Presse et opéra aux XVIIIe et XIXe siècles

Les évolutions du roman musical au temps de l’avènement du mystère urbain : dynamiques génériques de l’an 1843

Table des matières

FILIPPOS KATSANOS

Des travaux séminaux de Ferdinand Brunetière aux théories contemporaines de Franco Moretti, le modèle évolutionniste darwinien a offert à la critique littéraire un cadre pérenne pour penser l’histoire littéraire et ses ruptures1. Qu’ils soient assimilés ou prudemment comparés aux êtres vivants, les genres occuperaient le centre de la vie littéraire et suivraient scrupuleusement les lois de l’évolution et de la sélection naturelle. Indépendamment de la définition précise qu’on leur donne, qu’on reconnaisse en eux une spécification thématique ou poétique commune à un ensemble d’œuvres, les rapports de force qui s’établissent entre eux sont toujours expliqués de la même façon : les genres qui survivraient et s’imposeraient sur tous les autres sont ceux qui auraient le mieux su se transformer pour s’adapter le plus efficacement à l’écosystème socio-culturel en place. Une telle vision des genres est omniprésente, que ce soit de façon consciente ou non, dans nos imaginaires d’historiens de la littérature qui sont en quête constante de la moindre innovation poétique appelée par la suite à donner naissance à une école, à devenir dominante, puis à être appréhendée rétrospectivement par la critique comme le spécimen le plus caractéristique de la littérature d’une époque. Si un tel cadre conceptuel a l’avantage de nous présenter une image claire et pédagogique de l’histoire littéraire en insistant sur le processus d’engendrement de nouveaux genres par différenciation progressive au fil du temps, il aboutit souvent à des schémas réducteurs qui minorent le fait que l’espace discursif, qu’il soit littéraire ou non, ne fonctionne pas de façon fortement cloisonnée mais comme un véritable continuum où domine un principe d’hybridation généralisée.

Cette incapacité des taxinomies génériques à refléter la vitalité d’un champ discursif foisonnant voire chaotique, a donné lieu à d’innombrables polémiques parmi la critique. D’un côté, Gérard Genette est le représentant le plus typique d’un certain pragmatisme méthodologique. Tout en plaidant en faveur de l’utilité du concept de « genre » pour désigner une spécification de contenu, il ne manque pas pour autant de nous mettre en garde contre la frénésie d’un étiquetage générique forcé aboutissant souvent à une représentation trompeuse de l’espace littéraire : « L’histoire de la théorie des genres », écrit-il, « est toute marquée de ces schémas fascinants qui informent et déforment la réalité souvent hétéroclite du champ littéraire et prétendant découvrir un système naturel là où ils construisent une symétrie factice à grand renfort de fausses fenêtres2. » De l’autre côté, se trouvent ceux qui sont davantage sceptiques envers le concept et qui, à l’instar de Jacques Derrida, se plaisent à récuser l’utilité de toute taxinomie générique en soulignant l’entropie inhérente au champ littéraire : régis par une « loi d’impureté », une « loi de contamination », il serait impossible pour les genres littéraires de ne pas se mélanger. En d’autres termes, le genre ne serait donc pas une essence en soi radicalement séparée des autres mais davantage le fait d’une « participation sans appartenance3 » à plusieurs autres genres dont le mode d’hybridation constituerait sa spécificité même. La taxinomie traditionnelle laisserait ainsi place à une sorte de continuum générique.

C’est à partir de cette dernière hypothèse de la « loi du genre » énoncée par Derrida que le présent article cherchera à examiner les dynamiques qui président à l’évolution de deux genres romanesques du xixsiècle, le « roman musical » et le « mystère urbain ». Après avoir retracé la genèse et les enjeux en termes d’écriture de ces deux genres, nous verrons comment ils entrent en interaction à partir de l’exemple de deux romans-feuilletons publiés, à partir de l’année 1843, dans la Gazette des femmes et le Monde musical.

Un roman musical pour une époque musicale

Genres qui naissent et connaissent un premier épanouissement dans les décennies 1830-1840, le roman musical et le mystère urbain semblent avoir des préoccupations thématiques différentes, ce qui fait d’eux, au départ, deux genres radicalement séparés.

Le premier constitue un type spécifique de ce que la critique désigne souvent sous l’appellation de « roman de l’artiste4 ». Avec une grande variété de tons, il privilégie la représentation des milieux sociaux qui gravitent autour des scènes lyriques, du beau monde qui fréquente les orchestres jusqu’aux misères d’artistes en quête d’inspiration ou tout simplement désargentés. Le second a une ambition totalisante plus importante. Considéré souvent comme le précurseur du « roman social », il s’attache à l’exploration sociologique de la grande ville moderne et cherche à dévoiler les intrigues qui naissent de la cohabitation, au sein de l’espace urbain, d’un nombre de populations socialement très diverses : la peinture des bas-fonds et des mœurs pittoresques des « classes dangereuses » y occupe une place centrale et nourrit un sensationnalisme très prisé à une époque où les classes bourgeoises dominantes découvrent avec inquiétude les réalités de la vie des classes populaires.

Bien que très différents quand on les considère sous l’angle de leur thématique, le roman musical et le mystère urbain partagent néanmoins une même origine qui vient informer en grande partie leurs poétiques. Ils naissent tous les deux de l’hybridation fondatrice pour l’ère médiatique entre journalisme et fiction5 et font partie de ces « romans de la démocratie » qui, répondant à une forte demande de lecture, rendent « inévitable la confrontation de l'auteur avec un lecteur qui est juridiquement son égal et qui peut être n'importe qui : une femme, un domestique, un épicier6 ». En d’autres termes, l’enjeu principal, pour l’un comme pour l’autre, est communicationnel : il s’agit de rendre « lisibles » les mondes urbain et musical pour un lecteur appartenant – certes idéalement plus que réellement – à n’importe quelle classe sociale.

Le roman musical apparaît dans les années 1830 dans les colonnes de critique musicale qui occupent au cours de la décennie une place grandissante au sein des périodiques7. L’œuvre matricielle intitulée Le Balcon de l’Opéra de Joseph d’Ortigue est saluée, en 1833, par Pétrus Borel, comme venant combler un manque dans le paysage littéraire. Dans cet article enthousiaste le critique souligne le retard de la littérature à prendre conscience des bouleversements socioculturels et à les accompagner. L’entrée effective dans ce qu’il désigne comme une « époque musicale » où les scènes lyriques jouent un rôle de premier plan dans la vie culturelle du pays ne semble pas préoccuper une littérature reconduisant les vieilles thématiques de certains genres populaires comme le roman d’aventures maritimes. Or :

Vous voulez faire de l’actuel ? Faites donc au moins des romans musicals [sic]. Laissez pour longtemps votre littérature maritime et autre. Vous voulez faire de l’actualité ? Mais qu’a d’actuel la marine ? quel lien, quel chaînon la rattache à notre époque ? Sommes-nous flibustiers ? Quoi ? Qu’est-ce ? Qu’en voulez-vous faire ? Où voulez-vous nous mener ? Que nous importent artimon, bastingage, branle-bas et Jean Bart ? Je vous en prie, parlez-nous un peu d’orgues, de théorbes, d’épinettes ; parlez-nous un peu de la chapelle Sixtine, d’Allegri, de Palestrina, de Pergolèse, de Jean Mouton, de Leo, de Sébastien Bach. Voici M. Joseph d’Ortigue qui, le premier entre en lice ; merci à M. d’Ortigue8.

Pétrus Borel se fait ici le porte-parole des lignes artistiques d’une ère médiatique qui met l’actuel et le proche au centre de ses préoccupations, qui exige de l’Art d’être un reflet fidèle de la société dans laquelle il évolue. L’ouvrage de Joseph d’Ortigue est ainsi présenté comme le premier à prendre conscience de cette entrée dans l’« époque musicale » et à opérer une conversion thématique justifiée et nécessaire vers ce « roman musical » que le critique appelle de ses vœux.

Ill. 1 : Page titre de l’ouvrage de Joseph d’Ortigue, Le Balcon de l’Opéra, Paris, Librairie d’Eugène Renduel, 1833.

Toutefois même si Pétrus Borel qualifie Le Balcon de l’Opéra de « roman », il se montre extrêmement lucide sur le fait que, du point de vue poétique, le texte n’est pas tout à fait conforme à cette étiquette. D’Ortigue lui-même ne prévenait-il pas son lecteur dans sa préface qu’il ne s’agissait pas d’un roman mais plus simplement d’un « recueil d’articles sur la musique9 » ? Le passage de la page du journal au volume, la compilation et l’organisation de plusieurs articles en quelques chapitres thématiques sont en effet les seuls éléments qui rapprochent cet ouvrage de la présentation matérielle d’une fiction romanesque. Nous n’y trouvons nulle intrigue narrative et l’unique facteur de cohésion du livre n’est autre qu’un éthos critique fondé sur un style enjoué et conversationnel.

Cette omniprésence d’une matrice journalistique qui aboutit à des textes trop « arides » pour les lecteurs, au détriment de la matrice littéraire, fera l’objet de la seule critique de la part de Pétrus Borel :

Pourquoi M. d’Ortigue n’a-t-il pas refondu et remanié ces feuilletons ? Pourquoi n’a-t-il pas fait un ensemble attachant, entraînant, agréable et atourné d’alléchants épisodes ? Qui, plus que les musiciens, abondent en bizarres anecdotes ? Quand on dit de bonnes choses, il faut les dire de manière à avoir un auditoire nombreux autant que possible. Il aurait dû surtout, avec plus de soin, retrancher de ces comptes rendus tout ce qu’il y avait de journalisme, c’est-à-dire parler simplement des maîtres et de leurs œuvres, sans mentionner le théâtre, la mise en scène, les organes, Lablache, Pasta, Malibran10.

Le reproche concerne ici avant tout le style du livre qui ne semble pas être fait pour s’adresser à un lectorat voulu le plus large possible, un impératif de plus en plus catégorique dans un moment où la gestion capitalistique croissante qui régit le monde de l’imprimé exige l’écriture de textes les plus inclusifs possible. Ce qui fait défaut à l’ouvrage de Joseph d’Ortigue pour rendre son texte universellement lisible, c’est un véritable travail de fictionnalisation qui extirperait le texte journalistique du contexte particulier sur lequel il s’appuie – telle mise en scène de telle œuvre dans tel théâtre – et qui rendrait possible une lecture métaphorique plus abstraite, susceptible d’intéresser même ceux qui ne connaissent ni ne fréquentent nécessairement les scènes musicales. Pour parler en termes aristotéliciens, il s’agirait donc d’opérer une grande mutation poétique qui ferait basculer le texte du domaine de la chronique, de l’Histoire, de ce qui a véritablement eu lieu, vers le domaine « plus philosophique » de la fiction littéraire, du « possible selon le vraisemblable11 ».

Ce type de tension créatrice qui sera au centre de toutes les poétiques du xixsiècle, trouvera progressivement pour le roman musical son point d’équilibre. Sous l’impulsion d’une presse spécialisée de plus en plus active au cours de la décennie 1830 et de plus en plus soucieuse de démocratiser un discours sur la musique, paraissent divers romans qui parlent de l’actualité musicale sous le masque de la fiction. Les commandes que Balzac exécute pour la Gazette musicale ou pour La France musicale,respectivement Gambara en 1837 et Massimilla Doni en 1839, sont parmi les exemples les plus célèbres12.

Mysterymania : le succès commercial d’une poétique novatrice

L’apparition du mystère urbain intervient plus tardivement, au début des années 1840, mais les enjeux d’écriture restent les mêmes : il s’agit de trouver un juste équilibre entre la matrice littéraire et médiatique, l’universalité de la fiction qui permet une lecture métaphorique et l’écriture référentielle du journal. La matrice du genre n’est autre que Les Mystères de Paris d’Eugène Sue qui commencent à paraître dans le feuilleton du Journal des débats à partir de juin 1842.

Comme c’était le cas avec l’ouvrage de Joseph d’Ortigue, celui de Sue marque de façon irréversible et définitive la conversion du roman vers des thématiques plus actuelles, non plus artistiques cette fois-ci, mais urbaines et sociales. Nous savons par ailleurs, à partir de la biographie de l’auteur, le rôle crucial que les milieux de l’édition, et notamment le libraire Gosselin, ont joué dans le choix de cette thématique, jusque-là, ignorée, à quelques exceptions près, par la majorité des romanciers et appelée à assurer à Sue une gloire littéraire sans précédent13. Mais plus significativement, ce qui est le plus étonnant à propos de ce roman et qui fascine toujours les chercheurs, est le fait qu’il constitue, pourrait-on dire de façon anachronique, la manifestation d’un phénomène de « culture de masse » en plein milieu du xixsiècle : pour la première fois les lecteurs de la bonne bourgeoisie et les classes populaires vivaient une fiction au même rythme et avec la même intensité. En d’autres termes le roman de Sue réussit parfaitement un véritable tour de force en réalisant ce que Pétrus Borel aurait souhaité, au début des années 1830 pour le roman musical : qu’il devienne une fiction pédagogique, inclusive parlant un langage universel et s’adressant à un lectorat élargi.

Les causes d’un tel succès sont certes en partie conjoncturelles. Non seulement ce roman philanthropique est publié au moment opportun d’une prise de conscience, à partir de diverses enquêtes sociales14, du « problème sécuritaire » posé par les nouvelles populations pauvres affluant vers les villes mais il bénéficie également de la souplesse qu’offre la publication feuilletonesque : s’adressant d’abord au public bourgeois du Journal des débats, Sue se permet de modifier ultérieurement le pacte romanesque en saluant, au début de la sixième partie de son livre, son nouveau lectorat ouvrier. Toutefois la popularité du roman tient également en grande partie à sa poétique novatrice qui hybride harmonieusement écriture référentielle et fiction.

La dynamique romanesque traditionnelle qui procède par le déploiement progressif d’une intrigue se double pour la première fois d’une dynamique proprement journalistique : celle d’un dévoilement des aspects cachés du monde contemporain censé apporter au lecteur un gain de savoir considérable. Sue retient ainsi pour sa fiction, l’aspect le plus sensationnel de la matrice médiatique, celui d’une posture journalistique propre à la presse à sensation, en promettant à ses lecteurs de tirer le rideau tantôt sur le scandale de la barbarie des « classes dangereuses », tantôt, quand il évoluera vers un socialisme philanthropique, sur celui de la cruelle indifférence des riches pour les misères des classes populaires.

Cependant à l’exception de l’adoption de cette posture journalistique omniprésente dans le roman, Sue travaille dans son texte à un rééquilibrage permanent entre l’écriture référentielle et fictionnelle : il opte pour une énonciation clivée qui se partage entre narration et discours auctoriaux ayant souvent tendance à ancrer la fiction romanesque dans l’actualité. Ce clivage se trouve reproduit au niveau typographique par la présence d’un paratexte massif composé de notes de bas de page à caractère fortement informatif et visant au niveau de la réception à soulager quelque peu la fiction romanesque divertissante du fardeau « documentaire » de l’écriture journalistique15.

Compte tenu du succès international que connurent Les Mystères de Paris, présentés partout dans le monde comme un véritable événement littéraire, leur poétique novatrice ne pouvait naturellement qu’accéder au statut de modèle à imiter selon la même logique qui a transformé des succès commerciaux plus anciens en de véritables moules littéraires dans lesquels toute la production romanesque européenne s’est fondue pendant des décennies.

Centres et périphéries du système littéraire : le roman musical « mystérisé »

Si, dans les années 1830, Balzac déplorait le succès de romans « walter-scottés » et satirisait dans le protagoniste d’Illusions perdues un « singe de Walter Scott », dans les années 1840, Arthur de Drosney remarque à son tour, non sans ironie, que le besoin de son époque est à la « mystérisation » et que les « mystériographes » ne cessaient ainsi de se multiplier16. Propulsés au centre du système littéraire français, Les Mystères de Paris sont, même avant la fin de leur publication, massivement imités, comme Ivanhoé l’a été pendant les décennies précédentes. Toutefois, à la différence du roman historique, le mystère urbain exerce son attraction bien au-delà de son domaine thématique de prédilection, voire au-delà du seul domaine romanesque.

Cette attraction du nouveau modèle dominant, plus diffuse qu’auparavant, tient en grande partie à la posture médiatique d’Eugène Sue que nous avons évoquée plus haut et qui est retenue par les contemporains comme le trait saillant et le plus novateur, en somme, de sa poétique. L’écriture de « mystères » est ainsi identifiée plus qu’à une thématique sociale, à un certain type de voyeurisme discursif typique de la posture journalistique. Ainsi La Caricature du 20 novembre 1842, dans une gravure intitulée « Un travestissement littéraire », tout en satirisant le dandy Sue qui avait l’habitude de faire la tournée des bas-fonds déguisé en ouvrier, fustige également la banalisation d’un éthos discursif importé du journal dans le champ littéraire : celui qui consiste en l’indiscrétion d’un regard qui vient se poser sur un objet curieux, généralement inaccessible au regard public17.

Ill. 2 : « Un littérateur distingué, en costume de travail, à la recherche des Mystères de Paris », dans Jacques Platier, « Un travestissement littéraire », La Caricature, 20 novembre 1842.

L’ascendant que prend ce dispositif énonciatif médiatique sur l’intrigue mélodramatique dans la réception des Mystères de Paris, entraîne un élargissement de l’aire d’influence du mystère urbain vers d’autres genres textuels à thématiques et poétiques radicalement différentes : le roman historique, le roman de mœurs, le pamphlet, la satire, le guide touristique, les enquêtes, toute la production imprimée, dans les années 1840, se trouve immanquablement touchée par cette posture « mystériographique » qui se place désormais au centre de toutes les poétiques textuelles.

Le roman musical ne fait pas exception : genre plus ancien désormais relégué à la périphérie du système littéraire, il est appelé à évoluer pour survivre. Or y a-t-il meilleure stratégie de survie que celle qui consiste à se rapprocher du centre, à se greffer sur le modèle dominant afin de profiter de son succès et redonner une nouvelle vigueur à un genre qui s’essouffle ?

Avant même la fin des aventures du prince de Gerolstein et de sa fille, divers périodiques annoncent la publication de mystères portant cette fois-ci non plus sur la grande cité parisienne mais sur l’univers musical. Dès le 28 janvier 1843, la Gazette des femmes,hebdomadaire féminin paraissant tous les samedis, lance la publication des Mystères du Grand Opéra18, roman cosigné par « Léo Lespès » et la « Marquise de Vieuxbois », auteurs dont l’identité véritable est problématique19.

Ill. 3 : Gazette des femmes, 28 janvier 1843.

Quelques mois plus tard, Le Monde musical, hebdomadaire spécialisé paraissant tous les jeudis et dont les bureaux sont installés à deux pas de l’Académie royale de musique, s’engage dans la même voie. Constatant que « depuis la publication des Mystères de Paris de M. Eug. Sue, la mode est aux Mystères20», le périodique annonce la parution prochaine, à partir du 11 mai 1843, des Mystères de l’Opéra21 par Albéric Second.

Ill. 4 : Le Monde musical, 11 mai 1843.

La fusion générique qui aboutit au « mystère musical » quoique surprenante à première vue si l’on se situe strictement au niveau thématique, semble dans une certaine mesure naturelle quand on compare la façon dont s’établit le pacte romanesque dans chacun de ces deux genres. Le mystère urbain comme le roman musical sont conçus comme des fictions inclusives dans lesquelles des lecteurs de toute sorte, guidés par un pédagogue indulgent, accroissent leurs savoirs sur un objet précis. Si le roman de Sue se proposait d’apprendre à son lectorat bourgeois la philanthropie grâce à des personnages comme le prince Rodolphe ou à son lectorat populaire la probité morale à travers des cas exemplaires comme celui de Fleur de Marie, les deux romans qui nous intéressent ici font de même concernant l’univers de l’opéra.

Deux fictions pédagogiques sur l’univers de l’opéra

Dans le cas de la Gazette des femmes comme dans celui du Monde musical, la fiction pédagogique se met en place exactement selon les mêmes règles. Le relais du lecteur est un personnage principal ignorant conduit aveuglement par un « cicerone » – le mot est présent dans les deux romans – plus savant que lui. Dans Les Mystères du Grand Opéra destinés explicitement à un public féminin, le personnage principal, Delicia qui souhaite faire carrière sur la scène lyrique, prend les habits d’homme et le prénom de Lionel, et visite l’Académie royale de musique guidée par un vieillard mystérieux, Antoine, qui connaît bien les lieux et toutes les histoires qui s’y cachent. Dans Les Mystères de l’Opéra, le protagoniste est nommément identifié à l’auteur, Albéric Second22. Bien avant l’incendie de l’Opéra Le Peletier en 1873 et les rumeurs qui se répandent au sujet d’un supposé fantôme causant des accidents meurtriers, l’auteur choisit pour cicerone un personnage réel se manifestant de façon surnaturelle : il s’agit d’un fantôme inoffensif et comique, celui d’Antoine-Alexandre-Henri Poinsinet, dramaturge et librettiste français du xviiisiècle « beaucoup plus fameux, par les mystifications dont il fut l’objet, que par ses ouvrages23 ». À Poinsinet vient s’ajouter plus tardivement un autre cicerone, fruit d’un échange entre Albéric Second et l’une de ses lectrices, ce qui n’est pas sans rappeler l’un des grands mythes littéraires attachés aux Mystères de Paris : celui d’avoir été la première grande fiction participative où les lecteurs par la correspondance envoyée à l’auteur auraient contribué à la construction de l’intrigue. Le jeudi 3 août 1843 dans Le Monde musical, à la place de la septième livraison des Mystères Albéric Second publie la lettre que lui aurait envoyée une correspondante anonyme :

Monsieur,

J’ai lu tout récemment dans l’Écho des théâtres un article spirituel où il était parlé de votre malencontreuse visite dans les coulisses de l’Académie royale de Musique, et des suites fâcheuses qu’elle a eues. Si je m’en rapporte à l’Écho, l’administration vous aurait supplié de ne plus reparaître dans le sanctuaire, tant que durera la publication de vos Mystères. On dirait, toute comparaison à part, bien entendu, que l’on redoute pour vous la fin tragique du malheureux Orphée. Dans une pareille occurrence, Monsieur, je me suis sentie prise d’une belle compassion pour votre triste sort. Si votre infortune ne m’a pas tiré des larmes, cela tient uniquement à ce qu’ayant beaucoup gémi la semaine dernière, je n’avais probablement pas de pleurs disponibles pour l’instant. Quoi qu’il en soit, je suis aussi bien, et peut-être mieux que personne, en position de vous donner toutes sortes de renseignements précis touchant les coulisses de l’Opéra. Voici bientôt quatre ans que j’y figure avec agrément, et vous comprenez qu’en ma qualité de jeune femme, je dois connaître une foule de détails que ce bon M. Poinsinet, vu son grand âge, ignore complétement, j’en mettrai ma main au feu. Je vous dis ces choses-là, parce que je suis bien décidée à garder l’incognito ; et si vous me promettez de ne pas chercher à soulever le voile sous lequel j’entends me cacher, je m’engagerai, moi à vous faire passer quelques notes qui, j’ai la vanité de croire, ne vous seront pas inutiles pour la fin de votre travail24.

Cette lettre par la proximité qu’elle manifeste avec le style spirituel d’Albéric Second n’est naturellement pas exempte de la suspicion de forgerie. Toujours est-il qu’après sa publication, fait irruption dans la fiction, un nouveau personnage de cicerone qui sera le seul à rester anonyme dans le roman et que l’auteur appelle « désormais Lélia, faute de pouvoir l’appeler du nom de ses pères25 ».

Dans leur perspective pédagogique, les deux romans veillent constamment à joindre l’agréable à l’utile. Ils nous introduisent dans le monde musical, nous présentant tour à tour les divers agents qui contribuent à la vie de l’Opéra. Le ton de Poinsinet s’adressant à Albéric Second est caractéristique de ce didactisme :

Avant d’en arriver au personnel de l’Opéra, chanteurs, danseurs et gens de l’administration, avant de nous hasarder au milieu de tout ce monde roucoulant, beuglant, gazouillant, faussant, pirouettant, folâtrant et entrechantant, qui s’agite et fourmille sur la scène, nous allons si vous le voulez bien, continuer nos excursions dans la salle. Dans un théâtre, vous ne l’ignorez point, le véritable seigneur, c’est le public, et vous n’êtes pas sans connaître le proverbe : « À tout seigneur, tout honneur. » Le public de l’Opéra se divise en deux catégories : le public flottant et le public assidu, lequel se subdivise ne lui-même en abonnés et en entrées de faveur26

De la même façon, la fiction de la Gazette des femmes se montre attentive à apporter à ses lectrices des savoirs utiles. Ainsi dans le chapitre viii intitulé « Intermède historique », le narrateur omniscient retrace l’histoire de l’opéra depuis ses origines remontant au « poète Baïf, contemporain de Ronsard et de Malherbes » jusqu’à la Restauration.

Tout cela bien sûr, sans oublier les diverses anecdotes musicales qui émaillent les deux textes pour le plus grand plaisir des lecteurs et lectrices. À ce sujet, on peut évoquer le chapitre xii des Mystères du Grand Opéra qui présente avec beaucoup d’humour les divers problèmes qui surviennent quand on habite dans le voisinage d’un musicien. Parmi plusieurs petites histoires comiques se trouve celle de Rossini, habitant à l’époque au boulevard Montmartre et s’adonnant à la composition du Comte Ory. Son travail se trouve sans cesse perturbé par son jeune voisin qui essaie de courtiser sa voisine en jouant frénétiquement faux au piano. Le magnanime compositeur, après avoir essayé de déloger le perturbateur moyennant une forte somme, se résout à envoyer, afin de retrouver son calme et mettre fin à cette « affreuse discordance », l’un de ses amis pour apprendre au jeune étudiant à jouer correctement et lui permettre ainsi de remporter les faveurs de l’élue de son cœur27.

Ces quelques exemples sont caractéristiques de la façon dont ces deux romans transposent le dispositif énonciatif pédagogique des Mystères de Paris dans le domaine de la musique. Cependant lorsqu’on cherche à connaître comment s’effectue cette hybridation entre roman musical et mystère urbain au niveau strictement thématique et narratif, et non plus au niveau de la mise en place de la communication littéraire, on constate aussitôt que les deux textes ne se trouvent guère dans le même cas de figure. Il s’agit de deux « mystères musicaux » radicalement différents, une différence qui tient en grande partie à quelques facteurs externes aux pratiques génériques, venant donner des inflexions divergentes à ces deux actualisations du « mystère musical ».

Du roman au scandale médiatique: l’opéra charivarisé

Les Mystères de l’Opéra publié dans Le Monde musical est, des deux romans, celui qui manifeste la plus grande affinité avec la matrice médiatique et la plus faible proximité avec la poétique narrative et les thématiques criminelles sensationnalistes de la matrice paralittéraire des Mystères de Paris28.

La fiction cadre qui vient donner une cohérence à l’ensemble fragmenté d’histoires et d’anecdotes qui composent le livre est d’ailleurs présentée explicitement comme une indiscrétion de journaliste. Au chapitre xxi, la découverte par les danseuses de l’identité professionnelle d’Albéric Second sème la panique dans les coulisses :

— Silence, mesdames, dit mademoiselle Olympe Saint-Georges. Voici venir Héloïse Florentin ; demandons-lui le nom de monsieur. Si quelqu'un ici doit le connaître, c'est assurément Héloïse, la femme du monde qui possède le mieux son Paris.

La belle Florentin s'étant approchée du groupe qui m'entourait, cinquante bouches l'interrogèrent à la fois sur mon compte.

— Est-il noble ?

— Est-il riche ?

— Est-ce un diplomate ?

— Est-ce un fils de pair de France ?

— Ce n'est rien de tout cela, répondit mademoiselle Héloïse Florentin.

— Qu'est-ce donc ?

— Un journaliste.

À cette révélation inattendue, ces demoiselles s'éparpillèrent dans le plus grand désordre et de tous les côtés. Deux ou trois mères de danseuses, qui semblaient me dévisager avec une certaine complaisance, s'enfuirent aussitôt en faisant un geste d'horreur. Fort heureusement, j'avisai Poinsinet ; je me dirigeai vers lui et je me suspendis à son bras29.

Cette implication d’Albéric Second en tant que journaliste dans la fiction a comme corolaire le réinvestissement de son style journalistique façonné par sa première expérience du métier dans Le Charivari. Quand il préfacera, deux décennies plus tard, un roman concernant les scènes musicales et théâtrales de Paris, il jugera avec la plus grande sévérité son passé de journaliste satirique :

J’ai écrit, un jour, dans un accès de franchise : « La plus dure punition qu’il soit possible d’infliger aux rédacteurs des petits journaux, c’est de les condamner à relire leurs articles à vingt-cinq ans de distance ». Ce jour-là, le hasard avait mis sous mes yeux la collection d’une feuille satirique où je fis mes premières armes et mes premières dents. Bonté divine ! quelle boucherie ! Les pairs de France, les députés, les ténors, les médecins, les chanteuses et les financiers, les romanciers en vogue et les auteurs dramatiques en renom, les pianistes et les avocats, les ministres et les danseuses, le monde et le demi-monde, les femmes de lettres et les académiciens, – les académiciens surtout, – la société, que je ne connaissais guère, et l’humanité, que je ne connaissais pas ; toutes et tous étaient traînés aux gémonies. Une deuxième édition considérablement augmentée du Massacre des Innocents30 !

Ill. 5 : « Dans Albéric Second, vous qui savez juger, / de la presse voyez le naissant La Bruyère, / Son esprit est fin et léger / mais son nez est tout le contraire », dessin de Benjamin Roubaud, le Panthéon charivarique, Paris, Aubert, 1838.

Comme en témoigne leur histoire éditoriale, Les Mystères de l’Opéra ont fortement pâti de leur esprit satirique qui attaquait frontalement diverses célébrités de l’opéra, dont le pauvre directeur Louis Véron, en les citant explicitement par leurs noms. La publication de ce roman fut un véritable scandale médiatique qui attisa les haines contre l’auteur l’obligeant souvent à interrompre la publication. Ainsi le 14 septembre 1843, à la place du feuilleton des Mystères, Le Monde musical écrit :

On ne dit pas la vérité impunément aux hommes, – et surtout aux femmes de son temps. Il en coûte souvent, ou pour mieux parler, il en coûte toujours lorsqu’on prend la liberté grande d’appeler un chat un chat, et Rollet un fripon. Notre collaborateur, Albéric Second, ayant été forcé, cette semaine, de répondre à trente lettres d’injures anonymes ; de se garer de la fureur dangereuse du père Gentil ; d’éviter le courroux homicide de la mère Crosnier ; de se soustraire à la bouteille de vitriol de Mlle Laure Lechêne ; de fuir la visite anthropophage de M. Laurent, contrôleur du Théâtre-Français, et, de plus époux légitime de Mme Laurent, l’une des coryphées invalides de l’Opéra ; d’échapper aux rancunes périlleuses de Mlle Palmyre Petit ; d’éviter la vengeance de Mlle Maria ; – celle de M. Saint-Denis ; – celle de M. Perpignan et de cent quarante-cinq autres personnes, en y comprenant, ou sans y comprendre celle de ces dames dont nous nous sommes permis de révéler l’âge véritable et de dévoiler l’extrait de naissance historique. À ces causes : le xviichapitre des Mystères de l’Opéra ne paraîtra que dans notre prochain numéro31.

Ces interruptions du feuilleton deviendront de plus en plus fréquentes à partir de la fin du mois d’octobre et le 11 janvier 1844, Albéric Second publiera une lettre aux abonnés de l’hebdomadaire pour leur expliquer pourquoi il apparaît et disparaît dans les colonnes de leur journal « comme un véritable feu-follet » : depuis la publication de la livraison des Mystères du 26 octobre 1843, il est cité en police correctionnelle par deux danseuses de l’Opéra, Mlle Forster et Mme Roland, qui lui reprochent de les avoir accusées d’immoralité et plus précisément de lesbianisme. Voici le passage litigieux que l’auteur prendra soin d’écarter dans l’édition en volume de ses Mystères :

Là-bas ; à gauche, regardez quel joli groupe forment ensemble Mlle Forster et Mme Roland. Elles sont là, bras dessus, bras dessous, et les mains entrelacées ; chacune de ces dames fixe sur sa compagne chérie des regards d’une chaste et pure amitié. Jamais deux sœurs, issues du même père et de la même mère, et nourries du même lait, ne se sont aimées aussi entièrement, aussi complétement, aussi exclusivement. Ces dames poussent l’amitié jusqu’à demeurer dans la même rue –rue Bourdaloue, – dans la même maison, sur le même palier, dans le même appartement, et souvent quand il fait bien froid, bien froid, dans le même lit. – L’antiquité n’offre pas d’exemple d’une amitié de cette force et de cette égalité. Les temps modernes nous en offrent un seul : celui de Mlle Rachel et de Mlle Anaïs Aubert, – cette jeune personne qui depuis trente-quatre ans, joue avec tant d’agrément les enfants à la mamelle au théâtre de la rue Richelieu32.

Il est clair à partir de ces quelques exemples pris dans l’histoire éditoriale du texte que l’ouvrage a, en fin de compte, davantage d’affinités avec le rire médiatique propre à la presse satirique qu’avec le roman musical. Le monde de l’opéra, plus que décrit ou expliqué, s’y trouve « charivarisé » et les contemporains reprocheront d’ailleurs (suivant l’exemple de l’avocat des deux plaignantes, M. Blot-Lesquesne) au Charivari d’être venu en aide à l’entreprise de diffamation lancée par Albéric Second contre le personnel de la vénérable institution33.

Quant à la relation que le texte établit avec le mystère urbain, celle-ci se limite pour l’essentiel à la reprise d’une posture de révélation. Pour le reste les références à l’architexte de Sue sont rares et anecdotiques (« Louve », « Tortillard » et « Chouette » sont par exemple les mots de passe pour accéder à un grand bal mondain34) ou très souvent parodiques comme dans l’extrait suivant qui souligne avec humour la séparation thématique stricte entre Les Mystères de Paris et ceux de l’Opéra :

L’Académie royale de Musique ne donnant que trois représentations par semaine, vous me demanderez peut-être ce que deviennent les marchands de billets les jours où le théâtre fait relâche : ceci, mon cher monsieur est un détail de mœurs qui n’appartient pas aux Mystères de l’Opéra, adressez-vous plutôt à l’auteur des Mystères de Paris. Quant à moi, j’ai trop de vergogne pour vous le dire. Toujours est-il que vous les rencontrerez sur le boulevard Italien, où ils se pavanent fièrement et le chapeau sur l’oreille, tout prêts à protéger de leurs cannes et de leurs poings ces équivoques demoiselles qui sont la honte des promenades de Paris35.

Par ailleurs, lorsque Albéric Second, au moment de lancer la publication de ses Mystères en volume, revient sur les réactions violentes que son œuvre a suscitées, il ne se soucie nullement de s’inscrire dans le sillage de Sue mais se présente comme un martyr de la vérité faisant partie de cette glorieuse « Secte des Véridiques » à laquelle présiderait : Jean Jacques Rousseau36

Du mystère au « female gothic »musical

Si les Mystères d’Albéric Second étaient génériquement plus proches du journalisme satirique, Les Mystères du Grand Opéra publiés dans la Gazette des femmes se trouvent au contraire plus proches de la matrice littéraire, romanesque et paralittéraire des Mystères de Paris qu’ils inféodent néanmoins, comme on le verra, à leur propre objectif idéologique.

Fondée en juin 1841 par Léo Lespès, devenu par la suite célèbre dans Le Petit Journal sous le pseudonyme de « Timothée Trimm », la Gazette des femmes « journal politique, littéraire, artistique, judiciaire et religieux rédigée exclusivement par des femmes » reprend le titre du périodique féministe d’Eugénie Niboyet lancé en 1836 et se revendique ouvertement, dans l’éditorial de son premier numéro37, comme une feuille consacrée à la défense des intérêts féminins. Comme l’écrit son propriétaire-gérant, Léo Lespès, dans une lettre envoyée aux abonnées lors de la parution du premier numéro : « Ce journal fondé sur les bases de la morale et de la raison vient remplir une importante lacune. Il vient défendre les droits de la femme dans toutes les positions sociales où la Providence peut la placer ». À l’exception du propriétaire, Léo Lespès, la Gazette annonce, dans l’éditorial de son premier numéro, une équipe de rédaction prestigieuse et exclusivement féminine : George Sand, Delphine de Girardin, Louise Collet, Clémence Robert, Virginie Ancelot etc. Comme toute la presse de l’époque, elle contient une rubrique consacrée aux spectacles théâtraux et musicaux et propose également des feuilletons soit en page trois, soit dans un supplément inauguré le 7 août 1841.

Qu’il s’agisse de romans ou d’essais, ces œuvres ont toutes le point commun de s’opposer à la production virilisante qui domine le xixsiècle et de mettre la femme au centre de leurs préoccupations. Ainsi le feuilleton « Histoire des femmes » se compose de textes s’adressant en apparence à des hommes en vue de l’époque, dont des écrivains (Théophile Gautier, Honoré de Balzac, etc.), dans le but de critiquer leurs jugements sur les femmes. De la même façon, les romans publiés dans les pages de la Gazette mettent la femme au centre de l’action comme le montrent leurs titres évocateurs : La Laveuse au battoir sanglant, Une femme courageuse. Histoire de brigands, Edwige. La Fiancée du brigand, etc.

Bien que ces titres laissent supposer que la Gazette se situe dans la ligne générale d’une fiction sensationnaliste très prisée à l’époque, on constate très rapidement à leur lecture que le sensationnel se transforme vite en un outil de moralisation des lectrices. Les préoccupations morales de la rédaction sont visibles à travers la réponse que donne la Gazette des femmes à la Gazette de France qui attaque l’immoralité du roman de l’époque dont le lectorat, on le sait depuis le cas exemplaire de Madame Bovary, était, dans les imaginaires sociaux, associé aux femmes :

Depuis longtemps nous nous sommes aperçu des fâcheux effets produits par certaines œuvres immorales telles que les Intimes de Michel Raymond, Mademoiselle Maupin de Théophile Gautier, et tant d’autres ouvrages qui ont cours dans la librairie, mais jamais nous n’avons entendu louer ces ouvrages par des dames. Les femmes françaises ont au contraire un tact exquis pour repousser ce qui est immoral et pour favoriser ce qui est utile à la vertu. Nous ne citerons que deux exemples : le premier c’est que la Revue des deux-Mondes où écrit Georges Sand a environ deux à trois mille abonnés ; le second, c’est que le Journal des demoiselles en compte dix mille. Nous soutenons donc que les femmes n’applaudissent pas aux compositions vicieuses ; sans doute elles savent apprécier le mérite d’écrivains aussi distingués que MM. Soulié, Sue et de Balzac, mais elles regrettent que des qualités aussi précieuses que les leurs ne soient pas tournées au profit des idées d’ordre et de morale38.

Dans cet article Anaïs de Reyneville qui ne ménage pas sa collaboratrice supposée, George Sand, explicite la prise de position éthique du périodique face à la question de la fiction : celle-ci doit toujours se soumettre aux « idées d’ordre et de morale ».

Cette ligne éditoriale du journal telle que nous venons de la dessiner à grands traits aura naturellement une influence déterminante sur la fabrique de la fiction des Mystères du Grand Opéra. Le but moral du roman sera de détourner les femmes de toute carrière lyrique en présentant le milieu musical comme hostile, comme un lieu de prédation où la femme risque non seulement de perdre son honneur mais également sa vie. Si le roman commence avec le personnage de Delicia qui souhaite à tout prix faire carrière à l’opéra, il se ferme avec la résolution sans ambiguïté d’un dilemme :

Ma fille, dit-il, à Delicia, veux-tu toujours être comédienne ? D’un côté, avec un talent douteux, tu as les rivalités de théâtre, les intrigues, les cabales, les séductions, les concessions à faire à la modestie, ce parfum de ton sexe, cette fleur charmante de ton âge… De l’autre, tu as un avenir que le travail de tes mains assurera ; tu as un jeune homme sage et dévoué qui t’entourera d’amour et de respect ; tu as une tante dont tu seras le soutien… D’un côté la paix, la famille, la tendresse ; de l’autre une gloire douteuse, une vue pleine de craintes, de peines et de soucis… Choisis…

– Soyez cantatrice, dit l’acteur Florestan.

– Soyez ma femme, dit timidement Ernest.

Delicia, pour toute réponse, se jeta dans les bras du jeune homme !… Elle renonçait à la scène39 !

Qu’est-il arrivé entre-temps pour que Delicia renonce à son souhait le plus cher ? C’est que le vieil Antoine, son cicerone, ne s’est pas contenté de lui montrer la grande précarité matérielle des artistes débutantes ainsi que les rivalités meurtrières qui existent, mais lui a fait également visiter la loge d’une danseuse morte, Nina, dont il se met à raconter la triste histoire. Il s’agit d’un récit sensationnel où fourmillent brigands masqués, chambres mystérieuses et trésors cachés, une multitude de ressorts romanesques qui n’ont rien à envier aux Mystères de Paris.

Pour résumer les enjeux de ce récit en termes sociologiques, le malheur de Nina a ses origines dans un état social du xixsiècle qui fait de la scène, qu’elle soit lyrique ou théâtrale, un espace fortement érotisé où les hommes viennent pour admirer autant les qualités artistiques des femmes que leur beauté plastique40. Le vieil Antoine soulignera maintes fois cela : s’exposer sur la scène c’est se mettre sous le regard masculin et par là même sous l’emprise de certains hommes puissants en quête de plaisir. Et en effet, comme l’explique Antoine à Delicia :

Pendant un mois, Nina, fut obsédée de déclarations passionnées, d’offres brillantes de fortune mises à ses pieds ; car là, ma fille, est le danger de l’opéra. Toute femme qui pose le pied sur les planches semble appartenir au cavalier le plus riche et le plus audacieux. Les lumières de la rampe éblouissent d’abord, les feux des diamants éblouissent ensuite, et souvent la femme sage qui n’a eu en but que d’acquérir une gloire artistique se trouve entraînée malgré elle dans un tourbillon qui lui cache jusqu’aux regrets de sa propre conscience41.

Étoile montante de l’opéra, Nina finit un jour, suivant ces paroles prophétiques, par répondre aux avances de l’un de ses plus fervents admirateurs, le comte Néron de San Yago, homme richissime et éperdument amoureux d’elle. Malgré une première entrevue inquiétante où elle découvre que la main du comte avait tâché son gant de sang, Nina est malgré tout séduite par ses cadeaux luxueux et la toute puissance de cet homme qui est capable d’accomplir tout ce qu’elle désire. Encouragée également dans cette aventure amoureuse par sa mère, elle accepte la proposition du comte en mariage et celui-ci organise une cérémonie secrète en pleine minuit, ce qui ne contribue guère à calmer les appréhensions de la jeune danseuse. Désormais femme de Néron, Nina explore son palais mais se heurte à l’interdiction de pénétrer dans un appartement fermé par une porte en fer. C’est grâce à Banquo le Borgne, un fidèle ami de son mari, que Nina réussira à pénétrer dans la pièce où elle découvre la véritable identité de celui qu’elle a épousé : Néron est le chef d’une bande des brigands qui se réunit dans cet appartement leur servant également de salle au trésor. Pendant qu’elle fait face avec horreur à la vérité, la bande des brigands et leur chef arrivent. Pour se dissimuler elle enfile le même masque que portent tous les brigands mais on se rend vite compte de la présence d’un intrus et sans prendre la peine de lui ôter le masque pour connaître sa véritable identité, leur chef ordonne qu’on l’enferme dans un sous-terrain obscur et qu’on l’y laisse mourir. La bande quitte alors l’appartement en ordonnant au fou qui la garde de dynamiter l’appartement si jamais quelqu’un venait à y entrer ou même à ressortir. Nina réussit à s’échapper de sa prison avant que le fou s’en rende compte et la fasse exploser. Mais elle ne sort pas indemne de l’aventure : sa raison est fortement ébranlée et elle en mourra après avoir donné naissance à une fille. À la fin du récit, on découvre que cette fille n’est autre que Delicia qui ignorait jusque-là les circonstances précises de la mort de sa mère.

Par la place qu’il consacre à l’histoire sensationnelle de Nina et aux thématiques criminelles, ce roman est incontestablement plus proche de la matrice paralittéraire des mystères urbains que ne l’était celui d’Albéric Second. Toutefois, il serait inexact de conclure, à partir de la seule proximité des titres et des thématiques, que son architexte est Les Mystères de Paris. En réalité, Les Mystères du Grand Opéra réactivent et affermissent l’influence d’un autre genre déjà présent dans le texte de Sue mais de façon beaucoup plus diffuse : le roman gothique42.

Cette importance que prend le modèle du roman gothique dans l’écriture des Mystères du Grand Opéra, semble logique lorsqu’on considère le contexte éditorial qui vient immanquablement former l’œuvre. La matrice virilisée du mystère urbain où dominent les surhommes avec leurs sociétés secrètes et où les femmes sont abonnées au rôle des victimes malheureuses en quête d’un sauveur, offre peu de prises au déploiement d’une intrigue qui ferait d’elles les protagonistes et les maîtresses de leur destin. De la même façon, la matrice du roman musical également dominée par un regard masculin et réduisant souvent la femme de théâtre à un être sensuel, immoral, entretenu par ses admirateurs, se montre un modèle tout aussi inadapté à la défense qu’entreprend le périodique, comme nous l’avons déjà cité dans la partie précédente. C’est cette double inadéquation qui pousse sans doute l’auteur à une sorte de retour aux sources, au recours au modèle plus ancien du roman gothique.

Genre qui a vu le jour en Grande-Bretagne à la fin du xviiisiècle, le roman gothique présente l’avantage d’être aussitôt associé aux femmes qu’elles soient lectrices ou écrivaines. Ce type de roman écrit par des femmes pour des femmes, ne pouvait être que la forme idéale à réinvestir dans un journal féminin qui se revendique, dans sa manchette, comme étant « exclusivement rédigé par des dames ». Au-delà de l’existence d’une grande diversité d’approches concernant le gothique féminin comme genre littéraire, la critique reconnaît unanimement en lui une véritable tribune pour les femmes voire un cadre fictionnel idéal qui leur permette d’incarner et de penser les dangers qui les guettent dans la société patriarcale de leur époque43.

Les Mystères du Grand Opéra partagent plus d’un point commun avec ce genre aux origines britanniques. C’est notamment avec son plus grand succès commercial, Les Mystères d’Udolphe d’Anne Radcliffe, que le roman a le plus d’affinités. Au niveau narratif, l’aventure de Nina dans le labyrinthe d’un palais effrayant où rôdent les brigands du comte italien Néron de San Yago et où l’on découvre des vêtements tâchés de sang et des cadavres, a des analogies très appuyées avec celle d’Émilie emprisonnée dans le château d’Udolphe par Montoni et sa bande de brigands sanguinaires. Au niveau idéologique, la fiction de la Gazette des femmes conserve la critique d’une société patriarcale qui irrigue le monde musical et fragilise la position de la femme actrice. Elle reprend aussi la finalité moralisante forte de ce genre mais pour véhiculer un message qui, en somme, s’avère bien plus conservateur : si le gothique sert souvent comme expression d’une indépendance féminine dans une époque où la femme est encore une éternelle mineure, la fiction de la Gazette s’empresse d’écarter son personnage de la profession de comédienne, synonyme d’une indépendance et d’une liberté sexuelle répréhensibles, pour aussitôt la jeter dans les bras d’un mari. Un indice incontestable de ce conservatisme est par exemple la narration d’un rêve que fait la mère de Nina avant de mourir et dans lequel un ange l’accuse de la mauvaise éducation donnée à sa fille, une accusation qui charge le mot « comédienne » d’une multitude de connotations négatives :

Femme, qu’as-tu fait de ta fille. Tu devrais la former aux vertus modestes, aux travaux utiles, aux douceurs de la vie domestique, tu devais développer cette fleur dans le sentier de l’honneur et de la religion, afin que ses parfums fussent agréables à Dieu ; tu devais douer cette jeune intelligence de toute la raison nécessaire à ton sexe pour éviter les tentations du vice et les embuches du mal… Comment as-tu rempli ta tâche ? […] Tu as, me dit l’ange, jeté aux vents le calice de cette rose éclose dans ton sein ; tu as développé en elle l’orgueil, ce noir démon qui séduisit la première femme ; tu as exposé cette tendre enfant devant des milliers d’hommes ; tu l’as fait servir à leurs plaisirs, en un mot, tu en as fait une comédienne44.

Plus qu’un mystère ou qu’un roman musical, les Mystères du Grand Opéra se présentent donc davantage comme un « female gothic musical » qui cherche à préserver ses lectrices des dangers d’une carrière lyrique.

Pour conclure, les cas des Mystères de l’Opéra et des Mystères du Grand Opéra publiés dans la presse en 1843, illustrent parfaitement la « loi du genre » derridienne qui stipule que tous les genres littéraires sont le résultat d’un processus d’hybridation. Le « roman musical » tout comme le « mystère urbain » nés de l’hybridation, matricielle pour le xixsiècle, entre presse et littérature, sont eux-mêmes appelés à leur tour à évoluer, à fusionner pour donner naissance à un genre nouveau : le « mystère musical ». Toutefois cette nouveauté ne constitue pas non plus une essence générique pure appelée à rester immuable à travers toutes ses réalisations textuelles. En nous inscrivant dans la lignée de la « poétique historique du support45 » qui souligne l’utilité d’une recherche approfondie sur les conditions de production et de réception d’une œuvre littéraire, nous avons essayé de montrer l’intérêt d’une telle approche dans l’étude plus spécifique des pratiques génériques. À partir du cas du « mystère musical », le genre apparaît non plus comme un moule littéraire rigide mais davantage comme une matrice modulable qui s’actualise différemment selon les contextes de publication. Les conventions génériques se trouvent en effet, très souvent concurrencées par diverses contraintes extérieures qui viennent donner une nouvelle impulsion au genre en question. Ainsi le « mystère musical » ne prend pas la même forme quand il est publié dans Le Monde musical et dans la Gazette des femmes : dans le premier cas, il se trouve « charivarisé » sous l’influence du passé journalistique d’Albéric Second tandis que dans le second cas il se trouve féminisé et « gothicisé » suivant la ligne rédactionnelle du périodique féministe.

(Université Paul Valéry Montpellier 3 – RIRRA 21 – Université de Patras)

Notes

1  Voir Ferdinand Brunetière, L’Évolution des genres dans l’histoire de la littérature, Paris, Hachette, 1890 et Franco Moretti, Graphes, cartes et arbres, trad. Étienne Dobenesque, Paris, éditions Les prairies ordinaires, 2008.

2  Gérard Genette, « Genres, types, modes », Poétique, no 32, p. 408.

3  Jacques Derrida, « La loi du genre », Parages, Paris, Galilée, 1986, p. 254-256.

4  Le « roman de l’artiste » (Künstleroman en allemand) est généralement considéré comme un sous-genre du roman d’apprentissage (Bildungsroman). Il apparaît en Allemagne, au cours du xviiisiècle, et résulte des divers bouleversements sociaux que connaît la condition de l’artiste qui n’est plus au service d’une cour mais peut désormais revendiquer sa liberté et son autonomie en tant que créateur. En France, son développement accompagnera l’essor du romantisme. Voir Alain Montandon, « Le roman romantique de la formation de l’artiste », Romantisme, 1986, no 54, p. 24-36.

5  Sur les relations complexes entre presse et littérature en France, il existe désormais une abondante bibliographie notamment : Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, 1836, l’an 1 de l’ère médiatique, Paris, Nouveau monde éditions, 2001 ; Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au xixsiècle, Paris, Seuil, 2007 ; Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal, Paris, Nouveau monde éditions, 2011.

6  Nelly Wolf, Le Roman de la démocratie, Presses universitaires de Vincennes, 2003, p. 18-19.

7  Adelaïde De Place, « La critique musicale dans les journaux au xixe siècle », dans Aspects de la critique musicale au xixsiècle, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2002, p. 17-29.

8  Pétrus Borel, « Le Balcon de l’Opéra par Joseph d’Ortigue », L’Artiste, 19 mai 1833, t. V, p. 200.

9  Joseph d’Ortigue, Le Balcon de l’Opéra, Paris, librairie d’Eugène Renduel, 1833, p. i.

10  Pétrus Borel, loc. cit.

11  Voir les célèbres pages d’Aristote, Poétique, chap. 9, texte, trad., notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980, p. 65 : « De ce que nous avons dit, il ressort clairement que le rôle du poète est de dire non pas ce qui a eu lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable ou du nécessaire. Car la différence entre le chroniqueur et le poète ne vient pas de ce que l’un s’exprime en vers et l’autre en prose (on pourrait mettre en vers l’œuvre d’Hérodote, ce ne serait pas moins une chronique en vers qu’en prose) ; mais la différence est que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce qui pourrait avoir lieu ; c’est pour cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique : la poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier. Le général, c’est le type de chose qu’un certain type d’homme fait ou dit vraisemblablement ou nécessairement. C’est le but que poursuit la poésie, tout en attribuant des noms aux personnages. Le particulier, c’est ce qu’a fait Alcibiade ou ce qui lui est arrivé. »

12  Voir Pierre Albert Castanet, « Regards sur Balzac et la musique », dans Honoré de Balzac et la musique, Paris, Michel de Maule, 2000, p. 7-76.

13  Gosselin apporta à Sue une publication anglaise illustrée que nous n’avons pas encore identifiée et dont les gravures et les textes qui les accompagnaient prétendaient peindre les « Mystères » de Londres. Voir Jean Louis Bory, Eugène Sue, dandy mais socialiste, Paris, Hachette, 1962, p. 243.

14  Voir Judith Lyon-Caen, « Enquêtes, littérature et savoir dans le monde social en France dans les années 1840 », Revue d’histoire et des sciences humaines, no 17, 2007, p. 99-118.

15  Pour une synthèse sur les mystères urbains, voir Marie-Ève Thérenty, « Les mystères urbains ou triomphes et échecs de la fiction politique au xixe siècle », Raison-publique, http://www.raison-publique.fr/article696.html, 4 mai 2014.

16  Arthur de Drosney [pseud. d’Arthur Barbat de Bignicourt], Les Petits Mystères de l’Académie française, Paris, Saint-Jorre et Dentu, 1844, p. ii.

17  Ce type de posture discursive n’est certes pas novateur en soi. Le grand succès romanesque du siècle précédent, Le Diable boiteux de Lesage, reposait déjà sur une indiscrétion narratoriale très semblable. De façon surnaturelle, Asmodée permettait au jeune Cléofas ainsi qu’aux lecteurs de pénétrer du regard les toits madrilènes et percer ainsi à jour leurs mystères. Fidèle à l’idéologie universaliste qui domine depuis le temps de l’Humanisme, Lesage avait suivi de près son modèle espagnol et n’avait tenté aucune véritable adaptation « nationale ». Puisque l’homme est le même partout, ses lecteurs français étaient appelés à effectuer une lecture métaphorique du texte, à superposer la représentation de la ville espagnole sur leur propre expérience urbaine. À cette approche abstraite et universelle, Sue substitue, sous l’impulsion du journal, une autre fondée, non plus sur la vérité, mais sur la réalité : comme cela apparaît à partir de l’incipit des Mystères de Paris où l’auteur prétend exposer des drames qui se déroulent « au milieu de nous », le discours romanesque indiscret vient s’ancrer au présent et aux préoccupations immédiates du lecteur, appelant ainsi une lecture non plus tant métaphorique que référentielle.

18  La publication s’effectuera dans un rythme hebdomadaire soutenu et s’achèvera le 25 mars 1843.

19  Cette difficulté d’identification des auteurs tient à l’économie circulaire du pseudonyme au xixsiècle. « Léo Lespès » est le nom du directeur-fondateur de la Gazette des femmes mais également un nom de plume connu de Delphine de Giradin. Dans l’édition en volume sur Gallica ainsi que sur le catalogue général de la BnF, Delphine de Girardin apparaît comme auteur-contributeur présumé du texte. La deuxième signature est de la même façon problématique. « Marquise de Vieuxbois » est l’un des pseudonymes utilisés par la comtesse Dash (voir « Dash, comtesse », Dictionnaire des pseudonymes recueillis par Georges d’Heylli, Paris, Dentu & Co. éditeurs, 1887, p. 99-100, disponible sur Gallica) mais également par Léo Lespès lui-même (voir op. cit., p. 441, disponible sur Gallica). L’hypothèse la plus probable, étant donné que Léo Lespès figure comme l’unique auteur de l’édition en volume du texte, est que derrière ces deux signatures, « Léo Lespès » et « Marquise de Vieuxbois », se cache la même personne du directeur-fondateur de la Gazette, Antoine Joseph Napoléon Lespès. La présence de la « Marquise de Vieuxbois » sert sans doute d’artifice afin de légitimer ce roman écrit par un homme dans une feuille censée être « rédigée exclusivement par des dames ». Un tel stratagème était inutile dans l’édition en volume.

20  Georges Richebourg, « Quelques mystères de la musique », Le Monde musical, 4 mai 1843, p. 1.

21  Le roman d’Albéric Second connaîtra une publication beaucoup plus mouvementée avec de nombreuses interruptions. La dernière livraison est publiée le 13 mars 1844. Lors de sa publication en volume en 1844, le roman prendra le titre Les Petits Mystères de l’Opéra.

22  Voir Albéric Second, Les Petits Mystères de l’Opéra, Paris ? Kugelmann et Bernard-Latte, 1844, p. 146.

23  « Poinsinet (Antoine-Alexandre-Henri) », Annales dramatiques ou dictionnaire général des théâtres, t. VII, 1811, p. 417. Voici à titre d’exemple une anecdote racontée à son sujet dans une de ses notices biographiques : « La crédulité, qui dérivait un peu de son extrême vanité, le fit tomber plus d’une fois dans des pièges ridicules, que les plaisants lui tendirent. On lui annonça un jour qu’il devait être reçu membre de l’académie de Pétersbourg, pour Avoir part aux bienfaits de l’impératrice, mais qu’il fallait préalablement apprendre le russe, parce qu’il pourrait fort bien être mandé à la cour : il crut étudier le russe, et il se trouva au bout de six mois qu’il avait appris le bas-breton », François-Xavier de Feller, Biographie universelle ou dictionnaire historique des hommes qui se sont fait un nom par leur génie, leurs talents, leurs vertus, leurs erreurs ou leurs crimes, t. V, Paris, 1839, p. 87.

24  Le Monde musical, jeudi 3 août 1843, p. 1.

25  Voir Albéric Second, op. cit., p. 163.

26  Albéric Second, op. cit, p. 37-38.

27  Albéric Second, op. cit, p. 141-144.

28  Le terme « matrice médiatique » désigne ici un faisceau de caractéristiques propres à l’écriture journalistique notamment la prétention à un discours référentiel et l’ancrage dans l’actualité. La « matrice paralittéraire » est son exact contraire. Elle regroupe tous les éléments constitutifs de ce que nous appelons par le terme vague de « romanesque » : la clôture référentielle d’un texte qui ne semble porter sur aucune réalité extralinguistique, l’utilisation excessive de clichés, la propension à la surenchère.

29  Albéric Second, op. cit., p. 295.

30  Victor Koning, Les Coulisses parisiennes, « Préface » par Albéric Second,Paris, E. Dentu, 1864, p. i-ii.

31  Le Monde musical, 14 septembre 1843, p. 1.

32  Le Monde musical, 26 octobre 1843, p. 3.

33  Voir Le Monde musical, 1er février 1844, p. 1.

34  Albéric Second, op. cit, p. 309.

35  Albéric Second, op. cit, p. 110-111.

36  Voir Le Monde musical, 6 juin 1844, p. 1.

37  Voir la Gazette des femmes, 12 juin 1841, p. 1.

38  Anaïs de Reyneville, « À propos de la Gazette de France », Gazette des femmes, 21 août 1841, p. 1.

39  Léo Lespès, Les Mystères du Grand Opéra, Paris, Marescq, 1843, p. 208-209.

40  Voir Lenard Berlanstein, « The Erotic Culture of Stage », dans Daughters of Eve: A Cultural History of French Theater Women from the Old Regime to the Fin de Siècle, Harvard University Press, 2009, p. 106.

41  Léo Lespès, op. cit., p. 36.

42  Voir Lise Dumasy, « Le mystère urbain, entre roman gothique et histoire sociale : le noir moderne », Autour de Vallès, no 43, 2013, p. 173-199.

43  Pour une synthèse sur les approches féministes du female gothic, voir Andrew Smith et Diana Wallace, « The Female Gothic: Then and Now », Gothic Studies, vol. 6, no 1, mai 2004, p. 1-7.

44  Léo Lespès, op. cit., p. 189-190.

45  Voir Marie-Ève Thérenty, « Pour une poétique historique du support », Romantisme, no 143, 2009, p. 109-115.

Pour citer ce document

Filippos Katsanos, « Les évolutions du roman musical au temps de l’avènement du mystère urbain : dynamiques génériques de l’an 1843 », Presse et opéra aux XVIIIe et XIXe siècles, sous la direction d'Olivier Bara, Christophe Cave et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-et-opera-aux-xviiie-et-xixe-siecles/les-evolutions-du-roman-musical-au-temps-de-lavenement-du-mystere-urbain-dynamiques-generiques-de-lan-1843