Jules Verne : représentations médiatiques et imaginaire social

L’Amérique ou la fêlure. Aspects de l’imaginaire étasunien dans deux romans tardifs de Jules Verne (Le testament d’un excentrique, Maître du monde)

Table des matières

THOMAS CARRIER-LAFLEUR

Je n’ai plus de sujets dont l’intérêt soit dans l’extraordinaire, ballon, capitaine Némo, etc. Il me faut donc chercher à intéresser par la combinaison.

— Jules Verne, lettre à Pierre-Jules Hetzel (1883)

Au commencement, dit-il, Dieu créa l’Amérique en six jours et se reposa le septième.

— Jules Verne, Une ville flottante

Le dernier Verne : jouer à l’Amérique

La première des deux citations placées en exergue permet d’identifier un des mouvements dominants qui commandent l’évolution interne de l’œuvre de Jules Verne : la désillusion1. Celle, d’abord, d’un vaste monde qui, après la publication d’une vingtaine de romans, semble de moins en moins nouveau au romancier qui s’est donné comme tâche de l’arpenter. Verne, dans la même lettre, voit toutefois à rassurer aussitôt son éditeur : « Évidemment, je me tiendrai toujours le plus possible dans le géographique et le scientifique, puisque c’est le but de l’œuvre entière2. » La révolution n’est donc pas totale. En principe, l’essentiel de la formule des Voyages extraordinaires sera conservé, malgré l’aveu patent de la perte de l’extraordinaire et de l’émerveillement qui en découle3. Au fils de Pierre-Jules Hetzel, Louis-Jules, son nouvel éditeur depuis une douzaine d’années, il réitère et accentue son désir de renouveau en 1898 : « Vous pensez bien, […] j’en ai absolument fini avec les enfants qui cherchent leur père, les pères qui cherchent leurs enfants, les femmes qui cherchent leurs maris, etc. L’Onéroque aura été le dernier de ce genre4. » Après la reconnaissance d’une première difficulté, soit la reconduction constante de l’extraordinaire et de la découverte dans un monde moderne qui a perdu l’essentiel de son mystère, s’en ajoute une deuxième, aussi bien formelle que symbolique : la difficulté de prolonger le schéma initiatique5, autre composante majeure du récit vernien. Évidemment, les deux écueils se répondent : l’essoufflement progressif et inévitable de l’extraordinaire tue dans l’œuf la possibilité même du schéma initiatique, c’est-à-dire du processus qui, justement, permet le renversement d’un état du monde et le passage d’un stade vers un autre. Il n’est d’ailleurs pas anodin que, dans la citation en exergue, Verne associe « extraordinaire », « ballon » et « capitaine Némo ». Si le ballon est un dispositif qui permet d’obtenir un regard étendu sur le monde, grâce à sa capacité de le surplomber et de l’observer depuis les hauteurs, Némo, pour sa part, incarne le personnage type de la profondeur. Dans l’économie des Voyages extraordinaires, il est même la première manifestation de ce genre de personnage, qui vient compléter le trio originel formé par le savant, son domestique et le chasseur. « Ballon » et « Némo » incarnent donc deux pôles voisins de l’extraordinaire vernien : le haut et le bas, l’extérieur et l’intérieur, le visible et l’invisible. Agencer les deux, ce sera le rôle de l’initiation dans les romans de Verne. Voilà tout ce qui, comme le répète l’auteur à l’aube du XXe siècle, ne se fait maintenant plus « naturellement » chez lui. Or, plutôt que d’insister sur la désillusion qui affecte peu ou prou l’extraordinaire vernien, pourquoi ne pas nous intéresser au « remède » que suggère Verne lui-même ? Pourquoi, en effet, ne pas porter notre regard sur cet enjeu-clé des derniers Voyages extraordinaires qu’est la combinaison ?

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Même si le monde est entièrement découvert et que les profondeurs ont été éclairées, il est toujours possible d’agencer autrement des éléments antérieurs. D’où le constat suivant, qui sera le point de départ de notre réflexion : après l’exploration, le jeu va devenir la principale valeur de l’œuvre vernienne6. Le désir de renouveau qui habite le dernier Verne ne se traduit donc pas par un refus des genres et des formes qu’il a investis jusqu’alors, mais par un recadrage plus subtil. Aussi, pour juger à sa juste valeur la tentative de renouvellement intrinsèque de l’œuvre vernienne, il faut porter notre attention sur un espace précis, où le jeu combinatoire se fait le plus intense et le plus marqué : l’espace nord-américain, et, en particulier, celui des États-Unis7, terre par excellence de la seconde chance et de la vita nova. Pour tout dire, les États-Unis offrent au dernier Verne un théâtre de combinaisons pour les principaux aspects de son art romanesque. Immense territoire, topographie hétérogène, les États-Unis sont pour Verne le pays de la différence, du contraste et, par conséquent, le pays de l’agencement.

Suivre l’évolution de la référence étasunienne dans les Voyages extraordinaires permet aussi de souligner la tendance générale de l’œuvre. D’abord terre de l’espoir et du progrès, les États-Unis, dans l’imaginaire vernien – et dans l’imaginaire tout court –, ont ensuite été bouleversés par une grande fêlure, celle causée par la guerre de Sécession, dont le roman va progressivement prendre la mesure. C’est là une tension structurante, dont les effets se font sentir dans nombre de romans (verniens et autres) : pays divisé, fondé sur des luttes fratricides, les États-Unis sont également le dernier bastion du schème initiatique, puisque, en Amérique, tout est possible, à commencer par devenir soi-même. Désillusionné, le dernier Verne accepte tout de même de jouer aux États-Unis. Il en expérimente les combinaisons, revisite encore et encore ce vaste monde. « La passion violente de l’Américain pour les jeux8 », comme il est écrit dans De la Terre à la Lune, n’est certes pas inconnue du dernier Verne. Comme dans un miroir, s’y reflète le pari que prend son art romanesque à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, peut-être le plus beau moment de son œuvre. Ce désir de renouveau et cette nécessité du jeu sont au cœur des deux romans américains que nous étudierons ici : dans un premier temps, Le testament d’un excentrique (1899)9, manifeste ludique que Verne offre à la modernité littéraire10, puis, dans un second temps, Maître du monde (1904)11, improbable suite à Robur le conquérant (1886), et, surtout, roman par excellence de la désillusion, mais aussi de la curiosité et de la métamorphose.

Le testament d’un excentrique : paris de l’espace

« Et pour finir, en présence des faits peut-être invraisemblables rapportés dans ce récit, que le lecteur veuille bien ne point oublier – circonstance atténuante – que tout cela s’est passé en Amérique ! » (TE, 1120) Voilà les toutes dernières lignes de ce curieux roman, sommet de la veine ludique développée par Verne dans la dernière partie de son œuvre. Elles sont accompagnées d’une illustration signée Georges Roux qui, à première vue, ne présente pourtant rien de bien « invraisemblable ». On y voit des convives, en robes longues et habits de soirée, discutant dans une pièce richement décorée, avec au moins deux tableaux bordant les murs. Deux personnages, une jeune femme et un homme plus âgé, sont à l’avant-plan. Il n’y a là rien d’excentrique. Rien, non plus, de typiquement américain. Il s’agit d’un huis clos, et non d’un vaste espace. La légende de l’illustration, toutefois, ajoute une couche de signification à la scène : « Vingt-cinq ans, en effet… ». Vingt-cinq ans, c’est l’âge qui sépare William J. Hypperbone et Jovita Foley. À l’occasion du mariage de Max Réal et Lissy Wag, ce second couple d’amoureux va échanger ses vœux. « Eh bien […], puisque vous avez la moitié de mon âge, si l’arithmétique n’est pas une science vaine, pourquoi ne deviendriez-vous pas la moitié de moi-même ?... » (TE, 1120) dit alors Hypperbone, dans un mot que pourrait également dire Sacha Guitry. L’esprit typiquement français de l’anecdote est implicitement contrebalancé par la dimension mathématique de la proposition et du contexte qui l’entoure : plus que tout autre roman de Verne – aux côtés, seulement, du Tour du monde en quatre-vingts jours –, Le testament d’un excentrique est un récit numéral, où tout est chiffres et abstractions.

Ill. 1. Le testament d’un excentrique (source : Wikisource)

Rappelons-en la prémisse et commentons-en la trame : en accord avec le mythe américain du self made man, le roman commence par un retour sur la vie d’un homme illustre récemment décédé12, « superbe type de l’Américain du Nord » (TE, 692), William J. Hypperbone, celui-là même qui, au dernier chapitre, demande à Jovita Foley de l’épouser. Roman sur l’abstraction, Le testament d’un excentrique est aussi le récit d’une mort factice et spectaculaire, à l’image du pays où elle a lieu. Le nom même d’« Hypperbone » évoque le champ lexical de l’excès et de l’hyperbole, tout en convoquant un imaginaire plus grivois, qui n’est pas sans rapport avec la dernière scène du roman13. Avec l’aide de son notaire Tornbrock – que Michel Serres rebaptise « Tourne-broche14 » –, le milliardaire organise un stratagème qui, dans l’anonymat et le secret d’une mort annoncée, lui permettra enfin d’être excentrique, comme lui demande son statut de l’« Excentric Club de Mohawk Street » (TE, 683). Cette astuce réside en ceci : présumé mort, Hypperbone fait de sa fortune une attraction, en offrant une somme astronomique à celui ou celle qui saura gagner une partie du Jeu de l’Oie, seule activité qui ait réellement fasciné le milliardaire de son vivant. En effet, le « plus vif » de ses plaisirs « non pas les échecs, non pas le jacquet ou le trictrac, non pas les cartes, ni baccara, ni trente-et-quarante, ni lansquenet, ni poker, pas davantage le piquet, l’écarté ou le whist » (TE, 695-696), mais ce seul et unique jeu, qu’il contribua à faire connaître aux autres membres de son club d’excentriques américains. C’est d’ailleurs en plein milieu d’une partie, où il venait de tirer « un fameux coup de dés de neuf par six et trois » (TE, 699), qu’Hypperbone va dramatiquement succomber à un inexplicable mal… Sa mort fait donc partie d’un jeu plus large, que le lecteur sera amené à découvrir tout au long du roman. Grâce à ce stratagème, c’est l’Amérique tout entière qui connaîtra le Noble Jeu de l’Oie. Dans un effet de métalepse15, le traditionnel plateau de 63 cases sera ainsi remplacé par le sol étasunien lui-même, avec ses frontières et ses états. Le dispositif du jeu se superpose à l’espace américain. La fantaisie ludique inventée par Verne peut également se comprendre, lit-on dans le premier chapitre du roman, comme une actualisation de l’être étasunien : « On le sait, les villes modernes des États-Unis orientent leurs rues conformément aux latitudes et aux longitudes, en leur imposant la régularité des lignes d’un échiquier. » (TE, 678). Ainsi présenté, le jeu serait le prolongement naturel de l’évolution du territoire américain. Après la conquête et l’unification des vastes espaces en états, il faut faire place au jeu et à la combinaison afin de retrouver, sinon l’aventure, du moins une forme d’extravagance.

Ill. 2. Le testament d’un excentrique (source : Wikisource)

Sur la table à côté du chapeau et de la canne de Maître Tornbrock, Roux semble avoir placé une énorme carte à jouer…

Ill. 3. « Le Noble Jeu des États-Unis d’Amérique, renouvelé du Noble Jeu de l’oie, renouvelé des Grecs », Le testament d’un excentrique (source : BnF)

Des Grecs au Jeu de l’Oie, jusqu’au Jeu des États-Unis, Verne s’amuse à multiplier les médiations et les transferts. Mais aucun déplacement ne sera aussi important que celui qui restructurera les cinquante états de l’Union sur la spirale formée par les cases de ce plateau.

Dans son testament lu en public – et, qui plus est, dans un théâtre, ce qui est un nouveau signe de la dimension artificielle de la démarche –, Hypperbone va expliquer la façon de combiner la topographie américaine aux dispositifs du Jeu de l’Oie. Pour l’occasion, celui-ci sera appelé à changer de nom :

Actuellement, sans compter l’Alaska, située en dehors de son territoire, mais qui s’y rattachera bientôt, lorsque le Dominion of Canada nous aura fait retour, l’Union possède cinquante États, répartis sur près de huit millions de kilomètres superficiels. Eh bien ! ces cinquante États, en les rangeant par cases, les uns à la suite des autres, et en répétant quatorze fois l’un d’eux, j’ai obtenu une carte composée de soixante-trois cases, identique à celle du Noble Jeu de l’Oie, devenu par ce fait le Noble Jeu des États-Unis d’Amérique. (TE, 737)

Après avoir découpé l’Amérique pour la faire tenir sur un plateau de jeu, il ne reste plus qu’à jouer et à créer de nouvelles combinaisons. À l’instar du défunt milliardaire, dont les « voyages s’étaient bornés aux États-Unis » (TE, 69516), les joueurs devront ainsi traverser l’espace américain dans tous les sens. Citoyens américains ordinaires, ces joueurs ont d’ailleurs été choisis par tirage au sort. C’est aussi le hasard, omniprésent dans cette affaire, qui conduit le déroulement de la partie. À son tour, le joueur lance deux dés de six faces. La somme ainsi donnée lui indique le nombre de cases qu’il lui faut sauter sur le plateau, avant d’effectuer ce trajet dans le monde réel. Si la chance est de son côté, il n’aura alors qu’à prendre le train de l’Illinois au Kentucky. Si ce n’est pas le cas, il peut avoir à traverser les États-Unis dans leur immensité, de la Floride au Dakota du Nord, ou encore du Maine à l’Arizona, faisant ainsi l’expérience des contrastes extrêmes qui constituent le vaste territoire américain. « Telles étaient les règles, qui n’admettaient aucune discussion. Comme on dit, c’était à prendre ou à laisser. » (TE, 747)

Il faut bien mesurer cette révolution du système vernien : habituellement, dans les Voyages extraordinaires, c’était la chasse qui comptait, et non la prise. Le voyage, et non la destination. Comme l’a bien montré Michel Butor, les grands romans de Verne sont construits sur le principe du « point suprême », qui, bien souvent, n’est pas à proprement parler atteint, les personnages devant se contenter de tourner autour17. Dans ce schéma classique, le voyage est d’abord un vecteur de transformation : en faisant l’expérience du monde et de ses contrées inconnues, les voyageurs découvrent aussi la face cachée de leur propre personnalité. À l’inverse, dans Le testament d’un excentrique, le voyage semble n’être porteur d’aucune transformation, immédiate ou à venir. Tous les déplacements se font mécaniquement, et le seul but est précisément d’arriver à destination pour effectuer un nouveau lancement de dés, qui produira un nouveau voyage, et ainsi de suite. Le gagnant n’aura d’ailleurs aucun mérite, puisqu’il ne fait que suivre l’ordre des dés. Aucun message à décoder, aucun milieu à transformer, aucun trésor à découvrir, aucun personnage à retrouver ou à secourir. Jamais le schéma initiatique n’aura semblé aussi pauvre, et ce n’est pas la symbolique du jeu de l’Oie, généralement illustré par des images signifiant la mort et l’œuf qui signifie la vie, ou encore la soudaine résurrection d’Hypperbone, qui ajoutent de la profondeur au récit. Mais il ne faut pas pour autant blâmer cette omniprésence de l’artifice. Au contraire, Verne nous invite à y plonger afin d’y trouver une nouvelle forme de vérité.

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Dans Le testament d’un excentrique, Verne a donc transformé l’Amérique en un immense plateau de jeu. Il en a aussi fait un pays de cartes postales, comme le montrent les nombreuses photographies qui ponctuent le roman, illustrant au passage les lieux célèbres des villes parcourues par les joueurs. D’un point de vue graphique, il s’agit certainement d’un des Voyages extraordinaires les mieux construits, car on y trouve à la fois des dessins, des gravures et des photographies, sans compter la carte du Noble Jeu des États-Unis, dont le modèle a été tracé par la main de Verne lui-même. Ce dernier le mentionne d’ailleurs à Hetzel, le 28 juillet 1898 : « J’aurai à revoir avec grand soin les épreuves de ce roman. Il m’a fallu des semaines rien que pour organiser la partie qui s’engage entre six et même sept personnes, et j’ai fait une carte de ce Noble jeu des États-Unis d’Amérique que je joins à ce premier volume18. » À l’instar du jeu dont il s’inspire, Le testament d’un excentrique est lui-même un dispositif et une mécanique, où l’objet livre est contaminé par la fibre ludique. Parfois, des effets de mise en abyme sont créés, par exemple avec l’illustration que l’on trouve au début du chapitre six, où l’on voit une foule opaque de lecteurs de journaux – « achetés à double et à triple prix » (TE, 743), nous dit la légende –, en train d’apprendre les dernières nouvelles quant à l’exécution du testament d’Hypperbone. Surplombant la foule, se trouve une immense réclame où est reproduite la carte du jeu, celle-là même que l’éditeur (aussi bien Hetzel que la Bibliothèque de la Pléiade) a ajoutée au livre. À cette adéquation entre littérature, image et jeu, s’ajoutent aussi les affinités électives entre le dispositif ludique et l’environnement médiatique des États-Unis. Chez le dernier Verne, le jeu est un dispositif producteur d’images et de textes. Il les moule l’un et l’autre, comme il a déjà moulé l’espace étasunien pour le faire tenir dans le cadre du Jeu de l’Oie. Aussi, cette contamination du monde par le jeu va se cristalliser dans une figure précise : celle du pari.

Ill. 4. Le testament d’un excentrique (source : Wikisource)

Le jeu se superpose à l’espace et enflamme les passions.

« Des agences de paris s’étaient déjà fondées à Chicago et dans nombre d’autres cités de l’Union, avec cotes spéciales pour chacun des partenaires. […] Quelles bases fournir aux cotes ? Ce ne pourrait être, comme pour les chevaux de course, ni une série de prix précédemment gagnés, ni quelque illustre origine hippique, ni les garanties des entraîneurs. Il n’y avait à peser que les qualités personnelles des partenaires, chances purement morales. » (TE, 753-754). Dans de telles conditions, on ne peut que parier à l’aveugle, en espérant que tel joueur soit né sous une meilleure étoile que tel autre, puisque le jeu crée un univers déterministe où rien ne compte sinon le roulement imperturbable des dés. Le risque inhérent au pari n’en sera donc que plus fort, même si celui-ci n’a plus le lustre des risques encourus par les grands voyageurs verniens, dont les différents paris pris avec l’espace et avec le temps impliquaient d’abord et avant tout leur propre vie. En ressort donc cette loi : plus le pari est consommé par la multitude, plus sa nature s’en trouve empreinte d’artificialité. Le pari que dessine Verne dans Le testament d’un excentrique est donc à la fois immense et futile. C’est un pari moderne, c’est-à-dire abstrait et imprévisible, comme les valeurs de la bourse. Rappelons un autre passage, où Verne se permet aussi un jeu de mots :

En attendant, les péripéties du jeu étaient suivies avec une extrême attention dans le monde où l’on spécule, chez les coureurs de chances, les chasseurs d’aléas, les adorateurs du boom. Les bulletins financiers donnaient la situation jour par jour, comme ils publiaient les cours de la Bourse. Non seulement à Chicago qu’un chroniqueur baptisa “ville de paris” et dans toutes les grandes villes de l’Union, mais dans les bourgades, jusque dans les plus petits villages, les joueurs s’engageaient avec un remarquable entrain. (TE, 886)

Métropole américaine striée par les chemins de fer, ville traversée par une rivière et entre-connectée par de nombreux ponts, Chicago est en effet la plus parisienne des cités étasuniennes. « Ville de paris » peut donc aussi se lire « ville de Paris ». Dans un roman axé sur le jeu, un tel calembour n’a au fond rien pour surprendre. Ce qui est plus notoire, c’est l’insistance avec laquelle Verne décrit l’environnement médiatique qui rend possible l’emprise tentaculaire du jeu, qui capture instantanément l’ensemble de la nation, « jusque dans les plus petits villages » précise bien le romancier. Faible en potentiel moral, puisque les joueurs ne sont jamais responsables de leurs actions, le Noble Jeu des États-Unis devient néanmoins chez Verne un vecteur narratif privilégié, en raison de la sociabilité et de l’interconnectivité qu’il instaure. Le jeu crée des nouveaux rapports entre individus et, ce faisant, il engage les passions et laisse libre cours aux affects les plus spontanés. L’instantanéité des nouvelles modalités de l’information, par lesquelles se communiquent les développements et retournements du jeu, a ainsi remplacé l’inconnu moral ou géographique d’un monde encore à découvrir.

Ce procédé était déjà présent dans Le tour du monde en quatre-vingts jours. Dans ce premier chef-d’œuvre ludique des Voyages extraordinaires, la passion de Phileas Fogg pour le whist sera amenée à transcender ses cadres habituels, pour gagner en expansion jusqu’à devenir universelle. L’exagération devient alors le principal but de l’écriture romanesque, comme le montre ce passage : « Parier est dans le tempérament anglais. Aussi, non seulement les divers membres du Reform-Club établirent-ils des paris considérables pour ou contre Phileas Fogg, mais la masse du public entra dans le mouvement. Phileas Fogg fut inscrit comme un cheval de course, à une sorte de stud-book. On en fit aussi une valeur de bourse, qui fut immédiatement cotée sur la place de Londres. On demandait, on offrait du “Phileas Fogg19” ». Parier, en fait, est dans le tempérament anglo-saxon, et on peut même argumenter que l’Amérique offre à Verne un socle de démesure pour amplifier certains des aspects qu’il avait déjà développés dans Le tour du monde en quatre-vingts jours. Néanmoins, Phileas Fogg possède une qualité dont les participants du Noble Jeu des États-Unis seront privés : le choix. Ce que souligne Le tour du monde en quatre-vingts jours, c’est qu’une forme de souplesse va survivre dans ce monde moderne pourtant gros d’horaires, d’obligations et de contraintes. Avec l’aide de ses complices et, il est vrai, grâce à l’importante somme d’argent qu’il traîne avec lui, Fogg pourra courber la rigidité de la modernité afin d’y inclure ses détours et ses routes parallèles. Dans ce roman où il est question de faire le tour du monde, Verne va développer l’infinité des manières par lesquelles il est possible de contourner les règles. À l’inverse, dans Le testament d’un excentrique, chaque coup de dés est absolu et ne se laissera modifier d’aucune façon. À la rigueur, ce n’est même plus le résultat qui compte, ni même le gagnant du jeu, mais le simple fait que l’information circule. Le médium est l’histoire.

Ill. 5-6. Le tour du monde en quatre-vingts jours (source : Wikisource)

Comme Georges Roux après eux, Alphonse de Neuville et Léon Benet, les illustrateurs du Tour du monde en quatre-vingts jours, ont travaillé à mettre en image le monde du jeu et l’univers des médias, dont le roman est la somme.

Ill. 7. Jeu du Tour du monde (1875)(source : bibliorare)

Roman devenu jeu grâce à l’initiative d’Hetzel, Le tour du monde en quatre-vingts jours peut se lire comme la prémisse du Testament d’un excentrique, qui inclura un jeu au cœur de sa mécanique narrative.

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Roman du jeu, du hasard et du pari, Le testament d’un excentrique sera donc aussi le roman du réseau. C’est pour cela qu’il repose sur un autre dispositif, venant doubler le Noble Jeu des États-Unis : le chemin de fer, dispositif-clé de l’imaginaire américain. Celui-ci donne lieu à plusieurs commentaires, où s’enchaîne une série d’équivalences, par exemple ici : « Ce ne sont pas les railroads qui manquent à la République fédérale. Ils desservent son territoire en toutes les directions. Aux États-Unis, la valeur des chemins de fer dépasse cinquante-cinq milliards de francs, et sept cent mille agents sont employés à leur exploitation. Rien qu’à Chicago, il se fait un mouvement de trois cent mille voyageurs par jour, sans compter les dix mille tonnes de journaux et de lettres que les wagons y transportent annuellement. » (TE, 755) Le Noble Jeu des États-Unis amène naturellement au chemin de fer, qui lui-même transporte les journaux et les lettres. Voilà ce qui intéresse Verne dans Le testament d’un excentrique. La mise en pratique de « [c]et inextricable réseau de railroads, tendu comme une immense toiled’araignée » (TE, 789) sera le principal sujet du roman, que Verne réfracte dans le réseau ludique. Aussi, voyager est vraiment rendu un jeu, puisqu’il est aujourd’hui inutile de s’inquiéter des dangers du territoire américain, car « il n’y a plus rien à redouter des Apaches, des Comanches et autres tribus de Peaux-Rouges qui couraient autrefois la contrée » (TE, 813). Cette Amérique édulcorée n’est plus celle de la conquête et de l’aventure, mais un plateau de cartes postales, que les dés vont mélanger encore et encore jusqu’à en faire un vertigineux casse-tête.

Ill. 8-13. Le testament d’un excentrique (source : Wikisource)

Parabole du jeu, Le testament d’un excentrique est également le roman de la carte postale.

Mais, pour finir, il faut bien comprendre que même cette facticité sera récupérée dans le système que crée Verne. Roman ostensiblement artificiel, Le testament d’un excentrique est d’abord et avant tout un roman sur l’artifice, et, plus précisément, sur l’artifice en tant que valeur américaine. On le voit dans ce passage, qui associe information, espace et artifice : « Des correspondances s’étaient immédiatement établies entre chaque État […]. La poste, le téléphone, le télégraphe, fonctionnaient à toute heure. Feuilles du matin, feuilles du soir, contenaient des colonnes d’informations plus ou moins véridiques, plus ou moins fantaisistes même, on doit l’avouer. Il est vrai, le lecteur au numéro comme l’abonné sont toujours d’accord sur ce point : plutôt des nouvelles fausses que pas du tout de nouvelles. » (TE, 825). C’est dans cet aspect de son roman que Verne est le plus hardi : même si le Noble Jeu des États-Unis – métaphore de la société américaine moderne et de son environnement médiatique – est un dispositif factice qui véhicule de l’artifice, il n’en est pas pour autant un dispositif faux ou mensonger. Par là, comme nous l’avons précédemment mentionné, le romancier est à la recherche de la vérité de l’artifice. Cette vérité porte maintenant un nom : elle est fantaisie. Même derrière la raideur en apparence inébranlable des règles du jeu, se cache un écart, c’est-à-dire une manière de courber la loi et de la transformer en une forme de liberté. Roman tardif, roman de la désillusion, Le testament d’un excentrique est aussi un récit qui célèbre et accentue la modernité en tant que feintise ludique. Le narrateur le notait déjà, lorsqu’il évoquait, certes a contrario, la possibilité que la mort d’Hypperbone ne soit qu’une supercherie :

Il n’aurait plus manqué, pour reculer l’excentricité à ses dernières limites, que le défunt n’eût pas réellement trépassé. Or, ses héritiers, quels qu’ils fussent, pouvaient être rassurés à cet égard. Il n’y avait pas là un cas de mort apparente, mais un cas de mort définitive. À cette époque, d’ailleurs, on appliquait déjà les rayons ultra X du professeur Friedrich d’Elbing (Prusse), connus sous le nom de kritiskshalhen. Ces rayons possèdent une force de pénétration si intense qu’ils traversent le corps humain, et jouissent de cette propriété singulière de produire des images photographiques différentes suivant que le corps traversé est mort ou vivant. Or, l’épreuve avait été tentée sur William J. Hypperbone, et les images obtenues ne pouvaient laisser aucun doute dans l’esprit des médecins. La « défunctuosité » – ce fut le mot dont ils se servirent dans leur rapport – était certaine […]. (TE, 707-708)

Cette anecdote résume bien le projet de Verne avec son dernier roman publié au XIXe siècle : proposer une vision fantaisiste des dispositifs de la modernité. Dans cette ère où même la mort est devenue factice et artificielle, le jeu va remplacer le rite initiatique. Ayant mimé sa mort, Hypperbone, sous les initiales de « X K Z », va s’immiscer dans son propre jeu pour le gagner haut la main, sans que jamais Verne n’insiste sur le risque encouru par le milliardaire (qui, en théorie, aurait pu être dépouillé de sa fortune). « Puisque je ne me suis distingué par aucune excentricité jusqu’ici, au moins vais-je me montrer excentrique sous le couvert de ma fausse mort » (TE, 1116), dira-t-il à son notaire au moment de réaliser cette mystification. Que reste-t-il à faire après la mort, sinon se jouer de l’éternité ? Aussi, cette image des rayons ultra X nous semble adroitement s’appliquer au projet vernien dans Le testament d’un excentrique : radiographier le territoire américain, espace hostile qui s’est forgé sur les morts tombés au combat, afin d’en faire ressortir l’autre nature, excentrique celle-là, mais qui va parcourir le XXe siècle. L’Amérique est un grand jeu.

Maître du monde : le jeu des lois

C’est également sur l’espace américain, et en particulier sur la dualité de cet espace, que s’ouvre Maître du monde, véritable « testament » de Jules Verne, car il s’agit du dernier roman écrit avant sa mort (et où se cristallisent les mouvements internes qui moulent la partie tardive de son œuvre). En effet, il est question d’une célèbre rangée de montagnes, qui porte le « double nom » (MM, 2) de monts Allegheny et de monts Appalaches, dont les extrémités vont de la rivière Alabama jusqu’au fleuve Saint-Laurent. Or, comme dans les Voyages extraordinaires canoniques, le récit se focalise sur le point inconnu de cette chaîne, « le Great-Eyry, que les touristes n’auraient pu atteindre, et il semblait bien qu’il fût pour ainsi dire inaccessible » (id.). Du sommet du Great-Eyry, on aurait vu sortir des flammes, des vapeurs et autres phénomènes anormaux. Cela amènera les crédules habitants de la région à parler du « Mystère du Great-Eyry » (MM, 5). On redoute le réveil d’un volcan, un tremblement de terre, ou, pire, l’arrivée d’une « légion de diables » (MM, 28) qui auraient élu domicile dans ce haut lieu. La première option est particulièrement intéressante, car elle ramène sur la scène une figure essentielle de la période classique des Voyages extraordinaires, le volcan étant un point de renversement privilégié pour le schéma initiatique. Un inspecteur de police, John Strock, chez qui « l’instinct de curiosité […] est développé […] à un degré extrême » (MM, 2-3), se voit confier la mission de faire la lumière sur ce rare point toujours inconnu du territoire américain. Ces remarques de Ward, le supérieur de Strock, permettent de saisir le profil que Verne souhaite donner à son personnage : « John Strock, […] êtes-vous toujours l’agent sagace et dévoué qui, en mainte occasion, nous a donné des preuves de dévouement et de sagacité ? […] Et cet instinct de curiosité ne s’est point affaibli en vous par le constant usage que vous en avez fait ? » (MM, 12) Ces questions, d’ailleurs, ne sont-elles pas indirectement adressées par Verne à son lecteur ?

Ill. 14-15. Maître du monde (source : Wikisource)

Dans l’illustration de gauche, Roux souligne un aspect majeur des Voyages extraordinaires, aspect qui, d’ailleurs, gagnera en extension tandis que l’œuvre s’approche de son paroxysme : c’est depuis un milieu confortable, et à travers une médiation – ici, la fenêtre –, que l’on contemple l’extraordinaire. Perdu dans les brumes et les nuages, le Great-Eyry est aussi une métaphore du souvenir, dont on discute pipe à la main et bourbon aux lèvres. La photographie de droite, pour sa part, souligne la dimension transmédiale des derniers volumes des Voyages extraordinaires, où se mélangent de manière souvent très fine de nombreux supports visuels afin de donner corps au récit littéraire.

Par là, le romancier donne l’impression de vouloir prendre le pouls de son public, dans ce qui représente un ostensible jeu avec les codes des Voyages extraordinaires. Pour être émerveillé par les secrets des mondes connus et inconnus, la curiosité est la reine des facultés. Toutefois, avec environ soixante-dix titres déjà publiés ou écrits, il est de plus en plus difficile d’en faire preuve. Aussi, Verne va consciemment jouer de cet horizon d’attente où se mêlent répétition et nostalgie. En effet, la première partie de Maître du monde reprendra le schéma vernien classique de l’ascension vers un point privilégié. Aidé de M. Elias Smith, maire de la bourgade voisine de Morganton, Strock tentera ainsi la montée du Great-Eyry, ce qui, malheureusement pour le curieux, s’avérera toutefois impossible. « [C]ela me coûtait d’abandonner la partie, de redescendre sans avoir accompli ma mission ! » (MM, 41), dit Strock, soulignant implicitement la dimension factice, voire ludique, de l’entreprise. Une remarque de Smith ira dans le même sens, lorsqu’il mentionne qu’il finira par croire que « le Great-Eyry n’existe que dans l’imagination de nos braves campagnards ! » (id.) Jeu, croyance et imagination, voilà ce qu’est au fond le mystère du Great Eyry. Il s’agit d’ailleurs, comme Strock en informera son supérieur à la suite de sa tentative échouée, d’un mystère pénétrable, si tant est qu’on s’en donne les moyens financiers. À nouveau, cette réflexion incrimine la véracité de la quête sur laquelle s’ouvre Maître du monde :

Dresser un échafaudage jusqu’à la crête des hautes murailles, ou percer une galerie à travers l’épaisse paroi de l’enceinte, cela n’avait rien d’impossible. […] Mais […] il eût fallu compter avec la dépense qui aurait été, dans l’espèce, hors de proportion avec les avantages à en retirer. Elle se fût chiffrée par plusieurs milliers de dollars, et, en somme, à quoi ce dispendieux travail eût-il servi ? […] Toute cette besogne aurait été faite en pure perte, et ne donnerait satisfaction qu’à la curiosité publique. (MM, 55)

À la fin du XIXe siècle20, même la curiosité a un prix, alors qu’elle venait naturellement à l’esprit des héros d’autrefois. Dans la version tardive des Voyages extraordinaires, l’argent circule autour des valeurs abstraites de la bourse et des paris, et non plus afin de rendre possible la véritable aventure, celle qui aurait permis de voir le monde autrement. La forteresse du Great-Eyry restera infranchissable. Comme le suggère le chef Ward à son inspecteur Strock, il nous faut donc prendre « philosophiquement [n]otre échec » (MM, 57), et essayer de passer à autre chose.

*

Maître du monde ne sera donc pas le roman du point suprême et de l’âge d’or, mais, suivant une autre veine de l’imaginaire vernien, celui de la machine. Sur ce point, il faut souligner le travail inégalé de Jacques Noiray dans Le romancier et la machine, dont le second volume est consacré à Verne et à Villiers de L’Isle-Adam21. « Véritable objet poétique22 », la machine est aussi l’un des principaux éléments narratifs et symboliques des Voyages extraordinaires. À la fois moyen de transport artisanal et habitation confortable, la machine vernienne peut même se comprendre comme un condensé du projet romanesque de son auteur. Comme le montre Noiray, elle est en même temps évidence et mystère, ligne de vie et socle de la mort. Son gigantisme est une attraction littéraire et visuelle, de même qu’un vecteur de considérations morales et politiques. Dispositif qui rend possible la quête de l’extraordinaire, véhicule du schème initiatique qui mènera les personnages jusqu’au point suprême, la machine est un mystère qui instaure également son propre rituel d’initiation. Habitant le monde comme un corps extra-terrestre, la machine, objet souvent pittoresque et hétéroclite, ne se laisse pas percer par l’entendement des personnages. Ceux-ci doivent ainsi mettre beaucoup de temps et d’efforts pour en décoder les signes. S’il écarte des éléments majeurs des romans précédents (en premier lieu, la vocation muséale de la machine, cristallisée dans la figure du Nautilus qui garde en son sein les plus beaux trésors de l’humanité23), Maître du monde est le roman qui pousse le plus loin deux autres aspects fonciers de la machine vernienne : d’une part, sa capacité de transformation et, d’autre part, sa dialectique entre l’absolu et la destruction. Comme c’était déjà le cas pour les dispositifs ludiques, la machine vernienne trouve elle aussi un terreau fertile dans l’imaginaire et l’environnement médiatique américains. Appareil devant permettre la création de points de vue nouveaux sur le monde, la machine est aussi en elle-même une pure attraction visuelle et un objet de fascination. Ce fait est encore plus remarquable lorsqu’elle retarde sa révélation en demeurant invisible. Après l’ascension avortée du Great-Eyry, le second départ de Maître du monde s’organise autour de tels enjeux.

Ill. 16-17. Maître du monde (source : Wikisource)

L’arrivée de la voiture fantôme, que l’on découvrira bientôt être L’Épouvante, dernière invention en règle de Robur le conquérant, voilà un défi de taille pour les illustrateurs. En effet, il s’agit de donner à voir une machine si rapide qu’elle défie les lois de l’entendement, en se situant à l’exacte frontière du visible et de l’invisible.

« Depuis quelque temps, sur les routes qui rayonnent autour de Philadelphie, […] circulait un extraordinaire véhicule, dont on ne pouvait reconnaître ni la forme, ni la nature, ni même les dimensions, tant il se déplaçait rapidement. Que ce fût une automobile, il y avait parfait accord à ce sujet. Mais quel moteur l’animait, on en était réduit aux hypothèses plus ou moins admissibles, et, lorsque l’imagination populaire s’en mêle, il est impossible de lui assigner de justes limites. » (MM, 42) À l’instar du Great Eyry, rien ne passionne autant que ce qui échappe aux sens. Verne reprend ici la même rhétorique qu’il avait développée dans les premiers chapitres de son roman, ce qui en accentue l’effet de répétition et le fort aspect dualiste :

Alors l’imagination publique, très surexcitée, voulut voir tout autre chose dans cette mystérieuse automobile : c’était le char extra-naturel d’un spectre qui la conduisait, un des chauffeurs de l’enfer, un gobelin qui venait de l’autre monde, un monstre échappé de quelque ménagerie tératologique, et, pour le résumer en un seul type, le diable en personne, Belzébuth, Astaroth, qui défiait toute intervention humaine, ayant à sa disposition l’invisible et infinie puissance satanique ! Mais Satan lui-même n’avait pas le droit de circuler avec cette rapidité sur les routes des États-Unis, sans une autorisation spéciale, sans un numéro d’ordre, sans une licence en règle […]. (MM, 45)

On retrouve là le démon de la curiosité dont est atteint Strock, mais élargi à l’ensemble de la nation américaine, qui paraît naturellement encline à ce symptôme. Ne pas voir est précisément ce qui multiplie les visions et stimule l’imagination. Dans ces quelques lignes, on note aussi cette alliance non moins organique entre les États-Unis et la question de la loi, ici outrepassée par un phénomène qui, n’étant pas le fruit du label humain, ne respecte aucune limite de la société. Dangereux mystère, la machine fascine, car elle transcende les interdits. La machine vernienne est une actualisation de nos désirs et de notre hubris. C’est là le grand thème de Maître du monde – comment contrôler ses passions sans pour autant perdre sa curiosité –, qui fera de l’espace américain le berceau mais aussi le garde-fou de cette démesure. Pour Verne, l’Amérique, profondément bipolaire, est un pharmakon : à la fois remède et poison, loi et excès. C’était aussi ce que mettait en scène Le testament d’un excentrique, où le Jeu de l’Oie était la métaphore de la rigidité législative des États-Unis, qui n’a d’égal que dans la surdose de fantaisie que possèdent certains de ses habitants. Maître du monde reprend ces enjeux, mais à travers la focale d’un autre dispositif, non moins excentrique que le Noble Jeu des États-Unis.

Ill. 18. Maître du monde (source : Wikisource)

Même invisible, la machine fait événement et devient un extraordinaire vecteur médiatique.

Dans une lettre de février 1904 adressée à Hetzel fils, Verne écrivait en effet que Maître du monde sera « le dernier mot de l’automobilisme, si à la mode aujourd’hui24 ». Après la montagne, c’est bien la voiture qui fait couler l’encre de l’Amérique. « Hors de sa maison, tout citoyen risquait d’être surpris par la soudaine arrivée de l’inévitable chauffeur !... Allez donc vous hasarder dans une rue, sur une route sillonnée par une volée de projectiles !... C’est ce que faisaient ressortir des milliers de journaux avidement lus par le public... » (MM, 70). Ce mystérieux appareil fera d’ailleurs sa dernière manifestation lors d’un concours organisé par l’Automobile-Club dans le Wisconsin, où il a écrasé la compétition, sans pour autant daigner se faire connaître à la fin du parcours. On retrouve là les mêmes données que dans Le testament d’un excentrique, où Hypperbone gagne la partie tout en demeurant invisible. Chez Verne, les joueurs sont toujours des originaux, en marge de la société et de ses lois. Roman de l’automobile, Maître du monde glisse donc pour devenir un autre roman du jeu. Puis, aura lieu une nouvelle transformation, troisième répétition du même stratagème. Après l’invisible sommet de la montagne et l’automobile fantôme qui hante les routes américaines, l’énigme semble maintenant se dissimuler dans l’élément liquide, où elle bouscule à nouveau les lois, à commencer par celles de la perception :

Depuis quelques jours, les parages de la Nouvelle-Angleterre, en vue des côtes du Maine, du Connecticut, du Massachusetts, étaient troublés par une apparition sur la nature de laquelle personne n’avait pu être fixé. Une masse mouvante, qui émergeait à deux ou trois milles du littoral, se livrait à de rapides évolutions. Puis, elle s’éloignait en glissant à la surface de la mer, et ne tardait pas à disparaître au large. Cette masse se déplaçant avec une extrême vitesse, les meilleures longues-vues avaient peine à la suivre. (MM, 59-60)

Il s’agit d’une autre occasion pour que l’opinion publique s’enflamme. Après l’automobile du Diable, un mystérieux monstre marin, qui semble toucher aléatoirement les contrées américaines, comme si un maître du jeu lançait secrètement les dés en coulisse. À la lecture des différents rapports faisant état des apparitions de ce dernier dispositif extraordinaire, Strock et Ward, ici frappés non par le démon de la curiosité mais par celui de la combinaison, vont effectuer le rapprochement nécessaire (que le lecteur, tenu en haleine, avait certainement déjà entrevu) :

c’était seulement depuis la disparition de la fameuse automobile que le non moins fameux bateau venait de se montrer... Or, ces engins possédaient tous deux une prodigieuse puissance de locomotion... Si tous deux se montraient à nouveau, l’un sur terre, l’autre sur mer, le même danger menacerait les embarcations, les piétons, les voitures... Et alors, il faudrait bien que, par un moyen quelconque, la police intervînt pour assurer la sécurité publique sur les routes comme sur les eaux ! (MM, 66)

La machine est bien un jeu, car, chaque fois qu’elle apparaît dans le roman, sa présence est aussitôt interprétée par le langage de la loi. Ou, pour le dire autrement, plus la machine est mystérieuse, plus elle semble instaurer son propre jeu, en marge des règles de la société, d’où l’aura de clandestinité qui en émane.

Surtout, c’est son propre jeu que tente de renouveler Verne. Après avoir créé nombre de machines ayant pour jamais marqué l’imaginaire – le Nautilus, l’Albatros, le Steam House, pour ne nommer que celles-là –, le romancier se voit dans l’obligation d’assembler ses précédentes inventions dans un jeu de combinatoires : une machine si extraordinaire, qu’elle pourrait maîtriser tous les éléments, et par conséquent rendre superflues toutes les autres machines. À la lettre, il s’agit d’un dispositif théâtral, digne de la féerie et du théâtre de transformations : d’abord automobile, la machine devient navire, puis submersible, et enfin avion, avant de redevenir automobile si besoin est. Verne ne propose donc pas un processus évolutionniste de machine, mais plutôt une forme de coexistence ontologique, sorte de point d’orgue technique de l’œuvre, mais qui se démarque autant que la contingence de l’objet bigarré qui en découle. Ce dispositif extraordinaire, on le sait, se nomme l’Épouvante.

*

Pour bien souligner que cette ultime machine est d’abord et avant tout un appareil de papier, Verne la place dans l’en-tête d’une lettre, rédigée – « à bord de l’Épouvante » (MM, 102), adressée « À l’Ancien et au Nouveau Monde » – par celui qui donne son nom au roman, le « Maître du Monde ». Cette lettre fait suite à une autre, simplement signée « M. D. M » et rédigée cette fois du Great Eyry. C’est d’abord sur le papier que se matérialisent les inventions et les prodiges de ce roman. C’est aussi en faisant référence à un autre texte que l’on apprendra l’identité du personnage clandestin, qui n’est pas étranger au lecteur des Voyages extraordinaires puisqu’il s’agit de Robur, personnage éponyme de Robur le conquérant, qui a ainsi remplacé l’Albatros par l’Épouvante. Verne fera évidemment référence à cet intertexte, et sans cacher qu’il s’agit justement d’un texte (et non seulement d’un événement qui aurait eu lieu dans le même univers diégétique). Ainsi, Strock va insister sur la médiation de l’écrit : « Je me souvenais de l’invraisemblable voyage de l’Albatros,dont le Weldon-Institut avait publié le récit d’après les souvenirs d’Uncle Prudent et de Phil Evans !... Ce que fit Robur-le-Conquérant avec son aéronef, il pouvait le faire avec son aviateur, et même dans des conditions plus faciles, à la fois maître des terres, des mers, des airs !... » (MM, 193). Ce trait est d’ailleurs caractéristique du principe de retour des personnages chez Verne, qui ne cache jamais la dimension littéraire, matérielle même, du procédé.

Ill. 19-20. Maître du monde (source : Wikisource)

Avec ses ailes de papier, L’Épouvante n’est pas sans rappeler la matrice – textuelle – dont elle est issue. L’écriture est l’absolue machine à transformations.

On peut rappeler la fin de L’île mystérieuse, où cette fois c’est le capitaine Némo qui réapparaît comme un diable à ressorts. Il s’agit d’une conversation entre Némo, le « génie de l’île » et Cyrius Smith, l’ingénieur qui est à la tête du petit groupe de rescapés :

– Il y a pourtant trente années que je n’ai plus aucune communication avec le monde habité, trente ans que je vis dans les profondeurs de la mer, le seul milieu où j’aie trouvé l’indépendance! Qui donc a pu trahir mon secret ?

– Un homme qui n’avait jamais pris d’engagement envers vous, capitaine Nemo, et qui, par conséquent, ne peut être accusé de trahison.

– Ce Français que le hasard jeta à mon bord il y a seize ans ?

– Lui-même.

– Cet homme et ses deux compagnons n’ont donc pas péri dans le Maëlstrom, où le Nautilus s’était engagé ?

– Ils n’ont pas péri, et il a paru, sous le titre de Vingt mille Lieues sous les mers, un ouvrage qui contient votre histoire.

– Mon histoire de quelques mois seulement, monsieur ! répondit vivement le capitaine25.

Ce passage est important, car il montre bien l’évolution de la poétique vernienne entre le duo Vingt mille lieues sous les mers/L’île mystérieuse et celui formé par Robur le conquérant et Maître du monde, à travers le parallélisme qui unit les figures de Némo et de Robur. En effet, si Némo revient en tant que personnage de papier, c’est pour ajouter plus de profondeur à son histoire. L’île mystérieuse expliquera les origines du personnage, ses motifs et la source de son désir absolu d’indépendance. Prince indien qui a perdu sa famille, Némo a quitté le monde des hommes pour devenir un personnage des profondeurs. Les Indes, chez Verne, sont toujours associées à un monde noir et mystérieux. Toutefois, la noirceur du personnage n’est jamais perçue comme artificielle ou arbitraire. À l’inverse, Verne consacre tout son talent de romancier à offrir une digne mort à celui qui est sans doute son plus célèbre personnage. Maître du monde ne reprend presque aucun élément de cette logique, si ce n’est la nature proprement textuelle du retour. En effet, dans Maître du monde, Verne ne semble pas vouloir cacher l’aura d’artificialité qui entoure le personnage, dont la profondeur est pour le moins superficielle. Si Némo incarne déjà l’archétype du personnage noir vernien, alors Robur peut être considéré comme un personnage noir au carré, ce qui n’empêche pas qu’une différence majeure se soit glissée à même la nature de cette noirceur. Comme Némo, Robur enlève de force Uncle Prudent, Phil Evans puis John Strock, comme Némo avait enlevé le professeur Aronax, Conseil et Ned Land. Comme Némo, il est l’inventeur d’une – voire de deux – machine fantastique, capable de faire le tour du monde, tout en permettant à ses habitants de vivre dans la clandestinité la plus complète. Comme Némo, Robur va mourir, mais c’est bien là que le parallélisme s’enraille. En effet, à l’instar de Némo qui a patiemment veillé au bien-être des habitants de l’Île Lincoln, Robur ne s’éteint pas dans un geste altruiste, mais dans une scène icaresque qui illustre sa vanité et sa folie. Donc, là où L’île mystérieuse offre à Némo un surplus d’humanité qu’il n’avait pas dans Vingt mille lieues sous les mers, Maître du monde va reprendre le personnage éponyme de Robur le conquérant, mais seulement pour le rendre encore plus froid et mécanique. Le jeu intertextuel vise ici à faire du personnage un automate, à le transformer en engrenage de sa machine.

Aussi, toujours comme Némo, Robur s’est fait hors-la-loi, mais, voulant faire un pas de plus, il défit également la nature dans un bras de fer qu’il ne peut que perdre. Tandis que l’Épouvante parcourt le ciel, un orage électrique éclate, qui met en danger la sécurité de l’appareil et de ses habitants. Or, plutôt que de transformer sa machine submersible afin de fuir la tempête dans la tranquillité des fonds marins, Robur refuse de fléchir face à la nature. L’Épouvante se fait alors frapper par la foudre, au même moment où le policier Strock, tel un éclair justement – struck by lightning – s’apprêtait à mettre la main sur Robur afin de le livrer à la justice américaine. Maître du monde est bien un roman des lois, des règles et de l’ordre. Dans sa finale, deux lois s’opposent : d’une part, celle des hommes, incarnée par Strock, puis, d’autre part, celle de la nature, par le moyen des rafales et des éclairs. Les deux semblent se combiner pour arrêter Robur dans son geste de démesure. Le passage est assez riche :

Oui ! c’était pure folie, mais ne pas arrêter ce malfaiteur que mon pays avait mis hors la loi, qui menaçait le monde entier avec sa terrible invention, ne pas lui mettre la main au collet, ne pas le livrer à la justice !... Étais-je ou n’étais-je pas Strock, inspecteur principal de la police ?... Et, oubliant où je me trouvais, seul contre trois, au-dessus d’un Océan démonté, je bondis vers l’arrière, et, d’une voix qui domina le fracas de l’orage, je criai en me précipitant sur Robur : « Au nom de la loi, je... » Soudain, l’Épouvante trembla comme frappée d’une violente secousse électrique. Toute sa charpente tressaillit ainsi que tressaille la charpente humaine sous les décharges du fluide. L’appareil, atteint au milieu de son armature, se disloqua de toutes parts. (MM, 198)

Au nom de la loi, Strock retrouve son nom. C’est là, peut-être, un des rares retours convaincants du schème initiaque chez le dernier Verne. Il retrouve aussi son statut de justicier, et tente d’arrêter le criminel, avant de se faire battre de vitesse par une colère quasi divine, incarnant une loi d’ordre supérieur.

Ill. 21-22. Maître du monde et Vingt mille lieues sous les mers (source : Wikisource)

Roman de la vitesse et de l’invisible, Maître du monde se clôt sur une image où – et pour cause – le temps paraît scellé, immobile. La foudre n’est qu’un trait de crayon de plus, la ligne dans laquelle s’abîmera Robur. Sous la main de Jules-Descartes Ferat, la mort de Némo sera beaucoup plus calme, pieuse et anonyme.

Actualisant la figure vernienne du personnage des profondeurs, Maître du monde pose ainsi deux gestes à la fois. D’abord, il stérilise l’impact romanesque de cette figure, en le privant d’une véritable profondeur, c’est-à-dire d’une raison qui le pousse à choisir la marge plutôt que le centre, au point de refuser à jamais la compagnie des hommes et n’interagir avec eux que par la violence. En raison de « son intraitable orgueil », ce Robur 2.0 se croit encore plus « au-dessous ou en dehors de l’humanité » (MM, 197). Mais, surtout, l’intérêt de Maître du monde est d’avoir américanisé cette figure : le personnage des profondeurs se réfracte et se condense naturellement en bandit des grands chemins, en hors-la-loi – ce sera d’ailleurs le titre du chapitre-clé du roman – qui transforme l’espace de la civilisation en espace de fuite. Suivant ce mouvement, les États-Unis deviennent un théâtre d’apparitions et de métamorphoses, non moins arbitraires que les coups de dés du Testament d’un excentrique : « Telle était la situation pendant la dernière quinzaine de juillet. Or, à bien y réfléchir, que conclure si ce n’est que seul le hasard pourrait la dénouer ? Ne fallait-il pas, tout d’abord, que ce “hors-la-loi” reparût quelque part, qu’il fût aperçu et signalé, que les circonstances se prêtassent à son arrestation ? » (MM, 110) Puisque nous sommes en Amérique, la disparition de Robur et la tentative de capture menée par Strock seront également présentées sous le signe de la visibilité, à commencer par la visibilité médiatique, comme le fait remarquer le chef Ward à son meilleur agent : « Après ce fameux Robur, vous voici l’homme du jour !... J’espère que cette situation ne vous fera pas perdre la tête, par vanité, comme à ce fou d’inventeur... » (MM, 200) La mort de Robur n’est pas une mort individuelle et silencieuse, comme celle de Némo qui se laisse couler au fond des mers avec le Nautilus, mais une mort collective, expérimentée et transmise par l’ensemble de la nation, une mort qui, via l’entremise des journaux, fait du bruit. Le dernier chapitre de l’ouvrage est construit autour de cette réalité médiatique. Dans un même mouvement, le romancier fait valoir l’instantanéité et la viralité de l’information, tout en soulignant la dimension ludique qui, dans Maître du monde, sous-tend l’enquête policière :

Le soir même, les journaux de l’Union publièrent le récit de mes aventures, dont la véracité ne pouvait être mise en doute, et, comme l’avait dit M. Ward, je fus l’homme du jour. L’un d’eux disait : « Grâce à l’inspecteur Strock, l’Amérique détient le record de la police. Tandis qu’ailleurs, on agit avec plus ou moins de succès sur terre et sur mer, la police américaine s’est lancée à la poursuite des criminels dans les profondeurs des lacs et des océans et jusqu’à travers l’espace... » En agissant comme je l’ai raconté, ai-je fait autre chose que ce qui sera peut-être à la fin de ce siècle le rôle de nos futurs collègues ? (MM, 200-201)

Réduite à sa plus simple expression, l’activité policière est un concours, de même que l’application de la loi est associée à un contrôle général de l’espace et des éléments, c’est-à-dire à une maîtrise de l’extraordinaire. Dans cette série de correspondances, l’enquêteur devient l’image du romancier : il faut savoir essayer toutes les combinaisons afin d’être partout à la fois. Le monde n’est plus une carte à tracer, mais un échiquier où s’expérimente le fait de jouer avec le hasard. L’enjeu n’est donc plus de devenir soi-même, grâce au schème initiatique. À l’inverse, il faut apprendre à se dématérialiser, à ne plus être un individu occupant un point précis du monde, mais à être multiple, évanescent, au seuil du virtuel.

De Verne à Google

« Jude et moi […] on aimait bien, également, errer sans but à travers le monde – surtout à travers l’Amérique […] − grâce à Google Earth, Google Maps et Bing Maps. On pouvait, par exemple, faire le tour de la Gaspésie en vingt minutes, planant au-dessus de la route 132, cliquant au passage sur les petites icônes signalant les images mises là par les contributeurs bénévoles. […] Après ça, de manière tout à fait arbitraire, on met le cap vers l’ouest26. » À titre d’ouverture, nous proposons de lire ce passage de Document 1 de François Blais comme une actualisation contemporaine de l’imaginaire vernien, dans sa version tardive, tel que nous avons tenté de le présenter ici à travers l’analyse du Testament d’un excentrique et de Maître du monde. Le roman de Blais raconte l’histoire de deux êtres de papier, aux noms particulièrement évocateurs de Tess et Jude, qui, depuis la petite ville de Grand-Mère, rêvent de faire le tour du monde sans quitter le confort de leur salon. Leurs voyages virtuels, effectués grâce aux différentes applications de notre environnement numérique, les amènent particulièrement à explorer l’espace américain, dont la mythologie les attire. Leur fantaisie se pose finalement sur la localité de Bird-in-Hand, en Pennsylvanie, choisie d’abord pour son nom, véritable dispositif imageant. Comme tous les personnages de Blais, Tess et Jude sont des originaux. En marge de la société, ils n’ont pas d’ambition. Leur réalité est ancrée dans l’expérience de la monotonie et de l’ordinaire. Pour eux, aller à Bird-in-Hand sera l’équivalent d’un nouveau départ, une manière de combattre le spleen de la petite ville québécoise. Mais, comme ils n’ont pas les moyens d’un tel périple, ils multiplient les visites virtuelles, si bien que la petite ville n’aura rapidement plus de secrets pour eux. Ils en connaissent toutes les rues et les culs-de-sac, les restaurants leur sont familiers jusque dans les moindres détails de leurs menus variables selon les saisons. Plus encore, Tess et Jude connaissent les routes, highways et localités environnantes, ainsi que les différentes attractions qu’il est possible d’apprécier en se rendant à Bird-in-Hand depuis le Québec. Sans jamais quitter Grand-Mère, Wikipédia leur permet également de découvrir l’histoire de cette petite ville américaine, dont la généalogie remonte au début du XIXe siècle. Et, bien sûr, on devine aisément la suite : Tess et Jude ne quitteront jamais leur appartement. Néanmoins, peut-on réellement dire qu’ils ne sont pas pour autant allés à Bird-in-Hand, qu’ils n’ont pas observé ce que la localité et ses alentours avaient à offrir ? Comment séparer le voyage imaginaire de la saisie empirique du réel ? À l’ère du numérique, peut-on réellement trancher si abruptement entre l’actuel et le virtuel ?

Ill. 23-24. Bird-In-Hand (source : Google Maps)

Avec le numérique, nous expérimentons quotidiennement l’idéal vernien du voyage confortable et immobile. Ce monde de cartes, de textes, de cadres et de clichés n’est pas à côté du monde réel, ni même son double ou son palimpseste. Les dispositifs contemporains ont rendu vétustes les distinctions entre l’original et la copie. Dans cet univers de signes, parfois involontaires (comme cette maladresse du photographe), il devient de plus en plus urgent de savoir comment lire, si l’on veut être en mesure de s’orienter.

Évidemment, ce sont là des questions qui, de Verne à Google, modulent notre rapport au réel et à l’imaginaire. En effet, dans les Voyages extraordinaires, l’espace est d’abord et avant tout un texte, un dispositif dont il faut interpréter le fonctionnement pour ensuite en faire usage. C’était déjà le cas du cryptogramme dans Voyage au centre de la Terre, ou du message des naufragés dans Les enfants du capitaine Grant. Voyager, c’est d’abord lire, et lire, c’est d’abord interpréter. Pour Verne, le monde est un texte, un grand code. Les voyageurs ne sont pas principalement des hommes d’action, mais des herméneutes. De là, d’ailleurs, apparaît le topos vernien du voyage confortable. C’est principalement à cela que servent les machines des Voyages extraordinaires : rendre le déplacement immatériel, car celui-ci est toujours expérimenté depuis une médiation. On ne voyage pas chez Verne, à proprement parler. On « se fait » voyager. Chez les romanciers contemporains également : « Faire du tourisme en pantoufles convenait parfaitement à notre nature27. » Les derniers opus des Voyages extraordinaires, comme on a pu le voir, ne font qu’accentuer cette idée, en inventant des dispositifs de plus en plus prégnants, immersifs et perfectionnés, voués à remplacer l’expérience directe du monde et de ses transformations. Voyager sur Google Earth n’est pas une expérience si différente que parcourir l’Amérique à bord de l’Épouvante ou grâce aux coups de dés du Noble jeu des États-Unis.

Ill. 25. Les enfants du capitaine Grant (source : Wikisource)

Le réel est un texte où circulent d’autres textes. Les voyages extraordinaires sont une culture de la lecture, de l’interprétation et du jeu, qui nous encourage à décoder les signes que ce monde lance à tout vent.

Enfin, là où Verne était surtout fasciné par la dimension absolue des règles et de la loi dans un monde où l’extraordinaire n’était plus qu’un vestige, les romanciers contemporains, eux, vont apprendre à détourner les systèmes de contrôle et les dispositifs de virtualisation. « S’il nous arrivait de lancer […] quelque question dont la réponse se trouvait hors du champ de compétence (pourtant très vaste) de Google, genre : “Je me demande bien comment s’appelle la plus belle fille de Rouyn-Noranda”, cela nous laissait rêveurs quelques instants, puis on finissait par se dire : “Bah ! Tant pis, on ne le saura jamais28”. » Et si, justement, la plus belle fille de Rouyn-Noranda était le point suprême du XXIe siècle ?

Thomas Carrier-Lafleur

Université de Montréal

Notes

1  Je remercie le CRSH et les bourses postdoctorales Banting qui soutiennent mon projet « Le roman français à l’ère du cinéma : des anticipations au Nouveau Roman (1883-1965) », dans lequel s’inscrit le présent article.

2  Olivier Dumas, « Jules Verne juge de Verne », Bulletin de la Société Jules Verne, no 70, 1984, p. 58-59.

3  Sur la question de l’émerveillement dans la littérature et dans les arts, voir le très beau livre de Michael Edwards, De l’émerveillement, Paris, Fayard, 2008.

4  Jules Verne, Voyage au centre de la terre et autres romans, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2016, p. 1278.

5  Voir, bien sûr, les ouvrages majeurs de Simone Vierne, dont Jules Verne et le roman initiatique. Contribution à l’étude de l’imaginaire, Paris, Éditions du Sirac, 1973.

6  Voir nos articles « Le roman de la ligne. Dispositifs et structures de l’aventure dans trois récits anglo-saxons de Jules Verne » (Mémoires du livre, vol. 10, no 1, 2018) et « L’extraordinaire en série. Démesures verniennes chez Albert Robida et Gustave Le Rouge » (dans Guillaume Pinson et Maxime Prévost [dir.], Jules Verne et la culture médiatique, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Littérature et imaginaire contemporain », 2019).

7  Pour une analyse de l’imaginaire de l’espace canadien, voir, bien sûr, Gérard Fabre, Les fables canadiennes de Jules Verne. Discorde et concorde dans une autre Amérique, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, coll. « Amérique française », 2018.

8  Jules Verne, De la Terre à la Lune, dans Voyage au centre de la terre et autres romans, op. cit., p. 448.

9  Jules Verne, Le testament d’un excentrique, dans Voyage au centre de la terre et autres romans, op. cit., p. 673-1121. Dorénavant « TE ».

10  La structure ludique et mathématique de ce roman sera en effet reprise, entre autres par Alfred Jarry (Le Surmâle), Georges Perec (La vie mode d’emploi, Espèces d’espaces), Michel Butor (Mobile. Étude pour une représentation des États-Unis), Julio Cortázar (Marelle) et Raymond Queneau (Un conte à votre façon).

11  Jules Verne, Maître du monde, dans Robur le conquérant, Maître du monde, Lausanne, Rencontre, 1968. Dorénavant « MM ».

12  Ce sera, comme on le sait, la prémisse de Citizen Kane (Orson Welles, 1941), autre grand récit américain du self made man.

13 Bone, boner, en argot américain, veut dire érection. Alors, Hypperbone

14  Voir Michel Serres, « Le texte parallèle : la vallée de la mort », dans Jouvences. Sur Jules Verne, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1974, p. 243-250.

15  Voir, bien sûr, Gérard Genette, Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2004.

16  Sans doute s’agit-il d’une exagération, mais il est tentant de déchiffrer dans cette figure d’Hypperbone – qui refuse les muses de l’ailleurs pour explorer avec minutie et passion le continent américain – celles, déterminantes pour l’imaginaire étasunien, des écrivains Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau, initiateurs de l’indépendance artistique et intellectuelle des États-Unis.

17  Ainsi le Pôle Nord pour le Capitaine Hatteras, le centre de la terre pour le professeur Lindenbrock et ses compagnons, la Lune pour Barbicane, Nicholl et Michel Ardent, etc.

18  Jules Verne, Voyage au centre de la terre et autres romans, op. cit., p. 1279.

19  Jules Verne, Le tour du monde en quatre-vingts jours, dans Michel Strogoff et autres romans, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2017, p. 29.

20  MM a en effet été rédigé en 1898, alors que Verne travaillait également aux épreuves du Testament d’un excentrique.

21  Jacques Noiray, Le romancier et la machine. L’image de la machine dans le roman français (1850-1900), 2 vol., Paris, José Corti, 1981.

22  Jacques Noiray, Le romancier et la machine, op. cit., p. 39.

23 L’île à hélice (1895) était sans doute l’actualisation la plus poussée de ce thème.

24 Correspondance inédite de Jules et Michel Verne avec l’éditeur Louis-Jules Hetzel (1886-1914), t. II, Genève, Slatkine, 2006, p. 134.

25  Jules Verne, L’île mystérieuse, dans L’île mystérieuse et Le Sphinx des glaces, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2012, p. 657-658.

26  François Blais, Document 1, Québec, L’Instant Même, 2013, p. 16.

27 Ibid., p. 24.

28 Id.

Pour citer ce document

Thomas Carrier-Lafleur, « L’Amérique ou la fêlure. Aspects de l’imaginaire étasunien dans deux romans tardifs de Jules Verne (Le testament d’un excentrique, Maître du monde) », Jules Verne : représentations médiatiques et imaginaire social, projet dirigé par Maxime Prévost et Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/jules-verne-representations-mediatiques-et-imaginaire-social/lamerique-ou-la-felure-aspects-de-limaginaire-etasunien-dans-deux-romans-tardifs-de-jules-verne-le-testament-dun-excentrique-maitre-du-monde