La lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique

De la littérature par correspondance à la correspondance littéraire : Stendhal et les « Lettres de Paris par le petit neveu de Grimm »

Table des matières

BRIGITTE DIAZ

Je ne sais comment la littérature française se tirera de ce mauvais pas : La mauvaise foi des journaux littéraires. Une académie de province, victime de ce malheur, devrait en faire le sujet d’un Prix.

Lettre de Stendhal au directeur du Globe, 3 novembre 1824.

Stendhal n’a été journaliste que brièvement et à distance, puisque c’est essentiellement pour la presse anglaise qu’il a exercé ce métier honni1. Durant sept ans – de janvier 1822 à août 1829 – il a été le correspondant parisien de différents organes britanniques : le Paris Monthly Review, le New Monthly Magazine, le London Magazine, pour lesquels il a livré les chroniques vitriolées de la vie littéraire française sous la Restauration2. Ses contributions à la presse parisienne ont été plus épisodiques. Il a officié de 1824 à 1827 au Journal de Paris, où il a donné le compte rendu du Salon en 1824 et également tenu la rubrique musicale3 ainsi que la chronique des spectacles du Théâtre Italien4. Plus sporadiquement, Stendhal a donné quelques articles au Mercure du XIXe siècle (1825)5, au Globe6 (1824), au Temps (3 février et 3 mars 1830), et c’est là l’essentiel de son activité journalistique parisienne qui se concentre sur la période de la Restauration.

Si Stendhal a été relativement absent de la presse française durant cette période, il a cependant entretenu avec elle des rapports étroits et fort ambivalents, où l’intérêt passionné se mêle à une hostilité tenace. Bien avant que Balzac ne signe sa Monographie de la presse parisienne, Stendhal a jaugé l’importance croissante de ce quatrième pouvoir naissant ; il s’en est fait l’observateur vigilant et l’analyste averti dans le privé de sa correspondance avant de l’être sur la scène publique des journaux anglais. Journaliste par intermittence, Stendhal a été en revanche épistolier à plein temps. Durant la décennie 1820-1830, alors qu’il pénètre de plain-pied sur l’arène littéraire parisienne, il met sa correspondance au service de son activité littéraire, et organise, à partir de ce poste de pilotage, la circulation littéraire de ses œuvres : de leur genèse jusqu’à leur réception en passant par leur gestion éditoriale, rien de ce qui concerne les œuvres en cours n’est étranger à la correspondance. C’est dire que la vocation intime de la lettre se fait un peu oublier au profit de fonctions plus littéraires7. La fonction génétique, tout d’abord, parce que c’est souvent dans le débat épistolaire que les idées littéraires naissent et trouvent leur maturation ; la fonction médiatique ensuite, car la correspondance est pour Stendhal un lieu stratégique où négocier le lancement, la publicité et la diffusion des œuvres  grâce aux réseaux qui s’y nouent avec tout le personnel de la scène littéraire ; la fonction métacritique enfin, peut-être la plus pérenne chez Stendhal, qui apprécie de pratiquer dans l’entretien épistolaire la critique « simple, claire, nette et sans fard8 », qu’il ne trouve pas chez les critiques patentés du journal9.

La littérature, la correspondance, la presse, tels sont les pôles essentiels de l’activité de l’écrivain durant cette décennie. La littérature est, on le sait, le « vrai métier de l’animal10 », mais pour écrire ce qu’il écrit alors – essais, pamphlets, vies d’artistes, voyages… l’ère du roman viendra un peu plus tard – Stendhal a besoin en amont de ce laboratoire d’idées, de ce brainstorming permanent qu’est pour lui la correspondance. « La masse des idées a besoin d’être remuée », écrit-il à son ami Domenico Fiore, « mon âme, à moi, est un feu qui souffre s’il ne flambe pas. Il me faut trois ou quatre pieds cubes d’idées nouvelles par jour, comme il faut du charbon à un bateau à vapeur11». Si ses correspondants lui apportent ce précieux carburant intellectuel, c’est aussi dans la presse qu’il le cherche, y trouvant notamment ce que « seuls les journaux de Paris peuvent fournir au monde » : « l’esprit actuel12». En aval, la lettre et la presse sont, chacune à leur manière, des caisses de résonnance favorisant la diffusion des œuvres. Le journal s’affirme donc selon une double nécessité pour l’écrivain qui met lettre et presse en constante correspondance selon des combinaisons diverses.

On peut suivre dans la correspondance les passerelles qui ont mené Stendhal de la lettre au journal ; et, réciproquement, les articles qu’il livre pour les journaux anglais, volontiers rédigés sous forme épistolaire, comme les « Lettres de Paris par le petit neveu de Grimm », permettent de comprendre comment le débat littéraire tel que Stendhal l’a pratiqué durant de nombreuses années dans l’intimité de sa correspondance lui a fourni sinon un modèle, du moins une matrice, pour un autre journalisme littéraire : celui, précisément, qu’il peine à trouver dans la presse de son temps. La correspondance joue le rôle d’interface entre littérature et presse, suscitant interférences et interactions entre l’écriture privée de l’épistolier et l’écriture publique du journaliste.

La lettre comme journal

Dans le prolongement des salons, que Stendhal fréquente alors assidûment13, la correspondance est un autre site de parole où échanger vues et théories sur la littérature comme elle va, ou plutôt comme elle ne va pas en ce moment climatérique où classiques et romantiques cherchent en tâtonnant leur identité. Si la presse est, selon la métaphore de Stendhal, une « tribune de notre temps14 », la correspondance en est une autre, mais c’est une tribune privée à laquelle participent, dans un débat continu, des correspondants connivents – « gens nés pour cela » comme dirait Flaubert – engagés dans le champ littéraire aux côtés de Stendhal avec des ambitions diverses : Félix Faure, Louis Crozet, Adolphe de Mareste, Victor Jacquemont, Prospère Mérimée... Dans la pensée plurielle de la littérature qui s’élabore grâce au dialogisme épistolaire le paramètre du journal est essentiel : il est à la fois l’objet insistant du discours des épistoliers, le stimulateur d’une réflexion critique, le médiateur entre l’écrivain et le public, et parfois encore son interlocuteur. Autant dire qu’il est omniprésent dans la correspondance de Stendhal à cette époque.

Stendhal a été en effet un grand consommateur de la presse de son temps, qu’il dévore avec un appétit variable selon les titres. En témoigne son souvenir ému de la lecture des feuilletons de Geoffroy dans le Journal des Débats, qu’il dégustait dans sa jeunesse accompagnés de rognons à la brochette au café Hardy : « Les jours où il n’y avait pas de feuilleton je déjeunais mal15 !» Ses lettres font référence à la quasi totalité des titres de quotidiens et de périodiques contemporains et en dessinent un panorama contrasté : Revue de Paris, Journal de Paris, Journal des Débats, LeConstitutionnel, Le Globe, La Gazette des tribunaux, mais aussi Le Moniteur, Le Mercure, Le Commerce, La Minerve, Le Miroir, Le National, et bien sûr les « petits journaux », dont il est particulièrement friand, comme La Pandore, La Nouveauté, Le Corsaire, L’Opinion, La Lorgnette. Les revues et journaux étrangers sont lus et fréquemment cités : le Conciliatore, où il perçoit les premiers frémissements du romanticisme16, mais aussi l’Examiner et surtout l’Edinburgh Review, qui reste pour lui une référence absolue en matière de presse littéraire17. Par une sorte de mimétisme avec son objet, la correspondance fonctionne elle-même à la manière d’un journal à circuit restreint, presque un blog avant la lettre. Nombre de lettres sont d’ailleurs rédigées à la manière d’un article de presse : parfois subdivisées en rubriques, assorties d’un titre18 – spectacles ; ballets ; réflexions ; anecdotes… –, volontiers signées de pseudonymes. Souvent absent de France, Stendhal réclame à ses correspondants parisiens anecdotes et potins du microcosme politico-littéraire, leurs lettres se substituant avantageusement à la presse qu’il reçoit de façon sporadique, comme le suggère cette remarque : « Jugez du plaisir que m’a fait votre lettre, je n’ai pas encore de journaux19. »

La lettre comme journal, non seulement journal intime mais aussi journal littéraire, tel est un des usages essentiels que Stendhal fait de sa correspondance. Mais plus qu’un simple mimétisme c’est un rapport de rivalité qui s’instaure entre lettre et journal. Les chroniques littéraires qui s’élaborent au fil des lettres dans le va-et-vient épistolaire ont pour Stendhal l’immense avantage de leur parler-vrai, sans éloquence ni charlatanerie : « Suivant moi, écrit-il significativement à son ami Mareste, l’article de votre lettre ferait le meilleur feuilleton possible. On sent tout de suite une franchise qui touche20.» Dans cette concurrence entre lettre et journal, la première est le plus souvent gagnante : « Je suis enchanté, ravi, écrit-il à Mareste qui lui avait fait un compte rendu des querelles politiques du moment. Rien ne peut payer de telles lettres. J’aime même la boueuse politique quand elle est traitée d’aussi haut. Vous ne m’en parlez pas assez au long21. »

La presse n’est pas simplement dans la correspondance l’objet dont on parle, elle est également présente au titre de médiateur incontournable entre l’écrivain et son public. Stendhal, qui dit avoir « trop d’orgueil pour ne pas aimer la critique22 », se désespère d’obtenir une « vraie » critique, comme il l’explique au rédacteur du Courrier des Théâtres en avril 1825 à propos de Racine et Shakespeare : « Tout homme qui imprime sollicite une louange, doit s’exposer aux sifflets. Je désire pour mon compte la vérité tout entière et la vérité la plus âpre23. » À défaut de cette lecture sans concession de ses œuvres, il attend plus prosaïquement du journal une publicité, et il organise via la correspondance des opérations médiatiques plus ou moins réussies pour faire connaître et vendre ses livres : demandes d’articles ; rédactions d’articles ; recensions des articles parus sur ses productions… C’est dire que Stendhal entretient avec les journaux des liens souvent intéressés. Si ses amis sont les premiers sollicités pour « articuler » sur ses productions24, il lui arrive de s’adresser directement à des journalistes pour obtenir quelques lignes, ou de demander à des intercesseurs de lui ouvrir les colonnes des journaux. La requête qu’il adresse à Mira, directeur du théâtre des Variétés, à propos D’un nouveau complot contre les industriels est de cet ordre :

Pouvez-vous faire annoncer cette doctrine dans quelques petits journaux ? Ma brochure n’a pas trouvé de faveur auprès des grands journaux ; adressons-nous aux petits pour être vendus. Dans ce pays-ci, pour être acheté il faut commencer par se vendre à quelque coterie. S’il s’agissait d’une place de Receveur général, à la bonne heure, mais faire des bassesses pour 4 articles de louange par an, c’est trop fort.

Je désire que les petits journaux me critiquent si telle est leur opinion. La Pandore a blâmé sans comprendre un mot. Un ami a poffé la brochure dans la Nouveauté. Reste (sic) le Corsaire, l’Opinion, la Lorgnette…25

Dans ses lettres, Stendhal apparaît non seulement comme un analyste bien informé du champ journalistique de son temps dont il connaît parfaitement la cartographie idéologique et politique, mais aussi comme un expert dans ce sport national qu’il ne cesse pourtant de dénoncer et qu’il a baptisé du nom de poffing. Il en explique le sens dans une lettre ouverte adressée au rédacteur du Globe le 6 décembre 1825 : « Je propose au public d’adopter le verbe poffer (du mot anglais puff), qui veut dire vanter à outrance, prôner dans les journaux avec effronterie. Ce mot manque à la langue, quoique la chose se voie tous les jours dans les colonnes des journaux à la mode, auxquels on paie le puff en raison du nombre de leurs abonnés26. »

En dépit de la critique insistante de ce charlatanisme professionnel, on sent poindre dans la correspondance de Stendhal une tentation journalistique qu’il exprime parfois tout en s’en défendant. Il aimerait se persuader qu’en dépit de tout le mal qu’il pense de la presse, il est malgré tout possible d’y exercer ces talents, parce que, dit-il, « comme on ne lit plus que les journaux, un honnête homme peut écrire un journal »… Mais plus roublard qu’honnête homme, il est aussi appâté par le profit qu’il pourrait tirer d’un reconversion professionnelle : « Cela me convient, car au moyen des chers confrères travaillant la littérature, je pourrais faire écouler 4 000 frs de livres à moi27… ». C’est dans ce double rapport de séduction et de critique, que Stendhal, dans sa correspondance ne cesse de flirter avec le journal : il le met en scène, l’ausculte, l’anatomise et l’anathématise, mais surtout il entretient avec lui un dialogue ambigu.

La lettre au journal

Mais de quel journalisme s’agit-il ? Il faut d’abord entendre ce leitmotiv stendhalien : « Il n’y a plus de journaux littéraires. Ce besoin doit se faire sentir28. » La défection sans cesse proclamée du journalisme vient, selon Stendhal, aggraver le délitement de la littérature française qu’il impute à deux facteurs essentiels : l’académisme esthétique d’une part et l’influence délétère du politique d’autre part. « De nos jours, hélas ! la politique vole la littérature, qui n’est qu’un pis-aller » : c’est ce qu’il écrit dans une lettre à Mignet publiée dans Le Globe en mars 182529. L’espace littéraire est annexé par la politique, qui menace, prophétise Stendhal, de devenir « le vampire de la littérature30 ». Impérialismes politique et poétique conjuguent leurs effets pour étouffer toute velléité de novation artistique. Et la presse, qui devrait être un contre-pouvoir — le quatrième pouvoir — ne remplit pas ce rôle, bien au contraire, puisqu’elle se fait instrument de propagande politique. L’argumentaire stendhalien est repris à l’identique dans les lettres privées comme dans les nombreuses lettres ouvertes qu’il adresse aux journaux, mais aussi dans les « Lettres de Paris » publiées dans la presse anglaise.

Entre 1820 et 1830, Stendhal a beaucoup pratiqué la lettre au journal31, ou plus exactement la « lettre au rédacteur32 », en en déclinant toutes les variantes : vraie lettre, article maquillé, vraie fausse-lettre, ouverte ou non, signée ou pas, avec ou sans pseudonyme, destinée ou non à la publication… Les destinataires sont variés : Le Constitutionnel, les Annales politiques, le Courrier français, le Feuilleton littéraire, le Courrier des Théâtres, Le Globe, mais aussi l’Edinburgh Review, l’Examiner. Quant aux enjeux de ce type de lettre, qu’ils soient politiques ou littéraires, il sont toujours polémiques, puisqu’il s’agit invariablement pour Stendhal d’y dénoncer ce qu’il appelle la « mauvaise foi33 » des journaux : « Il me semble que la littérature française est étiolée par les article de complaisance ou d’injures », écrit-il au rédacteur du Courrier des théâtres34. C’est ainsi que le dialogue épistolaire va progressivement s’élargir aux journalistes avec lesquels Stendhal ouvre un vaste débat critique35. Incidemment, la lettre au journal lui offre l’occasion de préciser les termes de sa poétique. C’est le cas de la mise au point véhémente adressée au directeur de l’Edinburgh Review, où l’auteur de Rome, Naples et Florence en 1817 avait été publiquement accusé de flippancy, autrement dit, de frivolité : « Mon but était de renfermer sous le moins de mots le plus de choses possibles », répond Stendhal, arguant de l’unique règle d’écriture qu’il se reconnaisse, celle de la clarté concise. Au milieu « d’un déluge de feuilles imprimées », la brièveté devient, dit-il, une qualité maîtresse, hors de portée des pédants, car assurément « il est plus difficile de faire une seule observation de mœurs que de citer vingt fois Silius, Italicus et Stace36 ! »

À mi chemin entre lettre et article, la lettre au journal est un texte hybride qui témoigne du glissement progressif de l’épistolaire vers le journalistique en révélant leurs affinités stylistiques. Véhémentes et malicieuses, jouant de l’ironie et de la dérision contre la gravité empesée du discours officiel de l’institution littéraire, maniant l’allusion et l’épigramme, les lettres que Stendhal adresse aux journaux attestent bien de ce Michel Crouzet appelle judicieusement la « consanguinité littéraire » qui relie Stendhal aux petits journaux37. La lettre qu’il destine au Feuilleton littéraire en avril 1824, et par laquelle il annonce son intention de répondre au discours antiromantique de l’académicien Auger, en est une bonne illustration. Sur un ton héroï-comique, le Don Quichotte du romanticisme entre en lice et interpelle ses compagnons d’armes : « Si aucun romantique n’essaie d’élever la voix, je consulterai mon zèle, et non pas mon peu d’habitude d’écrire, et j’oserai lutter contre l’Académie, qui, dans cette question, il est vraie, est juge et partie38. »

Ce à quoi répondent sur le même ton les rédacteurs du Feuilleton littéraire ajoutant ce chapeau à la lettre qu’ils publient : « Aux armes, classiques, aux armes, il y a péril : un chef teuton s’avance ! »

La lettre aux journaux radicalise, en la théâtralisant avec humour, la pugnacité des lettres familières, mais toutes deux vont dans le même sens : faire la radioscopie du champ littéraire en n’omettant aucun des éléments qui le structurent : personnel, institutions, sociabilités, formes et genres littéraires, modes de diffusion et de lecture, etc. On peut dire que la correspondance et le débat ouvert qu’elle sait promouvoir ont fourni à Stendhal le modèle déontologique de ce que serait un vrai journal littéraire tel qu’il le conçoit. À cette utopie, à laquelle il a beaucoup rêvé, il a donné un nom, peu original – L’Aristarque – journal dont il profile le sommaire dans une lettre de 1822. Rédigée par deux citoyens, plus lecteurs qu’hommes de lettres, qui n’auraient épousé aucun parti en littérature, la revue proposerait les comptes rendus les plus laconiques possibles des ouvrages paraissant, avec, pour seule religion, celle de la vérité « toute nue »39. Mais faute d’avoir pu donner vie à ce projet, Stendhal le réalisera de façon indirecte dans les journaux anglais.

Une correspondance littéraire 

La dernière étape du transfert entre correspondance et journal serait donc la transformation de la lettre en article, ou l’article en forme de lettre. C’est la conversion que Stendhal réalise dans ses Lettres de Paris signées L.P.N.D.G. : « Le Petit Neveu de Grimm ». La référence à la Correspondance littéraire de Grimm40,emblème du journalisme épistolaire, est une façon assez parlante pour Stendhal de situer sa place dans l’espace médiatique français. Sous la houlette de Grimm — dont il a lu la Correspondance littéraire, philosophique et critique dans l’édition Buisson de 1812-1813 — Stendhal se positionne, comme il en a coutume, en marge du mouvement général, presque à rebours. Contre la puissance moderne de l’imprimé, il convoque le prestige du manuscrit ; contre le nouveau public démocratique du journal, il ravive l’imaginaire du réseau élitiste ; contre le charlatanisme de la presse littéraire contemporaine il prétend ressusciter l’épistolarité intellectuelle de l’Europe des Lumières.

Stendhal joue donc la lettre contre le journal, ou plutôt pour un autre journal que celui qui est en train de naître sur le nouvel espace marchand de la culture et de la littérature. À cet égard il faut prendre en compte le support sur lesquels ses lettres prennent place, en l’occurrence le London Magazine, qui est, comme son nom l’indique, un « magazine », et non pas une « review ». Dans la grande tradition du magazine anglais, les rédacteurs y font la part belle à l’invention, la singularité, et la fantaisie, et ils livrent des écrits très divers sans souci d’unité, où des lettres de toutes sortes (lettres de lecteurs, lettres aux rédacteurs ; lettres ouvertes…41) ont une part importante42.

Mais au-delà du modèle revendiqué de Grimm et de l’influence des magazines anglais, les Chroniques pour l’Angleterre (selon un autre titre de l’éditeur43) doivent d’abord à la propre pratique épistolaire de Stendhal. Pour s’en persuader il suffit d’observer le « pacte épistolaire » proposé par le « petit neveu de Grimm ». Le protocole de communication qu’il définit est celui de la lettre familière. Ni professionnelles, ni protocolaires, ses lettres se veulent de la conversation par écrit, telle qu’elle pourrait se dérouler de vive voix si les correspondants se rencontraient dans un salon. Le ton adopté est celui de la causerie sans affectation44, propre à ce climat de sympathie réciproque qui favorise l’émergence d’une pensée ouverte. L’exorde brusque, in medias res, de la première lettre — « Oui, mon ami, je vous rendrai compte tous les mois de l’état de la littérature française… » — joue de cette simplicité convenue censée régner dans la lettre familière, tout comme la formule de clôture généralement utilisée par l’épistolier : « toujours vôtre ». L’énonciation épistolaire naturalise le discours critique, en en gommant tout soupçon de professionnalisme; ce n’est pas un « ennuyeux patenté » qui s’exprime, pas plus un auteur, tout juste un lecteur éclairé :

Je ferai de mon mieux pour être impartial dans les jugements que je porterai : ils ne seront tranchants que dans la forme, parce que je veux embrasser le plus d’idées possible dans le minimum de mots. J’espère être impartial parce que […] n’étant pas un auteur moi-même et n’ayant jamais rien imprimé, je ne vois pas de rivaux dans les  écrivains, grands et petits, qui cherchent à attirer l’attention du public45.

Contre le « luxe phrasier » des littérateurs parisiens, Stendhal joue l’économie d’un style qu’il pratique aussi comme épistolier, lui, l’ennemi des « lettres bien peignées » au « style brillanté46 ». Mais ce laconisme n’est pas esprit de sérieux, loin de là ; on connaît la rage de l’ironiste stendhalien contre la gravité47 et « l’emphase littéraire d’un fat qui n’a pas une idée », comme il l’écrit en 1834 à son cousin Colomb en donnant comme exemple repoussoir de cette pathologie du style un article de Nisard48. À la correspondance, il n’emprunte pas seulement un style vif et capricant, mais aussi la posture intellectuelle plurielle qu’elle autorise à l’épistolier, qui peut dans le cours d’une même lettre adopter tour à tour le point de vue de « l’historien sérieux » du « conteur frivole », mais aussi celui du « juge », du « moraliste» et bien sûr du « critique ».

Stendhal chroniqueur pour les journaux anglais a tiré de sa correspondance un dispositif énonciatif et stylistique, mais surtout une manière élargie de considérer le fait littéraire selon tous ses paramètres : humains, institutionnels, culturels, mythologiques… Comme Grimm, son « illustre prédécesseur », c’est le « vrai tableau de la société des gens de lettres49 » non pas de 1778 mais de 1825 qu’il a voulu donner. Au-delà du pittoresque de la comédie littéraire qu’il met en scène, il montre, en spécialiste, comment la création artistique se trouve dorénavant régie par une nouvelle donne économique où les influences politiques se compliquent des lois du marché, des diktats de la mode et des caprices de l’opinion publique, la nouvelle « reine intellectuelle de la France50 ». En dépit de la légèreté ostensiblement affichée dans sa posture de conteur facétieux des ridicules parisiens, c’est aussi en sociologue de la littérature que le « courriériste » s’exprime, tout comme le faisait avant lui l’épistolier stendhalien. Les lettres de ce dernier sur « l’état de la librairie51 », sur la nouvelle physionomie du « public52 », sur les déconvenues auxquelles s’expose en 1820 tout « homme qui imprime53 », mais aussi sur l’urgence qu’il y a pour la littérature française à se réinventer autrement qu’en étant « un mezzo termine entre la poétique de La Harpe et celle de l’Edinburgh Review54» auraient pu tout aussi bien figurer, telles quelles, dans les Lettres de Paris. C’est dire que la correspondance privée de Stendhal prépare et préfigure, aussi bien dans ses enjeux intellectuels que dans les formes qu’elle invente, le journalisme littéraire qu’il a pratiqué durant presque dix ans dans la presse anglaise, avant qu’il ne revienne à ce qui est chez lui le support naturel de sa pensée critique, la lettre.

(Université de Caen Basse-Normandie)

Notes

1  Dans ses premiers essais dramatiques, dont le jamais abouti Letellier ou l’intérieur d’un journal, Stendhal s’en prenait déjà à la « canaille écrivante » dénonçant  le « charlatanisme » des journalistes. La critique sera bien plus acérée à l’égard du personnel du journal quand il aura pénétré plus avant dans « l’intérieur des journaux ».

2  D’abord rassemblés par Henri Martineau sous le titre de Courrier anglais, les articles de Stendhal ont été réédités par René Dénier dans le volume intitulé Paris-Londres, chroniques, Paris, Stock, 1997. C’est à cette édition que renverront toutes les références aux articles de Stendhal pour les journaux anglais.

3  Il y participe du 29 août au 24 décembre 1824.

4  Il y livre quarante-trois feuilletons, du 9 septembre 1824 au 8 juin 1827.

5  Il adresse à Henri de Latouche le 17 décembre 1825 une page assez sévère sur la première représentation de La Sémiramide de Rossini, au Théâtre-Italien : « "Avec les meilleure troupe de l’Europe et de l’argent à foison, le pauvre génie qui dirige le Théâtre Italien ne peut, depuis trois mois, donner des nouveautés, tant est grand l’effet de la bêtise." Cette idée arrangée en style poli se trouvera dans un grand article sur la Sémiramis que je vous adresserai pour le Mercure du 17 décembre », 8 décembre 1825, Correspondance générale, édition V. Del Litto, Honoré Champion, 1999, t. III, p. 545. Toutes les références à la correspondance de Stendhal renvoient à cette édition (notée CG).

6  Le premier article, écrit sous forme de lettres, porte sur les mœurs romaines : Les Fantoccini, 2 et 8 octobre 1824. Sur les autres articles donnés par Stendhal au Globe, voir J.-J. Goblot, « Paul-François Dubois, Stendhal et le Globe », Stendhal-club, n° 54, 1972, p. 121-143, et « Stendhal, chroniqueur dévoilé ? Le Courrier anglais et le Globe », Stendhal-club, n° 56, 1972, p. 335-348.

7 Sur les différentes fonctions de la lettre stendhalienne je renvoie à mon ouvrage : Stendhal en sa correspondance, ou « l’histoire d’un esprit », Paris, Honoré Champion, 2003.

8  Telles sont pour lui les qualités de base d’une critique littéraire de bonne foi comme il l’explique dans un article de 1822 où il définit ainsi sa tâche de critique : « Il paraît chaque mois en France, vingt-cinq à trente ouvrages nouveaux. Mon projet est de vous faire connaître, par quelques lignes simples, claires, nettes et sans fard les deux ou trois ouvrages qu’un amateur de livres peut acheter chaque mois, et le cinq ou six qu’il peut parcourir », Paris-Londres, p. 51.

9  Stendhal n’a cessé d’instruire le procès de cette critique mercantile dans ses articles « anglais » : « Cet esprit de coterie est si répandu et si bien admis que […] les journaux ainsi contrôlés par les auteurs et leurs amis sont souverains en matière de critique, car le public juge invariablement d’après ces oracles ; et le succès littéraire dépend entièrement des articles insérés dans Le Constitutionnel qui a dix-huit mille abonnés ou dans le Journal des Débats qui en compte environ les deux tiers », Paris-Londres, p. 426.

10  On connaît la formule de Stendhal : « Le vrai métier de l’animal est d’écrire un roman dans un grenier » (CG, t. IV, 541 ; CG, t. V, 470).

11 À Domenico Fiore, 1er novembre 1834, CG, t. V, p. 293.

12  Voyage en France, édition établie par V. Del Litto, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 463 (souligné dans le texte).

13  « On commence à comprendre quel a été le rôle excitant de Beyle dans les discussions littéraires de ce temps-là », écrit Sainte-Beuve dans la causerie qui lui consacre en 1854. Pour mieux comprendre ce Stendhal animateur des salons de la Restauration on se reportera au Journal de Delécluze (Paris, Grasset, 1948) ainsi qu’au témoignage de Mme Ancelot, dans Les Salons de Paris, foyers éteints, Paris, Tardieu, 1858.

14  Il utilise cette métaphore dans une lettre à Cerclet, rédacteur du journal saint-simonien le Producteur, 30 novembre 1825, CG, t. III, p. 542.

15  Souvenirs d’égotisme, Œuvres intimes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, t. II, p. 498.

16  « Lisez-vous le Conciliatore ? Non, car 1- il est bête ; 2- il est libéral. Cependant s’il paraît chez Galignani lisez dans les 6 derniers numéros les articles signés E. V., c’est-à-dire Ermès Visconti (le marquis). C’est sur le romanticisme ; c’est-à-dire sur cette question : Voulons-nous la tragédie à la Xipharès ou la tragédie à la Richard III ? » À A. de Mareste, 11 décembre 1818, CG, t. III, p. 175.

17  Il a cherché à y collaborer. En 1827, il demande à son ami Sutton Sharpe de lui indiquer des sujets qui seraient bien reçus par l’Edinburgh Review, 27 avril 1827, CG, t. III, p. 629.

18  Voir cette lettre à un correspondant non identifié qui se présente sous le titre « Politique » et qui porte sur Villèle et son refus de recevoir M. de Lafayette au Havre. 21 septembre 1825, CG, t. III, p. 530.

19  À Adolphe de Mareste, 15 octobre 1817, CG, t. III, p. 46. Il arrive aussi que les correspondants de Stendhal recopient dans leurs lettres des fragments d’articles de presse, comme le fait Mareste dans une longue lettre de 1818, CG, t. III, p. 76-84.

20  À Adolphe de Mareste, 3 janvier 1818, CG, t. III, p. 66.

21  À Adolphe de Mareste, 15 octobre 1817, CG, t. III, p. 46.

22  À A. de Mareste, 3 sept 1818, CG, t. III, p. 144.

23  Au rédacteur du Courrier des Théâtres, 8 avril 1825, CG, t. III, p. 497.

24  Voir la longue lettre à Mareste du 21 mars 1818, où Stendhal tente de gérer à distance les campagnes publicitaires de ses ouvrages parus, Rome, Naples, Florence en 1817 et les Vies de Haydn, Mozart et Métastase publiées sous le pseudonyme de Bombet, CG, t. III, p. 90.

25  À Mira, 9 décembre 1825, CG, t. III, p. 546.

26  Au rédacteur du Globe, 6 décembre 1825, CG, t. III, p. 545.

27  À A de Mareste, juillet 1824, CG, t. III, p. 443.

28  À Adolphe de Mareste, 20 novembre 1818, CG, t. III, p. 174.

29 À Mignet, 31 mars 1825, CG, t. III, p. 495.

30  Paris-Londres, p. 369.

31  Ce n’est pas extrêmement original, beaucoup d’autres écrivains ont pratiqué le genre comme Chateaubriand, pour qui la lettre ouverte au journal, qui est en réalité une forme d’article, permet d’entrer en communication avec un public plus large.

32  La lettre stendhalienne emprunte volontiers un habillage fictionnel pour se produire sur la scène publique, comme c’est souvent le cas des lettres de lecteurs prétendus publiées dans les journaux. La lettre de fiction comme discours journalistique a connu de belles heures au xviiie siècle et c’est cette tradition que reprend Stendhal par le relais de Grimm. Vraie ou fausse, la « lettre au Rédacteur » est parfois devenue un des éléments constitutifs du journal. C’est le cas, par exemple, de la Gazette littéraire de l’Europe de Jean-Baptiste Suard et de l’abbé François Arnaud, qui insère volontiers dans ses pages des lettres de lecteurs, réels ou fictifs. Sur cette question voir : Journalisme et fiction au XVIIIe siècle, Malcolm Cook et Annie Jourdan (éd.), French Studies of the Eighteenth and Nineteenth Centuries, Peter Lang, 1999. Voir aussi La Lettre au XVIIIe siècle et ses avatars, Éditions du Gref, Toronto, 1996.

33 3 novembre 1824, CG, t. III, p. 468.

34  C’est ce qu’il écrit à propos d’un article paru sur Racine et Shakespeare, qu’il juge trop poli pour être sincère. Contrairement à ses confères, lui n’aspire, dit-il, qu’à « la vérité la plus âpre », au rédacteur du Courrier des théâtres, 8 avril 1825, CG, t. III, p. 497.

35  Dubois, directeur du Globe, est notamment remercié pour lui avoir permis de « tirer un petit coup de pistolet contre les intolérants », c’est-à-dire pour avoir publié une lettre qui est un quasi manifeste, où Stendhal dénonce le manque de « courage » des artistes modernes, incapables de résister à la hache des La Harpe (à Dubois, directeur du Globe, 31 mars 1825, CG, t. III, p. 495). La lettre publiée est celle qui est adressée à Mignet et datée du 31 mars 1825, CG, t. III, p. 494.

36  Au directeur de l’Edinburgh Review, 10 avril 1818, CG, t. III, p. 101.

37  « Stendhal et les petits journaux », Stendhal et la presse, textes réunis par Philippe Berthier, Recherches et Travaux, HS, n° 4, 1986.

38  Au rédacteur du Feuilleton littéraire, 27 avril 1824, CG, t. III, p. 423.

39  24 février 1822, CG, t. III, p. 364.

40  La correspondance littéraire de Grimm, continuée par Meister, est la plus célèbre des revues clandestines. Envoyée sous forme d'exemplaires manuscrits de 1753 à 1793, puis jusqu'à 1813, à de rares souveraines et princes éclairés de l'Europe, elle fut cependant connue et utilisée par Goethe et Schiller. Elle ne fut imprimée que de façon incomplète, y compris dans l'édition Tourneux (1877-1882).

41  Voir sur ce point l’article de K. G. McWatters : « Stendhal journaliste : forme épistolaire et dimension anglaise », Recherches et travaux, n° 4, 1986, p. 37-43.

42  Dans le magazine règne la disparate : lettres, chroniques, esquisses, conseils, pastiche, articles de critique littéraire... Voir Franck Riga et Claude France, Index to the London Magazine, Garland Publishing Incorporater, Londres et New York, 1978.

43  René Dénier, Chroniques pour l’Angleterre, Grenoble, Ellug, 1980-1995.

44  C’est déjà le ton que préconisait Chapelain pour la « lettre familière » : « Je suis persuadé que toute lettre familière, je dis familière, tenant lieu de cette parole subite, telle que la demande l’entretien des honnêtes gens, si elle sent l’étude, si elle a de la déclamation, si elle se guinde pour s’élever, pèche contre sa nature et tombe dans l’affectation, c’est-à-dire n’est pas bonne, quelque belle qu’elle soit, et ne peut qu’elle ne choque ceux qui ont le goût raisonnable », 19 février 1653, Chapelain, soixante-dix lettres inédites à Nicols Heinsius (1649-1658), édition de B. Bray, La Haye, Martin Nighoff, 1966. Même recommandation de la part de Théophile de Viau qui distingue le style de la lettre, qui doit être « simple et coupé », et le style de l’épître « qui demande plus d’ornements et plus d’étendue », Nouvelles Œuvres, 1641, note finale.

45  Paris-Londres, p. 242.

46  Selon les mots de Stendhal que cite Jules Gauthier dans une lettre qu’elle lui adresse le 10 août 1839, CG, t. VI, p. 222.

47 « Que sert de pouvoir jouer le deuxième rôle à Abeille, si le bavardage important, l’air important, la façon grave de parler des occupations du matin et de la correspondance du dernier courrier, sont mon horreur ? Rien ne me semble bête, au monde, comme la gravité », à Romain Colomb, 10 septembre 1834, CG, t. V, p. 237.

48  « Y a-t-il rien de plus plat que le ton goguenard quand il manque d’esprit ? Feuilleton du 28 août. Rien de plus bête que l’emphase littéraire d’un fat qui n’a pas une idée : article de M. Nisard du 29 août ! », à Romain Colomb, 10 septembre 1834, CG, t. V, p. 237.

49  Paris-Londres, p. 106.

50  Ibid., p. 331.

51  À Adolphe de Mareste, 17 février 1829, CG, t. III, p. 713.

52 Voir la lettre à Sutton Sharpe du 4 décembre 1822, CG, t. III, p. 379

53  Voir la lettre au rédacteur du Courrier des théâtres, 8 avril 1825, CG, t. III, p. 497.

54  À Adolphe de Mareste, 11 décembre 1818, CG, t. III, p. 175.

Pour citer ce document

Brigitte Diaz, « De la littérature par correspondance à la correspondance littéraire : Stendhal et les « Lettres de Paris par le petit neveu de Grimm » », La lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique, sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/la-lettre-et-la-presse-poetique-de-lintime-et-culture-mediatique/de-la-litterature-par-correspondance-la-correspondance-litteraire-stendhal-et-les-lettres-de-paris-par-le-petit-neveu-de-grimm