La lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique

Lettres publiques de George Sand sur le théâtre : affirmation médiatique d’une voix de femme de spectacle

Table des matières

OLIVIER BARA

Le corpus réuni dans le cadre de cette étude regroupe seize textes de longueur variée, tous à caractère épistolaire, publiés dans la presse, consacrés au théâtre et accompagnant la carrière de Sand dramaturge – une carrière comprise, pour l’essentiel de ses succès, entre François le Champi à l’Odéon en 1849 et L’Autre, au même théâtre, en 18701. Telle est l’hypothèse qui préside à la constitution de ce corpus et à son analyse : la forme épistolaire, elle-même déclinée en de multiples variantes, fut une voie privilégiée par George Sand pour ses interventions médiatiques dans le domaine de la création dramatique et de la vie théâtrale ; elle fut une manière d’affirmer ponctuellement mais régulièrement sa présence de dramaturge dans l’espace public. L’événement artistique, culturel et social que constituèrent les grandes premières de Sand à la scène comme la métamorphose de la romancière célèbre en « femme de théâtre », se construisit notamment dans la presse, particulièrement par la mise en scène dans l’espace du journal ou de la revue d’une voix singulière et de dialogues familiers entre cette voix et quelques grands noms du théâtre parisien. Les effets d’énonciation propres à la lettre, ses jeux avec les limites séparant le privé du public, le mode indirect d’adresse au lecteur qu’elle induit, tout cela servait efficacement la construction délicate d’une figure reconnue de dramaturge – d’un dramaturge qui est une femme, et dont la carrière théâtrale commence vraiment après la bataille romantique, dans un moment critique de reflux des élans créateurs et d’installation rapide de la vie des spectacles dans la grande fête impériale.

La liste suivante, établissant dans sa colonne centrale le corpus ici observé, montre comment la lettre publiée dans la préface, dans sa variété formelle, thématique, stratégique, accompagne quelques-uns des grands moments de la création dramatique sandienne – même si les vingt-six œuvres jouées à Paris, signées ou co-signées « George Sand » n’ont pas toutes donné lieu à un accompagnement épistolaire public :

Pièce de Sand concernée

Lettre publiée dans la presse

Devenir éditorial de la lettre

François le Champi, Odéon, 23 novembre 1849

Lettre-préface à François le Champi, « à M. Bocage Directeur de l’Odéon », « GS, Paris, décembre 1849 »

Le National, 1er janvier 1850

Reprise dans la brochure de la pièce (Blanchard, 1849) puis dans Théâtre complet de Sand (Lévy frères 1866-67), t. I.

Reprise moderne dans Théâtre de George Sand, Indigo & Côté-femmes éditions, 1996, t. I.

Extrait d’une lettre à Bocage, L’Evénement, 29 avril 1850

Correspondance de Sand, édition Georges Lubin.

Molière, Gaîté, 10 mai 1851

Avant-propos de Molière, extrait d’une lettre à Dumas père, Le Pays, 30-31 mai 1851

Reprise dans la brochure de la pièce (Blanchard, 1851) puis dans Théâtre complet de Sand (Lévy frères, 1866-67), t. I.

Reprise moderne dans Théâtre de George Sand, Indigo & Côté-femmes éditions, t. III.

Le Mariage de Victorine, Gymnase, 26 novembre 1851

Lettre à Pierre-Jules Hetzel sur le comité de lecture du Théâtre-Français, « Nohant, 30 juin 1851 », Revue et gazette des théâtres, 6 juillet 1851, Le Siècle, 7 juillet 1851

Correspondance Lubin d’après les journaux (pas d’autographe)

Comme il vous plaira, Théâtre-Français, 12 avril 1856

Lettre-préface à Comme il vous plaira, « à M. Regnier, de la Comédie-Française. Paris, 10 avril 1856 », La Presse, 18 avril 1856

Reprise dans la brochure de la pièce (Librairie nouvelle, 1856) puis dans Théâtre complet de Sand (Lévy frères, 1866-67), t. IV.

Reprises modernes dans Théâtre de George Sand, Indigo & Côté-femmes éditions, 1999, t. IV, et dans l’anthologie George Sand critique, Tusson, du Lérot, 2006.

Lettre à Adolphe Guéroult sur l’agence créée par Emile Aucante, « Nohant, 8 juin 1858 », La Presse, 21 juin 1858

Correspondance Lubin d’après le journal

(pas d’autographe)

Lettre-préface au Drac, « à M. Alexandre Dumas fils », « Nohant, septembre 1861 », Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1861

Reprise dans Théâtre de Nohant (1864)

Les Beaux Messieurs de Bois-doré, adaptation de Paul Meurice, Ambigu-Comique, 26 avril 1862

Lettre « à Monsieur de Chilly, directeur du théâtre de l’Ambigu-Comique », « Paris, le 4 avril 1862 », L’Entr’acte, 5 avril 1862

Reprise avec variantes dans brochure de la pièce (Lévy frères, 1862) et dans le Théâtre complet, t. IV.

Correspondance Lubin

Lettre sur une comédie d’Edouard Cadol, « Nohant, 2 février 1863 » La Presse, L’Opinion nationale, 5 février 1863

Correspondance Lubin

Le Marquis de Villemer, Odéon, 29 février 1864

Lettre sur la distribution du Marquis de Villemer, « Nohant, 12 novembre », L’Entracte et La Presse, 14 novembre 1863

Correspondance Lubin d’après les journaux (pas d’autogr.)

Lettre à propos d’un banquet shakespearien, Le Temps, 24 avril 1864

Correspondance Lubin (lettre à Paul Meurice)

Reprise des Beaux Messieurs de Bois-doré, Odéon, 19 septembre 1867

Lettre à Pierre Lafont, « Nohant, 1er août 1867 », L’Entr’acte, 4 août 1867

Correspondance Lubin d’après le journal (pas d’autographe)

Lettre « à M. Emile de Girardin », « septembre 1867 », sur Les Beaux Messieurs de Bois-Doré à l’Odéon, La Liberté, 30 septembre 1867, Paris Magazine, 6 octobre 1867

Questions d’art et de littérature (1878)

Reprise de Claudie au théâtre de Cluny, 8 mars 1870

Lettre à Larochelle, « Nohant, 20 décembre 1869 », sur une reprise de Claudie, Le Figaro, 24 décembre 1869

Correspondance Lubin

Lettre à Victor Hugo, « 4 février 1870 », sur la reprise de Lucrèce Borgia, Le Rappel, 4 février 1870

Questions d’art et de littérature (1878)

L’Autre, Odéon, 25 février 1870

Lettre à Chilly « Nohant, 12 décembre 68, par La Châtre (Indre) », sur L’Autre, Le Figaro, 27 février 1870

Correspondance Lubin

Quelques précautions méthodologiques s’imposent. La première relève de l’évidence : la forme épistolaire n’est aucunement privilégiée par Sand dans ses seules interventions médiatiques sur les sujets théâtraux ; l’étude du corpus d’articles de George Sand, critique littéraire, a révélé combien la parole publique et la pensée critique de Sand prennent volontiers la forme de la lettre adressée2. Deuxièmement, le corpus réuni ici ne forme qu’un sous-ensemble des écrits publics de Sand sur le théâtre ; ceux-ci comprennent en outre une série d’articles sur des acteurs ou des œuvres3, l’ « Essai sur le drame fantastique »4 ou les dix-sept préfaces de ses ouvrages dramatiques5 – dont sept adoptent la forme épistolaire et, sur ces sept, trois (sur François le Champi, Molière, Comme il vous plaira) furent pré-publiées dans la presse (et rejoignent donc le présent corpus). Enfin, le corpus réuni crée, à la lecture du tableau reproduit ci-dessus, une illusion trompeuse : celle d’une régularité, d’une continuité et d’une concertation stratégique dans la publication des lettres sur le théâtre au sein des journaux. Or, la diversité du corpus doit être pleinement appréciée ; et, au sein de cette disparate, la part respective du hasard et de la nécessité du moment ne saurait être négligée. La contingence de certains des objets épistolaires ne doit pas, toutefois, offusquer les effets de sens produits.

La disparate éclate dans le choix des journaux, dans les formes épistolaires adoptées, dans la matérialisation comme dans les modes d’insertion de la lettre à l’intérieur du journal. Une permanence se dégage de cette variété : la lettre conserve toujours sa dimension pragmatique de geste et d’acte6, réalisés dans l’espace de communication médiatique, et cela sur le mode de l’incursion biaisée dès lors que la lettre investit des espaces et des rubriques très variés à l’intérieur du journal, des brèves de dernière page au feuilleton de rez-de-chaussée7. Portant sur des questions théâtrales, placées pour certaines en première page, les lettres ici rassemblées se lisent souvent comme autant de « coins » enfoncés dans ce monument journalistique que constitue le feuilleton dramatique – lieu où s’intronise en majesté la parole autorisée en matière théâtrale. Sand joue d’autres effets de voix, parie sur la polyphonie comme sur l’art concertant, sur l’unisson autant que sur l’écart. Etendue sur un peu plus de vingt ans, correspondant au temps fort de la carrière dramatique de Sand sous la deuxième République et le second Empire, ses lettres sur le théâtre courent un assez large éventail de la presse du temps, de la grande presse quotidienne à la presse théâtrale et à la revue : trois ont paru dans La Presse de Girardin, une dans Le National, une dans Le Pays, une dans Le Temps, une dans La Liberté, une dans Le Rappel, deux dans Le Figaro, trois dans L’Entr’acte, une dans la Revue et Gazette des théâtres, une dans la Revue des deux mondes. Aucune permanence ne se dégage ici : tout est bien affaire de circonstances (telle première, telle reprise, telle manifestation péri-théâtrale). Les formes adoptées par la lettre publique – ou rendue publique – sont tout aussi variées que leur lieu de parution.

Se détache un premier sous-ensemble relevant à la fois de la lettre-préface et de l’épître dédicatoire : la préface de François le Champi, adressée « A M. Bocage. Directeur de l’Odéon » et signée « G.S. Paris, décembre 1849 », dans Le National du 1er janvier 1850 ; la lettre-préface de Comme il vous plaira, adaptation sandienne (plus que traduction !) de Shakespeare, adressée « A M. Régnier de la comédie-Française8. Paris, le 10 avril 1856 », dans La Presse du 18 avril 1856 ; la lettre-préface du Drac, pièce fantastique dédiée « A M. Alexandre Dumas fils », dans la Revue des deux mondes du 1er novembre 1861. Cette dernière lettre est signée « George Sand. Nohant, septembre 1861 » : le déplacement de Paris au Berry éclaire le caractère privé et expérimental de la pièce ainsi préfacée, Le Drac appartenant au répertoire du théâtre de société de Nohant. Un infléchissement s’observe dans la stratégie poursuivie par la lettre-préface. Les deux premières, placées sous l’égide de grands noms de la scène, soutiennent une création scénique officielle, parisienne. La tutelle de Bocage, grande figure du drame romantique, permet à Sand de résister à l’éventuelle accusation de passéisme adressée à son drame du Champi :

Quant à vous, mon ami, qui avez des premiers lancé l’art dramatique dans les voies hardies du romantisme ; vous à qui de grands poètes ont dû de grands succès, et qui, avec eux, avez accompli une transformation théâtrale, vous vous êtes montré artiste bien complet et bien généreux en me forçant, en quelque sorte, à vous laisser tenter une expérience si opposée aux habitudes du théâtre moderne. A Dieu ne plaise que cette apparition soit taxée de retour aux formes classiques9 !

À la fin de la lettre, la déclaration publique d’affection pour le destinataire scelle une complicité artistique et place – par fausse modestie ? par superstition face au risque d’insuccès de la pièce ? – l’amitié au-dessus de toute théorie littéraire et de toute réussite scénique : « Si le Champi était en quelque chose, ce serait plutôt une pastorale romantique dans le vrai sens du mot. Mais laissons là le Champi, laissons là les systèmes, et finissons cette causerie par le souvenir de notre vieille amitié, qui m’est plus précieuse qu’un succès de théâtre »10. Quant à la préface « épistolaire » de Comme il vous plaira, elle joue aussi sur la dimension « performative » de la lettre publique par laquelle l’adresse à un grand nom vaut implicitement reconnaissance artistique pour le destinateur. Face au succès incertain de son adaptation shakespearienne, Sand mise encore sur les vertus de la collaboration, expose une croyance partagée dans les vertus esthétiques et éthiques du « divin Shakespeare », et achève sa lettre par une énonciation à la première personne du pluriel où son identité singulière se dissout dans une communauté « artiste » à laquelle le lecteur, futur spectateur, est invité à s’agréger :

Quant à nous, mon cher Regnier, il n’y a pas à regretter de nous être donné un peu de peine pour arriver à planter les arbres de la forêt enchanté des Ardennes sur les plantes classiques du Théâtre-Français, si nous avons réussi à faire passer là un souffle de poésie exhumé tant bien que mal par votre ami, l’auteur reconnaissant, G.C11.

La troisième lettre-préface convoque Dumas fils au titre d’auteur dramatique-phare du second Empire, susceptible d’apporter une caution artistique à un essai original de « fantaisie » fantastique, irreprésentable en l’état sur quelque scène de la capitale. Mais Dumas fils est aussi le visiteur privilégié de Nohant ; il est l’intermédiaire entre le public privé du château et le lectorat, le grand public, de la revue, invité à lire et imaginer la pièce à travers les yeux du dramaturge reconnu :

Une mise en scène gracieuse, un joli décor et quatre interprètes intelligents et confiants ont donné un corps à cette fantaisie dépourvue de toute prétention à la couleur locale et à la forme dramatique. Vous êtes venu, et vous avez aimé cette manière de raconter et de figurer un rêve devant une réunion de famille, à peu près comme on le raconterait soi-même au coin du feu. J’ose donc la publier, et je la mets sous la sauvegarde de votre indulgence en vous la dédiant, non pas comme à l’auteur de ces fortes et savantes études dramatiques de la vie humaine qui parlent à la raison et à la logique autant qu’à l’esprit et au cœur, mais comme à un excellent ami dont le sens artiste admet et comprend sans pédantisme toutes les libertés de l’art12.

Peut-être une stratégie plus retorse, et critique, est-elle ici en jeu : Sand ne conteste-t-elle pas subtilement l’esthétique et la dramaturgie réalistes de son prestigieux destinataire en lui offrant publiquement une fantaisie théâtrale située aux antipodes de la comédie de mœurs et du théâtre moral à thèse13 ?

Un deuxième sous-ensemble est formé de deux articles critiques sur le théâtre adoptant la forme épistolaire : la lettre « à M. Emile de Girardin » rend compte auprès du « cher ami » de la reprise des Beaux Messieurs de Bois-Doré, adaptation du roman de Sand par Paul Meurice. L’article est d’abord la lettre-ouverte de Sand disant à Girardin, commanditaire du texte, ses scrupules à parler d’une œuvre tirée d’un de ses romans :

Vous m’écrivez que votre rédacteur dramatique est en ce moment malade, et vous me demandez de faire moi-même le rendu-compte de la représentation des Beaux Messieurs de Bois-Doré. J’ai dit d’abord : « Non, ce serait une réclame. » Vous m’avez répondu : « Parlez de Bocage, à propos de l’autre grand artiste qui le remplace dans le personnage principal de la pièce. » Je ne dois pas reculer ; car l’un a accepté le rôle avec une crainte modeste qui l’honore, et l’autre, - je n’en ai jamais parlé au public depuis sa mort14.

Aussi l’article glisse-t-il de la lettre de protestation d’honnêteté insérée dans le journal à la nécrologie de Bocage, créateur du rôle principal de la pièce, avant de se faire préface classique de la pièce où un éloge est attribué à chaque acteur. L’énonciation à la première personne réapparaît à la fin, comme dans un ultime repentir qui masque en vérité une affirmation autoritaire de ses choix esthétiques, moraux et sociaux :

Je pensais n’avoir à parler que de Bocage, de Lafont par conséquent. J’ai fait innocemment ma réclame, on me la pardonnera. J’aime les comédiens ; cela scandalise pourtant quelques esprits austères. On m’a reproché aussi d’aimer les paysans. Ce sont deux travers dont je ne rougis pas et que j’ai le droit de me permettre15.

L’autre article de critique dramatique adoptant la forme épistolaire concerne la reprise de Lucrèce Borgia de Victor Hugo en février 1870. Il s’agit d’une lettre publique adressée au poète encore en exil et s’achevant sur l’évocation imaginaire de sa vie privée, loin de la France :

Et vous ne vous reposez pas ! Vous saviez hier là-bas à Guernesey qu’on reprenait Lucrèce Borgia à Paris, vous avez causé doucement et paisiblement des chances de cette représentation, puis à dix heures, au moment où toute la salle rappelait Mélingue et madame Laurent après le troisième acte, vous vous endormiez afin de pouvoir vous lever selon votre habitude à la première heure, et on me dit que, dans le même instant où j’achève cette lettre, vous allumez votre lampe, et vous vous remettez tranquille à votre œuvre commencée. 4 février 187016.

La formidable impression de présence, par laquelle s’abolit l’exil de Victor Hugo absent lors de la reprise de la pièce, culmine dans le magnifique effet de contemporanéité des gestes élaboré par les dernières lignes : la lettre vaut bien ici réparation d’une absence, effacement de la distance. Mais ces deux articles offrent un autre intérêt, tout particulier : ils n’ont pas été entièrement écrits par Sand, qui a travaillé à partir des modèles préparés par Paul Meurice, ce dernier se livrant à une forme de pastiche de la manière sandienne. La critique passe commande du texte en ces termes : « […] faites l’article, mon ami, vous le ferez dans ma forme, dans ma manière. Vous avez été si souvent condamné à me lire que vous savez par cœur mon allure. Vous me ferez voir ledit article, cela c’est absolument nécessaire pour ma conscience et je le signerai. – Bien entendu je ne veux pas d’argent. »17. L’« allure » de Sand, dans son écriture critique, est bien celle, presque ramenée par Meurice au cliché de forme et de ton, de l’épistolière : familiarité dans la confidence, empathie dans le jugement, création par le jeu énonciatif d’un fascinant effet de présence, propre à méduser le lecteur…

Un troisième sous-ensemble comprend les lettres de protestation ou de rectification qui relèvent de la « prière d’insérer » : la lettre à Pierre-Jules Hetzel, sur le comité de lecture du Théâtre-Français, publiée dans deux journaux les 6 et 7 juillet 1851, est une virulente protestation de George Sand, qui déclare refuser de soumettre à ce comité trop officiel sa nouvelle pièce, Le Mariage de Victorine. La lettre, ouverte in medias res, précipite le lecteur au beau milieu d’une vive discussion, déjà entamée semble-t-il, et fait retentir dans les colonnes du journal le ton de l’indignation ; la virulence du propos est accrue par la forme épistolaire, qui fait entendre une violence que ne filtre ni n’atténue en apparence le passage du cadre privé à la sphère publique :

Non, mon ami, je ne veux pas, je ne dois pas soumettre ma pièce à la décision du nouveau comité de lecture du Théâtre-Français. Aucun écrivain qui se respecte n’acceptera ce nouveau mode de censure. J’aurais compris tout au plus l’adjonction de quelques lettrés pour compléter le jury littéraire de ce théâtre, si toutefois les artistes dramatiques qui l’ont composé jusqu’ici en avaient senti l’utilité et s’ils s’étaient choisi eux-mêmes à l’élection ces membres supplémentaires.

De cette façon, les sociétaires du Théâtre-Français restaient en possession de leur dignité, et leurs arrêts ne prenaient pas forcément une couleur politique. Mais les nouveaux jurés nommés par le ministre deviennent des fonctionnaires du gouvernement. […]18

Sur un mode moins polémique, la lettre à Guéroult sur « l’Agence générale de la littérature, des sciences et des arts » créée par Emile Aucante19 ou la lettre à propos d’un banquet shakespearien dans Le Temps du 24 avril 1864 relèvent de cette catégorie. Encore ce dernier exemple acquiert-il une autre portée polémique puisque la lettre de soutien de Sand au Comité Shakespeare, dont Victor Hugo était président honoraire, est rendue publique le lendemain de l’interdiction dudit banquet et de la suspension par les autorités des représentations de pièces de Shakespeare au théâtre de la Porte Saint-Martin. Les amitiés publiquement adressées par Sand à tous ses « frères en Shakespeare » prennent une valeur politique, même voilée par la forme épistolaire et par la chaleur confraternelle de l’adresse :

La lettre suivante, de George Sand, était destinée à être lue aujourd’hui, au banquet de Shakespeare :

« C’est une excellente idée que de fêter les grands morts. Ce sont nos saints et nos prophètes à nous autres, et nous devrions avoir notre calendrier. Je m’associe de toute ma foi et de tout mon cœur à votre réunion. J’y serai en esprit. Portez-y en mon nom la santé du divin Shakespeare, celui de nous tous qui se porte le mieux, car il a triomphé de Voltaire, et il est sorti sain et sauf de ses puissantes mains.

Un autre jour nous fêterons Voltaire quand même, vu qu’il a triomphé de bien d’autres. Notre gloire, à nous, sera d’avoir replacé nos maîtres dans le même panthéon, et d’avoir compris que tout génie vient du même Dieu, le Dieu à qui tout beau chemin conduit et dont la vérité est le temple.

Mes respects ou amitiés à tous nos frères en Shakespeare. George Sand. »20

Parmi ces « prières d’insérer » se trouvent aussi des lettres de Sand à caractère partiellement publicitaire : la lettre à De Chilly, directeur du théâtre de l’Ambigu-Comique, dit le scrupule de Sand à co-signer l’adaptation des Beaux Messieurs de Bois-Doré avec Meurice, seul véritable auteur de la version théâtrale ; la lettre joue aussi du tam-tam médiatique vingt et un jours avant la première de la pièce, sous couvert de scrupuleuse rectification d’une attribution erronée :

Cher Monsieur,

J’ai approuvé et goûté sans restriction le drame que M. Paul Meurice a fait pour votre théâtre avec mon roman les Beaux Messieurs de Boisdoré [sic] ; mais j’aurais quelque scrupule d’y laisser mettre mon nom. Vous me dites que ce scrupule est exagéré, et que l’auteur du roman peut, sans équivoque possible, signer la pièce avec l’auteur de la pièce. Vous me dites surtout que retirer maintenant mon nom donnerait lieu à de fausses interprétations. Dès lors je n’hésite plus à le laisser associé au sien, et je suis charmée de donner à M. Paul Meurice ce témoignage de fraternité morale et littéraire.

Agréez mes affectueux compliments,

George Sand.

Paris, le 4 avril 186221.

Il en va de même pour la lettre sur la distribution du Marquis de Villemer en novembre 1863, trois mois avant la première. La missive privée envoyée au directeur de L’Entr’acte lui demande d’insérer sa lettre de rectification : « Voulez-vous, Monsieur, avoir l’obligeance de publier de suite les quelques lignes ci-jointes. Je vous remercie d’avance de cette rectification que je juge tout à fait nécessaire22. » Le rédacteur s’exécute et la lettre est publiée le 14 novembre : Sand y affirme que la pièce n’a certes pas encore été distribuée, mais que cela n’est « pas par mauvais vouloir » envers les artistes dont elle « apprécie d’ailleurs le caractère et le talent23 ». Une même logique d’activation des désirs du spectateur et de préparation médiatique de l’événement théâtral apparaît dans la lettre à Pierre Lafont. Sand autorise le comédien à s’emparer, en août 1867, du rôle de Bocage pour la reprise des Beaux Messieurs de Bois-Doré à l’Odéon : « Le but d’un talent comme le vôtre n’est pas d’effacer la trace d’un maître, il est de la creuser de nouveau avec l’autorité que lui donne sa propre maestria ». La lettre est introduite puis commentée dans L’Entr’acte en des termes qui jouent aussi de la réclame :

La direction de l’Odéon voulait reprendre à ce théâtre les Beaux Messieurs de Bois-Doré, le drame émouvant de George Sand et de M. Paul Meurice, et ne voyait que Lafont pour jouer le rôle si puissamment créé par Bocage. Lafont, qui reculait modestement devant cette responsabilité, vient de recevoir de Mme Sand la lettre suivante. […]

On comprendra que cette lettre ait levé les derniers scrupules de Lafont, qui vient enfin de traiter avec la direction de l’Odéon pour la reprise des Beaux Messieurs de Bois-Doré. Les répétitions se poursuivent avec la plus grande activité, et la première représentation aura lieu, nous dit-on, dans les premiers jours de septembre24.  

De même, la lettre à Larochelle, directeur du théâtre de Cluny, autorise celui-ci à reprendre Claudie sur sa scène, fin décembre 1869, et surtout prépare favorablement les futurs spectateurs :

De tout cœur, pour Claudie, quand vous voudrez et comme vous voudrez.

Je connais presque tous les artistes que vous me proposez et j’ai grande confiance en eux.

C’est une pièce si simplement conçue qu’elle a grand besoin d’être bien jouée, et c’est justement celle que je crois la moins indigne des soins d’un maître comme vous.

Bien à vous,

Georges [sic] Sand25.

Quatrième et dernier sous-ensemble : la lettre privée détournée, ou la lettre publique s’offrant à lire comme arrachée à l’échange privé ainsi partiellement mis à nu. Le texte se caractérise alors immanquablement par son caractère parcellaire, par les coupures ostensiblement marquées, témoignages de la sélection effectuée, sur un mode à la fois discret et indiscret, dans la missive privée. Le lecteur découvre ainsi dans L’Evénement du 29 avril 1850 un extrait de lettre à Pierre Bocage, remerciant ce dernier de lui avoir offert une scène de François le Champi peinte par Leleux à l’occasion de la centième de la pièce. Le feuilletoniste, L. Clément de Ris, présente la lettre en des termes qui soulignent à dessein le caractère semi-clandestin de l’échange dévoilé :

- M. le directeur de l’Odéon, pour remercier Mme Sand du succès de François le Champi, a eu la bonne idée de lui envoyer un tableau représentant la scène de la Demande en mariage, où Deshayes, dans le personnage de Jean Bonnin, s’est montré si bon comique. C’est M. Adolphe Leleux qui s’est chargé d’interpréter cette scène d’églogue, et il était difficile de trouver un talent plus en rapport avec la naïveté et la vigueur du drame. Nous avons pu voir cette composition dans l’atelier de M. Leleux, et grâce à une bienveillante indiscrétion de M. Bocage, nous ne pouvons mieux faire pour la décrire et la juger, que de citer l’extrait d’une lettre de Mme Sand, en remerciement à l’envoi du tableau. Nos lecteurs nous saurons gré de substituer, en terminant, la prose de Mme Sand à la nôtre. Aux derniers les bons !

« … C’est un souvenir largement exprimé, et quand on se met à trois pas, on retrouve le souvenir des types comme dans le nuage de la mémoire. La pose de Madeleine, si simple, si naïve et si sérieuse en même temps, est bien celle que j’ai vue et comprise. La couleur de tout est ravissante : la chaumière harmonieuse, poudreuse, profonde ; le bout de paysage et la blonde tête de Joannie sont pleins de lumière et de fraîcheur : enfin, moi je suis contente et l’artiste doit l’être, car c’eût été pour lui un travail aride et stérile que de reproduire servilement une scène de théâtre et une galerie de portraits. Il a fait quelque chose qui rappelle et qui cependant lui appartient en propre »26.

Seule la partie de la lettre privée appréciant l’art du peintre est ici gardée, une fois effacés les digressions comme la comparaison avec Greuze, le début de la missive (« Mon cher vieux » en sont les premiers mots) et la fin (« je vous embrasse sur vos deux vieilles joues, avec ma vieille bouche […] »)27. La lettre de février 1870 à De Chilly, directeur de l’Odéon, où George Sand propose à ce dernier le manuscrit de sa pièce L’Autre, n’est également que partiellement reprise de l’original privé. Sand y évoquait un travail d’adaptation du roman Mont-Revêche, en collaboration avec Meurice, projet finalement abandonné et donc passé sous silence dans la version publique. Ici encore, un jeu de voilement et de dévoilement attise le désir du lecteur-spectateur, lui offrant d’abord le plaisir de se croire dans les coulisses de la création, familier des artistes ; ainsi s’achève la lettre :

La pièce que je vous offre est de moi seule, elle n’a été lue qu’à mes enfants. Je n’en ai même dit un mot à qui que ce soit. S’il y a une indiscrétion, elle viendra donc de l’Odéon, et je vous demande le secret jusqu’à nouvel ordre.

Réponse tout de suite et à vous de cœur.

George Sand.

Nohant, 12 décembre 68, par La Châtre (Indre)28.

Ce travail de classification du corpus en quatre sous-ensembles appelle des nuances ; certains des contours trop nets tracés à l’intérieur du corpus doivent être estompés – en particulier entre les deux dernières catégories observées, la lettre-prière d’insérer et la lettre privée rendue publique. Tout d’abord, il est clair que la publication de la missive est non seulement autorisée mais même favorisée par la signataire ou par le destinataire. Dans le dernier exemple donné, on peut à bon droit soupçonner De Chilly d’avoir envoyé la lettre de Sand au Figaro à des fins publicitaires. Dans le cas de la lettre à Larochelle sur la reprise de Claudie à Cluny en 1869, la frontière entre « prière d’insérer » et lettre privée détournée est gommée par la phrase chargée d’introduire la missive dans l’espace de l’article de presse : « Voici la lettre ; nous l’avons lue par-dessus l’épaule du destinataire »29 – manière ironique de dire que le destinataire en question n’est pas tout à fait étranger à la publication de la missive. On ne saurait tracer une ligne étanche entre, d’un côté, les lettres à caractère originairement privé, détournées de leur circuit initial pour entrer dans le concert médiatique et, de l’autre, des articles directement écrits en vue de la publication dans le journal mais adoptant la forme et le ton épistolaires. Le devenir éditorial des lettres, en particulier dans leur reprise dans la Correspondance publiée par Georges Lubin, éclaire le brouillage quelque peu pervers opéré par Sand. Lubin ne reprend pas les lettres-préfaces et les articles de forme épistolaire directement écrits pour le journal, sans passage au préalable par la circulation privée : ainsi des lettres-préfaces de François le Champi, Comme il vous plaira, Le Drac, insérées dans l’édition des pièces, ou des articles sur les Beaux Messieurs de Bois-Doré et Lucrèce Borgia, repris dans le recueil factice, et posthume, Questions d’art et de littérature (1878). Pour certaines lettres publiques, faute d’autographe connu, Georges Lubin transcrit le texte directement d’après les journaux, sans établir formellement, faute d’autographe, l’origine privée de la lettre qui justifierait son insertion dans les volumes de Correspondance. Il postule cette origine, seulement supposée. Il est vrai que Sand possède l’art de plonger le lecteur, manipulé, dans un vertige propre à lui faire perdre tout repère, et à le faire adhérer spontanément au régime de transparence fort artificiellement élaboré, reposant sur un pacte de lecture implicite. L’avant-propos de la pièce Molière, drame qui connut un « four » au théâtre de la Gaîté et que Sand publie dans sa version complète, en feuilleton, au rez-de-chaussée du quotidien Le Pays, occupe le feuilleton du 30-31 mai 1851. Il contient un extrait de lettre à Alexandre Dumas (père) : « Qu’on me permette de rappeler ici ce qu’à propos de Molière j’écrivais dernièrement à Alexandre Dumas ». Suivent quelques lignes détachées, propos sur le scepticisme moderne que le lecteur a la délicieuse impression de saisir dans le secret d’un échange privé entre deux grands écrivains :

Nos pères n’étaient pas sceptiques en raisonnements comme nous. Leurs caractères étaient plus d’une pièce. Beaucoup de croyances, et par conséquent de sentiments et résolutions, n’étaient pas soumis à la discussion. Aujourd’hui nous sommes autant de mondes philosophiques que nous sommes d’individus pensants. Un Otello moderne aurait besoin de s’expliquer davantage pour être accepté de tous, et, cependant, on veut des scènes courtes, des dialogues serrés30.

Cette lettre à Dumas est insérée, in extenso cette fois, dans sa version complète, à l’intérieur de la brochure de la pièce publiée, reprise dans les volumes du Théâtre complet : la lettre à Dumas précède alors la préface de la pièce et révèle son caractère directement public31. Aussi convient-il de bannir toute classification fixe ou définitive, susceptibles de figer un matériau impur et vivant, toujours prompt à muter dans sa nature, sa forme, son lien d’inscription et donc sa fonction. Mieux vaut ressaisir, dans les pages du journal, les effets de familiarité, d’intimité, de subjectivité, les phénomènes dialogiques créés par l’insertion de la lettre privée-publique dans le journal – création médiatique d’une sociabilité moderne dérivée du salon mais profondément démocratisée.

Certaines missives occupent une position dominante et relèvent d’une véritable stratégie d’occupation de l’espace médiatique : la lettre-préface à François le Champi se déroule sur trois des quatre colonnes du feuilleton, dans Le National du 1er janvier 1850 ; la signature « George Sand » remplace, en son lieu ordinaire, celle du feuilletoniste, lequel s’efface presque, prenant seulement une colonne pour justifier ce passage de relais, de plume et de voix : « Imprimer une préface toute seule est un acte assez inouï pour motiver une pré-préface », terme générique appliqué, faute de mieux, à son introduction. Signe de la reconnaissance artistique et institutionnelle acquise par Sand dramaturge entre 1849 et 1856, sa lettre-préface à Comme il vous plaira occupe cette fois les pages 1 et 2 du rez-de-chaussée de La Presse, le 18 avril 1856 : l’espace entier du feuilleton est pris par la lettre publique à Regnier. Sand vient occuper la place dévolue ordinairement à l’énonciation, par le feuilletoniste officiel, du compte rendu et du jugement critique. Mieux, par la forme épistolaire adoptée, elle conteste à la fois les prétentions théoriques de la préface traditionnelle, paratexte à caractère métapoétique, comme le sérieux du discours critique. La causerie aimable, le « dialogue familier »32 soutiennent dans la forme adoptée la défense d’un théâtre intime, simple et naïf portée par la préface avant son illustration dans la pièce elle-même. Celle-ci naît, selon les miroitements de la lettre, au sein d’une intimité artistique partagée entre auteurs de théâtre, confrères ou comédiens. Le lecteur y participe à distance, placé au bord du cercle « des êtres d’intelligence, de conscience et de cœur » tracé, et célébré, par la préface. Le lecteur est installé dans la position ambiguë du tiers exclu de l’échange et du témoin privilégié d’une complicité affichée : le plaisir et le désir du lecteur de presse ont été parfaitement cernés par Sand. Ce protocole de lecture mis en place par le journal peut être rapproché de la réception du texte théâtral, où la parole est également caractérisée par sa double destination, vers le(s) personnage(s) en scène dans le feu du dialogue, et vers le spectateur dans la salle. Le plaisir du spectateur de théâtre consiste aussi à s’immiscer comme témoin d’un échange discursif qui ne lui est pas directement destiné33

La lettre est aussi un élément voué à entrer en relation avec d’autres éléments du journal, comme pour former un effet de conversation continuée. Dans la lettre-préface à François le Champi du National, le 1er janvier 1850, Sand fait écho au feuilleton dramatique du même quotidien, daté du 26 novembre 1849 : la lettre ne s’adresse pas qu’à Bocage, elle vise aussi le feuilletoniste en titre du National (« P. de M. ») et sa vision du paysan français que Sand souhaite corriger :

L’auteur doit des remerciements à la critique des journaux, qui s’est montrée, comme le public, portée à la bienveillance, et désarmée de ses préventions personnelles devant un essai sans audace et sans prétention. Une de ces critiques (Feuilleton dramatique du National du 26 novembre) contenait quelque chose de très vrai et que je crois utile de rappeler. Elle a dit que le paysan était intéressé par habitude, généreux et dévoué par occasion ; qu’il se rendait aux bonnes raisons et savait alors se résigner, se sacrifier même, avec plus de calme et de grandeur que les gens éclairés ; que nous attachions nous autres, enfants du siècle, plus d’importance à nos passions qu’elles n’en méritaient réellement, et qu’à cause de cela nous n’avions pas dans le sacrifice la simplicité antique, le stoïcisme religieux de l’homme des champs. Cela est parfaitement vrai. Mais ce n’est pas exclusivement vrai pour le paysan. Cela est généralement vrai pour le peuple. Donnez-lui de bonnes raisons, donnez-lui l’éducation du cœur, et vous verrez comme le bon grain germera dans la bonne terre34.

Le lecteur se trouve pris dans une conversation (ou plutôt saisi par un effet de conversation) à trois interlocuteurs, alimentée par le journal lui-même, lieu, médium et matériau de l’échange puisque la lettre de Sand relève aussi, dans ce cas, de la rubrique du courrier des lecteurs. À l’autre bout de la carrière théâtrale de Sand, la lettre à Chilly sur L’Autre offre un semblable exemple. Cette lettre est reproduite en première page du Figaro, en colonnes, sous le titre « La Première de L’Autre ». Après la signature, précédée de la date et de l’adresse « Nohant, 12 décembre 68, par La Châtre (Indre) », le journaliste Alfred d’Aunay propose un véritable reportage sur les coulisses de la création théâtrale sandienne, dont la lettre constituait le premier élément. L’intimité de la création, ses espaces ordinairement celés, sont dévoilées par le récit détaillé de la genèse du spectacle, par celui des répétitions et du travail de la dramaturge-régisseur, par celui de la première – avec liste interminable des illustres spectateurs présents dans la salle. Le reportage, ouvert par la voix épistolière de la dramaturge, se clôt sur la représentation de son corps et de son être, au moment où est prononcé sur scène le nom de l’auteur de la pièce : « George Sand s’est alors cachée dans le coin le plus obscur de sa baignoire, d’où elle n’est sortie que lorsque la salle a été évacuée. Puis, elle s’est précipitée sans les couloirs, entrant dans toutes les loges d’artistes, et les embrassant tous avec effusion35. »

Si la lettre publique, ou publiée, engendre toujours une impression de familiarité, celle-ci se révèle particulièrement précieuse dans le genre théâtral, avec lequel Sand ne se trouve jamais à l’aise car il contraint à renoncer au discours énonciatif. La prise de parole épistolaire comme l’énonciation en une préface pré-publiée en périodique permettent d’incarner dans le journal cette voix muette, toujours déléguée et diffractée, qu’est celle du dramaturge. La voix construite par les moyens médiatiques est celle d’une femme qui écrit pour le théâtre et ne se contente aucunement des sous-genres dramatiques dévolus aux femmes-écrivains, tels le théâtre d’éducation ou la comédie de salon. La lettre sur le théâtre met publiquement en dialogue, d’égal à égal, cette voix de dramaturge pleinement affirmée avec celles du personnel institutionnel de la scène, des directeurs (Bocage, Chilly, Larochelle), des grands comédiens (Bocage, Regnier, Lafont), avec celles enfin des dramaturges reconnus (Dumas père, Dumas fils, Victor Hugo). Les paroles adressées sont garanties par l’autorité du nom du destinataire face auquel le signataire engage, publiquement, sa pensée. La voix de Sand dramaturge, médiatiquement affirmée par la voie épistolaire,  conjugue ainsi familiarité et étrangeté, proximité et distance, différence et ressemblance, modestie feinte et autorité réelle. Ces lettres sur le théâtre publiée dans la presse confirment que Sand possède l’art d’occuper à la fois le centre et la périphérie – d’occuper le centre par la périphérie.

(Université Lyon 2, UMR LIRE – CNRS-Lyon 2)

Notes

1  Je me permets de renvoyer à mon ouvrage Le Sanctuaire des illusions. George Sand et le théâtre, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, coll. « Theatrum mundi », 2010.

2  George Sand critique 1833-1876. Textes de George Sand sur la littérature, présentés, édités et annotéssous la direction de Christine Planté, Tusson, du Lérot, 2006. Voir aussi George Sand critique. Une autorité paradoxale, sous la direction d’Olivier Bara et Christine Planté, Presses de l’Université de Saint-Etienne, collection « Le XIXe siècle en représentation(s) », à paraître en 2011. Dans cet ouvrage collectif, Brigitte Diaz montre comment le mode et le protocole épistolaires convenaient à la pratique conviviale, subjective et expérimentale de la critique sandienne ; elle souligne aussi combien la correspondance privée est le lieu (véritable ?) où se développe la pensée critique de Sand (« Le détour épistolaire : pour une autre critique »).

3  Voir notamment : Préface à Werther (1844), « Hamlet » (1845), « Deburau » (1846), « Arts. Théâtre de la République. Théâtre de l’Opéra » (1848), Préface à Comme il vous plaira (1856) [présentés et annotés par O. Bara] dans George Sand critique 1833-1876, op. cit. ; « Mademoiselle Mars et MadameDorval » (1833), « Marie Dorval » (1837), « La comédie italienne » (1852), Préface à Masques et Bouffons de Maurice Sand (1859), « Des Idées de Madame Aubray » (1867), dans Questions d’art et de littérature, éd. Henriette Bessis et Janis Glasgow, Paris, Des femmes/Antoinette Fouque, 1991 [1878] ; « Le Théâtre Italien et Madame Pauline Garcia » (1840), dans George Sand, Autour de la table, Paris, Michel Lévy, 1862 ; consultable en ligne sur le site gallica.bnf.fr ; « Jeanne Picaut, drame en 3 actes de Maxime Planet », dans George Sand, Pierre qui roule, suivi du Beau Laurence, éd. Olivier Bara, Orléans, Paradigme, coll. « Hologrammes », 2007, p. 329-331 ; Le Théâtre et l’Acteur (1858), dans George Sand, Œuvres autobiographiques, éd. Georges Lubin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1971, p. 1239-1248 ; Le Théâtre des marionnettes de Nohant (1876), dans George Sand, Œuvres autobiographiques, ibid., p. 1249-1276.

4  Cet « Essai sur le drame fantastique. Goethe-Byron-Mickiewicz » (Revue des deux mondes, 1er décembre 1839) est repris, annoté et présenté par Michèle Fontana, Merete Stistrup Jensen et Olivier Bara, dans l’anthologie George Sand critique, op. cit., p. 53-117.

5  Voir Catherine Masson, « Les Préfaces de George Sand à son Théâtre : manifeste théâtral et témoignages historiques », George Sand studies, vol. 22, 2003, p. 19-33.

6  Pour une réflexion théorique sur les formes, les usages et les scénographies adoptés par les lettres d’écrivains, voir l’ouvrage de Brigitte Diaz, L’Épistolaire ou la pensée nomade, formes et fonctions de la correspondance dans quelques parcours d'écrivains au XIXe siècle, Paris, PUF, 2002.

7  Sur les rubriques du journal, leur poétique, leurs fonctions et leurs évolutions, voir l’ouvrage de Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien : poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Le Seuil, collection « Poétique », 2007.

8  Il s’agit du comédien Philoclès Regnier (sans accent), qui réalise alors, selon les premières lignes de la lettre-préface, « le travail d’étude et de mise en scène » de la pièce de George Sand. Regnier avait joué le rôle de l’ombre de Beaumarchais dans Le Roi attend de la même Sand au Théâtre-Français en 1848.

9  George Sand, Préface de François le Champi, reprise dans Théâtre de George Sand, Paris, Indigo & Côté-femmes éditions, 1996, t. I, p. 156. Nous citons les textes dans l’édition la plus directement accessible aujourd’hui, dès lors que le texte est inchangé par rapport à l’édition originale dans le périodique.

10  Ibid., p. 157.

11  George Sand, Préface de Comme il vous plaira, reprise dans George Sand critique, op. cit., p. 461. Dans la préface générale « Mon théâtre », publiée dans La Presse le 8 septembre 1860, Sand revient sur cette lettre-préface dont elle résume tout un développement : le dialogue avec Regnier se poursuit ainsi, mezzo voce, sous forme d’écho affaibli.

12  George Sand, Préface du Drac, reprise dans Théâtre de Nohant, Paris, Lévy, 1864, p. 5-6. Dumas fils aurait séjourné à Nohant du 12 juillet au 10 août 1861, puis du 25 septembre au 9 octobre – d’après Georges Lubin, Correspondance de George Sand, Paris, Garnier frères, t. XVI, 1981, p. 225-227. Mais d’après le même Lubin, Le Drac n’aurait été joué sur la scène de Nohant que le 25 octobre. Roberto Cuppone indique la date du 26 septembre pour la création de la pièce (ce qui correspondrait bien à la présence de Dumas fils), reprise le 29 puis le 25 octobre (Le Théâtre de Nohant, t. I, L’invenzione della commedia dell’arte, Moncalieri, C.I.R.V.I ., 1997, p. 274).   

13  Sur le plan privé, Sand déclare ne concevoir cette lettre-préface que comme un geste d’amour envers son « fils », Dumas : « Mon cher fils, si ma dédicace vous fait plaisir, je suis assez remerciée par ce fait-là, sans que vous me disiez un mot. Vous m’avez donné à Nohant un gros baiser, ça disait tout. On veut que je sois un personnage, moi je ne veux être que votre maman. » Elle souligne toutefois la capacité du « doute » chez Dumas fils : n’est-ce pas à éveiller cette interrogation sur son propre art que vise la lettre-préface de la « maman » à son « fils » ? Lettre de George Sand à Alexandre Dumas fils, [Nohant, 7 novembre 1861], Correspondance, op. cit., t. XVI, p. 627.

14  George Sand, « Les Beaux Messieurs de Bois-Doré », repris dans Questions d’art et de littérature, édition d’Henriette Bessis et Janis Glasgow, Paris, des femmes / Antoinette Fouque, 1991, p. 343.

15  Ibid., p. 351.

16  « Reprise de Lucrèce Borgia », dans Questions d’art et de littérature, op. cit., p. 375.

17 Lettre de George Sand à Paul Meurice, [Paris, 31 janvier 1870], Correspondance, éd. cit., t. XXI, p. 800.

18  Lettre de George Sand à Pierre-Jules Hetzel, reprise dans Correspondance, éd. cit., t. X, p. 342. La missive est insérée dans Le Siècle du 7 juillet 1851, au rez-de-chaussée, dans la « Revue des théâtres ». Elle est introduite en ces termes par Ch. Mathabel de Fiennes : « Le comité de lecture du Théâtre-Français, dont nous avons, dans notre dernière revue, donné la composition, est officiellement constitué. Il a siégé avant-hier et a admis, si nous sommes bien informé, une pièce en 5 actes de M. Ferdinand Dugué. Mais ce que nous avions prévu est arrivé : les protestations commencent ; Georges [sic] Sand vient d’attacher le grelot. Voici la lettre adressée par le célèbre écrivain à son ami M. Hetzel. » Un commentaire suit la reproduction du texte de Sand : « A la suite de l’illustre auteur, voici, dit-on, MM. Ponsard, Emile Augier, Auguste Maquet, Jules Lacroix et nombre d’autres qui sont décidés à ne pas se présenter devant le comité ministériel. N’est-ce pas là un triste présage ? Et véritablement M. le ministre de l’Intérieur, qui a bien assez d’autres affaires sur les bras, aurait bien dû ne pas ajouter à la liste déjà si nombreuse de ses adversaires, les hommes de lettres et les auteurs dramatiques qui jusqu’alors n’avaient pas eu trop à s’applaudir des faveurs et des encouragements du pouvoir, et qui ne demandent plus qu’à être oubliés ».

19  Cette lettre relève de la réclame, la lettre publique valant caution morale en faveur de l’entreprise : « Cette agence est destinée à rendre aux arts et aux sciences les plus grands services. Elle est dirigée par un honnête homme que je connais depuis de longues années, et c’est parce qu’elle peut être utile à moi-même et aux autres que je me crois autorisée à la faire connaître à nos confrères. A vous de cœur. George Sand. Nohant, 8 juin 1858 » (Correspondance, éd. cit., t. XIV, p. 764).

20  Le Temps, 24 avril 1864. Le texte est presque le même que celui de la lettre à Paul Meurice [Nohant, 10 avril 1864] reproduite par Georges Lubin dans la Correspondance de Sand (éd. cit., t. XVIII, p. 353), à une formule d’affection près, placée à la toute fin et effacée de la lettre publique : « et à vous de fraternité toujours ».

21  L’Entr’acte, 5 avril 1862. Le 27 avril, les deux noms de Sand et Meurice figurent bien sur l’annonce du spectacle donnée par le même journal.

22  Lettre de George Sand au Rédacteur de L’Entr’acte, [Nohant, 12 novembre 1863], Correspondance, éd. cit. t. XVIII, p. 117.

23  La lettre de Sand est annoncée par cette formule : « La Presse a reçu la lettre suivante » - c’est en effet ce journal qui a publié le mot désobligeant sur la distribution du Marquis de Villemer.

24  L’Entr’acte, 4 août 1867. La réclame en faveur de la reprise de la pièce se poursuit dans le numéro du 17 septembre, où la distribution complète est donnée, où le succès de la création de cette « œuvre essentiellement littéraire » est rappelée, avant que la nouvelle suivante soit donnée : « Mme Sand vient d’arriver à Paris pour diriger les dernière répétitions des Beaux Messieurs de Bois-Doré ».  

25  Le Figaro, 24 décembre 1869. Le journal donne après la lettre reproduite la distribution de la pièce.

26  L’Evénement, 29 avril 1850.

27  Lettre de George Sand à Pierre Bocage, [Nohant,] lundi [25 mars 1850], Correspondance, éd. cit., t. IX. 

28  Le Figaro, 27 février 1870.

29  Le Figaro, 24 décembre 1869.

30  Le Pays, 30 et 31 mai 1851.

31  L’insertion de la lettre à Dumas père avant la préface de Molière permet de dramatiser l’épreuve de la création de la pièce : après le passage reproduit dans Le Pays, l’épistolière interrompt sa missive pour aller subir l’« humble épreuve » de la première ; suit un post scriptum, censé être rédigé « en direct », à l’issue de la représentation : « L’épreuve a été acceptée par un public bienveillant et grâce aux efforts des artistes dramatiques auxquels j’adresse mes remerciements […] » (Molière, dans Théâtre, op. cit., t. III, p. 97-98). Une nouvelle fois, la lettre, théâtralisant son écriture, crée un effet de présence et d’immédiate participation pour le lecteur.  

32  Forme privilégiée par Sand dans son écriture critique : voir les « Dialogues familiers sur la poésie des prolétaires » (Revue indépendante, janvier et septembre 1842), repris dans l’anthologie George Sand critique, op. cit., p. 195-240.

33  Je remercie Catherine Nesci pour cette suggestion. Voir l’ouvrage de Florence Naugrette, Le Plaisir du spectateur de théâtre, Rosny-sous-bois, Bréal, 2002.

34  Le National, 1er janvier 1850.

35  Le Figaro, 27 février 1870.

Pour citer ce document

Olivier Bara, « Lettres publiques de George Sand sur le théâtre : affirmation médiatique d’une voix de femme de spectacle», La lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique, sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/la-lettre-et-la-presse-poetique-de-lintime-et-culture-mediatique/lettres-publiques-de-george-sand-sur-le-theatre-affirmation-mediatique-dune-voix-de-femme-de-spectacle