Jules Verne : représentations médiatiques et imaginaire social

La déroute du Gun-Club, l’eschatologie maistrienne et le matérialisme américain dans Sans dessus dessous de Jules Verne.

Table des matières

FRANÇOIS-EMMANUËL BOUCHER

« Il semble donc que les habitants du globe peuvent dormir en paix. Modifier les conditions dans lesquelles se meut la Terre, cela est au-dessus des efforts permis à l’humanité. Il n’appartient pas aux hommes de rien changer à l’ordre établi par le Créateur dans le système de l’Univers1. » C’est par ces mots teintés d’un fort pessimisme, si ce n’est par la négation radicale de la croyance que la science est omnipuissante, que ses réalisations sont souhaitables, que tout, dans ce siècle où triomphent la pensée saint-simonienne et le pouvoir de la vapeur, est possible et à la portée de l’homme, que ce termine Sans dessus dessous, dernier tome de la trilogie du Gun-Club qui avait commencé 23 ans auparavant, soit en 1865 avec De la Terre à la Lune suivi, en 1869, par Autour de la Lune. Il semble que presque un quart de siècle après les débuts des péripéties des artilleurs de Baltimore, Jules Verne ne soit plus aussi à l’aise de chanter les prouesses sans égales d’Impey Barbicane et de J. T. Matson de sorte que leurs dernières aventures ne soient plus aussi teintées d’optimisme que les précédentes. « Redresser l’axe de la terre de manière à faire fondre les glaces du Pôle Nord afin de rendre possible l’exploitation des richesses minières que la calotte glaciaire est supposée recouvrir2 » n’apparaît pas comme un exploit aussi désirable que la mise au point d’une force balistique capable de quitter l’atmosphère terrestre ou, encore, l’exploration de la Lune. Pour tous ceux qui connaissent la trilogie, il est indéniable que la manière dont Jules Verne rend compte du Gun-Club change radicalement en cours de route. Du moins, avec Sans dessus dessous, Verne laisse désormais libre cours à des inquiétudes qui sont dans le texte de plus en plus soulignées, inquiétudes qui finissent par ternir l’antique splendeur qui, dans les deux premiers romans, auréolait ce groupe d’artilleurs forcés en raison de la fin des conflits armés sur le territoire américain de mettre leur connaissance en balistique militaire au service d’activités, en principe, beaucoup moins belliqueuses. Cette idée initiale qui fait que la pacification du territoire favorise la métamorphose du Gun-Club qui, dès lors, participe par son génie, par sa soif de dépassement, par sa maîtrise des lois de la physique et des mathématiques à la création d’une nouvelle civilisation et d’un nouveau mode de vie ne semble plus aussi évidente vingt ans plus tard de sorte qu’elle est maintenant sujette à caution. De manière claire et manifeste, il y n’a plus dans Sans dessus dessous une équation qui lie dans un tout insécable, les prouesses et les symboles du triomphe féérique de l’ingéniosité scientifique américaine et l’accroissement indéfini du bonheur et du bien-être commun. Momentanément figure de l’intelligence positive au service de l’exploration des mystères célestes, le Gun-Club redevient une figure de la mort, non exactement comme le parangon de la destruction que produisent les pratiques des premiers grands massacres mécanisés lors de la Guerre de Sécession, mais en raison de l’hybris scientifique que leur comportement désormais symbolise, démesure monomaniaque de la technique scientifique sur laquelle s’arque-boute une soif de domination, sans réel précédent historique, autant pour les biens de la Terre que pour ceux du cosmos. Le premier titre de Sans dessous dessus était justement Le Titan moderne.

 Avant de poursuivre, il faut souligner comme le fait Claudine Sainlot, que le Gun-Club a une place d’une rare importance dans les Voyages extraordinaires : « C’est un “personnage” à part dans son œuvre, écrit-elle. Cette association d’artilleurs que la fin de la Guerre de Sécession a plongés dans un désœuvrement neurasthénique est en effet le seul héros vernien qui soit un personnage moral, et sa présence au centre de trois romans le place au rang des personnages récurrents des Voyages extraordinaires, aux côtés de Robur et du capitaine Nemo3. » C’est bien là, tout formulé, le problème initial auquel fait face le Gun-Club : que faire pour combattre ce « désœuvrement neurasthénique » que produit la fin de la Guerre de Sécession américaine ? Que faire de sa vie et surtout de ses talents mortifères une fois que la pacification et la domestication deviennent la norme ? Que devient le militaire en temps de paix, et, qui plus est, dans un temps de paix qui semble s’allonger dans la durée au point de devenir la norme souhaitable d’une civilisation essentiellement pacifiée, commerciale et technocratique ? Autrement dit, que peuvent bien entreprendre ces dix-huit cent trente-trois membres du Gun-Club qui ont passé une partie importante de leur vie à générer la destruction maintenant qu’ils doivent ranger leurs lourdes artilleries, leurs fusils, leur obus et leurs gigantesques bombes de manière à vivre comme de gentils citoyens dociles, gouvernables et attendris ? C’est bien là l’antique question que posait jadis la fable du Loup et du chien, mais ici, il n’est plus question, à la fin, pour le loup de courir et de s’enfuir encore, comme l’évoquait Lafontaine ; qui plus est, ledit loup a acquis entre-temps une prodigieuse connaissance et des bases solides en génie balistique ! Toute la trilogie du Gun-Club s’organise autour de cette question : comment vivre en temps de paix, surtout lorsque l’on est habité par de profondes pulsions meurtrières à l’instar d’un Barbicane et d’un Matson ? Daniel Compère indique déjà dans son Jules Verne. Parcours d’une œuvre, que le projet initial de l’auteur du Voyage au centre de la Terre, du moins lorsque prend forme en lui ce qui deviendra les Voyages extraordinaires, « consiste précisément à réécrire des discours scientifiques et les transformer en matière romanesque4 ». Dès 1866, dans l’Avertissement au lecteur en préface aux Voyages et aventures du capitaine Hatteras, Pierre-Jules Hetzel énonce ainsi les caractéristiques fondamentales des Voyages extraordinaires de manière à souligner ce que serait en substance la visée esthétique, poétique et surtout pédagogique de Jules Vernes :

Le but de l’auteur est, en effet, de résumer toutes les connaissances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne, et de refaire sous la forme attrayante et pittoresque qui lui est propre, l’histoire de l’univers5.

Ce principe, sans doute en partie vrai, rend compte sans le moindre doute des deux premiers tomes de la trilogie du Gun-Club ; elle ne cadre pas, cependant, avec Sans dessus dessous. Rien, à vrai dire, de très « attrayant » et de très « pittoresque » dans le souhait d’inonder la quasi-totalité de la population vivant à proximité de l’Équateur, catastrophe meurtrière inévitable lorsque se produira le redressement de l’axe de la terre que souhaite maintenant réaliser les membres du Gun-Club. Rien de très « attrayant » non plus dans cette volonté d’avoir recours à l’appui d’un potentat africain qui pratique toujours l’esclavage afin d’exploiter sans répits, jusqu’à épuisement des stocks, la totalité des matières premières qui se retrouvent au Pôle Nord. Dans son Histoire des Voyages extraordinaires, Essai sur l’œuvre de Jules Verne, Marie-Hélène Huet note, comme plusieurs autres, je n’ai qu’à penser à certains articles de Maxime Prévost sur le sujet, que, dans la longue durée, l’atmosphère des romans de Jules Vernes perd irrévocablement son optimisme et, surtout, sa première naïveté : « La grande simplicité des héros verniens, écrit Huet, est profondément transformée6 ». Une métamorphose se produit. « Le début de l’œuvre semblait annoncer un avenir étonnant, car l’exploration et la science se combinaient pour promettre aux hommes des jours merveilleux7 », espoir de moins en moins visible dans sa production tardive. « L’homme, continue Huet, va [désormais] vers un point au-delà duquel il n’y a que l’abîme, un bouleversement total, qui ramène l’homme à l’état des sociétés primitives8. » C’est à la compréhension de la nature de ce pessimisme vernien, dernière mouture, que je consacre les prochaines pages de ce texte. Pourquoi les rêves insensés du Gun-Club deviennent-ils aussi répréhensibles. Pourquoi leur échec s’avère-t-il des plus souhaitables étant donné que leur passion risque de produire, souligne Verne, « la plus effroyable des catastrophes9 ». Pour répondre à ces questions, je subdiviserai mon analyse de manière à répondre à trois interrogations parallèles : premièrement, quelle est la nature du discours sur le progrès qui imprègne, à l’origine, l’optimisme vernien ; deuxièmement, à partir de quelles actions, et quelles croyances du Gun-Club, les vecteurs qui promulguent cette foi inconditionnelle dans le progrès commencent-ils à devenir inquiétants et déraisonnables ; finalement pourquoi, malgré cet appel du crépuscule, est-il malaisé de classer Jules Verne parmi les auteurs réactionnaires qui subodorent aussi, vers la même époque, que la grande marche rectiligne vers le perfectionnement humain n’ira pas facilement de soi ?

On répond toujours à quelqu’un autre : les physiocrates, Saint-Simon et Joseph de Maistre à Baltimore.

« Une paix inféconde, dit Impey Barbicane dès le 2e chapitre de De la Terre à la Lune, est venue plonger les membres du Gun-Club, dans un regrettable désœuvrement.10 » « Ces Anges exterminateurs11 » continue Verne, ne peuvent plus poursuivre la destruction de l’humanité dans un « but philanthropique12 ». Pour ces officiers d’infanterie et d’artillerie qui produisent la mort à grande échelle, la paix rend caduques leurs prouesses et leurs activités destructives. C’est dans son hymne du Boulet que J.T. Matson évoquera cette grande idée maistrienne de manière à justifier ses propres actions et son mode de vie : « si Dieu a fait les étoiles et les planètes, l’homme a fait le boulet13 ». « Le boulet est pour moi la plus éclatante manifestation de la puissance humaine ; c’est en lui qu’elle se résume tout entière, c’est en le créant que l’homme s’est le plus rapproché du créateur.14 » Le temps de paix, selon cette logique, éloigne définitivement l’homme de la proximité de Dieu et de la perfection. La paix dégrade et en même temps affaiblit la nature humaine, car elle le prive d’exercer sa puissance destructive et de s’adonner aux hécatombes que magnifient les périodes de guerre. La destruction est l’activité humaine qui s’apparente le plus à la nature du créateur.

C’est à partir de ces paroles de J.T. Matson que j’avance l’hypothèse suivante : par la métamorphose de J.T. Matson et de ses collègues, Jules Verne interagit avec le discours maistrien qui est l’un de ces discours les plus pessimistes que produit le XIXe siècle, discours réactionnaire et antihumaniste par excellence qui s’avère, pour ces raisons même, le plus radicalement opposé aux grands axiomes qui président au projet initial des Voyages extraordinaires. Dès ses écrits sur la Révolution française et encore plus dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg, Joseph de Maistre propose une réflexion sur la modernité européenne d’alors qui cherche à prendre le contre-pied de plusieurs idées des Lumières posant que la grandeur de la guerre est supérieure aux bienfaits de la paix, la domestication des hommes une condition nuisible à l’avenir du genre humain, avançant même de manière catégorique que le bourreau et le soldat sont supérieurs à l’homme de cour, et qui plus est, au savant, à l’industriel, au commerçant et à l’ingénieur du fait qu’ils produisent tourment et douleur et, par-là, participent à ce mystérieux mécanisme de la réversibilité de la souffrance et de l’expiation continuelle des êtres humains. L’homme de guerre, surtout, insiste Joseph de Maistre dans le septième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, « La Guerre est mystérieuse, on ne peut l’expliquer humainement », cet homme de guerre qui sème la mort à l’échelle planétaire et la désolation partout dans les villes et les villages qu’il assiège, est la véritable figure divine, le plus digne mandataire des visées paradoxales de l’Éternel. Maistre idéalise un univers politique dans lequel la terre a sans relâche besoin de s’abreuver de sang humain, un univers qui s’autorégule grâce à des hécatombes perpétuelles, créant ainsi des sociétés dont les traits distinctifs sont très éloignés des idéaux des apôtres de la paix perpétuelle ou encore, des physiocrates et des saint-simoniens qui avancent, au contraire, que la pacification de l’Europe, si ce n’est du monde habitable, est la condition sine qua non au progrès de la connaissance humaine, de l’augmentation du commerce et du respect des droits irréfragables de l’individu. « La guerre, écrit Joseph de Maistre, est divine15 » et elle a pour unique fonction d’assurer « la régénération par le sang 16». Voilà pourquoi, sur terre, la guerre est la pratique qui s’apparente le plus à l’action de Dieu. Inépuisables par ses ressources, elle est éternelle, ajoute de Maitre. Sans pitié et sans connaître de relâche, « l’ange exterminateur tourne comme le soleil autour de ce malheureux globe, et ne laisse respirer une nation que pour en frapper d’autres17. » Ainsi lorsque Impey Barbicane et J.T. Matson rangent leur arme et leurs gigantesques canons pour mettre leur intelligence au service des découvertes positives et scientifiques, tout le symbole de la réaction maistrienne s’efface en même temps. Par cette reddition définitive débute enfin cette autre civilisation dans laquelle, la guerre n’étant plus au service du divin, on peut peindre de manière « attrayante » et « pittoresque » les découvertes scientifiques. Même dans Sans dessus dessous, ce n’est plus par les armes que l’on souhaite conquérir le Pôle Nord, mais par les jeux de l’encan, par le truchement de financements occultes, par des spéculations diverses, le tout se produisant dans un monde quasi postnational, où les places boursières et les lobbys capitalistes de grande envergure sont devenus encore plus puissants que les gouvernements, à l’exemple exactement du Gun-Club.

Je rappelle brièvement les discours des physiocrates et, dans le même élan, les discours saint-simoniens de manière à présenter les principes généraux des idées qui horripilent tellement Joseph de Maitre, conceptions du temps, de l’espace, de l’intelligence et de l’action humaines qui prennent le contrepied de ses fantasmes expiatoires et qui, par-là, valorisent les bienfaits de la pacification générale, état, il faut le souligner dans lequel évolue les personnages du Gun-Club du début jusqu’à la fin de cette trilogie. L’homme n’est pas naturellement conçu pour l’exercice de la guerre, écrit déjà Turgot ; il est depuis toujours instinctivement attiré par le commerce, par l’exercice de la saine compétition et par l’exploitation des richesses de la terre ; le dérèglement du monde vient justement du fait que par leurs politiques, certains gouvernements s’opposent à une telle évidence. « La plus grande partie des hommes est naturellement portée aux principes doux de la liberté de commerce.18 » Pour qu’il se fasse naturellement, le commerce doit être libre, sans entrave et, surtout, sans hostilités entre les nations. DansL’industrie ou Discussions politiques, morales et philosophiques, Saint-Simon avance le principe suivant :

Pour un peuple, dont l’industrie est l’objet, le premier de tous les intérêts c’est d’être en paix, car la guerre empêche de produire et d’acheter ; elle interrompt toutes les communications, ferme toutes les routes aux échanges. Le second intérêt, c’est que les peuples voisins soient en paix entre eux, afin qu’ils se trouvent toujours en état de remplir leurs engagements contractés. L’action d’un peuple industrieux la plus conforme à ses intérêts, c’est donc qu’il se tienne en paix et qu’il maintienne la paix autour de lui19.

Afin qu’il n’y ait pas d’ambiguïté dans ses propos, Saint-Simon pose comme axiome à toute sa philosophie politique si ce n’est à sa vision du monde et à celle du futur du genre humain, l’idée comme quoi il n’y a aucun profit à tirer d’une quelconque activité belliqueuse. Pour celui qui regarde le monde froidement, sans se faire hypnotiser par un mysticisme religieux, par le goût de la provoque ou par une lubie dominatrice ou hormonale, faire la guerre est humainement rétrograde, politiquement insensé, scientifiquement stérile et économiquement ruineux. Il s’agit bien, répète Saint-Simon, d’une entreprise désastreuse qu’importe l’angle à partir duquel on cherche à en rendre compte. Il y a antinomie entre guerre et progrès, hécatombe et négoce. « [L]e plus grand fléau est la guerre20 », martèle sa vie durant Saint-Simon et « la paix est le fondement et l’essence du gouvernement commercial21 ».

Terreur dans le progrès ou les nouveaux cataclysmes en temps de paix

La métamorphose finale de la salle où, dans Sans dessus dessous, se déroule les démêlés du Gun-Club sur le financement de l’opération au Pôle Nord est révélateur du rôle et de la signification du discours saint-simonien dans l’univers fictionnel de Jules Verne. Je rappelle que le Gun-Club n’existe qu’à partir du moment où s’impose la pacification dans les États-Unis d’Amérique après que cesse la guerre de Sécession. Dès la première rencontre, au moment où se fonde le Gun-Club à Baltimore, Impey Barbicane, « calme, froid et austère22 » va longuement discourir sur ce qu’il entrevoit comme un futur possible pour ces officiers démobilisés dans une salle gothique où se trouvent accrochés sur les murs, des panoplies de « tromblons, d’arquebuses, de carabines, de toutes les armes à feu anciennes et modernes23 » qui s’entrelacent à des milliers de révolvers desquels sortent du gaz à « pleine flamme24 » de manière à créer un « splendide éclairage25 ». C’est dans ce repère inquiétant et à l’aspect médiéval que se produit, à ses débuts, la grande métamorphose du Gun-Club, grâce à laquelle la soif de guerre devient collectivement pour eux une soif d’exploration scientifique et commerciale, une soif de dépassement positive et saint-simonienne, compatible avec la pacification et indissociable du doux ressort physiocratique de la saine compétition qu’incarne alors les actions hostiles, mais toujours pacifiques, du capitaine Nicholl. Dans Sans dessus dessous, la fiction insiste à nouveau sur l’importance de cette salle où se tiennent toujours les grandes délibérations quoiqu’il ne soit plus possible au moment où se fait l’appel au financement et aux souscriptions internationales, que le Gun-Club, maintenant transformé en la North Polar Practical Association, signent les contrats nécessaires à l’exploration de « la houille qui est devenue la source de toute l’industrie moderne26 » dans un décor aussi lugubre, eu égard aux nouvelles sensibilités. Cet immense conglomérat capitaliste ne peut plus exercer ses fonctions parmi ces antiques engins meurtriers : c’est pourquoi avant de recevoir les nouveaux actionnaires, il fallait « remiser cet encombrement. Ce n’était [plus] une assemblée guerrière, c’était une assemblée industrielle et pacifique qu’Imprey Barbicane allait présider27 ». On ne vend pas des actions pour exploiter « l’acide salicylique, le naphtol, le phénol, l’antipyrine, la benzine, la naphtaline, l’acide pyrogallique, l’hydroquinone, le tannin, la saccharine, le goudron, l’asphalte, le brai, les huiles de graissage28 » et tous les autres dérivés de la houille en plastronnant à l’avant-scène d’un décor où se trouvent entreposés les reliquats d’un antique « musée d’artillerie29 ». Le monde a changé souligne tout bonnement Jules Verne. Non seulement la guerre n’est plus une activité vénérable, mais tout ce qui s’y réfère doit aussi être effacé du même coup. Le Gun-Club ne fait plus dans la guerre ni même dans les prouesses scientifiques qui viseraient l’exploration du cosmos et la compréhension des lois de l’astrophysique : il consacre désormais toute son énergie à une activité plus terre à terre qui est de rendre « la Terre plus hygiéniquement habitable et plus productive30 » et, parallèlement, de permettre à des conglomérats comme la North Polar Practical Association de « modifier pour le plus grand bien de leurs semblables l’œuvre du Créateur31 ». On voit que le ton a changé. Je pourrais citer des dizaines d’exemples dans Sans dessus dessous où Jules Verne s’en prend ouvertement aux bienfaits de ce grand projet industriel, scientifique et commercial qui devait à l’origine pallier au « désœuvrement neurasthénique » de ces dix-huit cent trente-trois militaires démobilisés. Les membres du Gun Club ne sont plus décrits comme des génies « bruyants », iconoclastes, habités par l’instinct des affaires qui « s’exerce utilement32 », mais apparaissent, selon les mots mêmes de Verne comme une horde de « dangereux ingénieurs33 », « des Yankees34 » : ce sont, écrit-il en clair, des « malfaiteurs35 », « des cerveaux brûlés36 » dont la « criminelle tentative37 » apportera au monde « la plus effroyable des catastrophes38 ».

L’avenir de la science selon Jules Verne ou la métamorphose du zélote saint-simonien en animal carbonivore

Dernier exemple pour conclure : on se souvient que pour faire fondre le Pôle Nord, le Gun-Club transformé en la North Polar Practical Association se rend dans un village secret perdu en Afrique australe, endroit spécifique qui trouve sa valeur stratégique dans les calculs savants de J. T. Matson et qui, de plus, a l’admirable avantage, aux yeux des actionnaires du conglomérat, de fournir à cette entreprise néo-colonialiste une main-d’œuvre servile qui sera exploitée sans retenu pour construire, dans les délais requis, le gigantesque canon capable, par la puissance de sa détonation, de déplacer l’axe de la Terre. On se souvient aussi que J. T. Matson n’est pas parti avec le petit groupe et qu’il est fait prisonnier quoiqu’il refuse, dès son arrestation de parler et de dire où se trouvent exactement ses partenaires d’affaires. Ce militaire, cet ingénieur, ce grand mathématicien finit par réclamer le silence en invoquant le principe désormais sacré de ses droits fondamentaux, disant par-là que l’évolution du monde moderne lui donne raison et le protège contre toutes représailles hostiles indépendamment de la nature criminelle de ses projets. Dans un passage un peu surréel, où le spectre de Joseph de Maistre refait surface, Jules Vernes commente ainsi le silence de l’auteur de « l’Hymne du boulet » :   

Et alors, l’exaspération croissant avec l’inquiétude universelle, quelques esprits pratiques rappelèrent que la torture du moyen âge avait du bon, les brodequins du maître-tourmenteur juré, le tenaillement aux mamelles, le plomb fondu, si souverain pour délier les langues les plus rebelles, l’huile bouillante, le chevalet, la question par l’eau, l’estrapade, etc. Pourquoi ne pas se servir de ces moyens que la justice d’autrefois n’hésitait pas à employer dans des circonstances infiniment moins graves, et pour des cas particuliers qui n’intéressaient que fort indirectement les masses ?

Mais, il faut bien le reconnaître, ces moyens que justifiaient les mœurs d’autrefois, ne pouvaient plus être employés à la fin d’un siècle de douceur et de tolérance, ­d’un siècle aussi empreint d’humanité que ce XIXe, caractérisé par l’invention du fusil à répétition, des balles de sept millimètres et des trajectoires d’une tension invraisemblable, d’un siècle qui admet dans les relations internationales l’emploi des obus à la mélinite, à la roburite, à la bellite, à la panclastite, à la méganite et autres substances en ite qui ne sont rien, il est vrai, auprès de la méli-mélonite39.

Quasi absent dans les deux premiers tomes de la trilogie, le topos des inséparables qui lie dans un tout insécable « douceur du XIXe siècle » et « usage du fusil à répétition » est, dans Sans dessus dessous, constamment utilisé pour représenter les faits et les aboutissements de cette soi-disant révolution scientifique, industrielle et commerciale. Il semble que Verne n’arrive plus à penser son siècle sans la mise en relief de ses nombreuses contradictions. Pour rendre compte de manière plus adéquate de l’évolution du Gun-Club, ce topos des inséparables lui devient encore plus utile que, par exemple, la notion rectiligne du progrès linéaire que chérissent tant les positivistes ou, même, celle de la pente savonneuse ou de la décadence, car avant tout ce topos n’implique pas automatiquement un jugement de valeur arrêté, mais souligne les contradictions inhérentes à un monde de plus en plus inquiétant et difficilement pensable comme un tout mélioratif. La société européenne qui devient commerciale et industrielle au XIXe siècle repose, par-delà les principes saint-simoniens et ceux de la révolution industrielle, sur des formes nouvelles d’exploitation et de dangers potentiels inconnus jusqu’alors. Cette société peut apparaître plus pacifique dans ses discours et ses représentations, mais, explique Vernes, elle s’avère en même temps plus meurtrière que jamais, du fait qu’elle valorise autant la technologie, les découvertes scientifiques et les droits individuels que ses dérives les plus alarmantes à l’exemple des derniers projets incriminants du Gun-Club. Dès le moment où il est utilisé, le topos des inséparables fait apparaître dans une globalité interdiscursive une multitude de phénomènes interreliés par le truchement d’une logique narrative qui complexifie l’univers des représentations. Le grand réquisitoire de Jules Verne que représente Sans dessus dessous ne devient pas à proprement parler une fiction réactionnaire, mais une œuvre dans laquelle s’obscurcit, du moins dans l’ordre de la fiction, le devenir, jadis plus lumineux, de ce monde industriel du fait qu’il devient désormais porteur de lourds vecteurs anxiogènes et contradictoires. En raison de l’évolution du Gun-Club, Jules Verne en arrive à noter les dérives qu’a produites ce changement de mœurs pour ne pas dire de civilisations et ainsi à désigner ce qui est désormais inséparable de cette mutation.

J’insiste pour dire finalement à quel point ce topos est littéraire et peut regrouper ce que la sociocritique définit depuis toujours comme le sociogramme. À travers une poétique de l’interconnexion et du décloisonnement, Verne représente les chambardements que subit ce Gun-Club sur une période qui avoisine un quart de siècle. La révolution industrielle, pacifique et scientifique est analysée comme génératrice de modifications profondes, inévitables ou non, souhaitables ou non, désirées ou non, qui s’agglutinent les unes aux autres sans pour autant que certaines modifications que l’on pose peut-être comme passagères, accidentelles, contingentes, imprévues, condamnables, etc., soient délibérément exclues, en raison d’une conception angélique de l’évolution des acteurs de ce club de Baltimore, de cette vaste fresque fictionnelle. L’inséparabilité des phénomènes finit par mettre en place, cela devient évident avec Sans dessus dessous, un ample réseau de corrélations étranges qui ne relève pas à proprement parler de causalités linéaires et, encore moins, de la logique formelle. Ce que le topos gagne en amplitude et en largesse panoramique, il le perd évidemment en précision, présentant ainsi un portrait global où la complexité de la nature des relations causales entre les phénomènes souvent complexes et de nature disparate (triomphe des droits individuels, invention du fusil à répétition // développement de la société industrielle, exploitation néo-colonialiste) est écartée au profit d’une vision d’ensemble qui demeure prisonnière d’un flou artistique, parfois sans doute discutable, mais qui reste le propre du savoir vernien et qui, sans lui, ferait que tout ce domaine flou de corrélations nébuleuses et impossibles à démontrer serait en grande partie inconnu. C’est pourquoi cette structure argumentative ne peut pas, par essence, être décryptée, a priori, comme réactionnaire ou comme rétrograde. C’est l’usage que l’on fait d’un raisonnement qui lui prête sa teinte idéologique, et non le topos lui-même dont la fonction première est de concocter par le langage une multitude de cohérences et de rapprochements possibles dont la justesse peut toujours être débattue par la suite, mais qui, sans elle, cantonnerait l’analyse dans l’étroitesse de sillons d’autant plus imperméables les uns aux autres que les fondements des plus strictes causalités demeurent le plus souvent nébuleuses et inintelligibles. Encore plus que l’évolution ultime du Gun-Club, Sans dessus dessous fait apparaître avec une force sans égale dans la fiction de son époque les contradictions insurmontables que produit l’évolution de la société industrielle. Redresser l’axe de la Terre devient le symbole de cette hybris scientifique, démesure titanesque de la technique qui rend compte de manière encore plus puissante de la nature des transformations politiques, économiques et sociales que Verne perçoit de plus en plus clairement à la fin de sa vie.  

François-Emmanuël Boucher

Collège militaire royal du Canada

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VERNE, Jules, Sans dessus dessous, Paris, Hetzel, 1889.

Notes

1  Jules Verne, Sans dessus dessous, Paris, Hetzel,1889, p. 105.

2  Claudine Sainlot, « Le Gun-Club dans tous ses états », in Jules Verne écrivain, Nantes, Bibliothèque municipale de Nantes / Coiffard et Joca seria éditeurs, 2000, p. 57.

3  Ibid., p. 51

4  Daniel Compère, Jules Verne, parcours d’une œuvre, Paris, Encrage / Les Belles Lettres, 2005, p. 9.

5  Pierre-Jules Hetzel, Avertissement au lecteur en préface aux Voyages et aventures du capitaine Hatteras cité par Marie-Hélène Huet, L’Histoire des Voyages extraordinaires. Essai sur l’œuvre de Jules Verne, Paris, Minard / Les Lettres modernes, 1973, p. 20.

6  Marie-Hélène Huet, L’Histoire des Voyages extraordinaires. Essai sur l’œuvre de Jules Verne, op-cit., p. 164. Au sujet des remarques de Maxime Prévost, on consultera Maxime Prévost, « Le Sociogramme de la richesse dans L’Île à hélice de Jules Verne », dans Jean-François Chassay et Claire Barel-Moisan (dir.), Le Roman des possibles. L’anticipation dans l’espace médiatique francophone (1860-1940), Montréal, Presses de l’Université de Montréal (à paraître en 2019), de même que : Maxime Prévost, « ‘Rien ne blesse, ni mes idées, ni mes sentiments là-dedans’ : Pierre-Jules Hetzel et le sociogramme du progrès chez Jules Verne », Liège, COnTEXTES (à paraître en 2019).

7  Marie-Hélène Huet, op-cit., p.166.

8  Idem.

9  Jules Vernes, op-cit., p.162.

10  Verne, Jules, De la Terre à la Lune, in Voyages extraordinaires, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2016, p. 275.

11 Ibid., p. 266.

12 Idem.

13 Ibid., p. 305.

14  Idem.

15  Maistre, Joseph de, Les Soirées de Saint-Pétersbourg ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la providence; suivi d’un traité sur les sacrifices, 2 tomes, édition Jean-Louis Darcel, Genève, Slatkine, 1993, t. II, p. 466.

16 Idem.

17 Ibid., t. II, p. 392.

18  Turgot, Anne-Robert-Jacques, Éloge de Gournay, in Œuvres de Turgot, tome I, texte établi par Eugène Daire, paris, Guillaumin, 1844, p. 289.

19  Saint-Simon, Henri, L'industrie ou Discussions politiques, morales et philosophiques dans l'intérêt de tous les hommes livrés à des travaux utiles et indépendans, in Oeuvres de Saint-Simon publiées par les membres du conseil institué par Enfantin, deuxième volume, Paris, Dentu, 1868, p. 54-55.

20  Ibid., p. 55.

21  Ibid., p.112.

22  Verne, Jules, De la Terre à la Lune, op.-cit., p. 273.

23  Ibid., p. 272

24  Idem.

25  Idem.

26  Jules Verne, Sans dessus dessous, op.-cit., p.41.

27 Ibid., p. 40.

28 Ibid., p. 41.

29 Ibid., p. 40.

30  Ibid., p. 50

31  Idem.

32  Verne, Jules, De la Terre à la Lune, op.-cit., p. 372.

33  Jules Verne, Sans dessus dessous, op.-cit., p. 59.

34 Ibid., p.57.

35 Ibid., p.64

36 Ibid., p.66

37 Ibid., p.81

38 Ibid., p.102

39 Ibid., p.70.

Pour citer ce document

François-Emmanuël Boucher, « La déroute du Gun-Club, l’eschatologie maistrienne et le matérialisme américain dans Sans dessus dessous de Jules Verne. », Jules Verne : représentations médiatiques et imaginaire social, projet dirigé par Maxime Prévost et Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/jules-verne-representations-mediatiques-et-imaginaire-social/la-deroute-du-gun-club-leschatologie-maistrienne-et-le-materialisme-americain-dans-sans-dessus-dessous-de-jules-verne