre aux poilus, dont la littérature fit grand usage dès les années de guerre :

Des extraits d’journaux annoncent que la flotte

D’nos amis anglais dans la mer du Nord

A zigouillé Tripp (c’est bien fait mon potte)

Et en même temps qu’lui son État-Major.

L’affaire s’est passée près de Middelkerke

Dans l’pays d’nos bons alliés Belgicos

Les Alboch’s voulaient marcher sur Dunkerque

Et de là tâcher d’nous tomber sur l’dos57.

Plus singulièrement, on trouve dans la presse des tranchées des hommages humoristiques aux langues régionales58, dont les écrivains francophones se firent nettement moins l’écho. Citons par exemple la narration d’« [e]inne histoire ed permission » dans une rubrique intitulée « Pour chés Picards », histoire dans laquelle le narrateur se fait l’écho des aventures abbevilloises d’un permissionnaire tenaillé par la soif : 

J’avoé el pipi comm’ einne vieille glaine, mi gasio il étoé sé comme einne vessie ed cochon, aussi, comm j’avoé peur d’ein’ pu avoer assez d’haleine pour dire bonjour à m’femme ein arrivant, ej’su donc intrè da in tchiot cafè ouk ché qui y avoé des militaires comm’mi59.

Mais nos journaux, hétérogènes, sont également truffés de traits humoristiques plus exigeants culturellement, sollicitant souvent un intertexte littéraire qui rend leurs multiples implications risibles difficiles d’accès pour le public populaire. Emmanuelle Cronier rappelle à raison que certains journaux cherchaient alors à se placer sous la tutelle des grandes figures littéraires de l’époque (Botrel et Rostand contribuèrent à l’Écho des tranchées, Apollinaire, qui, lui, était présent au front, écrivit dans Le Rire aux éclats…), assumant ainsi des ambitions artistiques affichées, compatibles avec leur volonté de divertir. Malgré tout, ces mentions complices de textes savants sont souvent pensées pour ne pas totalement interdire l’accès au sens ni à l’aspect comique global du texte. Particulièrement grâce à un recours massif aux grandes figures littéraires que promouvait l’école de la IIIe République. On trouve par exemple dans le corpus beaucoup d’allusions plus ou moins sensibles à l’œuvre de Victor Hugo, que son double statut de patriote et de républicain érigea en figure clef de l’imaginaire littéraire des tranchées. Citons par exemple le poème épique « Les Éparges », « Suite inespérée à la Légende des Siècles » que propose La Chéchia, la discrète référence à « Booz endormi » que fait L’Écho du boyau dans une parodie de définition: « POILU, m. s. subst. – Mammifère du sexe masculin, présentant avec l’homme civilisé de vagues ressemblances et des différences notables. [...] Ceinturonné de noir par le milieu, vêtu de probité candide et de drap bleu, le poilu ne vit pas le dos au feu […]60 » ; la publicité pour un ouvrage inspiré d’un texte du patriarche « Vient de paraître : Poésie : L’Art d’être pépère ! D’après Victor Hugo61 » ; ou encore la manchette du Tourne-Boche (désignation argotique plaisante de la baïonnette), organe du 66ème Régiment d’Infanterie Territoriale : « …..Et le 66e…… entra dans la fournaise. V. Hugo ». L’intertexte est un long poème des Châtiments intitulé « L’expiation », qui retrace la geste napoléonienne dans ses gloires et ses misères : « Tranquille, souriant à la mitraille anglaise, / La garde impériale entra dans la fournaise ». La Chéchia (n° 8, 30 juillet 1915) propose un amusant et absurde pastiche des poèmes de Paul Déroulède, « Le Veilleur62 », composé sur l’air du « Clairon », texte que ce chantre du nationalisme le plus belliqueux écrivit au lendemain de la défaite de 1870 et qui était encore chanté en 14 :

[…] Il n’a pas peur de la mort
Et des blessures moins encore
Il dit : « C’est chacun son tour [»]
Et quand il reçoit une balle,
Aussitôt, il la signale
Et il veille, il veille toujours […]

On relève également dans le corpus de très nombreuses apparitions de l’un des textes ayant suscité le plus de reprises et de pastiches au XIXe siècle, le sonnet que Félix d’Arvers dédia en 1833 à une femme inconnue63, dont maints commentateurs se hasardèrent à chercher le nom : « Mon âme a son secret, ma vie a son mystère : / Un amour éternel en un moment conçu. / Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû le taire, / Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su. [...] ». Naturellement, nos versions du poème sont parodiques, et s’écartent notablement de la thématique amoureuse pour céder au plaisir du vers facile et à la thématique militaire :

Ma cave a son secret, ma cagna son mystère
Magnifique gourbi par un poilu conçu.
Dans quel département ? Hélas ! je dois le taire,
Personne, à la maison, n’en a jamais rien su. […]64

Le poème s’inscrit dans la plus pure tradition du vers de mirliton, où le sens paraît subordonné à la préservation des rimes originales. Le secret intérieur d’Arvers devient un enjeu plus pragmatique : les conditions de vie d’un poilu perdu dans les tranchées, dont la famille ne sait rien, et que l’arrière dans son ensemble ne peut guère comprendre. Ce type de texte nous amène à signaler une autre stratégie du ludique très prisée des auteurs lettrés des tranchées : l’héroï-comique. Il apparut en effet très vite que la confrontation d’un registre épique, traditionnel dans les littératures de guerre où sont vantés les hauts faits guerriers de quelques personnages, avec les conditions réelles de la guerre moderne, marquée par la déshumanisation des combats, le caractère invisible de la mort donnée ou reçue à distance, ainsi que la survie de millions d’hommes dans des conditions effroyables, pouvait donner lieu à un contraste des plus divertissants. Bien des textes de la presse des tranchées vantent donc la magnificence des installations du front (tranchée, boyau, cagna…), la bravoure des poux lors des combats, ou encore l’élévation spirituelle de l’homme qu’offrait le vin. Le niveau de langue permet, en sublimant chacun des petits éléments de la vie quotidienne, de se les approprier par l’humour et de proposer au lecteur un semblant de lien affectif avec cette misère contribuant à définir son identité :

« A ma vieille capote »

Te souvient-il, ô ma défroque si chère,
Quand je te vis pour la première fois :
L’hydre teuton hurlait à la frontière
Et menaçait notre vieux Coq Gaulois […]65

Rehaussé par la mauvaise facture des vers en présence, le comique fonctionne ici pleinement, mêlant l’adresse émue du soldat à son vêtement crasseux, et une lutte mythologique dégradée où l’emblème de la France paraît en mauvaise posture. Le poème glisse naturellement vers une déclaration d’amour à laquelle la personnalisation du manteau ne pouvait que donner lieu. Le lyrisme du texte entre lui-aussi en bonne part dans le sentiment de décalage entre le ton et son objet, ce que l’on ne manque pas de retrouver dans diverses complaintes élégiaques adressées à des objets équipant le poilu :

J’ai perdu mon bidon, mon bidon vénérable,

Compagnon généreux, discret et secourable.

Qui, du matin au soir pendait à mon côté

Et depuis vingt-deux mois ne m’avait pas quitté !

Cher bidon ! je l’aimais comme un autre moi-même

C’est quand on a perdu qu’on sait combien l’on aime.

Et je sens malgré moi, dans mon triste abandon

Les larmes me gagner… J’ai perdu mon bidon !

Je voulais le garder jusqu’à notre Victoire :

A vaincre sans bidon, on triomphe sans boire ! […]

Le long poème, intitulé « A mon bidon perdu » et signé d’un certain Bistouri, paraît dans Le Rire aux éclats en novembre-décembre 1916. Sa qualité comique particulière, reposant sur la disproportion de son emphase, le recours au topos du poilu buveur, sa projection sur une relation homme-objet particulièrement prosaïque des lieux communs de l’amour, ou encore son comique citationnel – avec le détournement d’un vers célèbre de Corneille (« A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », Le Cid, II, 2 ») et la mention approximative d’un vers de Lamartine (Jocelyn : « (C’est quand on a perdu qu’on sait comment on aime) »), lui vaudra des reprises, parfois fautives66, dont il est difficile d’estimer le nombre. Le pinard constituait en effet l’un des grands lieux de l’humour poilu, du fait de la place essentielle qu’il tint dans le quotidien des soldats, et de la mythologie sans cesse renforcée autour de cette denrée devenue l’icône de la virilité rieuse des Français (cf. encore Guy d’Abzac, « Mon bidon », in La Musette¸ n° 11). Ouvrant la voie à de nombreuses références à la culture lettrée, l’héroïcomique rend ainsi possible la naissance d’une complicité intellectuelle au-delà du premier niveau de risible : « C’est le pinard savoureux et pétillant qui emplissait autrefois les coupes des Bacchantes comme celles des convives de Canna67. » Malgré la très grande importance de cette culture lettrée dans les journaux de tranchées, nous ne lirions pas ces textes comme « la tentative d’une élite culturelle de se fondre dans un groupe combattant dont elle se présente comme le porte-parole » (E. Cronier), mais plutôt comme la recherche, effectivement menée par les lettrés aux commandes des journaux, d’une véritable coexistence voire d’une hybridation de deux univers culturels amenés à se rencontrer dans la tranchée, hybridation dans laquelle l’humour eut un rôle majeur à jouer68.

On peut s’étonner, dans un corpus visant à produire du contenu de divertissement, des moyens d’échapper à la monotone vie des tranchées, que l’humour ait pour thème principal, sinon quasi-unique la guerre et ses diverses implications. Nombreuses sont les thématiques courantes du rire populaire, les plaisanteries de caserne, ressuscitées dans le contexte particulier du front, où leurs aspects comiques ne font que redoubler ; les femmes, le corps, la nourriture (caricatures de l’homme de soupe…), les objets du quotidien, ou encore l’ennemi comptent parmi les grands lieux de cet humour de guerre. On relève également des traces de ce que la modernité appellera l’humour noir, avec des tentatives de tirer un parti comique de l’expérience de guerre et de la souffrance, voire dans quelques rares cas, de la mort69. Le rire des journaux est très largement tourné contre un certain nombre de cibles récurrentes, images de l’altérité allant de l’Allemand et des embusqués aux femmes, ou aux touristes anglais, que l’on soupçonnait de profiter de la guerre. Bien entendu, ces rires soldatesques ne vont pas sans déployer de fréquentes allusions grivoises, dans lesquels les protagonistes cherchent à réaffirmer leur virilité telle qu’elle était alors conçue :

En arrivant aux Dardanelles,
Nos poilus n’étant pas de bois,
S’en allèrent voir les femelles !
Toutes avaient le ventre froid
Sous l’étreinte de nos armées :
La chaleur n’atteint pas le nombril des almées70

Certains des thèmes explorés par ces écrits virilistes, cocardiers et volontiers racistes ne vont pas sans poser problème au lecteur moderne au regard de leurs implications éthiques. Pensons par exemple au sujet de nouvelle proposé par le Canard du boyau (n° 2) à ses lecteurs dans l’un des multiples concours dont cette presse était friande : « Les deux Nègres. Un permissionnaire marié entre chez lui. Il trouve sa femme bien portante et ses enfants en bonne santé. Mais il aperçoit, dans un petit lit, deux tout petits Nègres en supplément ! Que feriez-vous à sa place ? » Nous n’avons pas de trace, dans les numéros suivants, d’éventuelles réponses adressées par les soldats à cet appel, fondé sur le cliché courant de la femme infidèle du poilu parti au front, ici rehaussé des préjugés racistes en vogue à l’époque.

Transgression, patriotisme et cristallisation d’une guerre mythifiée, les ressorts d’un rire politique complexe

La presse des tranchées, outil de transgression humoristique ?

La plupart des historiens souligne à raison la liberté particulière dont profita dès ses débuts la presse des tranchées. Stéphane Audoin-Rouzeau cite à ce propos la circulaire signée par Joffre en mars 1916, qui « encourage […] le développement de la presse du front » : « J’estime que leur publication doit être envisagée avec bienveillance dans la mesure où elle ne nuit pas au service et à la condition que leur rédaction soit sérieusement surveillée, pour éviter l’apparition de tout article ne correspondant pas au but ci-dessus. » A savoir, comme nous l’avons vu, distraire et amuser les combattants. L’historien signale toutefois combien il est difficile de comprendre quelle fut l’ampleur du contrôle exercé par le commandement, du fait de l’impossibilité d’accéder aux articles censurés, et de l’attitude « extrêmement mouvante » des autorités « à tous les échelons de la hiérarchie71 » : une sévérité parfois évidente dans la gestion des contenus publiés put coexister, selon les journaux concernés et les officiers en charge de leur contrôle, avec des postures bien plus laxistes. Dans l’ensemble, il apparaît que les titres peu diffusés, rédigés et reproduits au front, bien loin des imprimeries et des lecteurs de l’Arrière, eurent une liberté de manœuvre un peu plus étendue dans ce contexte militaire, du fait du manque de moyens de surveillance et de la volonté de compromis manifestée par le commandement72. Il reste que les mécanismes d’autocensure fonctionnèrent suffisamment pour interdire à cette presse le déploiement de contenus à la portée transgressive trop marquée, qui auraient voué les publications à des caviardages, voire à une interdiction par la hiérarchie : « s’ils souhaitaient continuer à publier, [les rédacteurs] devaient rester dans un certain cadre d’expression : critiquer le commandement ou se plaindre de la situation était inenvisageable73. »

L’étude des marges de notre corpus, et de certains journaux de facture particulièrement artisanale, pour lesquels la censure ne témoigna sans doute pas un intérêt de premier ordre, invite à nuancer légèrement ce constat, en notant que dans quelques cas de figure, l’humour put être un moyen de véhiculer des propos politiques légèrement transgressifs, plus difficiles à concevoir dans la presse nationale. Comme nous l’avons vu, cette même presse fut d’ailleurs la première cible plaisamment moquée par nos feuilles, qui n’épargnèrent pas même le très officiel Bulletin des armées de la République, titre de propagande distribué gratuitement le mercredi aux soldats, puisque l’un de nos journaux, tardivement publié (mars 1918) par le 44e Bataillon de Chasseurs à Pieds, choisit insolemment de s’intituler Le Bulletin Désarmé. Parmi les cibles favorites de l’humour de cette petite presse, figurent évidemment les embusqués, civils ou militaires qui par leur métier ou leurs relations étaient parvenus à obtenir une situation plus enviable que celle du poilu lambda : « Les 100.000 premiers abonnés civils auront droit à un billet de faveur pour le Théâtre des Hostilités. (Se hâter74 !) ». Les nombreuses critiques tournées contre ces cibles étrangères, en renforçant l’esprit de corps, ne représentaient pas un grand risque pour des rédacteurs s’adressant avant tout à des soldats bien éloignés du monde de l’Arrière. Dans la même veine, de temps à autres, nos journaux ne manquèrent pas de s’attaquer au monde politique, en accablant ministres et députés de plaisanteries banalement antiparlementaristes (sur leur avidité, leur confort matériel…), dans des développements finalement pas si transgressifs que cela. Le Ver luisant (n° 5) adresse ainsi dans l’une de ses publicités une pique plaisante à l’ancien ministre de la guerre, Alexandre Millerand, remplacé à ce poste quelques mois plus tôt.

Illustrations 9

Mais la situation était effectivement plus complexe lorsqu’il s’agissait d’adresser des critiques à la hiérarchie, sur les conditions de vie au front, ou sur la censure, ces éléments si susceptibles de donner lieu à des propos relevant de l’insubordination. Bien souvent, dans ces cas de figure, la transgression portée en germe par l’écriture ou le dessin était désactivée, et non renforcée, par un humour tirant le ton global vers l’esprit potache bien plus que vers la satire. Ainsi l’hommage ambigu – et signé par son auteur – adressé dans le Tourne-Boche (juin 1915) à un officier supérieur lui-aussi nommément désigné : « Au lieutenant-colonel Gruet,

 « Vraiment, mon colonel, vous n’étiez pas commode
Votre poigne de fer nous a tous étonnés,
Même nous en sortons quelque peu chiffonnés
À l’heure où ce bon Joffre ordonne votre exode.
Mais Sparte était plus dure et plus rude son code
Pourtant, pour les combats tous ses fils étaient nés,
À nous qui semblions si peu prédestinés,
À faire des héros, il fallait votre mode.
Aussi, lors de l’adieu nous disons-vous : Merci
De tout cœur ! bénissant votre unique souci
Qui d’un tel chaos fit un corps si militaire.
Oui, si vos vieux poilus ont le pas aussi fier
Se distinguant partout, dessus et dessous terre,
C’est à vous qu’on le doit surtout, à Fil de fer ! »

Le texte est, semble-t-il, à lire comme une révérence au ton troupier, louant finalement les rudes méthodes du dédicataire en déployant une comparaison héroïcomique entre les bons poilus indisciplinés arrivés au régiment et les guerriers spartiates que l’officier aura réussi à en faire. Le surnom dont les soldats affublent leur officier ne doit pas nous tromper : le poème émanant d’un capitaine, il faut plutôt y lire un hommage stéréotypé à une figure paternelle du commandant aimé de ses hommes quoiqu’intransigeant, qu’une attaque amère portée contre la hiérarchie.

On trouve malgré tout dans le corpus quelques écrits faisant allusion au caractère peu enviable de la situation des poilus au front. Masquant leur amertume sous de l’humour, les chansons, qui n’étaient parfois que la transcription de textes rédigés par les soldats au cœur du désastre (La Chanson de Craonne en est sans doute l’exemple paradigmatique) retranscrivent ainsi parfois, à travers leur tonalité plus ou moins badine et leurs jeux argotiques, des préoccupations largement absentes du reste du corpus : « Connaissez-vous les Éparges ? / C’est le pays du carnage / Y a pas d’erreur / Mon Dieu quel’terreur, / C’est pas l’filon ce secteur. / Pour ne pas qu’on roupille, / Les Boches balancent des torpilles : / Quatre-vingt kilos / C’est guère rigolo / Quand ça vous tombe sur le dos […] Refrain : Les journaux ne parlent point / Des Éparges (bis) / Il est vrai que dans ce coin, / C’est les Boches qui trinquent le moins75 ! »

  La censure constitue elle-aussi l’un des objets de prédilection de l’humour et de l’ironie militaires, dont la charge s’avère plus ou moins politique en fonction du contexte. Outre quelques exemples vus plus haut, il convient de mentionner la poétique de la gomme que se plaisent à mettre en œuvre certains journaux pour montrer les absurdités auxquelles mènerait une stricte application des règles de censure en vigueur. Répondant à de nombreux articles réellement caviardés par la censure, ou qui prétendaient l’avoir été en jouant des blancs pour donner au texte un sens nouveau, L’Étoupille publie ainsi avec une ironie extraordinaire les restes d’un dessin soi-disant attaqué par Anastasie, qu’il convient probablement de lire comme un rébus76.

Illustrations 10

Le Tourne-Boche (juin 1915) déploie exactement la même technique dans un cadre écrit, réduisant les noms de lieux qu’il est interdit de citer à des initiales acquérant, par le biais du jeu de mots, une signification supplémentaire :

Illustrations 11

On ne s’étonnera guère que de nombreux journaux comportent des coupes de la censure au sein de rubriques humoristiques, ou qu’ils revendiquent ne commencer la publication qu’avec le 11e numéro, comme le fait le Terrible poilu torial, dont les dix premiers auraient été censurés. Le Dernier bateau, dans son n° 1, fait figurer un article intitulé « L’effort suprême » et signé d’un certain « Cam Umbert, Ancien lutteur », dont plus des trois quarts ont disparu, laissant place à la mention suivante en note de bas de page : « Nous prions nos lecteurs de bien vouloir nous excuser, mais nous n’avons vraiment pas de veine, notre premier Article n’a malheureusement pu résister aux rigueurs de la censure ».

Un rire patriotique ?

Malgré la gouaille insolente dont ils sont capables de faire preuve, les journaux de tranchées sont aussi, et avant tout, des écrits patriotiques, qui mettent leur humour au service de la défense des intérêts nationaux. En cela, c’est à la fois dans leur démarche de divertissement et dans leur propension à exalter la valeur de la nation face à l’ennemi qu’ils assumèrent le rôle de maintien du moral des troupes qui leur valut les faveurs du commandement. « Soyez gais, nous vaincrons », encourage Notre rire, attribuant la citation à Napoléon 1er dans une sobre manchette frappée du coq national.

Assez logiquement, c’est en tournant contre l’ennemi leur verve comique et satirique que bien des feuilles de tranchées décidèrent de construire leur positionnement politique. Les plaisanteries germanophobes et les caricatures de soldats allemands sont, ainsi, innombrables au sein de notre petite presse. Si les rubriques rapportant d’Outre-Rhin des nouvelles apocalyptiques peuvent passer pour des moqueries adressées aux outrances de la grande presse, elles constituent également au premier degré des tentatives de rassurer le lectorat en présentant sous un jour ludique les travers d’un ennemi en difficulté, prêt à tout pour éviter la défaite : « Par canards voyageurs. BERLIN. Le Zeitun Tadblag annonce que les Boches fatigués de bouffer des briques, mangent leurs munitions sous prétexte qu’elles sont… en douilles77. » Au jeu de mots sur andouille s’ajoutent ici quelques traits de xénophobie linguistique78 (avec un jeu homophonique sur Tagblatt, feuille quotidienne), qui feront florès dans maints écrits. Dans l’ensemble, la quasi-totalité des procédés humoristiques entrevus plus haut furent susceptibles de servir la germanophobie ambiante, à l’instar de la blague, où se mêlent clichés et jeux de mots :

Quand finira la guerre ? Vous ne le savez pas ? C’est pourtant bien simple ! – Dites ? – Quand tous les Allemands auront changé de sexe. – Comment ça ? – Ce sont tous des cochons, n’est-ce pas ? – Oui, eh bien ? – Eh bien, la guerre sera finie quand les Allemands seront tous des truies79 !

Alors que la littérature des tranchées, dont les ouvrages ayant survécu auprès du public sont essentiellement antimilitaristes, se concentre d’abord sur les élites du pays lorsqu’il s’agit d’attaquer l’Allemagne avec humour, la presse des tranchées est moins clémente envers le soldat moyen, et n’hésite pas à porter contre lui de violentes attaques. Elle déploie de la sorte une bonne partie des clichés racistes alors partagés, présentant l’Allemand comme étant d’une docilité animale, couard, malhonnête, souvent bête et crédule, et capable, du fait de son patriotisme aveugle, de faire preuve d’une cruauté barbare. Faisant pendant aux multiples occurrences de « décalogues du poilu » présentant les devoirs du soldat français de façon humoristique, le dixième numéro de la Chéchia propose ainsi un violent « décalogue boche » où se succèdent les plus courants de ces préjugés antiallemands :

Partant de Bochie, chanteras

Deutschland über alles en gueulant

Dur comme fer, tu croiras

De Wilhelm II tout boniment

En Belgique tu couperas

Les mains des gosses pieusement

De faim, de froid tu crèveras

Et de la frousse mêmement

Viol, incendie pratiqueras

Et pillage pareillement

Les bras en l’air du lèveras

Lorsque ça n’ira plus vraiment

Ton bataillon évitera

Tout groupe hostile équivalent

Plus tard on te reconduira

Chez toi sans attendrissement

Sous terre tu t’embusqueras

Afin de gagner un moment

D’Europe tu reconnaîtras

Que tout bandit est allemand.

La figure de Guillaume II est omniprésente dans cette presse. Parfum d’obus lui est même ironiquement dédié : « Au capellemeister Wilhelm II, joueur d’orgue de Barbarie ». Désigné comme grand responsable de la survenue de la guerre et de sa continuation, ce personnage cristallise la haine du combattant français dont la détestation envers l’ennemi se conjuguait très volontiers à un violent désamour pour les élites. Devenant souvent une sorte de fantoche risible ou a contrario un monstre sanguinaire, il est souvent présenté comme capable de tout obtenir de ses troupes dociles, qu’il maltraite depuis le début de la guerre. Les quelques vers de mirliton suivants (La Chéchia, n° 4) sont un bel exemple des railleries familières dont l’empereur pouvait faire l’objet :

Guillaume dit à ses guerriers :
« Nous nous affaiblissons faute de nourriture.
J’invente pour vous fortifier
L’impérial bouillon de Kultur.
Germains pour résister aux gnions
Mangeons tous la soupe à l’oignon !
Puis il dit (l’histoire se corse)
L’oignon fait la force ! »

Si les journaux allemands comportent également des caricatures de soldats français et des textes à vocation humoristique moquant le manque d’efficacité de l’ennemi, on trouve globalement, du fait de leur éthos majoritairement sérieux, des formes très différentes d’expression du patriotisme. Sur cette caricature du journal Im Schützengraben in den Vogesen, on découvre une approche plus complexe, moins accessible des questions politiques liées à la guerre que celle que présentent la plupart des illustrations risibles de la presse française. Divers personnages montés sur des socles comme des pièces d’échecs viennent représenter la cuisante défaite des forces de l’Entente aux Dardanelles (1915) : on reconnaît de gauche à droite le tsar Nicolas II, Georges V, roi d’Angleterre, et le président Poincaré, tous trois bloqués par deux petits soldats turcs en costume traditionnel, représentant les forces ottomanes alors déployées en nombre largement inférieur. La légende de l’illustration contribue à l’ancrer dans la sphère intellectuelle : « Ce sont les trois rois mages avec leur étoile, / Ils se rassemblent et s’élancent, mais ils ne savent pas bien compter80 ». Il s’agit en effet du détournement ironique de deux vers de Goethe, extraits de son poème « Epiphanias Fest » : « Les trois rois mages avec leur étoile / Ils mangent, ils boivent, mais ne paient pas volontiers81 » : l’aspect plaisant du propos se situe dans la transformation des dirigeants de l’Entente en rois mages dépensant sans compter un bien qui ne leur appartient pas en propre. Notons que ce journal était alors interdit dans une partie de l’Allemagne car considéré comme manquant de sérieux.

Illustrations 12

La feuille de tranchées, créatrice d’identités réelles et fantasmées

Le pendant de la germanophobie parcourant nos journaux de tranchées tient sans doute dans la construction au fil de leurs pages d’une image du soldat français située à rebours de celle de ces « Boches » cruels et dépourvus d’esprit critique :

Parmi les peuples qui se battent à la surface du globe, il en est un qui a été tout particulièrement doué [du point de vue du bourrage de crâne] : le Boche. Chez lui, du reste, la maladie existe à l’état héréditaire, le jeune boche naît bourré, comme d’autres naissent poètes ou musiciens. Ces heureuses dispositions naturelles sont amplifiées, développées par des systèmes ingénieux réunis sous le vocable de kultur. […] Le Français, né malin, est plus frondeur, résiste mieux aux influences des inoculateurs ; avec lui, « ça ne prend pas toujours82. » 

Les stratégies humoristiques de ces feuilles cherchent volontiers à repenser la notion d’héroïsme en définissant les contours d’une bravoure du quotidien, populaire et rieuse, volontiers râleuse et bougonne, qu’elles rattachent à l’existence d’un prétendu esprit français. C’est ainsi qu’elles promeuvent une figure type du poilu, personnage gouailleur, ingénieux et indiscipliné capable de tirer parti de toute situation, fût-ce en temps de guerre. Notons que cette posture n’empêchait pas la lucidité, le rire étant souvent sciemment présenté comme « une plainte inversée » (Jean Rouaud), un réflexe nécessaire et donc contraint, aux horreurs de la guerre. On lit ainsi dans la manchette de Notre rire (n° 9, juillet 1916) : « (Le poilu doit se hâter de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer) » - référence au début du Barbier de Séville (I, 2) de Beaumarchais. (« Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer »)

On trouve entre mille exemples une recette de cuisine dans le Canard de Ramscapelle, qui éclaire en creux la capacité du poilu à la dérision et à la débrouillardise (fictionnelle, en l’occurrence) quand la résignation pourrait l’emporter : « Gelée de coings. Prendre 4 coins de table et 4 coins de billard, pelez-les et coupez-les en 4 – mettre les morceaux dans une bassine que vous recouvrez d’eau. […] Alfred, cuistot ». Paradoxalement, notre petite presse retrouve de la sorte une image d’Épinal très présente dans les journaux nationaux, et qui jouira d’un succès tenace après-guerre. Pour bien des titres, la mise en œuvre massive du rire allait de soi, dans la mesure où elle ne faisait que rendre compte des spécificités d’un esprit national dominé par les rieurs et les bons vivants. Pensons au Canard du boyau (n° 1), qui se promet de célébrer « à la fois le bon vin de France et l’esprit français ! », ou à Marmita, qui évoque plus ouvertement « cette franche et saine gaîté qui est la caractéristique de la race. » Cette promotion d’un rire de guerre niant les souffrances du front, souvent lié à l’alcool et la grivoiserie, revient à une réaffirmation de la fable des humours nationaux dont G. Minois a bien montré la superficialité, la France gouailleuse s’opposant à une Angleterre trop distinguée et une Allemagne barbare :

La seconde moitié du [XIXe] siècle voit l’affirmation des blocs nationaux, cultivant leur différence, vantant la supériorité de leurs valeurs culturelles respectives, méprisant volontiers les voisins. Pour les milieux patriotiques, la façon de rire reflète la qualité de la culture autochtone. Chaque nation a ses démons propres, et ceux-ci inspirent un rire spécifique, qui illustre le tempérament supposé du peuple en question. Chaque nation se fabrique un rire, et l’oppose au rire vulgaire des autres nations. Rire gaulois et impertinent du Français, rire lourd et bruyant de l’Allemand, rire fin et supérieur de l’Anglais : autant de clichés et de mythes volontairement entretenus comme témoignant du génie national83.

L’usage massif et politique d’un argot prétendument répandu dans les tranchées au sein de cette presse s’inscrit dans cette quête d’une identité de patriote rieur, et contribuera également à la naissance du mythe de l’argot des tranchées, que les linguistes mettront du temps à remettre en cause84. Il reste qu’au vu du statut très particulier de cette presse de guerre dans les tranchées et de sa diffusion régulière, on peut penser que le déploiement de ces rires si marqués politiquement put effectivement avoir un effet non négligeable, à la fois sur le moral des troupes et sur la construction des identités combattantes de ces milliers de civils projetés dans la guerre pendant quatre longues années.

Nous pourrions conclure cette étude en insistant sur les nombreuses ambiguïtés de la presse des tranchées, qui découlent pour la plupart des conditions de rédaction si spécifiques dont elle bénéficia. Populaire et lettrée à la fois, surveillée mais jouissant de libertés étendues dans ce contexte, indisciplinée mais patriote, elle constitua pour les combattants un moyen important pour tenir dans l’adversité, comme purent l’être a fortiori la correspondance, les jeux de société, et tous les moyens de fortune trouvés à mesure que passait la guerre pour tromper l’ennui et le cafard. Dans ce contexte, le choix de recourir massivement à l’humour et à l’ironie s’imposa rapidement comme la meilleure façon de divertir les lecteurs, d’échapper aux rigueurs du commandement, de faire durer le temps de lecture, mais aussi de prendre position contre diverses cibles étrangères à la vie des tranchées ou situées dans le camp ennemi, en forgeant avec application une identité du fantassin français rassurante et attirant la sympathie, dont les traits s’inscrivirent durablement dans l’imaginaire collectif. Si les moyens de mettre en œuvre le ludique furent aussi variés que ce qu’un corpus de cette ampleur pouvait le laisser présager, l’usage massif de la parodie (médiatique, littéraire, militaire) donne à cet ensemble hétérogène un semblant de cohérence, renforcé par une puissante intertextualité et une certaine circulation des contenus au cours du conflit, que la numérisation progressive de ces sources aussi diverses que riches ne manque pas de faire apparaître.

 (Université Paul-Valéry Montpellier III/ Université de Gand)

Bibliographie indicative

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BIANCHI, Nicolas, « ‘‘A vaincre sans bidon, on triomphe sans boire !’’ Les journaux de tranchées, support médiatique pour poèmes martiaux, 1914-1918 », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 121-122, BDIC, Nanterre, 2016, p. 71-81.

BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE, Gallica [collections numérisées de la BNF], [en ligne]. http://gallica.bnf.fr/html/und/presse-et-revues/feuilles-de-tranchees

CHARPENTIER, André, Feuilles bleu horizon : le livre d’or des journaux du front : 1914-1918, Triel-sur-Seine, Editions italiques, 2007.

CRONIER, Emmanuelle, « Les permissions dans les journaux du front », complément à l’ouvrage Permissionnaires dans la Grande Guerre, Paris, Belin, 2013, disponible sur http://www.emmanuellecronier.fr/publications/livres-et-chapitres-de-livres/ [Consulté le 19/11/15].

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TURBERGUE, Jean-Pierre, 1914-1918, Les journaux de tranchées. La Grande Guerre écrite par les poilus, Triel-sur-Seine, Éditions italiques, 1999.

Notes

1  Guillaume Apollinaire, in Le Rire aux éclats, n° 5 et n° 6, novembre-décembre 1916.

2  Il s’agit, par ordre d’importance, du Petit Parisien, du Matin, du Journal, du Petit Journal et de l’Écho de Paris. Benjamin Gilles, Lectures de poilus, 1914-1918. Livres et journaux dans les tranchées, Paris, Autrement, 2013, p. 119.

3  Ces dernières auront de très nombreux échos en littérature, au sein de passages où sont raillées les exagérations de la presse engagée. Voir le célèbre passage du Feu de Barbusse où Barque, livreur parisien à la gouaille éclatante, contrefait d’une voix de fausset les nouvelles quotidiennes parvenant jusqu’au front : « Le kronprinz est fou, après avoir été tué au commencement de la campagne, et, en attendant, il a toutes les maladies qu’on veut. [...] Les Allemands n’ont plus de munitions, becquettent du bois […]. On les aura quand on voudra, l’arme à la bretelle. Si on attend quèq’jours encore, c’est que nous n’avons pas envie d’quitter l’existence des tranchées ; on y est si bien, avec l’eau, le gaz, les douches à tous les étages. » Henri Barbusse, Le Feu, journal d’une escouade, Paris, Flammarion, 1965 [1916], p. 59.

4  Quelques titres, comme Rigolboche, furent également diffusés à l’arrière.

5  Stéphane Audoin-Rouzeau, 14-18, Les combattants des tranchées à travers leurs journaux, Paris, Armand-Colin, 1986.

6 A l’exception notable du travail opéré dans quelques textes, parmi lesquels celui d’Olivier Parenteau, « Vers de terre. La poésie sur le front belge : l’exemple du journal de tranchée Le Claque à Fond », in Textyles n° 32-33 (2007), « 14-18 : une mémoire littéraire », p. 33-53.

7  On peut penser que les circonstances de la guerre menèrent bien souvent de façon fortuite à des collaborations difficilement imaginables en dehors de ce contexte.

8  Les journaux mobilisés dans notre étude, sauf mention contraire, sont empruntés à ces collections.

9  Voir Jean-Pierre Turbergue, Les Journaux de tranchées, 1914-1918, Paris, Italiques, 1999.

10  Quelques rares titres, comme Le Crapouillot, survivront au conflit et trouveront une audience élargie après-guerre. D’autres deviendront des journaux d’anciens combattants, à l’instar du Périscope, qui prendra pour sous-titre l’Organe des anciens combattants du 83e R.I., bimensuel.

11  Si le lectorat essentiel de ces textes reste les soldats du front – la diffusion en dehors des lignes n’étant d’ailleurs par souhaitée par le commandement – on constate au gré d’initiatives individuelles, la circulation de certains titres à l’Arrière. Le Canard du boyau prévoit ainsi dès la guerre sa diffusion au-delà des tranchées, en réservant par exemple dans son numéro 8, un encart blanc à la fin du numéro pour que « chacun dise plus tard : ‘Moi aussi, j’ai écrit dans Le Canard du boyau !’, en inscrivant quelques mots avant envoi ‘à sa famille, à ses amis’ ».

12  Stéphane Audoin-Rouzeau, op. cit., p. 15.

13  L’Écho du ravin, avril 1916.

14  Cité in Paul Reboux, « Feuilles écloses dans la tranchée », in Je sais tout, 1er janvier 1917, p. 79.

15  Ibidem, p. 80. Cf. aussi les innombrables manchettes se vantant d’être reliées à la tranchée par un simple fil.

16  Son titre fait référence au nom italien (cingoli) donné aux chenilles permettant de déplacer les imposants canons du régiment d’artillerie lourde dans lequel il paraît.

17  Le Mouchoir, n° 1, 14 novembre 1914.

18  Stéphane Audoin-Rouzeau, op. cit., p. 14.

19  La Ligature (n° 9, décembre 1916) s’affiche par exemple comme un « Organe autant que possible trimensuel ».

20  Emmanuelle Cronier, « Les permissions dans les journaux du front », complément à l’ouvrage Permissionnaires dans la Grande Guerre, Paris, Belin, 2013, disponible sur http://www.emmanuellecronier.fr/publications/livres-et-chapitres-de-livres/, consulté le 19/11/15.

21 L’Écho des guitounes n° 13, 25 octobre 1916.

23  La fortune de ce mot au sein des journaux de tranchées, en particulier dans leurs titres et programmes (certains d’entre eux se voulant « anti-cafard » ou « cafardophobes »), est symptomatique de sa consécration lexicale comme ennemi à abattre chez les combattants, qui perçoivent en lui l’incarnation imagée du bourdonnement d’idées noires suscité par leur quotidien désastreux (voir par exemple le très amusant Cafard enchaîné). Cf. l’analyse étymologique et sémantique très complète menée par Odile Roynette, in Les Mots des tranchées. L’Invention d’une langue de guerre, 1914-1918. Paris, Armand Colin, 2010, p. 164-165.

24  Une bonne partie de ces journaux comporte tout de même régulièrement des informations locales sur les mutations, décès, citations, nominations concernant leur unité, des poèmes et récits sérieux, ou encore des espaces d’hommage à la hiérarchie.

25  Benjamin Gilles note justement : « complètement encadrés et pris en main par l’état-major, [les journaux de tranchées allemands] fonctionnaient presque comme des imprimés de substitution à la presse quotidienne. » Op. cit., p. 185.

26  Si les illustrations de cette presse sont souvent assez sombres, elles laissent une bonne place à la caricature patriotique, dans laquelle on se plaît à montrer des soldats français en difficulté.

27  Le Crapouillot compte également parmi les représentants de cette veine plutôt sérieuse.

28  Ces dernières sont très présentes au sein même des journaux comiques, régulièrement forcés de compter leurs morts. Elles présentent parfois une émouvante sobriété, dont les avis mortuaires militaires ou rédigés depuis l’Arrière sont dans la plupart des cas dépourvus : « Nos Morts. Notre rédaction vient d’être cruellement éprouvée, lors de la dernière attaque. C’est d’abord le lieutenant D… frappé d’une balle en plein front, en conduisant sa Compagnie à l’assaut. Nos amis, qui ont pu apprécier les spirituels croquis que cet officier nous donnait lui-même, regretteront en lui, non seulement l’artiste, mais le chef bon, plein de sollicitude pour ses hommes, énergique et brave entre les braves. » Titis et totos, n° 32, 20 décembre 1916.

29  Numéro cité par E. Cronier, op. cit.

30  Stéphane Audoin-Rouzeau montre bien le rapport tout à fait ambigu des poilus à la grande presse parisienne, qu’ils accablent des plus sévères critiques tout en continuant de la lire avidement pour ne rien perdre du peu de lien qu’ils ont avec l’Arrière une fois au front, au-delà de leur courrier. Voir op. cit. p. 160-163.

31  Le Canard du boyau n°1, août-septembre 1915.

32   Idem.

33  « OBJET PERDU : Il a été perdu dans la forêt de M…, une ligne de mire. Prière de la rapporter aux Bureaux du journal », Le Latsipume, n° 10, 1er janvier 1917.

34  Le Terrible poilu torial, n° 11, avril 1915.

35  L’Étincelle, avril 1916.

36  Elles ne sont pas absentes pour autant des journaux de tranchées les plus distribués.

37  « Non, Monsieur, les gaz asphyxiants ne sont pas ce que vous croyez, et ne proviennent pas de l’abus de féculents. » La Chéchia, n°4, 20 juin 1915.

38  Cf. la première grande incarnation littéraire de cette forme typisée du poilu français : le Gaspard du roman éponyme de René Benjamin (1915).

39  Très nombreux sont les journaux à comporter dans leur titre même le mot « écho » (des gourbis, des cagnas, du boyau…).

40  « Quel est l’animal qui nourrit sa voiture ? – C’est la chèvre, qui nourrit son cabri au lait. » Le Canard du biffin. (non daté)

41  Le Canard du boyau, n° 2, 1915.

42  Le Canard du boyau n° 3 (décembre 1915) présente même ses définitions comme un « Supplément au Dictionnaire de l’Académie (édition de guerre, 1914-19.. ?) ». On trouve également ces définitions sous la forme de longues divagations littéraires dont l’aspect risible est plus ou moins accessible à l’heure actuelle. Le pou – ou toto – compte à cet égard parmi les sujets de prédilection des rédacteurs : « Bien des gens, et vous êtes peut-être du nombre, considèrent le pou comme un être sale, repoussant, un objet de dégoût. C’est mal connaître et mal apprécier l’adorable petite bête qu’est le pou, le meilleur ami de l’homme. […] ». Le Périscope, n°11, 1916.

43  Le risible consiste aussi naturellement dans cet exemple à présenter l’argot des poilus – dont les historiens ont montré combien son succès dans la presse et la littérature fut supérieur à celui qu’il connut dans les tranchées, comme un nouvel état de la langue normée.

44  Le Canard du boyau n°1, 1915.

45  Ironie : « Figure de rhétorique par laquelle on dit le contraire de ce qu’on veut faire comprendre ». T. L. F. I.

46  Le Plus que torial, 31 mai 1917, cité in Stéphane Audoin-Rouzeau, op. cit., p. 130.

47  Aux 100 000 articles, 12 février 1916. La plaisanterie est récurrente dans le journal.

48  Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, Paris, Hachette, 2009, p. 20-21.

49  Nous empruntons cette distinction à Pierre Schoentjes, in « Ironie et théories du rire : l’enseignement de Schopenhauer et de Bergson », in Jean-Marc Defays et Laurence Rosier (dir.), Approches du discours comique, Sprimont, Mardaga, 1999, p. 30.

50  Le Canard des boyaux, n° 1.

51  Le Petit colonial, n° 4, 8 octobre 1914.

52  Sur ces questions, voir l’excellent ouvrage de Georges Minois, Histoire du rire et de la dérision, Paris, Fayard, 2000.

53  Octobre 1915, cité in Audoin-Rouzeau, op. cit., p. 30.

54  Le Canard du biffin (non daté).

55  La Première ligne, n° 19, 1er mars 1916.

56  « Cafard n’a homme », L’Écho des marmites, n° 25, 10 mars 1918.

57  Le Petit colonial, n° 4, 28 octobre 1914.

58  Certaines publications paraissent même intégralement en langue régionale, à l’instar de L'Ecò dóu bousquetoun, écrit en occitan.

59  Hurl’obus, n° 7, février 1917.

60  Cité in Le Petit Journal illustré, 20 novembre 1915. Le vers original, « Vêtu de probité candide et de lin blanc » est donné partout comme exemple littéraire du zeugma. Nous soulignons.

61  Le Temps buté, 8 octobre 1916. Notons le jeu sur le triple sens de pépère : grand-père / tranquille / soldat territorial.

62  Rappelons pour mémoire quelques vers du chant original : « […] Le clairon est un vieux brave / Et lorsque la lutte est grave, / C’est un rude compagnon / Il a vu maintes batailles / Et porte plus d’une entaille / Depuis les pieds jusqu’au front […] ».

63  Nous tenons à remercier Paul Aron pour ses précieuses indications à ce sujet.

64  Le Bleutinet, cité in Les Annales politiques et littéraires du 11 juin 1916.

65  « À ma vieille capote », in L’Étincelle, avril 1916.

66  Le Canard de Ramscapelle, n° 5, mars 1918. Il est signé d’un « Z. », sans mention d’un quelconque emprunt.

67  La Vie poilusienne, n°2.

68  Encore une fois, le niveau d’hybridation put varier selon les journaux, la présence d’humour populaire relevant parfois de tentatives artificielles d’intégrer du populaire, de l’humour accessible à la publication.

69  En règle générale, il s’agit de celle de l’ennemi, de celle du locuteur, ou d’une mort conçue à un niveau très théorique. La mort des camarades – la plus réelle de toutes – ne fait que très peu l’objet de plaisanteries.

70  Musiciennes, danseuses et chanteuses, les almées égyptiennes avaient pour rôle de divertir les femmes des harems et ne pouvaient se produire devant des hommes. Elles inspirèrent largement les courants orientalistes modernes. On notera la paronomase plaisante dans le l’alexandrin surgissant en fin de poème, référence aux célèbres vers du Cid (II, 2) : « Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées / La valeur n’attend point le nombre des années. »

71  Stéphane Audoin-Rouzeau, Op. cit., p. 23.

72  Ibidem, p. 25. Emmanuelle Cronier rappelle que certains titres étaient bien plus proches du commandement que la moyenne. Le Voltigeur et le Diable au Cor avaient pour fondateur commun le général Brissaut-Desmaillet. (Op. cit.)

73  Benjamin Gilles, Op. cit., p. 185.

74  L’Écho des guitounes n° 13, 25 octobre 1916.

75  Le Canard du boyau n° 12, mars 1917. L’année est évidemment symptomatique, et le véritable lancement des mutineries françaises n’eut lieu que quelques mois plus tard (en mai).

76  Nous remercions Pierre Schoentjes pour ses précieuses suggestions à ce sujet.

77  Le Ver luisant, n° 5.

78  Fréquente, celle-ci repose souvent sur un simple remplacement des - c par des - k, considérés comme plus germaniques, et sur l’intégration de mots allemands ou prétendument allemands (Kultur, Kolossal…).

79 Le Bochofage, n° 5, 28 avril 1917.

80  « Das sind sie heiligen drei Könige mit ihrem Stern, / Sie treffen, und laufen – aber zahlen nicht gern ».

81  « Die heiligen drei König mit ihrem Stern / Sie essen, sie trinken und bezahlen nicht gern ».

82  Le Temps buté, Organe des gas hilarants du 309e territorial, n° 7, 1er septembre 1916.

83  Georges Minois, Histoire du rire et de la dérision, op. cit., p. 450.

84  Voir sur la question Odile Roynette, Les Mots des tranchées, Paris, Armand Colin, 2010.

Pour citer ce document

Nicolas Bianchi, « Rigolboche. Esthétique et politique du rire dans les journaux de tranchées, 1914-1918 », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/rigolboche-esthetique-et-politique-du-rire-dans-les-journaux-de-tranchees-1914-1918