Presse et opéra aux XVIIIe et XIXe siècles

L’opéra de salon ou un salon à l’opéra : les contributions de Ferdinand Poise au Magasin des demoiselles (1865-1880)

Table des matières

SABINE TEULON LARDIC

En préfaçant Le Théâtre de société au xixe siècle, Joël-Marie Fauquet souligne le rôle joué par un périodique dans la diffusion de l’opéra de salon :

En effet, ce journal mensuel illustré, publié de 1844 à 1891 et dirigé par une directrice (anonyme), conquiert une nouvelle clientèle sous le Second Empire en proposant des articles de littérature, de voyage et de morale en sus de préceptes d’éducation et d’hygiène. Les illustrations en couleur collationnent les gravures de mode aux attitudes souvent expressives par groupe de deux ou trois, les patrons de confection, de broderie ou de tapisserie.

Ill. 1 : J. Desjardins [gravure de mode], Magasin des demoiselles, janvier 1855 (collection particulière).

La culture artistique n’est pas omise avec les planches d’aquarelle (fleurs, animaux, métiers, sujets historiques) en sus d’albums de musique. Les quatorze albums de 1865-1866 proposent des romances, danses de salon et fantaisies sur les airs d’opéras à la mode.

Ill. 2 : Magasin des demoiselles, 1864-1865 [sommaire des suppléments illustrés].

Chaque supplément annuel d’octobre conforte la pratique du théâtre amateur de société, vivace depuis l’Ancien Régime, par la publication d’une comédie ou d’un opéra de salon en album détaché comportant livret et musique. L’extension de la sociabilité en milieu bourgeois a pour cadre le libéralisme économique qui porte la bourgeoisie aux commandes depuis la monarchie de Juillet. Lorsque la poésie, les proverbes ou les danses alimentent cette sociabilité, le théâtre apparaît comme un élargissement, contemporain de l’apparition de la presse spécialisée (La France musicale, Revue et gazette musicale). Peut-être même une concurrence ? Cette pratique du théâtre de société est semi-privée puisqu’elle se développe soit au sein du cercle familial élargi, soit le jour de réception face au public d’invités, avec la complicité des unes et des autres. Non lucrative, elle constitue un évènement unique (d’où le renouvellement des publications du périodique) et couvre tout milieu, urbain comme rural. En prémisse du repli hivernal, ce supplément cosy offre un répertoire spécifique aux musiciennes amateurs, leur évitant de puiser dans le répertoire professionnel de la scène lyrique, d’accès plus difficile. Le catalogue de 1877 atteste une pratique vivace révélée par l’abondante production : vingt titres d’opéras-comiques ou opérettes figurent dans le circuit commercial sous la plume de compositeurs de la scène lyrique française tels L. Clapisson, V. Massé, J. Duprato, L. Delibes (La Fille du golfe), mais aussi de spécialistes de l’orphéon ou de la romance comme L. Bordese.

Ill. 3 : « Catalogue des comédies et opéras de salon », dans le Magasin des demoiselles, octobre 1877.

Le chroniqueur des Français peints par eux-mêmes dépeint cet engouement qui permet à la femme de régner :

La diffusion du périodique est nationale et internationale grâce aux nouveaux réseaux économiques couvrant l’espace occidental des révolutions industrielles. L’abonnement se règle par mandat, ou bien à la Messagerie impériale en sus des librairies.En 1864, la tarification d’abonnement distingue Paris des départements et des colonies, nous informant du fait que la continuité territoriale est de mise. En outre, sa diffusion en Europe (de l’Espagne à la frontière russe) et outre-Atlantique (couvrant le Canada, le Chili et le Pérou) dévoile le rayonnement de la culture et de la mode françaises.

Ill. 4 : Magasin des demoiselles, 1864-1865 [abonnement].

Compositeur favori du Magasin des demoiselles, Ferdinand Poise (1828-1892) a débuté à Paris en 1853 avec Bonsoir voisin après son 2e prix de Rome, opéra-comique suivi d’une douzaine d’opéras créés tant au Théâtre-Lyrique que salle Favart3. Lecteur assidu de Charles Collé4, sa contribution de quatre opéras de salon nous semble un corpus certes modeste, mais suffisant pour en dresser une étude. Celle-ci se réfère aux investigations d’Olivier Bara et Marie-Ève Thérenty analysant le journal comme lieu d’invention d’écritures de la scène5. Pour sonder les modes d’échanges entre écriture de presse féminine et opéra de salon, nous appréhenderons les orientations des scenarii avant d’analyser les canons de leur mise en musique en fonction des modalités du genre.

De la fable à la parabole, l’univers familial unanimement féminin

Tableau 1 : opéras-comiques de Ferdinand Poise dans le Magasin des demoiselles

Première constatation, l’espace géo-localisé est une constante de la collection d’opéras, y compris l’orientalisme de certains (Le Coffret de Saint-Domingue de L. Clapisson). Le tableau rassemblant notre sélection permet de repérer successivement la Provence rurale, le village de Malines en Flandres, le manoir breton et le cottage anglais. Cette diversité géographique est à mettre en parallèle des rubriques de voyage du périodique et de sa diffusion : les lectrices des Flandres ou de Provence doivent s’y retrouver, tandis qu’une abonnée de Madrid ou de Santiago du Chili peut accomplir un voyage imaginaire en jouant à la douairière bretonne dans La Dame de compagnie. Le milieu mis en scène est exclusivement privé : une constante ciblant les mœurs du lectorat féminin au xixe siècle et renforçant les rubriques domestiques ci-dessus décrites.

La temporalité est soit contemporaine, soit d’Ancien Régime avec l’évocation des puritains anglais sous Cromwell (La Reine d’une heure) ou encore de la Restauration en France (La Dame de compagnie). Bien évidemment, l’étude exhaustive de la collection permettrait de cerner si l’idéologie est résolument légitimiste. Les types sociaux sont diversifiés : la petite noblesse de La Dame de compagnie se distingue de la bourgeoisie de La Reine d’une heure, tandis que les ouvrières à domicile de La Cigale et la Fourmi diffèrent des pauvres paysannes de Jean Noël. Si ces dernières n’incarnent probablement pas la mixité sociale du lectorat, la pratique musicale du salon couvre néanmoins un large spectre des classes aisées si l’on se réfère à la typologie dressée par Jean-Claude Yon6. Le même chroniqueur des Français peints par eux-mêmes témoigne de celle du terreau parisien :

Sexe et âge semblent également ciblés. Les rôles sont unanimement féminins, sans autre identité sexuelle que les attributs vestimentaires : le désir amoureux y est pudiquement refoulé à l’exception de la célébration conventionnelle de la Saint-Valentin (La Reine d’une heure). Découlant du lectorat féminin, cette contrainte éditoriale est à peine franchie lorsqu’apparaît le jeune pastour Jean Noël (opéra éponyme) quasi asexué. Notons cependant que l’enfant est une figure souvent mêlée aux gravures de mode8. Lorsque le patriarcat est le modèle social absolu selon Élisabeth Badinter9, quelles relations affleurent ici entre femmes et hommes ? Peu de mentions – hors le célibat des sœurs des Flandres – désignent l’absent de la saynète, sinon un père malade, un frère parti à la conscription (Jean Noël). Cette relégation de la conjugalité paraît étonnante alors que le mariage est le fondement de la société patriarcale. Autre constante, deux tranches d’âge (jeunes et duègnes) s’adaptent aux générations a minima du salon familial. Là aussi, cette observation fait écho à celle des gravures de modes.

Les valeurs bourgeoises sont véhiculées et enseignées via le divertissement sous la plume du librettiste Alfred Beaumont pour trois d’entre eux, et d’E. Dubreuil (se reporter au tableau no 1). Nous pourrions les synthétiser en un concept contemporain : l’anti-bovarysme (Madame Bovary de Flaubert, 1857). En effet, les vertus domestiques font régner ordre et propreté : « Le théâtre représente l’intérieur d’une maison rustique mais confortable et d’une propreté toute flamande10. » Corolaires, les principes d’économie sont incarnés dans la composition de La Cigale et la Fourmi. Le type de cette dernière, soit la dentellière Marthe – « Que d’autres à la kermesse / Aillent dépenser leur bien / Dieu m’a donné la sagesse / Et je sais garder le mien11 » – a sa contrepartie dans les frivolités de sa sœur Mariette, jeune cigale :

Leur entrevue, suscitée par une demande d’argent de la dépensière, se cristallise autour de la fable de La Fontaine musicalisée en duo « La cigale ayant chanté / Tout l’été13 ». Dans le corpus, en effet, la complicité ou la solidarité des relations familiales s’exprime de la fratrie jusqu’à l’intergénérationnel14. Les sœurs proposent un contournement de la morale du fabuliste : « Si vous demandez la morale / De cette histoire, la voici / N’imitez jamais la cigale / Mais n’imitez pas la fourmi15 ! » De fait, ce final édifiant célèbre la générosité de la sœur « fourmi » pour lever l’hypothèque de la maison de Mariette. Tandis que la charité est une qualité sous-jacente du corpus, à l’instar des poésies de romances du périodique, elle vire explicitement au prosélytisme chrétien lors de la nuit de la Nativité16dans Jean Noël. Lorsque la pauvre paysanne Marthe désespère de leur proche expropriation, le courage lui est insufflé par un « chœur d’esprits célestes17 ». L’arrivée surnaturelle du jeune pastoureau sauve mère et fille de l’endettement par l’obole du bienfaiteur : « Le temps est dur, la nuit est sombre / Le vent pleure et gémit dans l’ombre. / À qui vous prie au nom de l’Éternel / Chrétiens ouvrez… c’est le petit Noël18 ! » De la fable à la parabole, chaque saynète prescrit la morale normative inspirée du prosélytisme chrétien que les lectrices, métamorphosées en actrices, diffusent à leur tour pour leur public privé.

Pour autant, l’omniprésence de la mode est bien une réalité du corpus. Elle s’affiche par l’abondance de didascalies de costumes et d’ameublement. En particulier, le costume, hissé au rang de marqueur de la dramaturgie, dévoile la porosité entre les rubriques de mode et l’opéra. Ainsi, Mariette, la cigale de la fable transposée en Flandres, apparaît « très richement parée et des épingles d’or dans sa coiffure19 » par opposition avec les sobres tenues de sa sœur et de la fermière. Le chœur d’introduction de la Reine d’une heure agit quasi en intertextualité avec les patrons de la collection :

La richesse de leur tante, Lady Flinsborough, se mesure à celle de sa robe déployant « quinze aunes de velours ponceau, et par-dessus, des fleurs, des guipures, des passementeries, de l’or21. » L’ensemble de ces composantes tend à faire de l’opéra de salon autant une mise en spectacles du périodique qu’une mise en abyme du salon bourgeois au féminin.

La « régionalisation » culturelle de chaque œuvre

Pour cibler ce lectorat féminin, éclaté dans toute région française a minima, l’ancrage régional semble un facteur incontournable du corpus, d’ailleurs analogue au règne de la couleur locale au théâtre lyrique. L’origine géographique et les didascalies dans notre tableau (2e colonne) valorisent le réalisme recherché en conséquence. Mais les co-auteurs ne s’en tiennent pas là. La pastorale provençale de Jean Noël,le manoir breton dynastique de La Dame de compagnie s’ancrent également en corrélation du matériau musical : rythme proche d’une farandole (Allegro moderato, 6/8) pour l’un, gigue pour chacune des ouvertures.

Le détail des costumes et du décor participe de la vraisemblance socioculturelle. Ainsi, la saynète bretonnante de la Dame de compagnie prend appui sur la tradition vestimentaire – la jeune Jeanne du manoir apparaît « cousant près de la fenêtre en costume de jeune Bretonne22 » – pour glisser vers une comique transgression des mœurs. Cette tradition obsolète devient une contre-valeur au profit d’une mode résolument fashion, en relation intertextuelle avec le périodique, dont la logique éditoriale est d’orchestrer une réciprocité de procédés publicitaires. Effectivement, lorsque Jeanne réapparaît déguisée en impertinente dame de compagnie, elle bouleverse la vétusté des coutumes :

En sus des costumes, l’apport visuel des gravures en frontispice n’agirait-il pas à la manière d’un plan géométral des livrets professionnels de mise en scène24 ? Certes, la presse illustrée décline des gravures légendées depuis longtemps. Mais de récentes études démontrent comment le support éditorial du texte dramatique contribue aux premières manifestations scripturaires et iconographiques de la mise en scène25. Ici, la gravure de F. Lix, véritable scène de genre dans la filiation picturale hollandaise, orne l’album La Cigale et la Fourmi. Les détails d’ameublement, de costumes et de coiffes signalent les Flandres selon un souci de vraisemblance et une restitution minutieuse des moindres détails quant à la réalisation théâtrale. En outre, la dramaturgie de la gravure théâtralise l’attitude des ouvrières dentellières sur un cadrage qui fait sens, renforcé par la légende en bandeau. Sous la source lumineuse outrancière de la fenêtre, les postures – les jeunes sœurs de face, la fermière assise de profil – restituent la situation du final selon le positionnement du public. Il s’agit de l’exclamation de la dentellière fourmi lorsque sa sœur cigale se met in fine au travail : « Bravo, Mariette… bravo26 ! » En bref, l’esthétique du tableau sert le croquis de mœurs à la Gavarni pour célébrer la solidarité familiale autour du travail.

Ill. 5 : F. Lix, La Cigale et la fourmi, gravure frontispice, dans Magasin des demoiselles, octobre 1877.

Quant à la gravure de Jean Noël par Gérard, elle restitue les didascalies qui réactivent une sorte de pastorale provençale. Le plus surprenant est qu’elle investisse le milieu bourgeois du théâtre de paravent, à l’instar du canevas de La Nuit de Noël des Sand à Nohant27 :

Ill. 6 : Gérard, Jean Noël, gravure frontispice, Magasin des demoiselles, octobre 1865.

La régionalisation n’est pas seulement visuelle et musicale, elle s’ancre également dans le texte d’opéra. Par exemple, dès le chœur d’introduction, la région invoquée est célébrée par ses particularismes culturels : « Ô blondes filles de la Flandre / Voici les gais ménétriers / À la kermesse il faut vous rendre29. »

Il en va de même dans la chanson de Mariette (la cigale aux abois) qui simule la « Cigale des rues » à l’instar de la chanson des goguettes – « Passant, c’est la pauvre Flamande / Errant loin du toit paternel30 ». Dans cette presse féminine, le savoir-faire de dentellière, mis en scène dans le duo31, nous interpelle pour son intertextualité avec les patrons de broderie. Le geste de l’apprentie brodeuse devant sa sœur s’y énonce en chantant, à l’instar d’un cours de broderie, spécialité de Malines : « Allons, du courage ! / C’est déjà bien mieux, / Poursuis ton ouvrage, /Je te suis des yeux. / Sous tes doigts agiles, / Je vois se changer / Tous ces fils fragiles / En tissu léger32. »

L’ancrage socioculturel de l’Angleterre puritaine (La Reine d’une heure) est moins moralisateur. Son ressort comique provient du décalage entre l’époque troublée (guerre civile entre les Stuart et les puritains) et la situation pittoresque vécue par les anglaises. D’une part, le décor est austère :

D’autre part, rien de sévère ni de dogmatique dans les jeux de rôle qu’endosse la fausse reine d’Angleterre, la jeune couturière Lilias34, ou encore chez la pittoresque lady, gouvernant dans son comté aussi fermement que la reine Victoria :

Cette profession de foi dépasse les préjugés de l’époque. Elle émane d’une femme ni épouse ni mère (ses nièces forment sa descendance indirecte), au tempérament affirmé, aux opinions politiques engagées et exerçant une fonction publique. Cependant, apprenant que le Parlement vient de virer en faveur de Charles Stuart, elle libère in fine la fausse reine et édicte sa foi pragmatique à l’intention de la jeune génération : « Dans ces temps troublées mesdemoiselles, il faut toujours regarder d’où souffle le vent. Je suis invariable dans mes opinions, je n’en ai qu’une. Celle du plus fort36 ! » En cette première décennie de iiie République, fragilisée par l’instabilité des ministères, l’opinion serait-elle transposable ? Quoi qu’il en soit, la formule désamorce avec ironie les violences de l’histoire anglaise, par ailleurs visitées dans le grand opéra ou au Théâtre-Italien – Marie Stuart en Écosse de François-Joseph Fétis (1823), Maria Stuarda de Gaetano Donizetti (1834) – après les publications historiques de référence de François Guizot37.

« Patron » de l’opéra de salon

« Pour le croquis de mœurs, la représentation de la vie bourgeoise et les spectacles de la mode, le moyen le plus expéditif et le moins coûteux est évidemment le meilleur38. » Détournant la formule de Baudelaire formulée au salon de peinture, notre questionnement porte à présent sur la fabrication d’un opéra de salon, représentant significativement la vie bourgeoise et les spectacles de la mode comme nous venons de l’analyser. Celui-ci est-il également « le moins coûteux […mais] le meilleur » ? Des aspects invariants se dégagent-ils du corpus ?

Dans le supplément annuel du périodique, la présentation de l’opéra se fait en une seule livraison (livret d’un seul tenant, puis partition), sans problème de coupes ou de scansion propres au texte dramatique volontiers publié en feuilleton. Le format de la collection est unanimement en un acte, une analogie avec le lever de rideau de la scène lyrique. Une sorte de patron surgit de l’étude comparée des quatre opéras de salon : neuf à onze scènes aux dialogues foisonnants enserrent six numéros musicaux diversifiés, tous accompagnés au piano.

Tableau 2 : « patron » de l’opéra-comique de salon de Ferdinand Poise (Magasin des demoiselles)

Les composantes musicales sont quasiment moulées sur celles du théâtre lyrique contemporain : une ouverture (ou introduction) au piano, des airs distribués aux protagonistes (couplets, romance, air), un à deux ensembles dont l’incontournable trio ou quatuor final. Entre-temps, un chœur à 2 ou 3 voix égales est probablement destiné aux amatrices plus timides ou moins expérimentées. La spécificité musicale tient en la simplification de tout paramètre de la part d’un compositeur ne dédaignant pas les modalités de cette pratique. Au vu de la production lyrique de Poise sur scène (professionnelle donc), le langage tonal est en effet peu modulant, les tournures mélodiques et l’ambitus vocal de chaque rôle sont sans écueil pour demeurer accessibles. La simplification est moins évidente pour la partie pianistique. Ainsi, le prélude et postlude du chœur d’introduction de La Reine d’une heure déroulent une mélodie soit sinueuse, soit arpégée (main droite) sur un ostinato (deux mesures à la main gauche) qui progresse par marche harmonique. Ce prélude Allegretto n’est pas sans évoquer l’écriture baroque, par exemple celle des virginalistes anglais en concordance de l’ère de Cromwell mise en scène.

Ill. 7 : F. Poise, La Reine d’une heure, chanson d’Harriett(extrait p. 25).

En sus des composantes de l’acte, plusieurs procédés d’écriture émanent également de la scène lyrique. En retenant trois de ces procédés, nous postulons que leur usage inscrit l’opéra de salon dans un véritable champ dramatique, loin du répertoire et de la pratique des romances. La citation musicale révèle, par exemple,un souci de didactisme culturel, qui renforce les rubriques culturelles et historiques du périodique. Si la citation du God Save the Queen est un effet comique attendu dans La Reine d’une heure39, en revanche celle que nous identifions de John Come Kiss Me Now de William Byrd (Renaissance anglaise) sur le pupitre du clavecin40 de La Dame de compagnie est en effet une rare touche d’historicité musicale dans cette collection, à porter au crédit de l’érudit compositeur.

Celle-ci intervient deux ans après l’Exposition universelle de 1878, au cours de laquelle trois concerts anglais au Trocadéro offrent « les premières auditions en France de la musique madrigalesque de Morley, Wilbye et Barnby avec des œuvres récentes41 ». En outre, l’éditeur parisien Chapell propose dans son catalogue les recueils anglais de la Musical Antiquarian Society depuis 1842, recueils conservés à la bibliothèque du Conservatoire de Paris où le compositeur a accompli ses études.

Deux procédés du théâtre lyrique sont transférés à l’opéra de salon pour leur qualité fictionnelle qui élargit le cadre de ce théâtre de société. Le premier, travestissement féminin, est une constante de la dramaturgie lyrique en tout temps. Au sein des quatre opéras, deux cas se signalent par un jeu de rôle divertissant. La jeune couturière Lilias, prisonnière des puritains dans la Reine d’une heure, apparaît sous le costume de la reine d’Angleterre, épouse de Charles Stuart, pour protéger la véritable reine (mélodrame no 342). Cette intrigue provient directement de La Reine d’un jour, opéra-comique d’Adolphe Adam (enseignant de Poise au Conservatoire de Paris), livret de Scribe et de Saint-Georges (1839), demeuré au répertoire des théâtres français43. Second cas de travestissement, celui de la Dame de compagnie a comme toile de fond les mœurs sous la Restauration. Dès l’introduction, la marquise joue au piano une sorte de bourrée en rondeau tout en molestant sa jeune dame de compagnie lors du dialogue en surimpression : « Souvenez-vous que je vous paye pour travailler et pour vous taire ! » Afin d’attendrir la tyrannique maîtresse qui refuse d’accueillir sa petite-fille américaine, celle-ci se présente sous des déguisements successifs dont les didascalies précisent les changements à vue44. De jeune femme effrontée en vieille grenouille de bénitier, le jeu de rôle est plaisant avant d’oser sa véritable personnalité, celle d’une jeune musicienne… capable de déchiffrer la pièce de William Byrd (scènes 10 et 11). Ce ne sont donc point les liens de sang qui renversent la situation, mais les talents de musicienne de la petite-fille qui fléchissent l’orgueilleuse ancêtre. Ce statut efficient et positif de la musicienne, dans une mise en abyme du salon, qui plus est, traduirait-il les prémisses de transformations sociales concernant la condition féminine ? Une condition qu’H. Daumier croque avec mordant dans sa série des Comédiens de société (1858) depuis « L’orchestre dans une maison comme il faut… où l’on se passe la fantaisie de jouer l’opérette » jusqu’à « Toute entière à son rôle d’opérette, Mme de Saint Chalumeau…45 ».

L’espace de la coulisse est, quant à lui, un procédé efficace pour suggérer les distances lorsque l’espace scénique restreint46 ne peut accueillir l’extérieur. Si le procédé est familier à l’opéra contemporain, son usage au salon brise les frontières de l’espace privé continument mis en scène. En effet, ce sont des échos de l’espace public qui introduisent La Cigale et la Fourmi : « Au lever du rideau, on entend au dehors une musique de fête47. » Plus loin, la vente aux enchères de la maison de la cigale est proclamée par une voix parlée masculine :

L’intrusion de l’espace religieux dans Jean Noël est plus spectaculaire : le chœur en coulisse « Marthe, espère ! » exhorte la jeune provençale à l’espérance alors que le dénuement atteint les habitantes de la chaumière. L’accompagnement de l’« harmonium dans la coulisse », l’écriture aérée à trois voix sans basse, le mouvement de tierces parallèles sur une pédale haute de dominante pianissimo confèrent au chœur féminin un aspect séraphique, tandis que la longue vocalise conclusive, sur cadence plagale, entérine le style religieux académique.

Ill. 8 : F. Poise, Jean Noël, chœur no 3 (extrait)

Cette théâtralité du religieux, à laquelle le grand opéra a sacrifié – on peut se référer à la prière des femmes au 5e acte des Huguenots de Meyerbeer – offre un potentiel émotionnel en sus de l’élargissement de l’espace. À l’instar de la messe de minuit, le salon retentit d’effluves saint-sulpiciens.

À l’inverse, nous pourrions interpréter les ensembles vocaux – tel celui célébrant la Saint-Valentin dans La Reine d’une heure (« Allons c’est jour de fête ») – comme une rétroprojection de l’espace d’actes intimes du théâtre vers l’espace réel du salon (lieu de représentation). Cette situation est en effet familière à l’opéra contemporain : voir la sphère féminine autour de l’héroïne au second acte du Freischütz de Weber ou autour de Charlotte de Werther de Massenet. Par les procédés ci-dessus analysés, la représentation d’opéra au salon brouille les limites entre lieu de la fiction d’une part, lieu réel d’autre part, qui est aussi celui de la représentation. Les jeux de rôle des protagonistes les projettent dans un monde pour partie virtuel « qui [leur] permet d’échapper aux pesanteurs et aux interdits des conventions sociales49 ». Sans être « expéditif », l’opéra de salon serait-il donc « peu coûteux » au vu de ses potentialités ?

Nous ne pouvons clore cette approche du genre sans évoquer le recyclage de certains chœurs dans des publications spécialisées. Ce dernier amplifie le cercle du théâtre de société et témoigne de la persistance d’une pratique mondaine après 1870, migrant depuis l’espace domestique vers celui didactique. Ainsi le chœur de la Saint-Valentin, introduisant La Reine d’une heure, est inclus dans le recueil Récréations musicales Chœurs pour jeunes filles chez l’éditeur Hennuyer. Au vu de l’« Avertissement », cette publication cible à présent les pensionnats féminins et corrobore nos remarques désignant l’opéra de salon comme lieu d’apprentissage :

Représentations du bonheur des dames

À l’instar de ce que découvrent Bouvard et Pécuchet dans leur pratique privée de petits-bourgeois, « le théâtre est un objet de consommation comme un autre. Cela rentre dans l’article-Paris51. » Du Second Empire aux débuts de la iiie République, la ligne éditoriale du Magasin des demoiselles couvre toutes les activités d’une bourgeoisie provinciale ou étrangère, avide d’« articles-Paris ». Publier un opéra par an s’avère une opération de clientélisme par les interactions entre mode féminine et théâtre se faisant une publicité réciproque. Les contributions de professionnels de la scène lyrique offrent une sorte de patron de l’opéra de salon, moulé sur les rubriques féminines, ancré dans un espace/temps clairement identifié. Leur intrigue participe de l’enfermement domestique sur la cellule familiale féminine et des diktats de charité chrétienne, deux assignations de la femme en société que le support du journal propage avec prosélytisme. Genre mineur, l’opéra de salon d’un périodique féminin a donc une valeur heuristique par ses aspects ordinaires et calibrés, reflétant les tendances de leur époque.

La mise en abyme d’un acte de salon (et d’une pastorale) peut conduire à d’autres voies que le bovarysme en offrant un rôle social et une pratique artistique aux femmes de la bourgeoisie. D’une part, la fiction promeut la régulation, l’humanisation des relations familiales et sociales derrière le paravent. D’autre part, l’expérience théâtrale mène l’amatrice à une mise en jeu de soi brouillant les frontières du public et du privé, du réel et du fictif. Si peu de transgression des codes bourgeois n’entrave l’éducation féminine, une certaine émancipation pointe chez la truculente Mistress, ancêtre des suffragettes, ou encore chez l’impertinente Dame de compagnie que son talent musical autonomise. Travailler, répéter, puis jouer ces rôles déterminent la jeune fille ou l’épouse tout en déplaçant les interférences entre Je (psyché) et jeu théâtral au gré de chaque scénario. Celles-ci nourrissent ce que Françoise Héritier nomme

 (Université Paul Valéry Montpellier 3 – EA 4424 CRISES)

Notes

1  Joël-Marie Fauquet, « Privé ou public ? », dans Jean-Claude Yon et Nathalie Gonidec (dir.), Tréteaux et paravents. Le théâtre de société au xixe siècle, Paris, Creaphis Éditions, 2012, p. 10.

2  Maurice de Flassans, Les Français peints par eux-mêmes, Paris, 1841, vol. 2, p. x.

3  Voir Sabine Teulon Lardic, Ferdinand Poise (1828-1892) : contribution à l’étude de l’opéra-comique, thèse de doctorat, Paris-IV Sorbonne, 2002 (2 vol.). En particulier le chapitre Le Magasin des demoiselles, vol. 1, p. 184-194.

4  Le théâtre de société est lancé par Charles Collé en 1768.

5  Olivier Bara et Marie-Ève Thérenty, « Presse et scène au xixe siècle. Relais, reflets, échanges »,dans Olivier Bara et Marie-Ève Thérenty (dir.), Presse et scène au xixe siècle, [Medias19]. Consulté le 30 mars 2015.

6 Leur typologie est étudiée par Jean-Claude Yon, « Le théâtre de société au xixe siècle : une pratique à redécouvrir », dansTréteaux et paravents, op. cit., p. 13-29. En fin de siècle, le milieu aristocrate la pratique encore à Paris : voir Jean-Christophe Branger, « Représenter l’opéra dans son salon : les activités de Fernand de la Tombelle », dans Les Lieux de l’opéra en Europe, Solveig Serre et Caroline Giron-Panel (dir.), colloque de l’Opéra-Comique et l’École nationale des Chartes,(21-23 nov. 2013), à paraître.

7  M. de Flassans, op. cit.

8  Se référer à l’illustration no 1.

9  « Le patriarcat ne désigne pas seulement une forme de famille fondée sur la parenté masculine et la puissance paternelle. Le terme désigna aussi toute structure sociale qui prend sa source dans le pouvoir du père. » Élisabeth Badinter, L’un est l’autre – Des relations entre hommes et femmes, Paris, Éditions Odile Jacob, 1986, p. 107.

10  La Cigale et la Fourmi, dans le Magasin des demoiselles, supplément d’octobre 1877, p. 1.

11  Air no1, dans La Cigale et la Fourmi, op. cit., p. 3.

12 Ibid., p. 5.

13 Ibid., duo no3, p. 7. Les mélodies et chœurs sur ses fables font florès en ce milieu de siècle : Jacques Offenbach (Six Fables de La Fontaine, 1842), Charles Gounod (La Cigale et la Fourmi, chanson à quatre voix, 1856).

14  Voir le lien entre grand-mère et petite-fille au cœur de l’intrigue de La Dame de compagnie.

15  La Cigale et la Fourmi, op. cit., scène 9, p. 12.

16  Cette pastorale provençale est étudiée dans un article précédent. Sabine Teulon Lardic, « Jean-Noël, opérette de salon de F. Poise (1865) : représentation christianisée du pastoureau », dans Jocelyne Carbonnel (dir.), Bergers d’Europe : pratiques, rites et fêtes, actes du séminaire international F.E.R. Eurethno, Paris, L’Harmattan, 2012.

17  Jean Noël, dans Le Magasin des demoiselles, supplément d’octobre 1865, scène 3, p. 6.

18  Ibid., duo no 4.

19  La Cigale et la Fourmi, op. cit., scène 4, p. 5.

20  La Reine d’une heure, dans le Magasin des demoiselles, supplément d’octobre 1880, p. 1.

21  Ibid., p. 5.

22  La Dame de compagnie, dans le Magasin des demoiselles, supplément d’octobre 1877, scène 1, p. 1.

23  Répliques parlées successives de Jeanne (ibid., scène 4, p. 3-4).

24  Telle la collection de Louis Palianti pour la scène d’opéra. Voir à ce propos Isabelle Moindrot, « Après la première, les reprises. Réflexions sur la mise en scène lyrique en France au xixe siècle », dans Mara Fazia et Pierre Frantz (dir.), La Fabrique du théâtre. Avant la mise en scène (1650-1880), Paris, Desjonquères, collection « L’Esprit des lettres », 2010, p. 408-424.

25  Notamment la Revue dramatique, pionnière en la matière.Voir Sylviane Robardey-Eppstein, « Les mises en scène sur papier-journal : espace interactionnel et publicité réciproque entre presse et monde théâtral (1828-1865) », dans Olivier Bara et Marie-Ève Thérenty (dir.), Presse et scène au xixe siècle, op. cit.

26  La Cigale et la Fourmi, scène 9, p. 11.

27  George Sand, Théâtre de Nohant, Paris, Lévy, 1864.

28  Jean Noël, op. cit., p. 4. En octobre 1864, Ferdinand Poise et Alphonse Daudet créent Les Absents, lever de rideau au théâtre de l’Opéra-Comique, qui se déroule à l’intérieur d’un mas provençal. Les analogies entre les deux intérieurs semblent démontrer ici l’influence daudétienne. Voir Sabine Teulon Lardic, « Les Absents (1864) d’A. Daudet et de F. Poise : écologie provençale pour la scène parisienne », dans Jean-Christophe Branger et Sabine Teulon Lardic (dir.), Provence et Languedoc à l’opéra au xixe siècle : cultures et représentations (1850-1920), colloque de Saint-Étienne et de Nîmes (2014), Publications de l’univ. de Saint-Étienne, 2017, p. 85-108.

29  La Cigale et la Fourmi, scène 1, p. 3.

30  Ibid., scène 7, p. 9. La chanson Cigale des rues (ca 1860) de Savinien Lapointe est répertoriée comme prototype des plus belles chansons de goguette dans Claude Duneton, Histoire de la chanson française, Paris, Éditions du Seuil, 1998, vol. 2, p. 643.

31  Ibid., duo « Commencez, je regarde », p. 10.

32  Ibid., duo no5, p. 33-34.

33  La Reine d’une heure, scène 1, p. 3.

34  « À me recevoir / Westminster s’apprête / Courbez devant moi / Vos fronts orgueilleux » (La Reine d’une heure, air de Lilias no 3 B, p. 17).

35 Ibid., no 2, p. 14.

36 Ibid., p. 15.

37  François Guizot, Histoire de la révolution d’Angleterre depuis l’avènement de Charles 1er, Paris, A. Leroux et C. Chantepie, 1826.

38  Charles Baudelaire, « Le croquis de mœurs » [Le Figaro, 1863]. Article repris dans C. Baudelaire, Critiques d’art, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992, p. 346.

39  « Vive la reine ! », chœur à trois voix, dans La Reine d’une heure, n° 5, p. 31-32, 36-37.

40  Ibid., p. 25-28.

41  Katharine Ellis, article « Angleterre », dans Joël-Marie Fauquet (dir.), Dictionnaire de la musique en France au xixe siècle, Paris, Fayard, 2003, p. 48.

42  Le mélodrame ménage le suspens de l’identité de Lilias tout au long d’une progression harmonique sur pédale de dominante : un procédé également spécifique de l’écriture mélodramatique à l’opéra.

43  Dans cet opéra, une reine de circonstance « n’est autre que Francine Camusat, marchande de modes de Calais qui débarque sur le sol anglais, passe pour la femme de Charles II, attire l’attention de R. Cromwell et des puritains, et favorise, sans s’en douter, la rentrée dans ses États de la princesse […] qui vient partager les dangers de son royal époux. » Félix Clément et Pierre Larousse, art. « Reine d’un jour », dans Dictionnaire des opéras contenant l’analyse et la nomenclature de tous les opéras et opéras-comiques représentés en France et à l’étranger […] complété par des Suppléments périodiques (Paris, Administration du Grand Dictionnaire universel, [1881]), p. 567.

44  « En réalité, il n’y a que deux costumes. Car sur le costume indiqué pour la scène 4, Jeanne mettra pour la scène 1 une cape bretonne et pour la scène 7 un manteau de soie feuille morte à capuchon et une perruque à boucles blanches. Le changement pour le dernier costume s’effectue pendant les scènes 7 et 8. » La Dame de compagnie, page titre.

45  Honoré Daumier, « Les comédiens de société », Le Charivari, 20 avril au 8 mai 1858.

46  Hervé Lacombe, Les Voies de l’opéra français au xixe siècle, Paris, Fayard, 1997, p. 124-126.

47  La Cigale et la Fourmi, p. 3.

48  Ibid., scène 7, p. 8.

49  Agathe Novak-Lechevalier, « Le théâtre de société, objet romanesque : du théâtre de société au théâtre social », dans Tréteaux et paravents, op. cit., p. 79.

50  « Avertissement », dans Récréations musicales / Chœurs pour jeunes filles extraits d’opéras-comiques pour la jeunesse, Paris, A. Hennuyer, 1887, 2e de couverture. Plus tard, c’est l’éditeur Lemoine qui propose une nouvelle édition de l’acte entier : La Reine d’une heure, opéra-comique en un acte / paroles de A. Beaumont / musique de F. Poise, Paris, Henry Lemoine éditeurs, 1927.

51  Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, éd. Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1979, p. 216.

52  Françoise Héritier, Masculin/Féminin – La pensée de la différence, Paris,Éditions Odile Jacob, 1996, p. 22.

Pour citer ce document

Sabine Teulon Lardic, « L’opéra de salon ou un salon à l’opéra : les contributions de Ferdinand Poise au Magasin des demoiselles (1865-1880) », Presse et opéra aux XVIIIe et XIXe siècles, sous la direction d'Olivier Bara, Christophe Cave et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-et-opera-aux-xviiie-et-xixe-siecles/lopera-de-salon-ou-un-salon-lopera-les-contributions-de-ferdinand-poise-au-magasin-des-demoiselles-1865-1880