Jules Verne : représentations médiatiques et imaginaire social

La spatialité nord-américaine dans Le Tour du monde en 80 jours et dans Le Pays des fourrures

Table des matières

FRÉDÉRICK BERTRAND

À la lecture des « Voyages extraordinaires » de Jules Verne, le lecteur est littéralement emporté vers des contrées situées en de nombreux points du globe. Tous les éléments qui font une géographie sont convoqués par le texte ; éléments physiques, d’abord : topographie, flore, faune, géologie, hydrographie, météorologie ; mais aussi les éléments culturels qui accompagnent cette géographie : paysage, abstractions, ethnographie, impressions et appréciations des protagonistes, etc.; les détails ne marquent pas et permettent ainsi à Verne de reconstruire un monde fictionnel lié à son référent réel et de véhiculer un savoir sur celui-ci. L’étude de la spatialité chez Verne, attentive à l’espace dans toutes ses dimensions, semble en particulier être cruciale pour la compréhension de certains romans en particulier et de l’œuvre en général. Chez Verne, la temporalité ne prend pas le pas sur l’expression de l’espace. En effet, ces deux éléments, espace et temporalité, sont le plus souvent intimement liés comme c’est le cas avec le chronotope bakhtinien. Les intrigues même, comme c’est le cas du Tour du monde en 80 jours, tournent autour d’enjeux spatio-temporels. Mais les romans de Verne comportent des mises en scène de la spatialité particulièrement suggestives, qui s’éloignent du simple décor de l’aventure, pour se trouver à être chargés de sens et de connaissances et qui sont appelés à jouer un rôle dans le cours du récit. Reposant sur l’hypothèse d’un espace omniprésent, presque écrasant, chez Verne, et sans renier l’importance de la temporalité qui lui est consubstantielle, le présent article propose une analyse des diverses facettes de la spatialité chez l’auteur des « Voyages extraordinaires ».

Afin de préciser l’angle de notre étude, nous nous pencherons sur la spatialité nord-américaine dans Le Tour du monde en 80 jours et dans Le Pays des fourrures. Ces deux romans permettent d’obtenir une bonne idée de la représentation que se fait Verne de l’espace nord-américain autour des années 1872-1873, juste au moment où, comme l’a montré Sylvain Simard, le Canada se fait plus présent dans les repésentations au sein du discours social français. De plus, Le Tour du monde en 80 jours permet de replacer l’imaginaire spatial nord-américain dans le contexte plus large d’une spatialité imaginée à l’échelle globale. Quant au Pays des fourrures, il permet une sorte d’extension de la représentation nord-américaine en y ajoutant l’espace canadien, l’Amérique britannique et l’Amérique russe, ce qui constitue une nouveauté dans l’œuvre de Verne au tournant des années 1870 : alors que le Canada émerge comme nation à la fin des années 1860, il s’impose de façon accrue dans les représentations romanesques (ici je mettrais Simard en notes de bas de page). Afin d’étudier les éléments spatiaux des textes, nous utiliserons certaines notions utilisées par l’approche géocritique1. Nous nous attarderons tout d’abord à la description, procédé stylistique par lequel la spatialité se trouve généralement exprimée, puis nous nous pencherons sur les abstractions géographiques présentes dans les textes de Verne telles que les coordonnées de latitude et de longitude. Nous étudierons ensuite une autre facette de l’espace, celle des itinéraires présents dans les différentes intrigues et qui placent le romancier dans le rôle d’un cartographe. Nous verrons comment l’espace devient un enjeu narratif qui participe à la mise sous tension du récit. Enfin, nous regarderons quelles sont les particularités de l’espace nord-américain et quel sens peut être accordé à la représentation qui en est faite dans les textes. Mais, tout d’abord il conviendrait de définir certaines notions qui seront convoquées tout au long de cet article.

Analyse de l’espace et géocritique

Comme le remarque Antje Zeithan et le géocriticien Bertrand Westphal, l’espace a longtemps été dévalorisé « dans la critique et la théorie », au profit du temps qui a profité d’une « suprématie sans partage » (Westphal : 17 [voir aussi Zeithan : 4]). Chez Bakhtine par exemple, malgré le fait que le chronotope lie l’espace et le temps, « le temps apparaît comme principe dominant » selon les terme du théoricien lui-même. La géocritique fournit les outils critiques nécessaires à une analyse de la spatialité des textes en puisant à de nombreuses sources, que ce soit la géographie, la philosophie ou encore la sociocritique. Dans le cadre de cet article, quelques notions s’avèrent des plus opérantes. Nous nous inspirerons donc de deux ouvrages en particulier traitants de certaines théories de la spatialité : La Géocritique — Réel, Fiction, Espace de Bertrand Westphal et Spatiality de Robert T. Tally Jr. Ces deux théoriciens regroupent dans leurs textes des notions provenant de divers horizons et ont une approche interdisciplinaire croisant la critique littéraire avec de nombreux autres domaines. Il apparaît important tout d’abord de définir la notion d’espace elle-même, telle que nous l’envisagerons dans cet article. Bertrand Westphal propose de définir l’espace, au-delà d’un « concept qui englobe l’univers », comme un élément perceptible. Selon le géocriticien, l’espace perceptible se divise en deux catégories, l’une abstraite, l’autre concrète. « La première, embrasserait l’“espace conceptuel” » selon Westphal et « la seconde le lieu “factuel” » (Westphal : 14-15); la notion d’espace comprendra aussi l’aire sociale et culturelle. La double notion d’espace lisse/espace strié, développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari permet quant à elle de classifier les types d’espaces présents dans un texte et d’appréhender leur dimension humaine et symbolique. Deleuze et Guattari définissent ainsi leurs deux types d’espace : « l’espace sédentaire est strié, par des murs, des clôtures et des chemins entre les clôtures, tandis que l’espace nomade est lisse, seulement marqué par des “traits”, qui s’effacent et se déplacent avec le trajet »; « l’espace lisse […] est celui qui se déploie entre les points, entre des points que peuvent relier autant de lignes qu’il y a d’options […] visuellement ouvert sur l’infini. » (Westphal : 68-69). Cette typologie des espaces offre l’avantage d’être visuelle, spatiale en elle-même : on peut facilement s’imaginer une feuille de papier lisse, vierge ou une feuille complètement noircie par des lignes, donc striée. Bertrand Westphal précise au sujet de cette notion : « Deleuze et Guattari ont procédé à un début d’inventaire d’espaces lisses » parmi lesquels « la mer, […] la banquise et le désert » (Westphal : 69). Toutefois ces espaces ne sont pas figés dans leur état : « L’espace lisse est en permanence menacé par le striage que s’emploie à lui appliquer toute société policée. Il faut à tout prix métriser l’espace lisse. Et la distinction entre lisse et strié finit par devenir ténue[,] » mais le « strié peut devenir lisse, de même que le lisse est exposé au striage. » (Westphal : 69-70). Cette double conception de l’espace apparaît chez Verne comme nous le verrons plus loin, et l’espace représenté dans les romans de notre corpus est en constante tension entre le lisse et le strié, le naturel et le civilisé, le nomade et le sédentaire, le déconnecté et le connecté, etc.

L’Amérique au début du dernier quart du XIXe siècle

Le corpus de cet article se compose de deux romans qui se suivent tant dans la publication en livraison que dans la publication en volume. Le Tour du monde en 80 jours est d’abord publié en feuilleton dans Le Temps en 1872 alors que Le Pays des fourrures est publié par livraisons dans Le Magasin d’éducation et de récréation de 1872 à 1873. Les deux romans sortiront en volume en 1873. Ce corpus, quoique réduit, permet d’avoir une idée claire de la spatialité nord-américaine telle que vue par Verne au début de ce dernier quart du XIXe siècle, alors qu’un véritable système mondial de transport s’est mis en place et que depuis mai 1869 l’Amérique est traversée d’une côte à l’autre par « la locomotive […] symbole trépidant, tonitruant […] du Progrès » (Pichois : 43). De plus, ces deux romans offrent une image contrastée de l’espace américain comme nous le verrons plus loin. Il conviendrait toutefois de les résumer brièvement avant de poursuivre avec l’analyse des éléments spatiaux des textes.

Le Tour du monde en 80 jours suit les aventures de Phileas Fogg, riche Britannique lancé dans une course autour du monde avec son serviteur, le Français Passepartout, à la suite d’un pari. Il doit terminer son voyage en 80 jours ou moins pour remporter son pari, et en cas d’échec il perdra la moitié de sa fortune. Le récit raconte alors leurs multiples péripéties, et s’attache à décrire les paysages qu’ils traversent et les cultures qu’ils rencontrent, de l’Europe à l’Amérique du Nord, en passant par l’Égypte, l’Inde, l’Asie du Sud-Est, le Japon, etc.

Le Pays des fourrures raconte l’histoire de Jasper Hobson et de ses compagnons, agents de la Compagnie de la Baie d’Hudson, ou simples voyageurs, qui se rendent au nord de l’Amérique afin d’établir un nouveau poste de traite des fourrures. Le lieu choisi, qui paraît idéalement situé, s’avérera être un choix catastrophique. Lors d’un tremblement de terre, la péninsule occupée par le nouveau fort se détache du continent et se met à dériver sur l’Océan Arctique. Leur péninsule n’était qu’un champ de glace compressée, enfouie par les siècles sous une couche de terre et de sable.

La description

L’écriture vernienne possède de nombreux points en commun avec le genre du récit de voyage. En effet, l’on sait que Verne était un grand lecteur de publications dans lesquels de nombreux comptes rendus de voyage étaient publiés, telle que Le Tour du Monde ou Le Journal des Voyages et auxquelles il puisait de précieuses informations qu’il incorporait dans ses fictions. L’incorporation de connaissances géographiques et sociales dans les romans de Verne était en phase avec les objectifs de l’éditeur Hetzel, à savoir participer à l’éducation du lectorat du Magasin d’éducation et de récréation, on ne s’étonne donc pas que les descriptions du monde physique et de ses habitants portent une grande part factuelle. Selon Véronique Magri, le récit de voyage possède un type de description particulier : son référent doit « rendre compte de l’altérité ». De surcroît, la description est censée « transmettre un savoir sur le monde découvert » (Magri : 36). Il n’en va pas autrement des descriptions verniennes de l’Amérique du Nord. Nous verrons que ces descriptions ne sont pas le simple décor dans lequel se déroule l’aventure, mais qu’elles portent un large savoir sur des domaines aussi divers que la géographie, la faune, la flore, l’astronomie, les différentes cultures, etc., et qu’elles enrichissent le sens que le lecteur peut dégager du texte.

Le récit du Tour du monde en 80 jours prend place alors que les États-Unis sont connectés « Ocean to Ocean » par un « ruban de métal » : le chemin de fer (Verne, 2000 : 205). Cette mince strie sur l’espace permet une représentation spatiale contrastée. D’une part nous retrouvons la description d’un monde humain ordonné et d’autre part lorsque les personnages sont lancés sur le chemin de fer, ils s’enfoncent dans les profondeurs de l’espace lisse et sauvage de l’Ouest américain. Par exemple, dès que Fogg pose le pied sur le continent américain, à San Francisco, une description détaillée est faite du port : on y découvre les types de navires et de marchandises qui l’encombrent, de même que leur provenance. Puis c’est par l’œil de Passepartout, le serviteur de Fogg, que l’on découvre « la grande ville américaine », territoire strié s’il en est, qui reste pourtant étrange et fascinante : « larges rues, maisons basses bien alignées, églises et temples d’un gothique anglo-saxon, docks immenses, entrepôts comme des palais, les uns en bois, les autres en brique; dans les rues, voitures nombreuses, omnibus, “cars” de tramway, et sur les trottoirs encombrées, non seulement des Américains et des Européens, mais aussi des Chinois et des Indiens, enfin de quoi composer une population de plus de deux cent mille habitants » (Verne, 2000 : 197-198). L’information regorge dans ce passage : architecture, urbanisme, prospérité, ordre, système moderne de transport, population et nature cosmopolite de celle-ci. Ce monde humain, organisé, sédentaire, strié dans toutes ses dimensions, s’oppose à une Amérique qui n’a pas disparu.

Entre les gares, entre les points sur la route de fer de Fogg, il y a la nature et les paysages indomptés, teintés d’une menace obscure, celle des Sioux, mais aussi celle des loups, de la neige, des bisons, des accidents du terrain; terre nomade, espace lisse aux limites de l’espace strié. Entre les deux, il y a ce territoire en cours de domestication par le chemin de fer : « Le tracé du train obéissait aux caprices de la Sierra, ici accroché aux flancs de la montagne, là suspendu au-dessus des précipices, évitant les angles brusques par des courbes audacieuses, s’élançant dans des gorges étroites que l’on devait croire sans issues. » (Verne, 2000 : 210) Et enfin, par les yeux de Passepartout encore, il y a cette terre toujours sauvage au loin, mais qui menace d’une manière ou d’une autre de couper l’espace en deux, de mettre une frontière entre deux points humains : « vastes prairies, montagnes se profilant à l’horizon, “creeks” roulant leurs eaux écumeuses. Parfois, un grand troupeau de bisons, se massant au loin, apparaissait comme une digue mobile. » Et le narrateur de préciser : « Ces innombrables armées de ruminants opposent souvent un insurmontable obstacle au passage des trains. » (Verne, 2000 : 210)

L’espace est donc semé d’embûches, mais là s’apprête à surgit un autre îlot de civilisation et c’est l’occasion de décrire la position avantageuse du lac Salé, de son « Jourdain d’Amérique » (Verne, 2000 : 217) et enfin de Salt Lake City, espace strié comme les autres « villes de l’Union, vastes échiquiers à longues lignes froides » (Verne, 2000 : 219). Après Salt Lake City, c’est à nouveau l’espace lisse que n’ont pas voulu « violente[r] » (Verne, 2000 : 222) les ingénieurs du chemin de fer américain, « difficile région » des Rocheuses, véritable « désert dans son immense nudité » (Verne, 2000 : 227). Et après les montagnes, le terrain redevient plus praticable jusqu’à l’Atlantique sur « ces plaines sans limites, nivelées par la nature » du Midwest et de l’Est américain (Verne, 2000 : 233). Pourtant, la plaine immense et vide est comme cette « Terre maudite » (Verne, 1992 : 33), lisse, du Pays des fourrures, elle suscite la crainte et d’elle peut surgir toutes les péripéties : « Le regard le plus intrépide n’eût pas considéré sans épouvante cette obscure immensité. » (Verne, 2000 : 252). Le Tour du monde en 80 jours présente un espace immense, mais maîtrisable par la technologie. Cet univers américain est présenté comme connecté et l’avenir semble être voué à une connexion de plus dense entre les points habités. La ville à l’américaine paraît être le prototype de l’avenir du territoire. Toutefois la suprématie de l’ouvrage humain reste toujours contestée par le monde sauvage qui menace de rompre le lien de communication. Si l’homme domine le territoire dans ces descriptions, cette domination reste toute relative. Le Pays des fourrures offre une autre vision l’espace nord-américain et qui contraste avec celle présentée dans Le Tour du monde en 80 jours, mais surtout, qui vient compléter un tableau d’ensemble.

Les descriptions de l’Amérique septentrionale du début du Pays des fourrures permettent tout d’abord de découvrir un cadre de vie, une manière d’être et d’exister dans le nord qui, quoique rudimentaire, se veut dans les limites acceptables du confort : « le grand salon du rez-de-chaussée s’était transformé. On voyait bien encore les murailles de bois, faites de troncs à peine équarris, disposés horizontalement; mais quatre pavillons britanniques […] en dissimulaient la nudité. Si les longues poutres du plafond, rugueuses, noirâtres, s’allongeaient sur les contreforts grossièrement ajustés, en revanche, deux lampes, munies de réflecteur en fer-blanc, se balançaient comme deux lustres au bout de leur chaîne » (Verne, 1992 : 8). La description se poursuit ainsi dans un contraste frappant entre rusticité et tentative d’établir un certain confort moderne. C’est l’Européen déplacé dans une terre inhospitalière. L’espace intérieur est un espace strié, voué à la sédentarité, où les éléments s’entrecroisent, se répètent, offrent? une symétrie, un semblant d’ordre; éléments qui font contraste avec l’espace lisse du dehors. En effet, le lecteur découvre l’ampleur géographique de l’isolement du fort Reliance : « dans ces contrées lointaines [aux environs du lac de l’Esclave] on voisine à cent milles de distance ». Ces Européens y sont comme des « reclus, [d]es exilés, à demi perdus dans la solitude des régions hyperboréennes » (Verne, 1992 : 10).

Les étendues d’eau occupent une place significative dans l’espace canadien. Le lac de l’Esclave est décrit comme « un des plus vastes qui se rencontrent dans la région située au-delà du soixante et unième parallèle » et il se trouve « au milieu des territoires de chasse » (Verne, 1992 : 33) des animaux à fourrures, raison pour laquelle cette région reculée attire les Européens. Le territoire est irrigué de nombreuses et puissantes rivières, qui sont énumérées : « le Mackensie, la rivière du Foin, l’Atapeskow, etc. » (Verne, 1992 : 33). Le lac de l’Esclave est par ailleurs « semé de petits îlots […] dont le granit et le gneiss émergent en maint endroit » et sur sa rive nord, « se massent des bois épais, confinant à cette portion aride et glacée du continent qui a reçu, non sans raison, le nom de Terre maudite. » (Verne, 1992 : 33) C’est l’espace lisse du nomadisme, des possibles entre les points de chaleurs des forts, faibles striures sur l’immensité du territoire.

Ce territoire est étonnant pour le jeune lectorat de Verne et lui offre une altérité géographique aux effets puissants. Les personnages évoluent dans une « âpre nature » où « les pâles silhouettes des hautes glaces se profilent à l’horizon » et où les sommets des collines sont « couronnés de grimaçants squelettes d’arbres » (Verne, 1992 : 44). La nuit y dure des mois, mais malgré tout, de beaux spectacles, propres à exciter l’imagination se déroulent dans ces « régions perdues, sous un climat implacable » (Verne, 1992 : 45) : aurore boréale, jeu de la lumière sur les glaces, phénomènes de diffraction qui trouble la perception des échelles de grandeurs, etc. Verne décrit véritablement un monde étranger et du même coup il pose le décor et la géographie qui ouvre l’aventure du roman. Toutefois, en la décrivant ainsi, il transmet des connaissances et pose une ambiance : le lieu est aride et c’est une « Terre maudite »; tout est préparé pour que le territoire apparaisse comme hostile et source de péripéties. Ce sera l’homme contre la nature, semble-t-il. L’intrigue d’ailleurs met en scène Jasper Hobson, qui est chargé par la Compagnie de la Baie d’Hudson de s’avancer plus profondément encore dans ce gigantesque territoire. En effet, malgré l’impression d’immensité infinie que véhicule l’imaginaire d’un contient dont on n’a pas atteint toutes les franges au nord, le territoire s’avère fragile et le pays se vide de sa population animale. Il faut aller plus loin à cause du « dépeuplement que l’activité [de chasse], et […] l’incurie des chasseurs a provoqué sur les territoires » (Verne, 1992 : 21) pourtant immenses situés plus au sud. Le territoire apparaît donc, au premier abord, comme fragilisé par la main de l’homme. Le Pays des fourrures offre aussi de larges descriptions détaillées des espaces polaires, de la banquise et des champs de glace, des phénomènes atmosphériques communs de ces latitudes, de l’ingéniosité des Inuits, de la faune à fourrures et des essences végétales qu’on y retrouve. Verne s’attarde à décrire la débâcle des glaces et son ampleur, ou encore le « frost bite » (Verne, 1992 : 199),les migrations des caribous, etc., toutes sources d’informations sur le monde naturel.

Comme nous venons de le voir, dans ces deux romans la description se rapproche le l’apport de connaissances réelles, proche de celle présente dans le récit de voyage. Elle dépasse la fonction de décor pour porter un discours chargé de connaissances sur l’espace et la culture, mais aussi permet de comprendre certains états sociaux, certaines impressions provoquées par l’immensité sauvage du territoire, ses paysages, ses phénomènes météorologiques, tous éléments susceptibles d’alimenter l’imaginaire du lecteur.

L’espace abstrait

Outre la description, un autre type de spatialisation est présente chez Verne. Il s’agit d’une représentation abstraite du monde, mais qui participe pleinement à l’intrigue. Quand Paulina Barnett interroge le capitaine Craventy au sujet du lieutenant Hobson, ce dernier lui répond : « Je pense que c’est un officier qui ira loin. » Ce à quoi Paulina Barnett répond : « Qu’entendez-vous par ces mots : il ira loin? Voulez-vous dire qu’il dépassera le quatre-vingtième parallèle? » (Verne, 1992 : 17) Cette réflexion, mis à part son aspect humoristique, dénote une caractéristique symptomatique des personnages verniens : une obsession pour les points, les coordonnées, les extrêmes, bref les abstractions géographiques. Phileas Fogg lui-même, dans sa course autour du monde, « ne voyageait pas, il décrivait une circonférence […] c’était un corps grave, parcourant une orbite autour du globe terrestre, suivant les lois de la mécanique rationnelle » (Verne, 2000 : 70); et encore, il « planait dans sa majestueuse indifférence […] il accomplissait son orbite autour du monde » (Verne, 2000 : 132). Cette obsession se traduit dans l’expression de la spatialité romanesque. Les coordonnées géographiques ne manquent pas et continuellement cette spatialité abstraite est convoquée. Les distances s’inscrivent entre des toponymes qui deviennent des points. Ainsi, lorsque « le fort Mac-Pherson [est] laissé en arrière […] [t]rois cent cinquante-sept milles séparent ce point d’Omaha » (Verne, 2000 : 235); entre les deux, un blanc que comblera conjointement la narration et l’imagination du lecteur instruit par les nombreuses descriptions. De même, le lecteur est averti lorsque Phileas Fogg franchit le 101e méridien, à la hauteur de « l’importante ville de North-Platte » (Verne, 2000 : 235). Les géographies abstraite et référentielle se rejoignent, se croisent, se séparent ainsi tout au long du récit.

Le Pays des fourrures, va plus loin, l’exemple suivant permettra d’illustrer cette affirmation : il fait un froid terrible au fort Reliance, car il est situé à 61°47’ de latitude nord (Verne, 1992 : 16). Ce type de symbolisation abstraite comme l’appelle Bertrand Westphal, apparue en même temps que s’imposait l’échelle et le point de vue vertical sur les cartes, vers le XVIIe siècle, permettait de situer les « nouvelles terres découvertes » (Westphal : 99) et elle permettait aussi de pointer des lieux en blanc sur une carte, terres vides de toute cartographie et livrées à toutes les spéculations. Le principe s’applique aux espaces verniens, surtout lorsqu’il s’agit des mondes polaires. Les coordonnées présentes tout au long du Pays des fourrures n’ont pas toujours de référents concrets dans l’esprit du lecteur et les cartes de l’époque sont incomplètes. L’espace blanc entre les coordonnées est un espace vide, lisse, peuplé par l’imaginaire et où tout peut se produire. Ces blancs, livrés à l’imaginaire se nourrissent des descriptions du romancier et des connaissances que peut posséder déjà le lecteur. Par exemple, entre les nombreux points de longitude et de latitude faits par Hobson alors que l’île dérive, le lecteur, informé par les descriptions de Verne, comble les interstices par le paysage des champs de glace, par l’ombre de la banquise au loin, par la présence et l’influence d’un courant marin, etc. Une tension s’installe aussi lorsque les personnages perdent leurs repères dans la deuxième partie du roman, alors que le ciel voilé ne leur permet plus de faire le point et de suivre la marche de leur dérive. L’espace abstrait joue donc aussi un autre rôle, celui de la mise sous tension du Pays des fourrures. Toutefois cela dépasse la simplement mention de coordonnées longitudinales, comme l’illustre ce passage hautement dramatique et quelque peu comique :

le 23 mai, la petite troupe était enfin arrivée sur la limite du Cercle polaire. On sait que ce parallèle, éloigné de 23°27’57’’ du pôle Nord, forme cette limite mathématique à laquelle s’arrêtent les rayons solaires, lorsque l’astre radieux décrit son arc dans l’hémisphère opposé. À partir de ce point, l’expédition entrait donc franchement sur les territoires des régions arctiques. (Verne, 1992 : 61)

Le récit se poursuit sur un dialogue entre Paulina Barnett et Jasper Hobson sur l’exploration des pôles et ses difficultés et qui se termine significativement ainsi :

Pour nous, nous ne sommes encore arrivés qu’au Cercle polaire, et j’espère bien que nous le franchirons sans trop de difficulté.

-Je ne sais trop, madame, répondit Jasper Hobson, qui, en ce moment, observait l’état de l’atmosphère. (Verne, 1992 : 64)

La ligne mathématique, abstraite du Cercle polaire semble alors chargée de danger, comme s’il s’agissait d’une frontière, d’un mur, d’un véritable changement brutal qu’il fallait franchir au prix de grands efforts. Verne joue ici avec l’imaginaire et l’aspect mythique de l’abstraction géographique ce qui lui donne une fonction qui va bien au-delà d’un simple lieu. Il semble être le vecteur d’une tension narrative, et ce cas n’est pas unique comme nous le verrons plus tard. L’abstraction géographique s’ajoute donc à la description afin de rendre dans le texte une impression de spatialité. Le travail du romancier va toutefois plus loin encore dans sa tentative de donner vie et corps à son espace.

Le romancier comme cartographe

Outre le fait que Le Tour du monde en 80 jours ou Le pays de fourrures incluent tous deux des illustrations cartographiques représentant l’espace général où se déroule l’intrigue du roman, serait-il possible de considérer l’écrivain comme un cartographe et la carte comme le texte lui-même? Pour certains chercheurs, cette hypothèse fonde leur étude de la spatialité. Comme le fait remarquer Robert T. Tally Jr. à la suite de François Hartog :

Narrative […] is a form of world-making, at least as much as it is a mode of world-representing […] in producing [a] patchwork representation of a world (that is the narrative itself), the narrator also invents or discovers the world presented in the narrative.  (Tally Jr.: 49)

Ainsi, le romancier au cours de son travail d’écriture produit un monde qui peut être lié à son référent, un lien bien documenté comme c’est le cas chez Verne, mais s’en éloigner aussi par la fictionnalisation inhérente au processus d’écriture. Tally Jr., pour illustrer cette  hypothèse du romancier comme un cartographe textuel, donne l’exemple d’Ulysses de James Joyce. L’espace romanesque n’est pas l’espace réel et ne peut l’être, puisque le romancier fait des choix au sujet de ce que la narration et la description incluront ou non du monde référentiel que Barbara Piatti nomme « geospace » en opposition au monde romanesque. Tally Jr. explique que le texte imaginaire n’empêche pas les lecteurs de suivre le trajet des protagonistes d’Ulysses dans les rues de Dublin, superposant ainsi le texte imaginaire au « geospace ». Il en va de même pour les lecteurs d’Arthur Conan Doyle qui partent à la recherche du 221B Baker Street. Suivant la même logique, un lecteur passionné de Verne pourrait être intéressé par l’ascension du Snæfellsjökull en Islande afin de se trouver sur les lieux du passage qui mène au centre de la terre. L’explorateur n’aura pour satisfaction que le paysage grandiose, mais point de passage propre à suivre les traces des Lidenbrock. Comme l’explique Tally Jr. au sujet du Dublin de Joyce : « The imaginary space of the novel and the real geospace of Dublin are clearly connected, but they do not coincide exactly » (Tally Jr. : 53) Mais qu’est-ce qui permet au texte un tel pouvoir sur la fabulation du récepteur? Ce sont en somme, selon Tally Jr. et Peter Turchi, la combinaison significative des détails, de l’ambiance et de l’équilibre entre les intentions et les intuitions d’un auteur sur un lieu réel retranscrit dans la fiction et basés sur des témoignages de première main, des images, de véritables cartes, des mythes et des légendes, etc. (Tally Jr : 49-50).

Chez Verne, et plus précisément dans Le Tour du monde en 80 jours, le lecteur rencontre au fil de sa lecture suffisamment de détails crédibles (descriptions physiques, coordonnées géographiques, toponymie, détails techniques et culturels, etc.) pour percevoir le chemin parcouru par Fogg et pour le tracer dans son imagination. Il connaît toutes les étapes franchies par Fogg dans sa traversée du continent américain, de son débarquement à San Francisco jusqu’à son arrivée à New York, en suivant pour l’essentiel le parcours du « grand trunk » (Verne, 2000 : 205) : Sacramento, Junction, Roclin, Auburn, Colfax, les premières stations se succèdent, puis viens le passage du « massif de la Sierra Nevada » où le tracé « ici accroché aux flancs de la montagne, là suspendu au-dessus des précipices » (Verne, 2000 : 209-210) franchit la chaîne montagneuse, puis le trajet se poursuit... Cette succession de toponymes et de description de paysages trace une cartographie romanesque : une carte de lieux précis (Sacramento, Salt Lake City, etc.) et une topographie qui ne « coïncide pas exactement » selon l’explication de Tally Jr. : précipices, flancs de montagne, « creeks » par-ci par-là, et qui remplissent la carte d’un paysage possible, crédible, mais dont le référent exact est impossible à retrouver dans le geospace.

Le même phénomène se produit dans Le Pays des fourrures. Verne trace un parcours, une carte ponctuée de lieux précis : du Fort Reliance, situé sur les berges du Grand Lac des Esclaves, les personnages remontent les plaines glacées vers le Fort Enterprise, puis, traversant le Cercle polaire, ils parviennent au Fort Confidence, situé sur les rives du Grand Lac de l’Ours. De là, Jasper Hobson et ses compagnons suivent le lit de la Coppermine river jusqu’à son embouchure, puis suivent la côte vers l’ouest, du golfe du Couronnement jusqu’au cap Bathurst. Comme dans le cas du Tour du monde en 80 jours, Verne place ces toponymes comme des jalons sur le parcours de ses personnages et comble les interstices entre ceux-ci par des péripéties intéressantes qui permettent de découvrir ici les phénomènes météorologiques propres à ces latitudes et les dangers de ces régions, là les coutumes amérindiennes, ou encore par des descriptions instructives et vraisemblables par rapport à leur référent réel. Bien entendu, le décalage entre l’espace imaginaire et le geospace est toujours présent.

Le cas le plus flagrant de ce décalage est assurément celui du cap Bathurst. Au-delà de la dérive qui surviendra plus tard dans le récit (et qui elle aussi est « cartographiée » par Verne), le cap Bathurst que parcourent Jasper Hobson et ses compagnons lorsqu’ils y arrivent n’est pas celui auquel il réfère. Verne prend ici certaines libertés avec le réel et offre à ses personnages et à ses lecteurs un cadre romanesque utopique. Géographiquement le cap Bathurst du roman est le miroir de son référent, miroir qui renvoie une image inversée : ce qui se trouve à l’est dans le roman est à l’ouest chez son référent réel, et ce qui est à l’ouest est à l’est. Dans le roman, au-delà du cap Bathurst et de la péninsule Victoria, l’ouest se trouve fermé par une haute ligne de falaises (Verne, 1873 : 114) qui ont pour arrière-plan une chaîne de collines volcaniques (Verne, 1873 : 147). À l’est le roman peint un paysage de plaines où se trouve l’embouchure d’une petite rivière et un port naturel (Verne, 1873 : 114). Le cap Bathurst est décrit comme un véritable lieu utopique polaire : les ressources n’y manquent pas : il y a de la nourriture en quantité « puisque ce territoire [est] visité par des bandes nombreuses » de rennes (Verne, 1992 : 102); les animaux à fourrure y ont trouvé « un refuge assuré » bien au nord des contrées habituellement fréquentées par les chasseurs et le lieutenant Hobson peut compter sur une belle variée de bêtes à fourrure : castors, rats musqués, blaireaux, lynx, hermines, wolvérènes, martres, visons, renards, ours, etc. (Verne, 1992 : 103); le territoire est « boisé », ce qui assure du combustible pour les hivers rigoureux et des matériaux pour la construction du nouveau fort (Verne, 1992 : 105-106). Un petit port naturel permettra aux navires de la Compagnie de mouiller en vue du fort, à l’abri des tempêtes. L’eau douce ni manque pas non plus, un petit lac se trouve à proximité et il est poissonneux de surcroît! Le référent du cap Bathurst dans le réel ne possède ni cette configuration ni ces caractéristiques avantageuses. En effet, si la ligne de falaises existe bel et bien, elle se trouve au sud-est. Les « collines ignivomes » (Verne, 1873 : 147) de Verne n’existent pas, mais on y retrouve par contre des fumerolles formées par l’oxydation de pyrite, qui peuvent donner au paysage un aspect volcanique. Le petit port de même que l’embouchure de la rivière se trouvent à l’ouest de la péninsule [Figure 1].

Figure 1 (image tirée de Google Earth) : La péninsule du cap Bathurst.

Il est possible que les cartes consultées par Verne et les rapports des explorateurs qu’il a pu lire justifient ces écarts. Toutefois, pour ce qui est de la faune et de la flore, cela paraît plus douteux. Le cap Bathurst de référence est un désert arctique, formé de lichens et d’autres plantes courtes. À cette latitude, la forêt boréale et la forêt de transition se trouvent beaucoup plus loin au sud. Nous pouvons supposer que Verne crée un paysage qui servira les fins de son récit.Les personnages se trouvent dans un espace construit par et pour la fiction et qui place toutes les chances de leur côté et leur offre des conditions d’établissement parfaites.Ces changements sont significatifs, ils affirment une fictionnalisation, un ancrage dans l’imaginaire et poursuivent assurément un but : offrir un cadre dans les limites du plausible à l’intrigue et permettre l’éclosion d’une microsociété fictive, qui se trouve, malgré tous les avantages du lieu, aux prises avec les forces adverses de la nature. Le monde strié confronte le monde lisse, les personnages deviennent nomades malgré eux, sur un espace ayant toutes les apparences de la solidité, mais étant intrinsèquement fragile et vulnérable (Verne, 1992 : 253). Il n’est pas étonnant qu’un des personnages suggère même de « rayer » le cap Bathurst de la cartographie polaire (Verne, 1992 : 272), puisque la représentation de ce cap est entièrement fictive! Cette liberté par rapport au référent est d’autant plus grande lorsque le référent est spéculatif.

Verne ne fait pas que tracer une carte romanesque dans le cadre du monde connu, il explore aussi une cartographie de l’inconnu, spéculative et fantasmée. Pour reprendre un exemple de Bertrand Westphal, la fiction lui sert à combler ce que le narrateur d’Au cœur des Ténèbres de Joseph Conrad, Marlow appelle « un espace blanc de délicieux mystères, […] une zone vide propre à donner à un enfant des rêves de gloire » (Westphal : 99). Verne met des mots sur les blancs de la carte, sur les espaces lisse qui ne sont pas explorés, il les strie de son imaginaire et en trace des contours plausibles : la trajectoire de l’île flottante formée par la péninsule du cap Bathurst permet à Verne d’activer tout l’imaginaire du mythique passage du Nord-Ouest, puisque son île en parcourt toute la partie occidentale formée par la mer de Beaufort. L’écriture se fait hypothèse sur le blanc de ce possible géographique. Si Le Tour du monde en 80 jours reste pour l’essentiel dans un cadre assez proche de son référent, il explore tout de même un blanc, non cartographique, mais conceptuel, celui d’un réseau de transport mondialisé, où l’horaire des trains et des bateaux est prévisible et où le voyageur peut coordonner les divers moyens de transport nécessaires à ses déplacements. Par la fiction, Verne comble ce blanc, il offre un tour du monde fantasmé, où Fogg met à l’épreuve ce système mondial et où la part qui en est la plus aboutie semble se trouver en Amérique du Nord, continent qu’il est possible de traverser avec le seul train.

Dans cet ordre d’idée, la fiction strie la carte créée par le romancier qui tente ainsi de maîtriser sa carte. L’itinéraire de ses personnages se trace sur une carte, leurs possibles aussi : Jasper Hobson aurait pu choisir une autre route pour atteindre le cap Bathurst, l’île aurait pu dériver suivant d’autres courants, Fogg aurait pu choisir une autre ligne de chemin de fer à partir du nœud ferroviaire qu’est Omaha. La fiction n’épuise pas le réel.

L’espace comme enjeu narratif

Cette vision du romancier comme cartographe permet aussi d’envisager le rôle narratif de l’espace au sein du récit. Si Verne cartographie le récit, celui-ci est lié à une intrigue où la spatialité est encore appelée à agir. L’intrigue des deux romans est fortement influencée par des enjeux d’espace. L’espace concours à ce que Raphaël Baroni appelle la stratégie du suspense qui participe à la tension narrative. Baroni définit la tension narrative visant à produire un effet de suspense comme amenant le lecteur à se poser des questions du type : « “Que va-t-il arriver?”, “Qui va gagner?”, “Le fera-t-il?”, “Comment va-t-il faire?”, “Réussira-t-il?”, etc. » (Baroni : 170) Chez Verne, l’espace semble participer pleinement à ce type de mise sous tension de la narration. Si l’écrivain souhaite que cette stratégie soit efficace dans l’esprit du lecteur, il faut, selon les termes de Baroni que « l’interprète soit véritablement amené à s’interroger au point que l’attente d’une réponse soit marquée, il faut que le développement chronologique de l’action [ou le développement spatial dans notre cas] fasse apparaître une “disjonction de probabilité” jugée importante en fonction de “compétences encyclopédiques” partagées entre le producteur du récit et son interprète » (Baroni : 170). Ces compétences encyclopédiques sont entre autres, pour ce qui est du Pays des fourrures, tout ce que le lecteur peut savoir sur les températures, les saisons, la période de fonte de la banquise, etc., et qui donne de la substance à l’enjeu spatial lors de la dérive du cap Bathurst ou lors de la fonte progressive de l’île. L’intrigue pousse le lecteur à se poser les questions évoquées par Baroni, ce qui met le récit sous tension : comment Jasper Hobson et ses compagnons vont-ils se sortir de cette île qui disparaît sous leurs pas? Parviendront-ils à atteindre les Aléoutiennes? Dans le cas du Tour du monde en 80 jours l’enjeu spatial est du même ordre : Fogg réussira-t-il, malgré toutes les embûches, à compléter son tour du monde? Comment s’y prendra-t-il? Là encore l’espace active la tension narrative. Les enjeux spatiaux ne sont toutefois pas seuls et dans ces deux romans ils se combinent à des tensions temporelles.

Liens espace et temps

Le Pays des fourrures met en scène une intrigue profondément ancrée dans la dimension spatiotemporelle du récit. En effet, les personnages du roman sont confrontés à la dérive et à la fonte du territoire qu’ils occupent. Irrémédiablement, plus le temps passe, plus l’espace se réduit. L’île formée du cap Bathurst et de la péninsule de Victoria se dissout peu à peu dans les eaux de l’océan Arctique, chauffées par le soleil d’été, ou est menacée de dislocation par l’immense pression exercée par la banquise sur le champ de glace durant l’hiver polaire (Verne, 1992 : 314). Une autre dimension spatiotemporelle s’ajoute à celle que nous venons de décrire : la dérive entraîne l’île, suivant les courants, soit vers le nord où elle risque d’être broyée un jour ou l’autre par les immenses murailles de la banquise, soit vers le sud où sa fonte s’accélérera au contact des eaux plus chaudes du Pacifique nord (Verne, 1992, 323). Ces enjeux d’espace-temps alimentent la tension narrative et la stratégie discursive du suspense. De plus, le lecteur informé par les descriptions de Verne et ses connaissances encyclopédiques au sujet des territoires nordiques peut facilement imaginer les conséquences désastreuses qui attendent les protagonistes s’ils ne parviennent pas à trouver une solution pour quitter l’île flottante. Plus le temps passe, plus l’espace disponible est réduit et fragilisé. L’espace en court de « striage » lors de l’établissement du fort se dérobe peu à peu aux colons.

Le tour du monde effectué par Fogg offre un autre exemple de lien entre l’espace et le temps. Toute l’intrigue du roman est construite autour de cet enjeu : faire le tour complet du globe en 80 jours ou moins. Le roman offre au lecteur un fort sentiment de compression de l’espace-temps, puisqu’il est désormais possible d’utiliser un système mondial de transport qui connecte les villes entre elles et les continents entre eux, et ce à grande vitesse. David Harvey définit la compression spatio-temporelle dans ces termes : « Étant donné que l’espace paraît se rétrécir au “village global” […] et à l’“astronef Terre” des interdépendances économiques et écologiques […] nous devons apprendre à nous accommoder d’un sentiment écrasant de compression de nos mondes spatiaux et temporels. » (Westphal : 53) Cette compression de l’espace-temps par les moyens de transport et de communication moderne donne l’impression que l’humanité domine enfin la dimension spatio-temporelle. Toutefois, il se produit parfois des dilatations de l’espace-temps dans Le Tour du monde en 80 jours. Si l’on considère uniquement la part du récit qui se déroule en Amérique du Nord, on peut déceler certaines de ces dilatations où l’espace semble à nouveau s’agrandir et où le temps paraît redevenir long. Il suffit de penser par exemple au retard pris par le train lors de la traversée du troupeau de bisons qui paraît s’éterniser et couper le pays en deux (Verne, 2000 : 211-213) ou encore lorsque le train repart sans Fogg à la station de Kearney (Verne, 200 : 250) ce qui paraît tout à coup distendre l’espace entre cette gare et le nœud ferroviaire d’Omaha. Ce jeu constant entre compression et dilatation de l’espace-temps alimente aussi la tension narrative et l’attention du lecteur. Si l’espace nord-américain paraît le plus souvent maîtrisé, « soumis à un régime croissant de compression » dû en grande partie « au développement des moyens de communication matériels » (Westphal : 22) dans Le Tour du monde en 80 jours, c’est l’inverse qui se produit dans Le Pays des fourrures. L’espace y apparaît ingouvernable, impossible à soumettre, hors de contrôle.

Tension entre deux Amériques

Les deux romans présentent des descriptions détaillées et instructives et font vivre l’espace nord-américain à travers un parcours ludique qui active l’imaginaire. Le Tour du monde en 80 jours semble se concentrer principalement sur une Amérique humaine, alors que Le Pays des fourrures présente une Amérique principalement sauvage.

Le Pays des fourrures active un imaginaire de la perte, de la disparition, déjà présent chez Fenimore Cooper notamment en ce qui a trait au facteur humain dans le Dernier des Mohicans : celui d’un monde sauvage, à découvrir et de l’Amérindien qui l’habite. Chez Verne, il s’agit plutôt de la disparition d’un imaginaire spatial. Les blancs de la carte se strient peu à peu, l’espace sauvage de l’Amérique semble se réduire, et le récepteur du roman pourrait aisément faire une lecture métaphorique de cette île qui dérive et dont le territoire disparaît peu à peu. L’Amérique des grands espaces est en tension avec celle de la civilisation, de l’industrie, de la communication; le lisse se confronte au strié. Plus encore, les colons du cap Bathurst semblent être l’illustration d’une utopie, alors que l’avenir semble radieux, un élément imprévu de la nature vient bouleverser les plans des hommes. La majeure partie du récit se concentre sur la microgéographie du cap Bathurst. Cet espace restreint est l’occasion pour Verne de décrire en détail un paysage et d’exposer les moyens pour s’y installer et y survivre ; il ressemble un peu en cela à ce qu’il fera quelques années plus tard, et dans un autre cadre, avec L’Île mystérieuse. Rien ne manque à ce petit territoire de fantaisie. Verne construit son espace comme un idéal polaire en cours de striage, mais ce territoire s’avère fragile. Toute l’aventure du Pays des fourrures consiste en une recherche de moyens et d’occasions de fuir cet espace errant, nomade malgré lui et la géographie des espaces nordiques sera souvent convoquée lorsqu’une possibilité d’évasion semble être à portée. Irrémédiablement toutefois l’espace se réduit et le roman s’attarde à décrire en détail chaque réduction, chaque disparition du territoire alors que l’île flottante perd de sa surface en se dissolvant dans l’océan. Le Pays des fourrures, c’est un peu l’Amérique de tous les possibles, de toutes les libertés, mais qui s’avère métaphoriquement, par le relais de l’île parfaite, destinée à disparaître, fragile. Cette mise en scène d’une société idéalisée qui est vouée à disparaître et qui revient aussi dans l’Île mystérieuse apparaît comme un motif majeur qui imprègne fortement l’imaginaire vernien, mais il s’agit là d’un autre sujet d’étude sur lequel nous ne nous attarderons pas plus.

Le Tour du monde en 80 jours active, quant à lui, l’imaginaire de la communication, de la mise en relation, des transports et de la vitesse. C’est l’Amérique industrielle, industrieuse et axée sur les technologies des moyens de communication, dont les transports. De nombreux passages décrivent en détail l’espace strié sous l’impulsion et l’ingéniosité d’un peuple : les divers liens ferroviaires, la fréquence de passage des trains, les distances parcourues par ceux-ci entre les villes, les destinations possibles à partir de chaque gare importante, de même que les espaces où la construction du chemin de fer a posé quelque difficulté aux ingénieurs. Ces descriptions, liées à l’ensemble du roman semblent permettre de tracer et de comprendre le vaste système mondialisé des transports qui se met en place dans cette seconde moitié du XIXe siècle. D’autre part, les villes montrent des espaces organisés par l’urbanisation en damier, cosmopolites, commerçantes, etc.

Les diverses facettes de la spatialité que nous venons de dégager de ces deux romans de Jules Verne sont complémentaires et c’est de leur combinaison que semble surgir un imaginaire spatial typiquement américain. En effet, pris séparément, certains de ces éléments pourraient s’appliquer à d’autres espaces géographiques. Par exemple, l’imaginaire des grands espaces pourrait très bien se trouver convoqué dans Michel Strogoff, et servir à qualifier un espace russe. Toutefois il semble que ce soit dans la combinaison particulière des diverses facettes de la spatialité que se trouve son expression nord-américaine : dans les descriptions instructives et souvent uniques à ces territoires, les abstractions géographiques et les toponymes convoqués, les enjeux sociaux et territoriaux sous-jacents, etc. Comme l’affirme Westphal, « la représentation reproduit le réel ou mieux, une expérience du réel » (Westphal : 140), ce à quoi participe chaque élément spatial du roman afin d’offrir une certaine vision du territoire. Au final, l’Amérique de Verne autour de 1870 apparaît comme une terre de contraste où deux mondes très différents coexistent dans une certaine tension, celui de la nature et celui de l’homme.   

Dans ce bref aperçu de quelques aspects de la spatialité nord-américaine chez Verne, nous avons pu voir que celle-ci s’incarnait tout d’abord dans la description. Ce procédé n’est toutefois pas utilisé pour établir un simple décor, mais pour transmettre des connaissances d’une part, comme celles concernant les conformations géographiques des territoires polaires ou encore sur l’état des moyens techniques de transports aux États-Unis, par exemple. Nous avons aussi vu que cette description sert à établir un état d’esprit, une appréhension du territoire, où l’aventure se déroulera en permettant d’entrevoir certains dangers. Plus encore, la description met en lumière la tension entre l’œuvre de la nature et celle de l’homme qui peuvent être fragilisées l’une part l’autre. Dans Le Tour du monde en 80 jours, l’espace paraît être le lieu d’une vaste expérience, alors qu’un système mondial de transport se met en place. Le roman met à l’épreuve, fictionnellement, le potentiel technologique des moyens de communication. La part américaine de ce système, qui semble être la plus aboutie est représentée avec ses faiblesses et ses avantages. Dans Le Pays des fourrures, les environs du cap Bathurst sont l’occasion d’une part de créer un microcosme utopique où l’humanité tente de survivre à des conditions extrêmes. D’autre part, c’est aussi l’occasion, semble-t-il, de faire sentir la fragilité du monde et des certitudes, alors que la péninsule de Victoria se détache du continent et dérive dans l’océan tout en se dissolvant. De nombreux éléments spatiaux présents dans ces romans n’ont toutefois pas été traités et pourraient servir à approfondir la recherche à ce sujet. Par exemple, les nombreuses mesures du territoire prises par les habitants anxieux de la péninsule Victoria sont assurément significatives. De même une mise en relation de l’espace nord-américain avec les autres espaces géographiques représentés dans Le Tour du monde en 80 jours pourrait s’avérer des plus intéressante. Plus encore, ces quelques considérations au sujet des représentations de l’espace chez Verne pourraient être étendues à l’étude de toute son œuvre. Enfin, comme nous l’avons vu plus haut, le romancier lorsqu’il « cartographie » l’univers de son roman prend certaines libertés avec l’espace de référence. Ces libertés teintent le réel et s’ajoutent à lui comme l’affirme Westphal : « Le réel absorbe toutes les configurations de la représentation, même celles qui paraissent le phagocyter pour modifier sa structure, pour le fictionnaliser. Le réel est toujours le terminus ad quem de la représentation. » (Westphal : 150) Plus encore, « dans la mesure où la fiction est inscrite dans le monde, elle s’arroge la double faculté de rendre compte du réel et, à l’extrême de cette logique, d’influer sur le réel ou, plus exactement sur la représentation du réel » (Westphal : 191). Suivant cette logique, l’espace nord-américain créé par Verne influe sur l’imaginaire même de cet espace et sur sa perception et sa lisibilité. Sur ces espaces, Verne ajoute, à l’instar de Joyce pour Dublin, une couche de représentation, augmentant le « poids de l’intertextualité » (Westphal : 255), qui s’ajoute aux autres discours sur l’Amérique et qui s’attachent aux lieux et à l’esprit associé à ces lieux dans l’imaginaire social. Le lecteur de Verne ne pourra plus traverser en train les États-Unis sans que ne plane le fantôme de l’aventure de Fogg sur ces territoires, il ne pourra plus survoler les étendues du Grand Nord sans les associer aux péripéties de Jasper Hobson et de ses compagnons. L’étude même de l’influence de la spatialité fictionnelle sur les imaginaires géographiques et leurs référents réels ferait un formidable projet de recherche.

Frédérick Bertrand
Université Laval

Bibliographie

Corpus primaire :

VERNE, Jules, Le Tour du monde en 80 jours, Paris, LGF, 2000 [1872], 316 p.

VERNE, Jules, Le Pays des fourrures, Paris, Hachette, 1992 [1873], 474 p.

Corpus secondaire :

BARONI, Raphaël, « Passion et narration », Protée, volume 34, no2-3 (2006), p. 163-175.

MAGRI, Véronique, « La description dans le récit de voyage », dans Gérard Lavergne et Alain Tassel (dir.), « Mélanges espace & temps », Cahiers de narratologie, no7, Université de Nice, p. 35-48.

PICHOIS, Claude, Littérature et Progrès. Vitesse et vision du monde, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1973, 124 p.

TALLY JR., Robert T., Spatiality, Londres et New York, Routledge, 2013, 171 p.

VION-DURY, Juliette, GRASSIN, Jean-Marie et Bertrand WESTPHAL (dir.), Littérature et espaces, Limoges, PULIM, 2003, 668 p.

WESTPHAL, Bertrand, La géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Les Éditions de Minuit, 2007, 278 p.

ZEITHAN, Antje, « La littérature et l’espace », dans Lire le texte et son espace : outils, méthodes, études, Université de Toronto, Arborescences, no3, juillet 2013, 29 p.

Notes

1  Voir à ce sujet les ouvrages de Bertrand Westphal et Robert Tally Jr. dans la bibliographie, ainsi que l’article « La littérature et l’espace » d’Antje Zeithan.

Pour citer ce document

Frédérick Bertrand, « La spatialité nord-américaine dans Le Tour du monde en 80 jours et dans Le Pays des fourrures », Jules Verne : représentations médiatiques et imaginaire social, projet dirigé par Maxime Prévost et Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/jules-verne-representations-mediatiques-et-imaginaire-social/la-spatialite-nord-americaine-dans-le-tour-du-monde-en-80-jours-et-dans-le-pays-des-fourrures