Le journalisme francophone des Amériques au XIXe siècle

Le Ba-Ta-Clan : dialogues entre les revues et les cabarets littéraires

Table des matières

MONICA PIMENTA VELLOSO

L’Illuminisme dans les Tropiques

Vers le milieu du XIXe siècle, l’atmosphère était favorable à la liberté d’expression dans la presse, favorisant la prolifération de petites revues de variétés, qui faisaient la critique des mœurs et de la vie politique quotidienne1. Lorsque l’historiographie décide d’identifier A Semana Ilustrada (1860-1876) de Henrique Fleiuss et la Revista ilustrada (1876-1898) de Angelo Agostini comme les responsables des changements dans le champ de la presse, elle finit par stimuler une vision canonique et, par contrecoup, à déconsidérer la spécificité de bons nombres d’autres publications du même genre, dont la revue Ba-Ta-Clan (1867-1870).Ces publications ont vite occupé une place importante pour la formation des opinions et la circulation des idées. En forgeant des goûts esthétiques et en encourageant de nouveaux comportements ainsi que de nouvelles manières de voir, de lire et de communiquer, elles ont également pétries de nouvelles sensibilités sociales, accélérant ainsi le processus de modernisation de la société brésilienne.

De nouveaux groupes de lecteurs ont surgi, imposant les demandes les plus diversifiées. Les femmes se sont avérées être les principales lectrices. Le genre humoristique entrait définitivement dans la chronique quotidienne au Brésil.

Prenant comme référence la revue Ba-Ta-Clan (1867-1870), dirigée par Charles Berry, je me propose de discuter d’un versant de l’imaginaire français, lequel a eu une forte répercussion sur les revues brésiliennes. Il s’agit donc de revoir quelques fondements de la matrice française illuministe, et ce, lorsque ceux-ci sont transportés en territoire brésilien et dans les pages de cette revue. Nous estimons qu’intégrer l’univers des revues à cette dynamique contextuelle et communicationnelle peut nous aider à reconstituer un dialogue d’influences bien plus intéressant. Dans la pratique quotidienne, des fissures internes de la pensée — où les idées et les événements sont remis en cause, redéfinis et réélaborés — se produisent. À la différence des journaux qui, eux, sont censés informer, les revues, elles, lancent des questionnements, comme nous rappelle Jacqueline Pluet-Despatin2

Dans les pages de Ba-Ta-Clan, l’image d’une matrice civilisationnelle française, présentée comme un bloc homogène et unifié, ne trouve aucun fondement. Textes, caricatures et publicités composent de nouvelles visions et perceptions engendrées par la dynamique interculturelle même des deux pays. Durant le « Segundo Reinado » (Deuxième règne de D. Pedro II), la presse quotidienne de Rio de Janeiro, véhiculée par des revues, nous permet de suivre la formation des regards croisés entre les Français et les Brésiliens à travers un contexte particulièrement riche en ce qui concerne la recomposition de leurs valeurs culturelles respectives.

Ce texte met en relief l’aspect multiple des transferts culturels et nous aide à revoir certains paradigmes interprétatifs axés sur l’ethnocentrisme. Même s’ils revêtent de nouvelles formes, ces paradigmes confortent une conception bilatérale de la culture qui reste toujours polarisée par les visions spatiogéographiques du contact. Comprendre le transfert culturel Europe/Amérique en tant que processus critique et créatif le long duquel les relations se modifient s’avère la condition de base pour la compréhension des spécificités de ces revues3. Ces publications permettent de dépister la construction des idées et des imaginaires sociaux, tout en dévoilant le champ des polémiques quotidiennes.

Publiée entièrement en français, la revue est lue moyennant des ressources textuelles et visuelles inspirées de l’humour parodique, malicieux, voire offensif, compte tenu des paramètres de la morale de l’époque. Dans ses pages, Ba-Ta-Clan suggère une myriade d’images dans lesquelles se reconnaissent aussi bien les Brésiliens que les Français. On peut y déceler une double origine mythique : l’âge d’or des peuples indiens préibériques en communion avec une nature idyllique rousseauiste, et le modèle illuministe de la Révolution française

Mais les images ne sont pas univoques ni linéaires ; elles incorporent des différences, des valeurs instables et encore indéfinies, celles mêmes qui jaillissent des territoires de l’ambiguïté. Le regard que l’éditeur et les caricaturistes portent sur le Brésil semble être de nature interne, formé à partir du déplacement expérimenté dans le monde transposé illusoirement vers un autre paysage.  Il ne se rapporte pas exactement à l’autre, mais plutôt à une représentation possible de soi-même4.

Parmi les revues parues à l’époque, le Ba-Ta-Clan, se démarque par son humour effronté, remettant en cause les limites de la censure et de la morale impériales. Les vers obscènes faisaient souvent rougir les lecteurs, provoquant de houleuses polémiques au sein des milieux culturels de Rio de Janeiro. Ba-Ta-Clan inaugure ainsi dans le domaine des revues un genre inédit. À l’instar des cafés concerts et des cabarets parisiens qui possédaient leurs propres revues, elle réussit à s’associer au théâtre de l’Alcazar Lyrique (1859) sous la direction de Joseph Arnaud, et à installer un circuit de communication assez moderne. Plus qu’une simple machine publicitaire alliée aux spectacles de l’Alcazar Lyrique, Ba-Ta-Clan semble avoir contribué à l’apparition d’un genre de revues de variétés tournées vers la critique sociale et l’humour parodique qui distinguerait notamment la presse à Rio de Janeiro au tournant des XIXe et XXe siècles. La revue a contribué à la réévaluation de l’Illuminisme français projeté sur les terres américaines. L’Illuminisme est pris ici comme une idée et/ou un projet à caractère transtemporel qui, basé sur la raison critique, présente des configurations historiques distinctes5.  

Ba-Ta-Clan : revues et cabarets littéraires

L’origine de Ba-Ta-Clan est liée à l’histoire des cafés concerts et des cabarets parisiens. En 1852, une législation rigide s’est abattue sur les sociétés récréatives, interférant sur les normes vestimentaires et sur les décors des spectacles, et exerçant la censure surtout contre les paroles des chansons. On prétextait une atteinte contre les autorités, la religion et l’armée. Les actricescocottes ont été particulièrement visées. À la suite de l’attentat contre Napoléon III, en 1858, la situation s’est aggravée : des professionnels libéraux, des journalistes et des actrices ont été déportés ; plusieurs cafés dont les propriétaires étaient des sympathisants du libéralisme ont été fermés6.

Bien que l’on ne puisse pas préciser la date exacte de l’arrivée de Charles Berry à Rio de Janeiro, il est certain qu’il intégrait le groupe de journalistes débauchés, anticléricaux et républicains qui ont décidé de tenter leur chance dans le Nouveau Monde. Tout en faisant la publicité d’autres publications (en l’occurrence l’Europe Artiste), Ba-Ta-Clan faisait bien souvent sa propre publicité. Si les publications françaises étaient de plus en plus nombreuses au Brésil, cela était dû au grand succès que connaissait le Ba-Ta-Clan...

L’EUROPE Artiste (publicité)

Ba-Ta-Clan réunissait des journalistes et des caricaturistes français, dont Alfred Michon et J. Mill. Celui-ci se distinguait par les portraits-charges des politiciens et des vedettes, en particulier de celles, françaises, du Théâtre de l’Alcazar Lyrique. La revue a suscité l’opposition ou l’appui enjoué lorsqu’elle a construit une image orgiastique de la société brésilienne, par la configuration qu’elle en a donné à voir, à savoir celle d’un véritable cabaret à la française.

Danseuse avec bonnet phrygien (Revue Ba-Ta-Clan, 21 septembre 1867)

Dans Ba-Ta-Clan, la modernité est mise en scène par des cocottes et des courtisanes. L’action de la revue ne se limitait pas aux espaces de l’édition, mais se rattachait plutôt à l’une des ressources médiatiques les plus prisées de l’époque : le théâtre d’opérettes. Dans le cadre du Rio du XIXe siècle, l’Alcazar Lyrique tenait lieu de véritable microcosme de la ville, attirant des hommes de lettres, des politiciens et des bohémiens. Cette articulation entre les revues et les sociétés littéraires venait de la tradition française.

Nées dans le tournant des XVIIIe et XIXe siècles, ces sociétés incitaient les lettrés à l’exercice de leur plume en syntonie avec les événements et les habitudes de la vie quotidienne. Idéaux révolutionnaires, habillement, architecture urbaine, fêtes du carnaval, en somme les femmes y gagnaient partout une place de plus en plus importante. Élues muses de la rue et des foires, elles dictaient les leçons de l’amour et les secrets de l’art du baiser7.Dans le cadre de ces sociétés, la poésie, les chansons burlesques, l’humour et la joie étaient considérés comme l’âme véritable de la culture française. La revue Le Caveau (1860) représentait la vivacité de ces groupes ; Le Chat Noir (1880), revuedirigée par Alphonse Salin, deviendrait un repère classique de cet imaginaire français qui associait les cabarets et les revues. D’ailleurs, son nom figure sur le palmarès des collaborateurs du Caveau. Sa collaboration au Caveau offre une preuve solide de la continuité de la tradition française, qui unissait les revues et les cabarets.

Toutes ces idées ont certainement poussé Charles Berry à la création de Ba-Ta-Clan. Créé en 1859, l’Alcazar inaugurait au Brésil le théâtre léger, inspiré des opéras comiques de Jacques Offenbach. Comme il permettait d’accéder aux dernières nouveautés européennes, le cabaret est devenu une référence de la modernité carioca, associée à la musique, à la danse, à l’humour et à la sensualité.

On gardait la musique originale des opéras comiques d’Offenbach, mais on faisait des adaptations à leur scénario pour la scène brésilienne.L’utilisation de ressources visuelles encore peu connues, telle que la lithographie en couleurs pour les annonces publicitaires, permettait à la revue de mettre en avant la publicité des opérettes et d’en faire l’objet d’une véritable fascination. Une critique des mœurs de la bourgeoisie, du clergé, des militaires et des courtisanes fut largement diffusée dans les pages de Ba-Ta-Clan, connaissant un énorme succès auprès du public brésilien. Le nom d’Offenbach a provoqué des polémiques acharnées parmi les artistes et intellectuels aussi bien à Rio de Janeiro qu’à Lisbonne. Dans la revue Farpas (1871-1872), Eça de Queirós le considérait comme le vrai « philosophe de l’opposition ». Sílvio Romero, au contraire, l’accuse d’être l’« éternel bouffon des idées ». Ces prises de position étaient à la base de deux positionnements distincts concernant la capitale. La première plaidait pour un modèle urbain français, associé à une culture de base latine, inspirée des valeurs spirituelles, artistiques et philosophiques. À l’opposé, il y avait ceux qui accordaient la priorité au pragmatisme, au matérialisme et mettaient l’emphase sur les énergies productives. Journalistes et artistes étaient alors perçus comme problématiques, car ils tendaient à s’identifier aux valeurs de la culture artistique. 

Charles Berry s’est inspiré du Ba-Ta-Clan (1855), un opéra-comique de Jacques Offenbach pour baptiser sa revue au Brésil. L’opéra-comique mettait en scène une mutinerie rocambolesque en Chine visant à détrôner l’empereur. Des Français qui y participaient en assuraient la victoire. Ce scénario se déroulant sur une terre aussi lointaine et exotique que la Chine a probablement touché l’imaginaire de Charles Berry au sujet du Brésil. L’universalisation des idéaux de la Révolution française a posé les bases de ce regard pédagogique qui rangeait les autres cultures dans le cadre de cet exotisme. La Chine et le Brésil entraient parfaitement dans ce cadre d’étrangeté. Le titre « Ba-Ta-Clan »apparaît entrecoupé de petits tirets, conformément à l’usage des mots en chinois. Pareillement, le sous-titre « chinoiserie franco-brésilienne »nous dévoile l’intention parodique de Berry lorsqu’il s’appropria l’opéra d’Offenbach.

Couverture ouvrant la revue (Ba-Ta-Clan, 1er juin 1867)

Sur la couverture du premier numéro, on se rend déjà compte de l’évidence de cette filiation : « Le crayon et la plume de Ba-Ta-Clan présentent leur enfant aux dames de Rio et demandent qu’elles le prennent sous leur protection »8.

Un petit Chinois est livré aux soins des actrices de l’Alcazar Lyrique.

Quand le siège de la revue déménage au numéro 133, rue de l’Hospice, cet imaginaire exotique de la Chine ne fait que s’accentuer. La caricature qui annonce la création de l’atelier typographique de Ba-Ta-Clan est assez éloquente, et ce dernier profite de l’occasion pour faire sa propre publicité. Éditeur et caricaturiste tiennent le carrosse du changement, en mettant en évidence l’image d’un petit Chinois. C’est lui qui maîtrise les symboles de l’écriture et de l’image. Il est opportun de rappeler que cette simple caricature publicitaire nous informe sur la culture matérielle touchant au processus de production d’une revue. Dans le sillage des changements, on voit le crayon, la plume, l’encrier ainsi que la grande nouveauté de l’époque : la presse tournante, dont l’usage avait été adopté en 1854.

Ba-Ta-Clan : changement d’adresse de la typographie Ba-Ta-Clan

Dans les premiers numéros de Ba-Ta-Clan, les cocottes inspirent les caricatures des couvertures, et la responsabilité de plusieurs articles leur est attribuée. Les noms de quelques-unes des rédactrices, telles Jeanne De Bar et Irma Le Français, étaient les mêmes que ceux de certaines actrices qui jouaient effectivement à l’Alcazar.

Il ne s’agit pas ici de conforter la véracité des faits, mais plutôt d’en cerner la traduction en vue de la compréhension historique. Le récit fictionnel associé aux stéréotypes peut mettre en lumière à la fois certains aspects de la réalité encore méconnus dans leur ensemble ou encore ceux dont la portée est très difficile à saisir. Par la simplification des visions et le dévoilement des détails qui prennent une valeur catégorique, les stéréotypes acquièrent une fonction pragmatique cognitive9. Si les images des actrices françaises sont souvent simplifiées, réductrices et aussi fictives, elles peuvent, en contrepartie, rendre visibles de nouveaux aspects de la scène sociale carioca, dont l’émergence d’une nouvelle sensibilité féminine dans la modernité. Des réactions adverses témoignent d’expressives présences.

Nous estimons que la qualité d’auteur concernant le statut controversé de l’écriture féminine de la revue Ba-Ta-Clan en est un vif exemple.

Actrices cocottes, gens des lettres et journalistes intégraient le réseau de sociabilité des soirées aux cafés, aux clubs et aux théâtres. Quelques-unes de ces femmes, liées aux élites politiques et intellectuelles, pratiquaient également l’écriture. Elles se distinguaient par leur intelligence, leur capacité à commander, leur rayonnement, leur séduction et leur beauté. Certaines, dont Jeanne Detourbay et Marie Laurent (Méry), attiraient à leurs salons des politiciens, des comédiens et des écrivains, parmi lesquels Leconte de Lisle, Manet et Mallarmé10. La manière élégante dont elles s’habillaient, toujours en phase avec les dernières sorties, constitue un autre des aspects par lesquels elles se distinguaient.

Dans l’imaginaire de l’époque, on remarquait que tout semblait être un peu plus voyant chez ces femmes : le rouge sur les joues, le noir autour des yeux, ou encore le frou-frou des jupes. Quelques revues s’opposaient vivement à Ba-Ta-Clan en raison du rôle attribué aux cocottes, considérées ironiquement comme des « collaboratrices spirituelles » de la revue. Toutefois, il n’est pas non plus exclu que cette attribution soit une stratégie de l’éditeur pour attirer l’attention des lecteurs, car en suscitant des polémiques, les ventes de la publication ne pouvaient qu’augmenter.

Intertextualités polémiques : Ba-Ta-Clan, Gazette et Arlequim

Les revues intègrent un réseau intertextuel et des groupements divers, qui fonctionnent tant par soutien mutuel que par opposition. C’est à partir de ces liens que ces revues expriment leurs buts assignés et leur intervention sociale, tout en se présentant aux lecteurs. Ba-Ta-Clan est la cible des critiques dues à des facteurs d’ordre moral et éthique. La revue Arlequim (1867), dirigée par Ângelo Agostini, condamnait sa vision caricaturale sur la Guerre du Paraguay, car elle réduisait la nationalité à un grand cabaret. Charles Berry était vu comme un « flatteur de cocottes », se prenant pour « historien des événements de l’Alcazar Lyrique ». Comparé à un gérant de spectacles, il n’aurait visé que les bénéfices issus de la publicité de l’Alcazar. Les images dans Ba-Ta-Clan de l’armée et du peuple brésilien, présentés comme des sauvages et des indolents, étaient perçues comme irrespectueuses11.Charles Berry lui renvoie la critique en suggérant ironiquement que Angelo Agostini se réfugie dans sa botte, en faisant une allusion claire à la configuration géographique du pays natal du caricaturiste. Toutes ces disputes entre les journalistes de la presse étrangère ne font que démontrer le désir de se tailler une place sur le nouveau continent.

Malgré les divergences, Arlequim et Ba-Ta-Clan montraient des rapprochements idéologiques. Toutes les deux s’identifiaient aux idéaux abolitionnistes et plaidaient pour la liberté de vote. Toutes les deux faisaient appel à l’humour et au rire, et mettaient à l’ordre du jour des questions liées à la culture quotidienne.

Depuis le milieu du XIXe siècle, le Brésil se présentait comme une communauté transnationale, s’ouvrant à l’influence des idéaux rénovateurs de la révolution industrielle anglaise et de la Révolution française. Néanmoins, cette intégration provoquait des polémiques, des divergences et des fractures internes entre Brésiliens et Français, d’une part, et parmi les Français eux-mêmes, d’autre part. La Gazette du Brésil (1867-1868) jouait un rôle important au sein de ce débat.

Les liens entre la Gazette et le Ba-Ta-Clan sont évidents. Elles sont toutes les deux dirigées par des journalistes français, éditées à la même époque, dans le même lieu et dans la même langue. Cependant, le Ba-Ta-Clan se démarque de sa compatriote là où il effectue un déplacement du terrain où s’effectue la confrontation. Voici un exemple, constitué d’un extrait attribué à la Gazette :

Il y a quelques jours dans un certain milieu on ne parle que de la parution d’un hebdomadaire orné de caricatures qui prétend être (...) le véhicule de la « haute bicherie Rio de Janeiro ». Ce journal aura comme rédactrices les plus huppéesdes cocottes qui font les délices de la population. 

Et on ironise sur les rédactrices-cocottes : « Ces dames écriront-elles leurs articles d’une plume d’oie ou bien d’une plume de colombe ? »12.

Il se peut que le Ba-Ta-Clan ait forgé ce texte. Le ton goguenard et ironique ne faisait pas le style de la Gazette ; celle-ci se servait d’une rhétorique ethnocentrique, entérinant par là sa mission illuministe. Défendant un ordre agraire esclavagiste, elle se présentait comme un modèle de civilisation pour le Brésil. Le Ba-Ta-Clan, en contrepartie, fait appel à des imaginaires féminins divers pour se démarquer de sa compatriote. En mettant l’accent sur le positionnement conservateur de la Gazette, la revue présentait celle-ci comme une dame représentative de l’Ancien Régime, une vraie marquise : le visage fardé, talon rouge, yeux de poudre et jupe ballonnée, affichant l’apparence d’un militaire. Elle ne rit pas pour ne pas perdre sa dignité13.

La marquise représente l’Ancien Régime ; la cocotte comédienne, l’ordre moderne urbain.

La Gazette se proposait d’organiser les bases de la culture brésilienne, annonçant l’intention de rendre publics une collection de manuscrits sur l’histoire du Brésil et de publier des romans brésiliens et français. Elle faisait des restrictions sévères quant au modèle libéral dans des terres brésiliennes. La politique devait se comporter dans ce pays comme une « dame à l’ancienne », afin d’éviter les fâcheuses nouveautés.

Le XIXe siècle se caractérisait par la duplicité du comportement féminin. Cela se traduisait par la froide hygiénisation de la médecine et par le secret des confessions ; par le refus de la nudité et par la promotion des maisons de passe. La sociabilité des salons, qui durant le siècle précédent unissait les sexes dans l’art de la conversation, fut progressivement remplacée par une démarcation rigide entre le public et le privé visant à assurer la gouvernabilité et la rationalisation des contacts14.

Ce cadre de la société parisienne donne une idée de la fantaisie masculine des Français à l’égard du Brésil. Le mythe des tropiques incitait des contrastes profonds entre l’Europe et le Nouveau Monde. Charles Berry, comme d’ailleurs la plupart des immigrés, nourrissait de grandes attentes de liberté sexuelle et politique.   

Ba-Ta-Clan révèle ces aspects refoulés de l’imagination érotique européenne, oscillant entre le ton protecteur et le conseil moraliste des débauchés nocturnes tout comme des marginaux. La revue se range dans un courant de pensée qui s’identifiait à l’illuminisme nocturne15.Ce qui comptait pour elle, c’était les mystères de la nuit, source de connaissance, d’expérience, de descriptions et de déchiffrements divers.Partager la nuit et donner à voir ceux qui l’habitaient était une manière de la dévoiler et d’en contrôler les mystères.

Les cocottes françaises au Brésil traduisent cette ambiguïté. Parce qu’elles incarnaient la fascination et la peur, elles exprimaient par contrecoup non forcément la peur des Français à l’égard du Brésil, mais plutôt les aspects mal assimilés de leur propre culture. La même chose valait pour les lecteurs brésiliens.

Le Ba-Ta-Clan traite de ce mélange ambigu de valeurs en choisissant la parodie comme l’une de ses sources d’inspiration.

Ba-Ta-Clan : jeux parodiques

La racine étymologique du mot parodie (para) recouvre deux significations distinctes. La première conforte l’aspect de l’opposition par le truchement de la moquerie et de la caricature. La deuxième renvoie à la transcontextualisation et à la répétition. Mais, précisons-le, il s’agit d’une répétition comportant des différences. Cet aspect a été oblitéré lorsque la parodie a commencé à être interprétée comme un discours d’opposition. La coexistence des valeurs et son ambiguïté critique ont donc par là été diluées. En phase avec l’ironie, le discours parodique dramatise la dualité des situations en la rendant risible16.

Voilà ce qu’était la stratégie narrative de Ba-Ta-Clan et d’une partie significative des revues brésiliennes d’humour aux débuts du XXe siècle centrées sur l’image de la cocotte.

Bien que discriminées par le discours médico-hygiéniste et par la morale bourgeoise, ces femmes exerçaient une énorme fascination sur la société brésilienne, et elles étaient perçues comme un symbole de la modernité. D. Pedro II eut une affaire amoureuse avec Madame Saisset ; le baron de Rio Branco maria une cocotte belge. Les dames de la société les imitaient dans leur élégance et leur désinvolture.

 Ba-Ta-Clan explore ces questions avec la perception fine de l’humour.

La revue publia ainsi une pétition de la part du « Comité des Cocottes de Rio de Janeiro » adressée à la Chambre des députés, dans laquelle celles-ci protestaient contre leur situation. Elles accusaient les femmes bourgeoises de leur avoir volé le monopole de l’amour désordonné et du luxe. Le Comité disait craindre que la capitale de l’Empire brésilien ne se transforme en un véritable quartier du Bréda17, etdemandait : « — Qu’est-ce que le choléra morbus, la Guerre du Paraguay et l’esclavage lorsqu’on les compare à cette plaie sociale ? ».

Les cocottes avançaient que le droit d’avoir une situation financière confortable, de porter des décolletés et de s’habiller à la mode était un privilège acquis par les jeunes femmes des familles bourgeoises brésiliennes, qui volaient de l’argent à leurs parents et diminuaient ainsi leur propre dot.    

Certains faits indiquent que cette pétition peut n’avoir été qu’un coup monté par l’éditeur de la revue. Tirant profit de l’atmosphère de liberté de la presse, elle aurait fait appel à la voix des « rédactrices-cocottes » pour railler la censure française sur les représentations théâtrales. Les femmes galantes personnifiaient le danger, comme en témoigne cet extrait : « Dans la peinture plus ou moins hardie de mœurs dépravées des femmes galantes et de la vie de désordre que l’on présente souvent à la jeunesse sous des couleurs d’autant plus dangereuses qu’elles sont plus attrayantes »18.

En conformité avec d’autres revues satiriques de l’époque, Ba-Ta-Clan pratiquait un humour abolitionniste et républicain, mais ce qui la caractérisait principalement était donc la centralité accordée aux cocottes. Ce fait lui octroie une certaine originalité dans sa façon d’exposer les aspects plus controversés de la société brésilienne. Normalement, la revue exposait les tensions de la modernité en les dramatisant à la manière de ce dialogue entre des amants : « – Comment, ma chérie, encore une infidélité ? Et la cocotte contrecarrait : – Quoi ! voulez-vous me rendre une esclave ? Moi qui depuis dix ans combat pour la liberté ? »  (Ba-Ta-Clan 1er juin, no 1, 1867, J. Mill).

Dialogue entre les amants (Ba-Ta-Clan, 1er juin 1867)

Quelques caricatures montrent ces femmes avec des proportions démesurées, évoquant l’imaginaire rabelaisien du géant Gargantua, poussé par un appétit intarissable. Cette représentation des cocottes peut également avoir été inspirée par le répertoire décoratif de la chinoiserie, très à la mode à partir du XVIIIe siècle. En fait, depuis le XVIe siècle, l’imaginaire des géants servait de référence inspiratrice de la culture chinoise ; il est possible que cette tradition ait été reprise et actualisée par les Français. Ceux-ci se seraient donc réappropriés ces objets de l’art chinois de luxe et de fantaisie, leur faisant connaître une large diffusion un peu partout en Europe.

Robe à décolleté bien prononcé, coupe de champagne, la cocotte géante dévore les hommes enveloppés de billets d’argent.

Si les discours de Ba-Ta-Clan avançaient en quelque sorte à l’encontre du modèle classique illuministe, basé sur la raison pragmatique et instrumentale, ils ne partageaient pas moins quelques-unes de ses valeurs. La fascination pour les fantaisies exotiques de l’« Autre » est incorporée au sous-titre même de la publication : chinoiserie franco-brésilienne. À Paris, la Chinoiserie fut également un style architectonique importé de la Chine, mélangeant le bois, la pierre, la brique et la céramique peinte à la main. Au tournant du XIXe siècle, elle dictait la mode dans les cabarets et cafés parisiens tels que le Ba-Ta-Clan.  

En faisant la satire des mœurs et en exposant l’ambiguïté des valeurs morales avec malice et intelligence, la revue pourrait avoir influencé beaucoup plus amplement qu’on ne le croit. Tout un versant critique de la modernité peut trouver son origine dans ses pages, qui ont inspiré un réseau significatif de revues modernistes brésiliennes d’humour parodique. Les revuesTagarela (1902-1904) et O malho (1902-1954), sont, parmi d’autres, autant d’exemples pris en considération par notre perspective d’analyse.        

Les satires de l’imaginaire illuministe de la Révolution française et les parodies historiques inspirées de l’image des courtisanes françaises nous autorisent en effet à établir cette relation. La revue D.Quixote (1917-1927) nous offre des pistes incitatives. Elle élève Susanne Castera, ancienne vedette de l’Alcazar Lyrique à Rio de Janeiro, en tant que protagoniste du récit humoristique de l’histoire du Brésil19.

« La première messe au Brésil » (D. QUIXOTE, 8 mai 1918)

On y voit la parodie du récit du scribe portugais Pero Vaz de Caminha, rendu célèbre par le tableau de Vitor Meirelles « A Primeira missa no Brasil — 1860 ». La centralité de la matrice colonisatrice est déjouée par le mélange d’éléments de la culture portugaise et française. Transplanté au le Brésil, le foyer civilisationnel universel d’origine judéo-chrétienne s’intègre aux aspects ludiques et libertins, représentés par la courtisane française qui invite les Indiens à la « danse du maxixe ». La revue crée ainsi une version ironique de la transcontextualité, qui va du ridicule méprisable à l’hommage flatteur. Lorsqu’elle évoque la présence française au sein de la scène fondatrice de la brésilianité, elle rend hommage au pays tout en adoptant un mode ambigu, car elle recourt à un personnage associé à la marginalité et aux bas-fonds. Hommage et pied de nez ironique, admiration et refus, francophilie et francophobie confondues, c’est cette ambivalence critique qui marque la revue Ba-Ta-Clan.

Par l’incorporation du comique et du sérieux, le mélange de genres et de thèmes, elle se range du côté de la satire, terme étymologiquement originaire du latin satura qui, en tant qu’adjectif, signifie saturé, et, en tant que nom, renvoie à l’idée de mélange.

La satire littéraire se traduit comme une attaque allant de l’allégation au trait virulent contre des personnes, des institutions et des coutumes. La pratique d’édition journalistique du Ba-Ta-Clan exprime bien ce style hybride lorsque la revue dramatise le quotidien brésilien par le truchement du théâtre burlesque, confondant les domaines de la politique et des mœurs. En faisant appel à l’image de la cocotte et à l’imaginaire de la chinoiserie par un singulier mélange d’amabilité et de virulence, la revue suscite des questions dans l’histoire de la presse transnationale qui méritent d’être examinées.

Notes

1  Mon parcours intellectuel se consacre aux études de l’histoire de la presse, en particulier des revues de littérature, d’art et d’humour. J’ai bénéficié d’une Bourse de la CAPES pour effectuer des stages postdoctoraux de Chercheur Senior en 2009 et en 2014 (EHESS/Paris), pendant lesquels j’ai travaillé sur les relations France/Brésil dans ce domaine.

2  Jacqueline PLUET-DESPATIN, « Une contribution à l´histoire intellectuelle : les revues », Les Cahiers de l´Institut du temps présent, no 20, mars 1992, p. 125-136.

3  Olivier COMPAGNON et L. TOURNÉS, « L´Euro-Amérique en question ; comment penser les échanges culturels entre L’Europe et l’Amérique Latine » (en ligne).

4  Tzvetan TODOROV, « Nós e os outro; a reflexão francesa sobre a diversidade humana », vol. 1, Rio de Janeiro, Zahar, 1993; Ella SHOHAT et Robert STAM. « Crítica da imagem etnocêntrica, multiiculturalismo e representação », São Paulo, Cosacnaif, 2006 et Sérgio CARDOSO, « O olhar viajante do etnólogo » dans Adauto NOVAES (dir.).  O olhar, São Paulo, Companhia das Letras, 1988, p. 347-360.

5  Sérgio CARDOSO, « O olhar viajante do etnólogo », dans Adauto NOVAES (dir.), O olhar,  São Paulo, Companhia das Letras, 1988, p. 347-360.

6  François CARADEC et Alain WEILL, « La censure », Le café concert 1848-1914, Paris, Fayard, 2007.

7 « L´amour en cinq leçons » (1856) et « La muse pariétaire et la muse foraine ou les chansons de rue » (1863), « Baisez vite » (1852), Le CaveauSociété Lyrique et littéraire, Paris, Société du Caveau, 1860.

8  Ba-Ta-Clan, 1er juin 1867 (couverture).

9  Robert FRANCK, « Qu’est-ce qu’un stéréotype? »  dans Jean–Noel Jeanneney (dir.), Une idée fausse est un fait vrai, les stéréotypes nationaux en Europe, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 17.

10 Bernard BRIAIS, «Au temps des Frou Frou. Les femmes célèbres de la Belle époque », Paris, Éditions France-Empire, 1900 et Brigitte MONTECLOS, « Cocottes », Les mots de la belle Époque, Paris, Musées /Actes SUD, 2005.

11 À tout le Bataclan, dans Arlequim, Rio de Janeiro, 18 août 1867.

12  « Études de mœurs – Haute administration », Gazette du Brésil, Rio de Janeiro, 23 février 1868.

13  Ba-Ta-Clan, no 1, juin 1867, p. 2. « Allusion à l’une des significations du mot cocotte qui, à l’époque, signifiait colombe en papier »,Les mots de la belle Époque, Paris, Musées /Actes SUD, 2005.

14  AlainCORBIN, « O século XIX : o tempo das puras donzelas e dos bordéis », A mais bela história do amor, Lisbonne,Asa Editores, 2006, et Michelle PERROT,«Les Femmes ou les silences de l'Histoire », Paris, Flammarion, 1998.     

15  Sérgio CARDOSO, op.cit., p. 347-360.

16 Linda HUTCEON,« Uma teoria da paródia », Lisbonne, Edições 70, 1989.  

17  Pétition adressée par les cocottes de Rio de Janeiro à l’Assemblé Générale, Ba-Ta-Clan, no 1, 1er juin de 1867. Bréda était l’un des quartiers les plus connus de la prostitution parisienne.

18  Ba-Ta–Clan, no 1, 1er juin 1867.

19  Susanne Castera était arrivée au Brésil par l’intermédiaire de l’entreprise théâtrale de l’Alcazar Lyrique, dirigée par Joseph Arnaud, où elle était engagée. Son identité, comme d’ailleurs celle de la plupart des actrices qui sont arrivées à cette époque, est recouverte par l’ambigüité concernant sa situation : elle est tantôt « femme publique », « tantôt comédienne ».  

Pour citer ce document

Monica Pimenta Velloso, « Le Ba-Ta-Clan : dialogues entre les revues et les cabarets littéraires », Le journalisme francophone des Amériques au XIXe siècle, sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/le-journalisme-francophone-des-ameriques-au-xixe-siecle/le-ba-ta-clan-dialogues-entre-les-revues-et-les-cabarets-litteraires