Presse et scène au XIXe siècle

Une seule et même répression pour le théâtre et la presse au XIXe siècle ?

Table des matières

ODILE KRAKOVITCH

La présence dans le titre du présent article du point d’interrogation n’est pas fortuite, car la répression, c’est-à-dire la surveillance a posteriori des domaines culturels au XIXe siècle, à savoir les livres, journaux et théâtres, ne s’est exercée différemment qu’en fonction de la présence d’une censure préalable plus ou moins sévère. À censure organisée et vigilante, une répression occasionnelle et peu importante : ce fut le mode de surveillance des théâtres. À censure déclinante et inconstante, une répression forte et implacable : ce fut ce que connut « la librairie », terme générique employé au XIXe siècle pour désigner l’ensemble des métiers du livre et de la presse.

Les grandes mesures réglementant les théâtres, la presse et la librairie ont toutes été décidées en l’espace de quatre années, de 1806 à 1810, par Napoléon, qui fut le grand organisateur de la surveillance de la culture. Elles furent appliquées durant une grande partie, les deux tiers en fait, du XIXe siècle, et ne furent supprimées ou considérablement réduites que plus de deux générations plus tard, en un espace de temps presqu’aussi court que celui de leur création, à savoir six années, de 1864 à 1870. Les gouvernements qui succédèrent à l’Empire furent bien trop heureux de voir installés et organisés les contrôles de la pensée et de l’information ; ils se gardèrent d’y toucher, se contentant de promulguer des lois qui pérennisèrent le système mis en place par Napoléon.

Si la censure, c’est-à-dire la surveillance du texte, du manuscrit, a priori, avant représentation ou publication, fut maintenue durant tout le siècle pour le théâtre, ce fut à cause de l’influence jugée dangereuse des spectacles, de la parole vive sur le peuple assemblé. Elle fut supprimée très vite, en revanche, dès le début du XIXe siècle, pour l’imprimé. Napoléon en effet ne croyait pas à son efficacité : seule, pour lui, la répression permettait de contrôler les idées, la culture, l’écrit et l’oral, la librairie et le théâtre. Il pensait également que la surveillance de l’État devait s’exercer non pas sur les auteurs, journalistes et dramaturges qu’il savait impossibles à contrôler, mais sur les « passeurs », ces intermédiaires qu’étaient les directeurs de théâtres et de journaux, les imprimeurs et les libraires, ces convoyeurs de l’écrit, de la parole et de la pensée, faciles à atteindre parce qu’ayant pignon sur rue, et vulnérables parce que patrons d’entreprises. L’Empereur n’a-t-il pas exprimé, à de nombreuses reprises, devant le Conseil d’État, lorsque se préparait la rédaction du décret du 5 janvier 1810, durant ces vingt séances où il fut toujours présent, sa conviction de l’inutilité de la censure et de la nécessité d’autant plus grande de la répression ?

Les théories de Napoléon Ier

La Révolution, sans se conformer à l’article 355 de la Constitution de l’an II qui ne fut jamais appliqué, mais qui affirmait l’abolition des « privilège, […] maîtrise, […] jurande, […] limitation à la liberté de la presse », comprit très vite au contraire la nécessité du maintien d’un contrôle, d’une répression fondée principalement sur des sanctions économiques. Cette répression, mal organisée, exercée à des niveaux différents et trop nombreux de l’administration, n’empêcha pas, bien au contraire, la multiplication des imprimeurs et libraires, des journaux et théâtres, entraînant une misère des artisans et une mauvaise diffusion de la culture. Napoléon, à son tour, fut sensible au besoin d’ordre qui s’exprimait fortement aussi bien dans le monde des théâtres que dans celui de l’édition et de la presse, besoin qu’il sut remarquablement exploiter. Il répondit au souhait des professionnels quand il installa un système de surveillance exemplaire des différents moyens de diffusion de la pensée. Pour l’Empereur, il parut très vite évident que la surveillance après coup, après production, était à privilégier par rapport au contrôle du manuscrit non encore diffusé, surtout si l’on voulait instaurer dans les domaines de la culture l’ordre et la prospérité économique. Les « passeurs » étaient en effet plus faciles à réprimer, les auteurs en revanche devaient être protégés : « Je le dis encore une fois », écrivit-il à Fouché, « je ne veux pas de censure, […] je ne veux pas […] qu’un commis terrorise l’esprit et mutile le génie1. » Cette censure, pourtant, il la maintint, mais sans y croire, et une de ses premières mesures, à son retour de l’île d’Elbe, fut de la supprimer. Il fut toujours, on le voit dans ses décisions et surtout dans la préparation du décret de 1810, fondamentalement hostile à une censure trop rigide, telle que la préconisait Molé2. De façon assez disparate, avec une surprenante indécision chez cet autocrate, balançant constamment entre dureté et libéralisme pour ce qui était de la censure et de la répression de la pensée, Napoléon affirma souvent avoir « pour principe que chacun avait le droit de tout imprimer […] sauf au gouvernement à arrêter l’ouvrage3. » Pour lui, c’était non à la censure, oui au contrôle et à la répression. « L’auteur devait être et rester libre », tandis qu’il fallait « appliquer constamment la loi » pour les imprimeurs et libraires, « ces instrumens nécessaires des auteurs4. » « L’auteur », affirmait l’Empereur devant ses conseillers d’État, « a la liberté de penser et d’écrire tant qu’il veut, mais lorsqu’il veut vendre sa pensée […], il devient marchand : il a besoin d’imprimeurs, de libraires ; c’est là qu’il faut l’atteindre5. »

Même machiavélisme à l’égard des « passeurs » du théâtre, des directeurs de spectacles, ces « marchands » qui diffusaient la production des dramaturges. Le théâtre, ce moyen culturel populaire par excellence, nécessitait, à cause de son public, une surveillance encore plus grande que le livre, et, sur ce point, l’opinion des révolutionnaires ne fut pas différente de celle de l’Empereur. Il ne fut donc jamais question de supprimer, pour le théâtre seulement, la censure préalable à la représentation et à la diffusion des écrits, qui continua à s’exercer à l’encontre des dramaturges, les moins respectés des auteurs il est vrai, et qui doubla ainsi la répression des représentations, tatillonne, subie par les directeurs de théâtre. La censure théâtrale continua à être jugée nécessaire tout au long du XIXe siècle6 et fut maintenue bien après même la fin du Second Empire qui institua pourtant la libération économique des spectacles. Elle ne disparut qu’en 1906, après un long étiolement sur plus de quarante ans. Pour les théâtres, cependant, dès le décret de 1806, comme pour les livres et la presse, avec les décisions de 1810, comptaient principalement, au regard de l’Empereur, les dispositions à prendre pour organiser la répression. Dans le « décret impérial concernant les théâtres » du 8 juin 1806, il faut attendre l’article 14, sur les 16 que comporte l’acte, pour voir évoquée l’autorisation préalable, c’est-à-dire la censure : « aucune pièce ne pourra être jouée sans l’autorisation du ministre de la police générale ». Après la disgrâce de Fouché, en 1810, ce ne sera plus le ministre de la police qui aura la charge de la surveillance des manuscrits, mais le ministre de l’Intérieur. À ce rappel tardif de la nécessité de l’exercice de la censure, il faut opposer, dans le même décret, le souci permanent de l’Empereur, la protection des droits des auteurs, qui constitue le titre III en son entier, les articles 10 à 12.

L’organisation de la surveillance préalable, cette censure de la pensée, se révéla encore plus délicate pour la presse et les livres que pour les théâtres, comme cela est manifeste à la lecture du décret de 1810 qui réforma complètement l’administration de la police de l’écrit et fut appliqué pratiquement sans changement jusqu’en 1870. On constate à de nombreuses reprises, dans les débats si bien annotés par le baron Locré, au Conseil d’État, et les discussions qui précédèrent le décret, que Napoléon, sincèrement, ne tenait pas à la censure et lui préférait de beaucoup, on l’a vu, la répression, plus efficace et radicale à ses yeux. Ce dégoût est également visible à la lecture du long décret qui ne comporte pas moins de 50 articles : dès l’article 10, dans le titre III intitulé « de la police de l’imprimerie », la répression est organisée en des termes impératifs et rapides, tandis que la censure est évoquée avec des circonlocutions, l’emploi du pluriel, du mode futur et de mots ambigus. Pour cette dernière seulement sont donc prévues la garantie d’allers et retours éventuels entre le ministre de la Police, les imprimeurs et le Directeur de l’Imprimerie, la possibilité de nombreuses convocations et de mesures dilatoires, facultatives, notamment pour le dépôt des manuscrits. La censure préalable est certes longuement évoquée dans les articles 13 et 16, mais avec quelle prudence, quel embarras : « le directeur général pourra ordonner, si bon lui semble, la communication et l’examen de l’ouvrage et surseoir à l’impression » [article 13], hésitation accentuée par le titre de l’article 21, « de la garantie des auteurs et imprimeurs », qui semblait impliquer que la censure n’était maintenue que pour le bien des professionnels ! Dans cet article, il est dit que « tout auteur ou imprimeur pourra, avant l’impression, soumettre à l’examen l’ouvrage qu’il veut imprimer ou faire imprimer : il lui en sera donné récépissé ». Combien de dispositions (articles 13 à 20, 21 à 28), combien de circonlocutions pour dire que la censure préalable pouvait être maintenue, mais pas obligatoirement, et encore pour le seul bien du monde du livre ! Cette complexité était bien le signe de l’impopularité de la surveillance a priori, tout au moins dans le domaine du livre et de l’imprimerie, et de sa disparition prochaine.

Cette hésitation n’existe plus lorsqu’il est question de répression. Ainsi, dans le cas où un manuscrit n’aurait pas été déposé et contrôlé par suite de la mauvaise volonté des auteurs et imprimeurs, ou d’une mauvaise information donnée par les préfets, la destruction du livre déjà en partie ou totalement imprimé était prévue avec précision et sans aucune ambiguïté : « le directeur général pourra indiquer à l’auteur les changements ou suppressions jugés convenables, et sur son refus de les faire, défendre la vente de l’ouvrage, faire rompre les formes et saisir les feuilles ou exemplaires déjà imprimés ». Dure loi ! Quant à l’article 10, il souligne les délits réprimables qui le resteront jusqu’en 1881 : « il est défendu de rien imprimer ou faire imprimer qui puisse porter atteinte aux devoirs des sujets envers le souverain et à l’intérêt de l’État ». On voit que l’Empereur ne se souciait ici que des délits politiques, alors qu’au fur et à mesure des gouvernements, durant le XIXe siècle, l’accent sera mis de plus en plus sur le respect des personnes. Les articles 11 et 12, les premiers du titre sur « la police de l’imprimerie », sont à leur tour extrêmement précis sur l’organisation de la répression telle que la concevait Napoléon. Ils détaillent ce qui fut la réelle nouveauté de la loi : tout d’abord la déclaration régulière des publications par la tenue d’un registre propre à chaque imprimeur, avec les signalements particuliers des ouvrages également fournis à la préfecture de police, dans un premier temps, puis au ministère de l’Intérieur ensuite, et surtout, l’obligation pour tous les imprimeurs et libraires d’être assermentés et brevetés, mesure exprimée en des phrases courtes et précises qui tranchent avec l’hésitation et l’ambiguïté des articles consacrés à la censure. Ce brevet fut en effet la grande nouveauté du décret de 1810 : il allait être exigé de tous les professionnels du livre, imprimeurs, libraires, lithographes, et maintenu durant plus de deux générations et trois régimes, jusqu’en 1870. Il servit désormais de base à l’exercice de la répression : la censure préalable pouvait disparaître, elle fut efficacement remplacée par l’auto-censure qu’entraîna la création du brevet et à laquelle furent contraints tous les professionnels du livre, s’ils voulaient se voir attribué et maintenu ce sauf-conduit, indispensable à l’exercice de leur métier.

Les imprimeurs et les libraires, à cause de leur pouvoir de diffusion et de communication, apparaissaient dangereux à l’empereur. « L’imprimerie », affirma Napoléon devant les conseillers d’État, le 12 décembre 1809, « est un arsenal qu’il importe de ne pas mettre à la disposition de tout le monde […] Le droit d’imprimer n’est pas du nombre des droits naturels. Celui qui se mêle d’instruire fait une fonction publique, et dès lors, l’État peut l’en empêcher ». Écrire, pour l’Empereur, était un droit naturel, il n’était donc pas question d’incriminer l’auteur. Seuls l’imprimeur, le libraire, ces passeurs, étaient désormais tenus responsables. Le brevet délivré, exigé des seuls professionnels du livre, fut réalisé de façon à rappeler à tout impétrant ses devoirs et les menaces d’une suppression toujours possible. Plus besoin de brutalités, de saisies et contraintes : la carrière pouvait être brisée brusquement à tout instant par simple suppression du brevet, toute tentative de révolte ou de simple protestation étouffée par la crainte de l’incapacité de travailler .

L’Empire demeure brutal et autoritaire, et les interdictions, destructions de presse, subsistent, fort nombreuses. On compte en effet 160 saisies entre 1800 et 18107, et encore ce chiffre est, semble-t-il, bien en-dessous de la réalité. Qu’advient-il de cette dure censure préalable après 1810 ? On a vu que, malgré l’ambiguïté des articles du décret de 1810 qui ne parlaient de « censure » et n’évoquaient cette surveillance a priori qu’à titre de « garantie » par et pour l’imprimeur, il était pratiquement impossible de ne pas communiquer à la nouvelle Direction de la Librairie et aux censeurs les manuscrits des futurs livres. Cette censure apparemment facultative demeurait obligatoire, mais tendait à être remplacée par une sorte d’auto-censure créée par le brevet, qui n’empêchait pas cependant les saisies sur presse toujours brutales et arbitraires. Après 1812 pourtant et de nouvelles déclarations de l’Empereur sur son refus de la censure, l’administration de la Direction s’attacha surtout à la surveillance des ouvrages politiques et religieux publiés et de moins en moins à celle des manuscrits.

Ceci reconnu, on peut affirmer avec Elisabeth Parinet8 que le décret de février 1810, sur la longue distance, parvint à supprimer la censure de l’imprimerie qui fut remplacée par une répression entraînant par ses contraintes une forme d’auto-censure. La Charte de 1814, la loi de juillet 1815, et dans l’intervalle la loi que Napoléon, durant son court retour au pouvoir, eut le temps de promulguer, optaient toutes pour le contrôle a posteriori des écrits. « À partir de 1814, il n’existe plus de censure préalable, à l’exception de celle qui pèse sur la littérature de colportage. Désormais, ce que l’on nommera “censure” […] est un système de surveillance après publication9 » qui prendra plusieurs formes.

Les brevets des imprimeurs et libraires ; leurs ressemblances et différences avec les dossiers de nomination des directeurs de journaux et théâtres

Ces hésitations sur la conservation ou non de la censure préventive, la conviction qui se précise peu à peu de la nécessité de son maintien pour le seul théâtre et de son abolition pour la presse (si l’on excepte les gravures et caricatures) et la librairie, ainsi que le renforcement parallèlement de la répression des professionnels du livre, expliquent les différences de nature des dossiers de nomination. Ceux-ci demeuraient obligatoires aussi bien pour les directeurs de journaux et de théâtres, que pour les imprimeurs et libraires : tous ces professionnels devaient déposer les documents exigés pour l’obtention du brevet ou pour l’autorisation d’exercer leurs fonctions de directeurs au ministère de l’Intérieur, seul détenteur désormais des pouvoirs et des contrôles sur la culture. Le préfet de police, dépossédé de ses attributions en ce domaine, n’avait plus que la responsabilité de l’ordre public, c’est-à-dire la surveillance des rassemblements et des représentations théâtrales, et l’exécution des sanctions, comme la saisie des impressions et des presses.

Le contrôle a posteriori de ces professions réputées dangereuses qu’étaient les imprimeurs et les libraires, entraîna des obligations administratives pour les professionnels du livre, auxquelles les directeurs de théâtre surtout, et dans une proportion moindre les gérants de journaux, ne furent pas astreints, « protégés », si l’on peut dire, et délivrés d’une surveillance tatillonne et personnelle par le maintien de la censure préalable. Ils ne furent pas non plus obligés au serment, ni à la tenue de registres de production. Seul était pris en compte et étroitement surveillé l’équilibre financier de leur entreprise, on va le voir.

L’obligation de déclaration pour tous les métiers de la culture

Malgré leurs différences de traitement, tous les métiers culturels, à partir des décrets de 1806, 1807 et 1810, furent donc, sans exception, contraints à une déclaration auprès du ministre de l’Intérieur. Pour les théâtres, c’est par cette obligation que commence le décret du 8 juin 1806 les concernant, en ses articles 1 : « aucun théâtre ne pourra s’établir dans la capitale sans notre autorisation spéciale, sur le rapport qui nous en sera fait par notre ministre de l’Intérieur », et 2 : « tout entrepreneur qui voudra obtenir cette autorisation, sera tenu de faire la déclaration prescrite par la loi ». L’année suivante, un autre décret, toujours sur les théâtres, daté du 29 juillet 1807, insiste à nouveau, en son article 3, sur cette obligation de déclaration et d’autorisation pour les directeurs de théâtre : « aucune nouvelle salle de spectacle ne pourra être construite ; aucun déplacement d’une troupe d’une salle dans une autre ne pourra avoir lieu dans notre bonne ville de Paris, sans une autorisation donnée par nous, sur le rapport de notre ministre de l’Intérieur ». Elle sera la seule mesure de contrôle, avec le dépôt légal pour les éditeurs, à être maintenue par les décrets et lois dits de liberté, de 1870 et 1881.

Ceci étant dit pour les théâtres, une semblable déclaration fut implicitement exigée des imprimeurs et libraires, ne serait-ce que pour la constitution du dossier obligatoire en vue de l’obtention du brevet qui, et ce fut la grande différence avec les directeurs de théâtre et journaux, n’était accordé qu’après bien des démarches et le dépôt de nombreuses pièces permettant de vérifier les capacités de l’impétrant, ses compétences, ses bonnes mœurs et sa loyauté envers le régime. Les exigences beaucoup plus précises pour l’obtention des brevets d’imprimeur et libraire entraînèrent la constitution, le versement et la conservation de dossiers présentant tous, pour ces professions du livre, les mêmes pièces. Cette longue série est aujourd’hui conservée aux Archives nationales10, véritable dictionnaire du livre pour le XIXe siècle, qu’aucun événement n’a interrompu, révolution, renversement de régime, ou encore guerre. L’on ne trouve pas, malheureusement, de semblables séries de dossiers pour les directeurs de théâtre et de journaux, moins étroitement surveillés, du fait, on l’a dit, de la censure préalable maintenue dans leur discipline.

Le « numerus clausus » pour tous

Le serment ne semble pas avoir été demandé aux directeurs de spectacles ou de journaux, mais leur fidélité au régime était, bien entendu, exigée, même si elle n’était pas explicitement formulée, comme pour les imprimeurs et libraires. La plus ou moins grande ferveur montrée à l’égard des gouvernements en place était la raison première de l’élimination des postulants soit à un brevet pour les métiers du livre, soit à un arrêté pour les directeurs de spectacles ou journaux, même si le motif avancé était l’impossibilité de dépasser le chiffre officiel décidé par le ministère. Ce nombre à ne pas dépasser fut fixé de façon très stricte que ce soit pour les imprimeries et librairies, ou pour les journaux et théâtres par l’Empereur dès les décrets de 1806, 1807 et 1810. Napoléon entendait, en instituant la règle du numerus clausus, lutter contre l’abondance pléthorique, développée durant la Révolution, des journaux, des presses et des établissements de spectacles. La fixation de ces chiffres, une des premières mesures prises par l’Empereur dans tous les domaines culturels, est la meilleure preuve de la rigidité des réformes instituées entre 1807 et 1810 et de la volonté de Napoléon de surveiller la culture, en commençant par limiter les métiers qui favorisaient son extension. Pour les imprimeurs parisiens, l’Empereur réduisit à Paris leur nombre de presque des deux tiers dans un premier temps, les faisant passer de 156 à 60. Mais la mesure était trop drastique et Napoléon accepta, après le décret de 1810, de monter le chiffre à 80 et de ne réduire les imprimeries que de moitié11. Une même réduction drastique fut ordonnée pour les théâtres dont seulement 8 sur 35 furent autorisés dans la capitale, tandis que les départements n’avaient le droit que d’en conserver deux. La moitié des journaux également furent supprimés.

Cette répression par le numerus clausus fut une des seules mesures napoléoniennes que les régimes constitutionnels ne suivirent pas. Les théâtres se multiplièrent à nouveau à Paris et en province, dès le retour des Bourbons, en 181512. Le nombre des imprimeurs, longtemps maintenu tel que l’avait décidé Napoléon, fut augmenté sensiblement, surtout à partir de 1827. De nouveaux journaux purent être créés à cette même date.

En conclusion sur cette question du numerus clausus, comme d’ailleurs pour la constitution des brevets, on va le voir, il convient de noter que des quatre professions étudiées ici, les imprimeurs furent les plus surveillés, les plus réprimés, à partir du principe énoncé par Napoléon et maintenu par les Bourbons que « les imprimeurs et libraires moins nombreux et plus prospères sont moins dangereux13. »

Les dossiers des directeurs de théâtre et de journaux

Voyons maintenant quelles furent les ressemblances et les différences entre les brevets des imprimeurs et libraires, institués par le décret de février 1810, et les dossiers pour l’obtention d’arrêtés autorisant la direction d’établissements de spectacles ou de journaux. Les exigences beaucoup plus précises pour l’obtention du brevet d’imprimeur et de libraire entraînèrent le versement des pièces toujours semblables et présentes jusqu’en 1871 et la constitution d’une longue série de dossiers tous semblables que l’on ne retrouve pas pour les directeurs de théâtres et de journaux. Les dossiers de ces derniers, conservés également par le ministère de l’Intérieur, sont en effet beaucoup plus disparates, irréguliers, et sont, à la différence de ce que l’on pourrait penser, beaucoup plus succincts que les dossiers des libraires et imprimeurs. Inséparables de la vie des théâtres et journaux, les dossiers des directeurs ont été mélangés avec les archives générales administratives de leurs établissements et journaux.

Sous la monarchie de Juillet par exemple, et de façon assez surprenante, la création et la construction d’un nouveau théâtre ne nécessitaient pas beaucoup plus de documents administratifs, pour être autorisées, que la présentation de l’acte notarial et l’autorisation de la Commission des théâtres royaux délimitant les privilèges. Seule importait aux ministères de l’intérieur et aux gouvernements successifs jusqu’en 1864, la garantie financière du demandeur. Puisque la censure préalable surveillait les pièces pour les scènes théâtrales, et les illustrations et gravures pour les journaux, il n’était pas nécessaire d’exiger serment, preuves de moralité et de saines idées politiques, des gérants et directeurs. Les seules choses que craignaient les pouvoirs vis-à-vis de ces « passeurs » qu’étaient les responsables de théâtres et journaux, étaient l’insolvabilité, la faillite. C’est par le biais des finances que les pouvoirs faisaient pression sur les directeurs pour les rendre dociles et les obliger à exercer une sorte d’auto-censure sur leurs écrivains : point n’était besoin de menaces précises d’interdiction de pièces ou d’articles de journaux. La terreur des directeurs était la perte des sommes colossales investies pour la mise en scène de pièces ou pour la diffusion de journaux et feuilletons. La crainte de la faillite, permanente chez ces directeurs, explique l’intérêt du ministère pour les ressources financières et sa relative indifférence en ce qui concerne la moralité et l’état d’esprit des gérants : plus le théâtre ou le journal était fragile financièrement, plus le ministère était sûr d’obtenir satisfaction dans ses demandes de transformations de répertoires et d’articles. L’enquête sur la fortune des postulants est la seule pièce toujours présente dans les dossiers des directeurs : elle précède et accompagne l’arrêté de nomination.

La gestion de la Porte Saint-Martin par Harel14, de 1835 à 1840, offre un bon exemple non seulement de la gestion d’un théâtre sous la monarchie de Juillet, mais aussi des préoccupations du pouvoir, de la surveillance exercée par le ministère. Une fois le directeur nommé, l’autorité ne lui laissait pas pour autant la bride sur le cou : elle ne relâchait pas son attention dirigée apparemment surtout sur les problèmes économiques. Le Bureau des théâtres exigeait d’être mis au courant de tout ce qui concernait la gestion et la vie de l’établissement : les représentations, tout d’abord, les bénéfices de chaque soirée, les séances mouvementées ; les finances dans leur ensemble, les dettes, les demandes de subventions, les charges et dépenses en matériel, personnel, décors ; la troupe encore, les références et la carrière des acteurs et actrices, leurs salaires, leur formation, leurs succès et échecs ; les déplacements des troupes en province, la recette de ces voyages, étaient aussi un chapitre essentiel des dossiers constitués au ministère pour chaque théâtre ; le constat de faillite et la saisie des mobiliers et décors enfin concluent très souvent ces dossiers. Et c’est dans cet ensemble de documents, en général classé par ordre chronologique, que l’on peut constituer un semblant de dossier du directeur. Les cartons s’ouvrent en général sur sa nomination et sur le dépôt des papiers nécessaires à l’arrêté entérinant cette nomination. Il s’agit, le plus souvent, du contrat dressé chez le notaire, du prix de location ou d’achat de l’établissement, de papiers certifiant la garantie financière. On ne trouve que très rarement des témoignages sur les idées et opinions du postulant, rien sur sa vie privée, ni sur son passé. La seule préoccupation du ministère semble être, au vu de ces dossiers, la solvabilité du postulant, la vie ou la survie économique et financière du théâtre : même les rapports sur les désordres et représentations mouvementées se soucient plus des conséquences en terme de recettes et dépenses que des répercussions politiques et idéologiques.

Même relative maigreur des renseignements privés sur les candidats à la gérance de journaux. À la différence, cependant, des archives concernant les directeurs de théâtres qui n’ont pas été séparées de celles de leurs établissements, les dossiers des gérants de journaux ont été soigneusement classés dans un fond particulier conservé par le ministère de l’Intérieur : ces dossiers ont été mis en ordre dans les bureaux par ordre alphabétique des titres des journaux et non pas par noms des gérants. Ceci s’explique : les journaux, non subventionnés et propriété privée, n’avaient pas à fournir d’archives à l’administration, à la différence des théâtres qui étaient tenus de rapporter tous leurs faits et gestes pour obtenir des subventions. Les bureaux du ministère n’avaient comme documentation, sur les organes de presse, que celle que les directeurs de journaux étaient obligés de fournir pour obtenir l’arrêté les autorisant à gérer leur journal. Les dossiers de ces gérants, tout en constituant un ensemble homogène, puisque produits pour un seul motif, l’obtention de l’arrêté, sont beaucoup moins riches que ceux des brevets des imprimeurs et libraires15. Prenons pour exemple les dossiers des gérants du Mousquetaire et Monte-Cristo16, deux journaux confiés à des prête-noms, mais évidemment créés par et pour Dumas. On s’aperçoit que dans ces dossiers, seul importe… l’imprimeur ! Ce qui va tout-à-fait dans le sens de la thèse présentée ici : les auteurs, comme les journalistes, ne devaient pas être réprimés. La notion de liberté de la pensée ne pouvait plus être niée par les régimes qui succédèrent à la Révolution. Napoléon, on l’a vu, ne voulait pas entendre parler de censure à l’encontre des auteurs, même s’il mit longtemps à la supprimer dans les faits. La Restauration connut les mêmes hésitations pour passer de la notion idéologique de liberté à la réalité. Seuls donc les « passeurs », les imprimeurs et les libraires, étaient les coupables. Seul comptait, dans la gestion d’un journal, celui qui assurait sa diffusion ; peu importait celui qui formulait la pensée politique. Pourtant, à la différence des directeurs de théâtre pour lesquels je n’ai pas trouvé d’enquêtes de moralité, le ministère demandait pour les gérants de journaux les preuves d’antécédents favorables, d’une bonne moralité, de saines idées politiques. Ainsi le ministre demanda au préfet de Police, lorsque Léon Calvet, justement libraire-éditeur, déclara vouloir publier en 1862 un journal non politique nommé Monte-Cristo, et « avant qu’il soit donné acte de l’accomplissement de cette formalité », d’être fixé sur « la position, la moralité et les antécédents » du futur gérant. Mais ce qui est toujours noté, dans ces dossiers de gérance de journaux, avec soin et précision, ce sont les changements d’imprimeurs. Certes dans le dossier du Mousquetaire, on trouve des documents sur les propriétaires successifs avec qui Dumas fit affaire, un an à peine après la création du journal, en 1854 : sur ces différents prête-noms, certes, furent réalisées des enquêtes de moralité, mais celles-ci semblent ne pas porter à conséquence, à la différence des indications sur les imprimeurs, très abondantes.

Les dossiers de brevets des imprimeurs, libraires et lithographes

Car les passeurs de l’écrit, les imprimeurs surtout, et les libraires, sont et restent, pendant et après l’Empire, les professions dangereuses à surveiller, justement parce que la censure préalable sur manuscrit disparaît pratiquement après 1814 et complètement en 1830, avec la Charte des Français de Louis-Philippe. Pour les théâtres, du fait du maintien de la censure préalable, la surveillance des idées politiques, de la moralité, continua à passer par le contrôle de l’écrit, de la production des dramaturges. La responsabilité continua à être entièrement attribuée, pour les spectacles, aux auteurs : le directeur n’assumait rien d’autre que la survie financière de l’établissement. Mais si la censure préalable de l’écrit disparaissait pour les livres et les journaux, si aucune responsabilité n’était plus attribuée aux auteurs, qui pouvait, qui devait être surveillé ? L’imprimeur tout d’abord, le libraire ensuite : par le biais du brevet, du numerus clausus et du dépôt légal, les professionnels du livre furent donc soumis à un arsenal de mesures qui les enfermaient et leur ôtèrent toute liberté, non seulement de pensée, mais d’initiatives techniques ou éditoriales. Le brevet fut à l’origine de grandes familles d’imprimeurs et de libraires, peu nombreuses, caste soumise et obéissante, comme l’avait souhaité Napoléon, passive et peu innovante. Grâce à la constitution de ce corps professionnel entièrement aux ordres, plus rien n’était à craindre du côté des journaux, de l’édition : il suffisait de favoriser les descendants des grands imprimeurs promus par l’Empire.

Et comment constituer une telle caste autrement qu’en contrôlant les postulants, en les triant au vu de leur pensée, de leur passé, en les limitant, en leur faisant prêter serment, en les obligeant à soumettre constamment leurs productions, à en livrer des exemplaires ? Les preuves des engagements idéologiques, les enquêtes sur le passé, les témoignages des collègues, des voisins ont de plus une importance considérable dans les dossiers pour l’obtention du brevet. La vie privée est presque plus importante que la réussite professionnelle ; la tenue de l’atelier, le respect des ouvriers sont toujours notés et semblent compter tout autant que la bonne santé économique de l’entreprise et le versement des patentes et autres impôts. Ces critères de bonne conduite et d’honorabilité font des imprimeurs et libraires du début du siècle une préfiguration du bourgeois balzacien, symbole de la monarchie de Juillet.

La constitution de ces dossiers est trop uniforme pour ne pas avoir fait l’objet de circulaires que malheureusement nous n’avons pas retrouvées. Si ces dossiers sont bien mentionnés dans le décret de 1810, rien n’y est dit sur la façon dont ils devaient être dressés et remplis. Pourtant dès 1815, la machine était bien réglée et se poursuivit sans interruption jusqu’en 1870. Méthodiquement, avec une merveilleuse organisation, la Direction de la librairie fixa les pièces à fournir, rappela les devoirs et les obligations attachés à l’obtention du brevet, n’oublia aucune profession du livre qui, toutes, furent concernées par cette surveillance : les imprimeurs, les libraires, mais aussi les lithographes, les propriétaires de cabinets de lecture, les bouquinistes, et bien entendu les colporteurs, les plus dangereux. Tous furent obligés de se plier à la constitution de ces dossiers, de se soumettre au serment, à la tenue de cahiers d’enregistrement de leur commerce et production, à la rédaction de petits rapports sur chacune de leurs publications et ventes.

Prenons par exemple le dossier d’un imprimeur parmi les plus illustres, même s’il n’a pas connu de réussite professionnelle : Honoré Balzac17. Son dossier, comme tous ceux de la série, comporte, pièces essentielles, le rapport du préfet de police, très précis sur les idées et la vie personnelle de l’écrivain, suivi de la décision, donc de l’accord (car sans accord, il n’y a ni dossier ni brevet) du directeur général de l’Imprimerie, avec le brevet, toujours sur parchemin, qui succède immédiatement à cette décision. Précédant ces trois pièces qui closent le dossier, figurent toujours une fiche d’état civil (très précieuse, car elle permet de connaître exactement la date de naissance de tous les professionnels du livre), la lettre de demande du futur imprimeur ou libraire, et ses motivations, des lettres de recommandation qui sont presque toujours de trois provenances : des collègues anciens ou récents parmi lesquels (et principalement) le propriétaire précédent de l’imprimerie ou de la librairie, des personnalités du monde littéraire et politique, et des voisins. Moins systématiquement mais très fréquemment, on trouve encore dans ces dossiers des cautions variées prouvant la solidité financière de l’impétrant, et surtout, pièce très importante, le rapport de l’inspecteur, régulièrement envoyé sur place pour vérifier l’adresse, la situation conjugale, les mœurs, le degré de religiosité et évidemment les idées politiques, mais aussi la façon dont l’imprimeur ou le libraire traite ses ouvriers, l’état de propreté de l’atelier… Si l’imprimeur n’est pas un débutant, sont versés les rapports des préfets des lieux de résidence précédents. Dernière pièce presque toujours présente : le mot du breveté certifiant qu’il est bien allé chercher son brevet.

Mais l’intérêt de cette série ne s’arrête pas là : la Direction de la librairie, bien après l’obtention du brevet, mettait à jour les dossiers et notait une foule de renseignements, insérait même des pièces sur l’avenir de l’imprimeur ou du libraire, signalant les changements d’adresses, et surtout indiquant les amendes, pénalités, procès même qui avaient pu être infligés à l’imprimeur à la suite d’erreurs, fautes, faillites ou rébellions. Ces signalements permettent de poursuivre les recherches dans les fonds judiciaires, enquêtes souvent très instructives sur l’évolution de la répression au cours du XIXe siècle. On peut y voir la force des pressions du pouvoir, surtout durant les premières années des régimes : 1814-1827, 1835-1840, 1852-1859. On peut aussi y constater l’auto-censure des imprimeurs et l’évolution de la répression. Un livre est encore à écrire sur La Peur du livre de 1810 à 1870, à partir des dossiers conservés aux Archives nationales. Les faillites sont également toujours notées, sans qu’il y ait forcément des documents les confirmant. Bien des notations précieuses sur l’avenir du breveté sont aussi très souvent griffonnées rapidement sur la couverture. On peut lire ainsi, sur celle du dossier de Balzac, que, démissionnaire (la faillite, présente à l’intérieur du dossier, n’est pas mentionnée sur la première page), il fut remplacé le 26 septembre 1828, par André Barbier, illustre inconnu.

On constatera la présence des mêmes pièces dans tous les dossiers dressés pour l’obtention du brevet : celui, assez volumineux, comme libraire, de Paul Emmanuel Auguste Poulet-Malassis18 comprend, outre tous les documents mentionnés plus haut pour Balzac,  des rapports sur ses procès. Sur lui également, les notes sur la couverture du dossier sont révélatrices : y est mentionnée sa condamnation, le 20 décembre 1861, « pour délit de presse », ainsi que le nom de l’imprimeur qui fut condamné en même temps que lui, Jouaust, et, surtout quelques lignes plus bas, on découvre rapidement rédigée l’inscription suivante : Poulet-Malassis est « signalé en juillet 1865 comme expédiant de Bruxelles des ouvrages obscènes à divers libraires en France19. »

Le devenir des mesures napoléoniennes

La Restauration reprit les mesures napoléoniennes, en mettant l’accent sur la répression, par la loi du 21 octobre 1814. La censure, maintenue, fut supprimée par Napoléon durant les Cent jours, suppression confirmée par Louis XVIII à son retour, en juillet 1815. Aux lois libérales de Serre, succéda le projet de Villèle, dit cyniquement « loi de justice et d’amour » qui rendait les imprimeurs toujours plus responsables des écarts de la presse, tandis que l’ordonnance de décembre 1824, en créant les arrondissements, divisions du royaume pour la réglementation des troupes de théâtre et de leurs parcours à travers la France, renforçait et précisait la pression sur les directeurs de théâtre, les incitant à exercer une auto-censure toujours plus forte. Ces directeurs, comme on l’a vu à travers leurs dossiers, étaient nommés pour des délais déterminés, désormais ; ils devaient soumettre la liste précise des acteurs et du personnel de leurs troupes, ne pouvaient faire faillite sous peine d’être écartés à jamais des théâtres. L’obligation, donc, de bonne gestion et bonne finance était renforcée, tandis qu’était laissée de côté la question de la moralité et des idées politiques. La loi de juillet 1828 libéralisa les métiers de la presse, en supprimant les quotas de libraires, mais confirma et renforça la responsabilité des imprimeurs qui restaient les seuls à être surveillés étroitement. Les gouvernements, en abolissant la censure, multiplièrent les procès pour la moindre peccadille à l’encontre des imprimeurs et libraires, et laissèrent relativement tranquilles les gérants à qui il n’était plus demandé qu’une gestion équilibrée. Les dossiers de brevets d’imprimeurs et libraires mentionnent toujours les amendes, les saisies de journaux, livres et presses, les procès, les suppressions de brevets, sans cesse plus nombreuses, qui obligeaient les imprimeurs condamnés à abandonner leur métier et à chercher refuge et moyens d’existence dans la librairie.

Le grand problème qui, sans arrêt discuté, ne fut jamais réglé jusqu’en 1881, fut moins la libération du livre, de la presse et de la pensée, que de savoir si les délits de librairie étaient à déférer devant des tribunaux correctionnels, ce qui livrait les professionnels à la merci d’un juge, ou devant des tribunaux d’assises, où un jury populaire se montrait souvent plus clément. Les lois et les attributions varièrent en fonction des gouvernements plus ou moins autoritaires. Mais la question sort du domaine de cet article.

Conclusion

La préférence donnée à la répression sur la censure pour la surveillance de la presse et des livres, tandis que la censure était privilégiée pour le contrôle des théâtres, les mesures prises par un train de décrets et d’ordonnances, de 1806 à 1810, furent contredites par une égale série de lois et décrets, de 1864 à 1870. Les décisions alors adoptées confirment l’idée émise ici : le décret de 1864, dit « de la liberté », libérait les seuls directeurs de théâtre des privilèges et du numerus clausus. Pour eux, plus de contraintes économiques, financières désormais ! Plus de privilèges ! Comme les imprimeurs avant les lois napoléoniennes, ils furent libres de créer leurs entreprises et éventuellement de se ruiner. La censure préalable maintenue par l’article 3 de cette loi dite « de la liberté » les protégeait d’une certaine façon d’une surveillance dure et tatillonne, en continuant à exercer la pression sur les dramaturges, mais les obligeait en même temps à continuer d’observer une sorte d’auto-censure sur les programmes et les pièces produites. Six ans plus tard, grâce à la République toute nouvelle dont ce fut une des premières mesures, par le décret du 10 septembre 1870, les imprimeurs, les métiers du livre furent réellement « libres » à leur tour. Pour eux non plus, plus de numerus clausus enfin, plus d’enquêtes de moralité, plus de dossiers ni de brevets, mais une entière liberté d’ouvrir les imprimeries aussi grandes et aussi nombreuses qu’ils estimaient nécessaire, et à l’emplacement qu’ils désiraient. Une simple déclaration au ministère de l’Intérieur suffisait désormais20, qui permettait à tous les professionnels du livre de s’installer librement. Ce très court décret de quatre articles, oublié aujourd’hui, est plus important à notre avis que la loi du 29 juillet 1881 qui entérina surtout un état de fait et s’occupa d’ailleurs plus de la libération de la pensée et du contenu des journaux, que du sort des professionnels, de ces « passeurs », libraires et imprimeurs, déjà libérés depuis le 10 septembre 1870.

Car, au fond, qu’est-ce qui était préférable, ou le moins insupportable ? Une censure préventive qui entravait la pensée et portait atteinte à la liberté d’opinion des auteurs et dramaturges, mais libérait les intermédiaires, les gestionnaires, les directeurs d’établissements et de journaux sur qui sévissait une répression relativement indifférente et essentiellement économique ? Ou une censure préalable quasi nulle, déliant les auteurs de toute responsabilité, compensée par une répression féroce exercée sur les artisans, les techniciens et professionnels du livre, les imprimeurs et libraires essentiellement ? Napoléon et les régimes qui lui succédèrent jusqu’aux dernières années du Second Empire privilégièrent la seconde solution pour les livres et la presse, et la première pour les théâtres et les spectacles. Les républiques, et surtout la Troisième, s’empressèrent d’accorder la liberté d’entreprise et d’opinion aux métiers du livre et de la presse, mais craignant encore trop la culture dirigée plus spécifiquement vers le peuple, cette culture de la parole donnée par les spectacles, n’osèrent pas la céder aux théâtres. Seule, la liberté d’entreprise, jugée depuis longtemps suffisamment inoffensive pour pouvoir leur être autorisée, leur fut donnée dès 1864, soit six ans avant la chute du Second Empire. Il fallut attendre encore trente-six ans pour que la République accorde enfin aux spectacles cette liberté de pensée proclamée depuis si longtemps et seulement donnée à l’écrit.

Ce qu’il faut retenir de toutes ces mesures de surveillance pratiquées sans changement tout au long du XIXe siècle, à la suite des décisions prises par Napoléon, c’est que de l’importance plus ou moins grande donnée à la censure préalable ou à la répression après production, dépendirent le sort et la liberté des « passeurs », de tous ces professionnels du livre et des théâtres, grâce à qui la culture, véhiculée par l’écrit ou par la parole, circulait.

(Archives nationales)

Notes

1  Cité par Henri Welschinger, La Censure sous le Premier Empire, Paris, Perrin, 1887, p. 22.

2  Le comte Mathieu Molé, futur ministre de la Justice sous l’Empire, fut un des conseillers d’État les plus consultés par Napoléon lors de la rédaction du décret de 1810.

3  Baron Locré, Discussions sur la liberté de la presse, la censure, […] dans le Conseil d’État […] 1808-1811, Paris, 1819, p. 67, repris dans Odile Krakovitch, Les Imprimeurs parisiens sous Napoléon Ier. Édition critique de l’enquête de décembre 1810, Paris-Musées, Commission des travaux historiques, 2008, p. 20.

4  Ibid., p. 177.

5  Ibid.

6  Du moins au sommet de l’État : on connaît l’opposition d’un Victor Hugo à toute censure théâtrale.

7  B. Vouillot, « La Révolution et l’Empire : un nouvelle réglementation », dans Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française, T. II, Le Livre triomphant (1660-1830). Paris, Fayard, 1990, p. 697.

8  Elisabeth Parinet, Une histoire de l’édition à l’époque contemporaine, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, coll. « Points », 2004, p. 277-279.

9  Ibid.

10  La suite la plus complète de dossiers est celle des libraires, imprimeurs, lithographes, série qui fut l’objet, visiblement, d’une attention particulière de la part du ministère de l’Intérieur. Ces dossiers très détaillés furent remplacés, à partir de 1870, par de simples déclarations. Voici les cotes de ces dossiers aux Archives nationales de France :

F 18 1726-2162 : brevets de libraires, imprimeurs et lithographes, de 1815 à 1870 (classement par ordre alphabétique des noms, pour Paris tout d’abord, puis par départements, et par villes, et à l’intérieur de chacun des départements, et pour chacune des villes, par ordre alphabétique des noms).

F 18 2183-2294 : déclarations des imprimeurs, libraires, et lithographes. 1870-1881.

Ces dossiers sont à compléter par les registres d’enregistrement des déclarations des imprimeurs parisiens et départementaux, gros volumes recensant la liste des publications que devait tenir chaque imprimeur :

F 18 + II 1-182 : Paris. 1815-1881. Le reste de cette sous-série F 18+ II est consacrée aux déclarations des imprimeurs des départements.

En plus, les imprimeurs devaient déposer, toujours à la Direction de la Librairie (ministère de l’Intérieur), des petites fiches indiquant les caractéristiques de chaque livre publié, avec le nombre de tirages : ces fiches ne furent plus demandées et disparaissent après 1848.

F 18 43-119, 157-168, pour les imprimeurs parisiens.

F 18 120-156, 169-173, pour les imprimeurs des départements.

Les dossiers des gérants de journaux forment également une série à peu près complète, à partir de 1820. Le contenu en est moins riche que celui des dossiers des imprimeurs et concerne surtout des garanties financières :  

F 18 312-425 : Paris. Classement non pas par noms des gérants, mais par ordre alphabétique des titres des journaux.

F 18 431-525 : Départements : même classement.

La recherche des dossiers des directeurs de théâtre est plus difficile, car ces dossiers ne forment pas une suite spécifique, mais sont intégrés dans les archives versées de chaque théâtre, mélangés aux programmes, listes de pièces jouées, nominations ou renvois des acteurs et autres personnels, procès, etc.. La nomination des directeurs des théâtres était, ceci est visible par cette absence de classement particulier, de moindre importance pour le ministère de l’Intérieur que celle des imprimeurs ou des gérants de journaux.  C’est dans la sous-série F 21 que sont conservés les dossiers des théâtres et donc ceux de leurs directeurs :

F 21 1036-1167, pour les théâtres parisiens, F 21 1168-1280, pour les théâtres des départements (1815-1870).

11  Voir Odile Krakovitch, op. cit.

12  Voir Nicole Wild, Dictionnaire des théâtres parisiens au XIXe siècle, Paris, Aux Amateurs de livres, 1989.

13  Isabelle de Conihout, « La Restauration : contrôle et liberté », dans Histoire de l’édition française, T. II, op. cit., p. 713.

14  Archives nationales, F 21 1129 : théâtre de la Porte Saint-Martin

15  Rappelons les cotes, aux Archives nationales, des dossiers de gérants de journaux : F 18 312-425, pour les journaux parisiens, F 18 431-525, pour les journaux des départements.

16  Archives nationales, F 18 389.

17  Archives nationales, F 18 1729 (le dossier est bien intitulé « Honoré Balzac », sans particule). Rappelons que la série des dossiers pour l’obtention des brevets, de 1815 à 1870, couvrent les cotes F 18 1726 à 2162, qu’une centaine de registres concernant les déclarations de production se trouvent sous la cote F 18+II, et que les fiches décrivant chacune des publications sont conservées dans F 18 43 à 173.

18  Archives nationales, F 18 1814.

19  Ibid.

20  Les déclarations déposées au ministère de l’Intérieur, à partir du décret du 10 septembre 1870, par les imprimeurs, libraires et lithographes, sont conservées aux Archives nationales dans les cartons F 18 2183-2237, pour Paris et les années 1870-1881, et F 18 2238-2294, pour les départements et pour les mêmes années.

Pour citer ce document

Odile Krakovitch, « Une seule et même répression pour le théâtre et la presse au XIXe siècle ? », Presse et scène au XIXe siècle, sous la direction de Olivier Bara et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-et-scene-au-xixe-siecle/une-seule-et-meme-repression-pour-le-theatre-et-la-presse-au-xixe-siecle