Reportages

Albert Londres, voyage au cœur de la détresse humaine

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FÉLIX AUDET-ROBITAILLE

Lorsque, le 8 août 1923, Le Petit parisien publie le premier volet d’une longue enquête en Guyane consacré au bagne colonial, Albert Londres est déjà un reporter célèbre. On le connaît surtout pour ses reportages de guerre publiés dans Le Matin en 1914 et dans le Petit Journal en 1915, mais également pour ses reportages percutants sur la Russie bolchévique et ses périples en Chine, au Japon, en Inde, en Syrie et en Arabie, publiés pour la plupart entre 1920 et 1922 dans le journal illustré Excelsior. Toutefois, la publication d’Au bagne marque un véritable tournant dans la carrière du journaliste. Jusqu’en 1923, Albert Londres pratique un style de reportage plutôt conventionnel, c’est-à-dire axé principalement sur les crises internationales, et mise sur l’exotisme, le lointain et certains imaginaires de l’aventure pour satisfaire la curiosité de lecteurs qui raffolent de ces récits leur provenant de l’autre bout du monde. Le genre du grand reportage connaît son âge d’or en cette première moitié de XXe siècle et doit une bonne partie de son succès à la fibre aventurière des reporters qui, en véritables héros de la modernité, profitent de l’accélération des déplacements et de l’amélioration des techniques de communication pour parcourir le monde à la recherche d’aventures et d’histoires nouvelles à raconter.

« En voguant vers a Guyane », Le Petit Parisien, 8 août 1923.

Pour Londres, les choses changent à partir de la publication d’Au bagne. Plutôt que de rendre compte des grandes crises internationales qui agitent le monde en se précipitant dans une course folle à l’actualité, le reporter consacre désormais l’essentiel de son travail à la dénonciation de l’injustice et des misères humaines. Qu’il s’agisse de son enquête sur les bagnards, ou encore de celles sur les cyclistes (Tour de France, tour de souffrance, 1924) et sur les aliénés (Chez les fous, 1925), le reporter témoigne dorénavant d’un engagement social profond et de sa responsabilité face aux oubliés de l’histoire, c’est-à-dire ceux que la culture bourgeoise et libérale triomphante condamne au silence et à l’anonymat, la plupart du temps des exclus, des marginaux ou des opprimés.

Au bagne illustre parfaitement cette transition vers le reportage social.S’inspirant de prédécesseurs comme Sévérine (Les casseuses de sucre, 1892) et de Jules Vallès (Au fond d’une mine, 1866), que nous rééditons également dans cette anthologie, Albert Londres plonge au cœur de la détresse d’hommes condamnés à l’exil en Guyane. Le résultat est bouleversant : les bagnards, qui vivent en cages par cinquantaine et souffrent continuellement de la faim, sont soumis au « doublage ». Cette procédure judiciaire cruelle oblige les condamnés à demeurer en Guyane au terme de leur peine pour un nombre d’années égales à celles qu’ils ont consacrées aux travaux forcés, et à perpétuité pour les peines de plus de sept ans. Au sein de cet archipel du malheur, le reportage d’Albert Londres est une véritable galerie de portraits d’individus voués à la misère et à la solitude : Dieudonné, Ullmo, Hespel, Bel-Ami, Roussenq, ces hommes, choisis par Londres parmi les neuf mille forçats de la Guyane, illustrent de manière éclatante l’hypocrisie du système pénitentiaire français qui nie, au nom de la justice, certains droits fondamentaux soi-disant inaliénables et la dignité d’hommes qui, pour être des criminels, n’en demeurent pas moins des êtres humains.

Au moment de sa publication, d’août à septembre 1923, Au bagne suscite d’ailleurs de vives réactions dans l’opinion publique. Bénéficiant d’une tribune immense – Le Petit parisien est imprimé à près d’un million et demi d’exemplaires chaque jour –, les prises de positions d’Albert Londres sont un puissant levier de changement social. À son retour de Guyanne, le reporter s’adresse directement au ministre des Colonies, Albert Sarraut, et exige la suppression du doublage et de la résidence perpétuelle comme peines accessoires, ainsi qu’une alimentation décente des condamnés, une rétribution de leur travail et un accès à des soins de santé convenables. En 1925, certaines de ces propositions sont adoptées. En 1938, soit quinze ans après la publication de l’enquête d’Albert Londres, le bagne est fermé définitivement.

Au bagne [extraits]

« En voguant vers la Guyane », 8 août 1923. Dans cette première livraison, Albert Londres décrit les conditions de vie des bagnards qui l’accompagnaient à bord du Biskra, le paquebot qui le conduisit à Cayenne en Guyane, et livre le récit de la tentative d’évasion manquée de ses compagnons de voyage.

« Chez Garnier, restaurateur des libérés », 11 août 1923. Le reporter rencontre Bel-Ami, autrement appelé Garnier, un ancien détenu qui s’est fait restaurateur à Cayenne. Celui-ci lui parle du « doublage », une pratique judiciaire qui consiste à doubler la peine initiale d’un détenu d’une seconde peine sur l’île de Cayenne. Cette pratique est d’autant plus cruelle et injuste qu’elle prive les détenus du strict minimum auquel ils avaient droit lorsqu’ils étaient au bagne (nourriture, lit, vêtements, etc.).  

« Hespel-le-chacal », 12 août 1923. Hespel Isidore, dit Chacal, est l’ancien bourreau du bagne. Condamné pour tentative d’assassinat, il dénonce désormais l’ostracisme des surveillants et la corruption des agents du bagne.

« La route nationale no… zéro », 16 août 1923. La route coloniale Numéro Un s’étend sur une longueur de vingt-quatre kilomètres et conduit au bagne où sont détenus une centaine d’hommes, la plupart déjà très malades ou extrêmement affaiblis. Ceux qui ne succombent pas d’épuisement en chemin doivent encore éviter de tomber sous les balles de l’unique surveillant de la route, que la solitude et l’inhospitalité des lieux a rendu complètement fous.

« Notre enquête au bagne », 18 août 1923. Les détenus qui commettent des fautes au bagne ou tentent de s’évader sont envoyés au cachot, sur l’Île Saint-Joseph, où ils sont enfermés dans de minuscules cellules sombres avec pour seule nourriture du pain sec et de l’eau. Dans cet extrait, Roussenq, Lioux et Dieudonné (accusé à tort d’avoir été membre de la bande à Bonnot), ces « morts vivants » de l’Île Saint-Joseph, comme les appelle le reporter, lancent un dernier cri du cœur au journaliste pour qu’il témoigne de leur existence et de ce qu’ils ont à dire.

« La cour des miracles », 24 août 1923. Si, comme l’écrit Albert Londres, le bagne est un « déchet », les camps pour la relégation et pour la transportation sont, quant à eux, les déchets du bagne, c’est-à-dire un endroit doublement abject et sordide, où sont entassés tuberculeux, paralytiques, unijambistes, aveugles, manchots : tous ceux qui, en plus d’être condamnés par le système judiciaire, sont également condamnés par la maladie. Pour les malades du bagne, il n’y a rien à attendre de la médecine (on ne leur donne aucun traitement ou médicament). Il ne leur reste que l’espoir d’un miracle qui ne vient jamais.

« Chez les lépreux », 30 août 1923. Accompagné d’un pasteur et d’un docteur, Albert Londres se rend sur l’îlet Saint-Louis parmi les lépreux du bagne. Sur l’île, les hommes ne se distinguent plus d’après les crimes qu’ils ont commis ; ils sont tous égaux devant le fléau qui les afflige et les isole les uns des autres. Ils témoignent d’une souffrance que même la justice ne peut justifier, et qui rend leur humanité à ces hommes à l’apparence pourtant mutilée et repoussante.

« Un scandale : la vie des libérés », 5 septembre 1923. C’est dans cette livraison qu’Albert Londres condamne le plus fermement la pratique du doublage. L’assignation à résidence en Guyane est qualifiée par le journaliste d’une deuxième condamnation, qui équivaut pratiquement à la peine capitale, puisque les « libérés » ne sont ni logés, ni nourris, et sont également dans l’impossibilité de travailler pour subvenir à leurs besoins. Le vol et le crime deviennent ainsi leurs seules ressources pour survivre. La série de reportages se termine le lendemain, 6 septembre, par « quelques suggestions » que le reporter adresse au ministre des Colonies.

Pour citer ce document

Félix Audet-Robitaille, « Albert Londres, voyage au cœur de la détresse humaine », Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2022, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/anthologies/reportages/albert-londres-voyage-au-coeur-de-la-detresse-humaine