Presse et scène au XIXe siècle

Le Globe, berceau d’un nouveau genre dramatique : la scène historique

Table des matières

CLAUDINE GROSSIR

Créé en 1824 par Pierre Leroux et Paul Dubois qui en assurent la codirection, Le Globe est d’abord un « Journal littéraire » qui, au fil des années, étend son domaine d’intervention pour devenir « Journal philosophique et littéraire » et prendre une part active à partir de 1828 à la vie politique en s’engageant notamment contre les ordonnances de Charles X1. La Révolution de 1830 et les débuts de la Monarchie de Juillet sont salués comme une victoire par nombre de ses rédacteurs qui désertent alors le journal pour les couloirs des ministères : à compter de janvier 1831 Le Globe passe aux mains des Saint-simoniens qui l’ont racheté, réduit son format et devient quotidien2. Mais les dissensions au sein du groupe et les difficultés financières ont raison du journal qui cesse de paraître l’année suivante. La durée de vie, assez brève, du Globe, et son tirage limité3 sont cependant sans rapport avec son rayonnement, du moins dans sa première période de 1824 à 1830. Sa ligne éditoriale originale, mais extrêmement cohérente, lui donne une identité forte. Réunissant des rédacteurs de grande qualité parmi lesquels Jouffroy, Vitet, Rémusat, Ampère, le jeune Sainte-Beuve, le journal ne se veut pas seulement le reflet de la vie intellectuelle, il entend en être un de ses acteurs essentiels4. Un profond renouvellement de la pensée et de la création littéraire et artistique lui parait en effet nécessaire pour répondre aux besoins nouveaux d’une société post-révolutionnaire, qui ne peut se contenter, en dépit de la Restauration, d’un simple retour à l’Ancien Régime.  

Aussi le journal accorde-t-il un soutien sans faille à la nouvelle histoire et à ses principaux représentants, Thiers, Guizot, dont il assure régulièrement la promotion des ouvrages. La réflexion épistémologique à laquelle se livrent les rédacteurs dans les colonnes du journal les conduit à dégager le principe qui guide le travail des nouveaux historiens : la recherche de la vérité ; elle les pousse également, dans le sillage des historiens eux-mêmes, à s’interroger sur la meilleure façon d’écrire l’histoire, prise entre récit et explication. Ces débats ont une influence directe sur l’approche de la littérature, et notamment du théâtre, dans le journal : plaidant pour la création de nouvelles formes dramatiques, en accord avec la sensibilité contemporaine, Le Globe souhaite en effet que le théâtre se fasse le relais de la pensée historique fondatrice d’une nouvelle philosophie. C’est dans ce contexte que nait, au sein même du journal, la scène historique, genre dramatique érigé sur les ruines de la tragédie et précurseur du drame historique et romantique encore dans les limbes. Le Globe contribue ainsi dans ces années 1825-1830 à rapprocher histoire et littérature, instaurant entre les deux disciplines un dialogue ininterrompu. À travers la critique théâtrale, il  mène une réflexion sur les genres du théâtre, ouvrant des perspectives sur leur genèse et la diversité de leurs nuances, dont leurs dénominations, comédie historique, drame historique, proverbes dramatiques, rendent compte. Enfin, il participe directement à la construction d’un nouveau genre, la scène historique dont la durée de vie, très brève et étroitement associée à la sienne propre, tient à sa fonction herméneutique.

Afin d’éclairer la genèse de la scène historique, d’en définir les propriétés, et d’analyser plus précisément le rôle joué par Le Globe dans son existence, un examen du contexte, tant historique que dramatique, qui a rendu nécessaires de nouveaux essais dramatiques, s’impose : comment la réflexion sur la nouvelle histoire est-elle conduite dans les colonnes du journal et quels principes guident la critique dramatique des rédacteurs du Globe ?

La nouvelle histoire

Trois articles publiés en 1825-1826 permettent au Globe d’exposer ses convictions en matière d’épistémologie historique : ce sont les comptes rendus critiques des tomes III et IV de l’Histoire de la Révolution française de Thiers5, parus dans le numéro du 13 janvier 1825, et de l’Histoire de la révolution d’Angleterre depuis l’avènement de Charles 1er jusqu’à la restauration de Charles II de Guizot6, publiés dans le numéro du 22 avril 1826 ; c’est aussi la publication dans le numéro du 30 mars 1826, quelques jours avant la parution de l’ouvrage en librairie, d’un fragment de l’ouvrage de Victor Cousin De la philosophie de l’histoire7.

L’Histoire de la Révolution française de Thiers confirme aux yeux du journal le changement intervenu dans la rédaction des ouvrages d’histoire depuis le début du siècle : « l’impartialité et le sincère désir du vrai8 » font désormais partie des attentes du lectorat, imposant à l’historien la plus grande discrétion : « l’historien disparaît, il ne fait pas songer un moment à lui ; et ce n’est qu’à la réflexion qu’on découvre tout ce qu’il y a de supériorité dans ce complet désintéressement de soi-même, tout ce qu’il a fallu de peine et d’étude pour comprendre, saisir, et rendre ainsi la réalité9. »  

Le récit historique privilégie donc les faits, rien que les faits, sans effet d’art. Il se construit en opposition à la narration romanesque, où l’importance des faits est subordonnée au discours d’un narrateur dont le point de vue détermine la conduite et l’interprétation de la diégèse, qu’il soit extérieur au récit comme dans les romans du XVIIIe à la manière de Sterne ou Diderot, ou interne comme dans les romans du début du siècle, tel René. Pourtant, l’effacement du narrateur dans le récit historique n’est qu’apparent et provisoire : le lecteur attentif peut en déceler la présence, sinon dans un discours explicite, du moins dans l’organisation et la présentation des faits : « c’est l’adresse de l’écrivain de faire sortir de ses récits des leçons, sans les donner10. » Le style, lui-même, ne peut être totalement évincé, tant il concourt à l’efficacité discursive auprès du public : « C’est un tort de ne pas graver sa pensée par son style : c’est le style surtout qui rend les livres populaires ; et le commun des lecteurs demande qu’on lui impose, par l’originalité du langage, la vérité qu’on lui a fait découvrir11. » L’écriture de l’histoire se trouve donc soumise à des contraintes contradictoires, demandant à l’historien de rester à distance dans la narration des faits, tout en restant maître du dispositif d’argumentation susceptible d’en orienter la lecture.

La nécessité d’accorder la priorité aux faits, mais de les laisser parler d’eux-mêmes, explique que l’on rencontre déjà dans cet article le terme de drame pour désigner le mode de restitution des faits ; quant à l’effacement voulu du narrateur, il trouve sa traduction dans les formes d’écriture dialoguées, telle la scène historique, qui apparaît comme une tentative pour concilier exposition des faits, effacement du narrateur et recherche du style.

L’article donnant lecture d’un extrait de l’ouvrage de Victor Cousin, De la philosophie de l’histoire, expose, sous la plume du philosophe, le double objectif de l’écriture historique, chargée de retracer chacune des époques, dans ce qu’elles ont de particulier, et de rechercher et d’en examiner les causes : « L’histoire explique et elle peint12 », affirme ainsi Cousin. Les faits, en eux-mêmes individuels, particuliers, échapperaient à toute cohérence et à toute compréhension sans l’intervention d’une logique organisatrice qui permet d’atteindre le vrai : « Au-delà du réel est sa raison d’être13. » Ainsi s’affirme une conception non déterministe, mais rationnelle de l’histoire.

L’article consacré à Guizot, enfin, commence par rappeler le développement depuis le début du siècle du goût des études historiques, et la désaffection qui frappe désormais les ouvrages d’historiographie classique, auxquels trois reproches sont adressés : les historiens du passé suscitent l’ennui faute de savoir conter ; ils ne savent pas créer l’illusion de réalité ; enfin, l’absence de pensée logique nuit à la compréhension et à l’interprétation d’une période.

« Toute l’histoire est à refaire. […] Il lui [au public] faut une histoire au niveau de ses intérêts et de ses goûts14 », conclut le rédacteur de l’article, qui poursuit ensuite la réflexion entamée dans le texte consacré à Victor Cousin, en rappelant les deux approches possibles de l’histoire, celle qui rivalise avec la chronique, s’emploie à donner de la couleur locale et emprunte à l’esthétique dramatique, et celle qui privilégie l’esprit scientifique, l’enchaînement des causes et des effets. Or, l’enjeu de l’écriture de l’histoire est bien de concilier ces deux approches :

Donc son histoire [celle du fait] complète se compose également et de ce qu’il [le fait] est en lui-même, et de ce qu’il est dans ses rapports avec ce qui le précède, le suit ou l’entoure.[…] les deux directions […] loin de s’exclure mutuellement, peuvent et doivent au contraire s’unir et se confondre […]. Nées du besoin immense de vérité qui travaille notre époque, également curieuse de posséder la réalité extérieure et la raison intime des choses, elles ne le satisfont qu’incomplètement si elles sont divisées : à leur alliance seule appartient de reproduire l’ensemble tout entier des scènes dont ce monde est le théâtre, avec leurs traits caractéristiques, leurs diversités profondes, leur unité imposante15.

Toute œuvre littéraire qui ambitionne de représenter l’histoire se trouve désormais contrainte par ce cadre théorique. La scène historique s’attache  précisément à réaliser ce programme dans un contexte théâtral où la discussion est aussi vive.

La critique dramatique au Globe

Si la scène historique répond au besoin d’inventer de nouvelles formes d’écriture de l’histoire, permettant à celle-ci d’irriguer la littérature en profondeur, elle a aussi pour fonction de se substituer à une forme théâtrale que Le Globe considère, comme bien d’autres à cette époque, comme totalement obsolète : la tragédie. Les deux réflexions ne sont pas du reste sans rapport et la critique de la tragédie est en partie fondée sur l’adhésion du journal aux principes de la nouvelle histoire : « Le goût croissant des études historiques s’apprête à lui porter le dernier coup16 ». C’est l’exigence de vérité qui justifie en premier lieu l’abandon de la règle des trois unités. Citant Manzoni, Le Globe rapporte : « Peu de grandes actions ont réellement eu leur commencement dans les vingt-quatre heures qui ont précédé leur accomplissement17. » La règle de l’unité de temps impose ou des accélérations factices ou des récits qui se substituent à l’action, rompant le rythme et l’unité dramatiques. Pour les mêmes raisons, l’unité de lieu apparaît comme une contrainte nuisible à la vérité du tableau. Seule l’unité d’action s’avère nécessaire, en raison « d’un besoin et d’une faiblesse naturels à notre esprit » affirme le rédacteur du second article consacré aux États de Blois, scènes historiques de Ludovic Vitet, paru dans le numéro du 9 juin 1827. Cette critique des unités n’est pas neuve et Le Globe s’attache à donner la parole à ceux qui les premiers ont réclamé une réforme des théâtres. Parmi eux, Mercier, dont les œuvres sont rééditées en 1827 et auquel le journal consacre un article le 5 mai 1827, où il se fait l’écho de la critique des unités menée par le dramaturge dès 1773, au nom de la vraisemblance.   

La critique de la tragédie s’accompagne de la promotion d’un contre modèle, celui de Shakespeare18. Le 18 mars 1826, Villemain consacre dans les colonnes du Globe un long article au drame shakespearien, insistant sur la liberté que s’est octroyé le dramaturge par rapport aux divisions génériques : « presque toutes ses tragédies ne sont que des romans ou des chroniques du temps distribuées en scènes […] Certaines formes dramatiques se sont présentées à lui comme les plus propres à rendre sa pensée, et tout naturellement il les a adoptées19. » S’inspirant de cette liberté créatrice, Villemain imagine ce que pourrait ou devrait être une tragédie nationale française, traçant ainsi un véritable programme dont la scène historique va s’emparer :

Figurons-nous […] qu’un homme de génie, jeté à l’époque du premier débrouillement de notre langue, imprimant à toutes ses paroles une énergie sauvage, eût produit sur la scène avec la liberté d’une action sans limite et la chaleur d’une tradition encore récente, les vengeances de Louis XI, les crimes du palais de Charles IX, l’audace des Guise, les fureurs de la Ligue ; que ce poète eût nommé nos chefs, nos factions, nos villes, nos fleuves, nos campagnes, non pas avec les allusions passagères et l’harmonieux langage de Nérestan ou de Zaïre, non pas avec les circonlocutions emphatiques et la pompe moderne des vieux Français défigurés par Du Bellay, mais avec une franchise rude et simple, avec l’expression familière du temps, jamais ennoblie, mais toujours animée par le génie du peintre : de pareilles pièces n’auraient-elles pas gardé une autorité immortelle dans notre littérature, et un effet tout-puissant sur notre théâtre20 ?

La critique de la tragédie que comporte cet article dépasse, on le voit, la simple remise en cause des unités. Elle réclame de changer la conception même du personnage tragique, inscrit désormais dans une histoire nationale ainsi que la langue de la tragédie pour faire naître un sentiment de réalité et de proximité chez le spectateur.  

La critique dramatique du Globe explore enfin une troisième voie : celle du romantisme naissant. Dans ces années 1820, les grandes œuvres dramatiques romantiques sont encore à venir. Mais le Romantisme offre déjà, dans les milieux littéraires, une esthétique de substitution face à la tragédie. Deux articles, publiés les 6 mai et 10 juin 1826, abordent les relations conflictuelles entre classicisme et romantisme à propos du mélange des genres comique et tragique, mélange caractéristique du drame romantique, et auquel les classiques sont résolument hostiles. Le journal, au nom du principe de vérité et de réalité, soutient la position romantique : le mélange des genres existe dans la nature et a donc sa place au théâtre. Les contrastes qu’il génère sont source d’émotion, et évitent l’ennui, que les spectateurs de tragédies redoutent tant : « Avec cette crainte continuelle des écueils et des contrastes, on finirait par ne plus naviguer que sur des étangs21. » Enfin, dernier argument, la tragédie antique elle-même ne répugnait pas au mélange des tons. Que ce soit dans une perspective esthétique, pragmatique ou historique, rien ne justifie donc la position des classiques. Quelques-uns, du reste, en conviennent, comme en témoignent ces articles d’un traité de paix plein d’humour que l’un d’eux proposait aux Romantiques :

1e : abrogation pleine et entière, en tant que de besoin, des unités de salon et de cadran      

2e : congé définitif aux confidents et confidentes

3e : interdiction de la tirade

4: licenciement des Labdacides, Atrides, Eacides, de leurs dieux et de leurs déesses

5: abolition des vieux droits épiques, comme dénombrement, descente aux enfers22.

Et pour faire bonne mesure, les Romantiques devaient de leur côté supprimer « le jargon mystique et vaporeux »23.

La parution du drame de Victor Hugo, Cromwell, en 1827, est saluée par Le Globe comme « une expérience hardie » qui sert « les progrès de l’art24 ». En s’affranchissant des contraintes de la scène, le drame devient « presque complet sous le rapport historique25 », servi par l’amplitude donnée au développement du sujet. Mais c’est bien le mélange des tons et le « style Hugo » qui apparaissent comme des tentatives fécondes de renouvellement de la tragédie26. Or, le travail de dramaturge et de stylisticien auquel s’est livré Victor Hugo n’est pas sans effet sur sa vision de l’histoire contemporaine, transformée par la recherche d’une expression naturelle. Cromwell rejette ainsi la tragédie non seulement comme forme théâtrale dépassée, mais comme forme de narration historique et démontre la solidarité de l’écriture et de la pensée historiques. Le Globe se fait ainsi l’écho des discussions et des évolutions qui se font jour dans le domaine de la tragédie et du drame : un accord semble se dessiner, notamment, en ce qui concerne les sujets, sur la nécessité de remplacer la tragédie mythologique par la tragédie historique, avec pour corolaire un abandon de la tonalité épique de la tragédie au profit du dramatique.

Avant que s’impose le drame romantique, la scène historique semble avoir apporté une réponse à l’attente exprimée dans le journal, d’une forme dramatique nouvelle intégrant la philosophie de la nouvelle histoire. Comment le journal est-il devenu le laboratoire de la scène historique et à quoi cette expérience a-t-elle abouti ? Quel rôle Le Globe a-t-il joué dans l’évolution des genres dramatiques ?

La scène historique

Quelques repères chronologiques permettront tout d’abord de retracer l’histoire de la scène historique dans les colonnes du Globe.  

Dans son numéro du 8 avril 1826, Le Globe publie une scène des Barricades, scènes historiques, dues à un jeune auteur dont le nom n’est pas révélé27. Le 27 avril paraît un long article qui propose une analyse critique des Barricades. Le 28 octobre paraît la « Huitième lettre sur l’Histoire »  adressée par un correspondant au Globe et qui permet de revenir en fin d’article sur la portée des Barricades. Dans le numéro du 27 avril 1827 est annoncée la parution des États de Blois, suite des Barricades ; le 1er mai paraît un premier article sur cet ouvrage, suivi d’un second le 9 juin. Le 8 septembre, Les États de Blois font l’objet de la « Douzième lettre sur l’Histoire » : la scène historique change donc complètement de rubrique et passe de la littérature dramatique à l’histoire. Le 11 juin 1828 sont présentées Les Scènes féodales, dues à la plume de l’auteur du Théâtre de Clara Gazul, Prosper Mérimée. Un long article d’analyse  suit, dans le numéro du 28 juin. Le 14 février 1829 paraît un compte-rendu et une analyse du drame historique d’Alexandre Dumas, Henri III et sa cour, représenté au Théâtre français. Le 9 mai 1829 est annoncé le dernier volet de la trilogie de Ludovic Vitet, dont le nom figure cette fois dans l’article consacré à La Mort de Henri III, scènes historiques faisant suite aux Barricades et aux États de Blois. L’ouvrage fait l’objet d’un long article critique, signé C.R  (Charles Rémusat) dans le numéro du 6 juin. La question des scènes historiques est abordée pour la dernière fois dans un article du 23 janvier 1830, consacré à la réédition de La Réforme de 1560, ou le tumulte d’Amboise, scènes historiques d’un auteur anonyme, parues dix ans plus tôt chez De Gain. Le 1er mars 1830 paraît la critique d’Hernani de Victor Hugo par Charles Rémusat. Cette chronologie appelle quelques commentaires.

La scène historique se déploie essentiellement sur quatre années et disparait complètement avec l’apparition du drame historique de Dumas et du drame romantique de Hugo qui ont tous deux l’avantage sur la scène historique d’être joués : la scène, en effet, est écrite pour la lecture, et en l’état, n’est pas destinée à la scène. Elle apparaît comme une tentative interne au journal de donner corps aux théories tant historiques que dramatiques défendues dans les colonnes du journal : Vitet est l’un des collaborateurs réguliers du Globe, et en tant qu’historien, l’un des rédacteurs des articles consacrés à Thiers, Cousin et Guizot, dans la lecture desquels il puise de quoi se convaincre de la nécessité et de la pertinence  de son entreprise.  

Au carrefour de l’histoire et de la littérature dramatique, la scène historique est un objet hybride, ce qu’indique sa présence dans des rubriques distinctes du journal, analysé tantôt du point de vue dramatique, tantôt du point de vue historique, mais rigoureusement identifié sur le plan générique, se distinguant nettement dans sa dénomination comme dans son fonctionnement des autres genres dramatiques utilisant la matière historique, comme du récit historique. Sans doute l’équilibre maintenu entre le drame et l’histoire est-il indispensable à la réussite du genre, mais il constitue aussi sa faiblesse, empêchant une identification claire pour les lecteurs.   

La scène historique se présente comme « une nouvelle manière d’écrire l’histoire28 », destinée à faire vivre les événements, à faire entrer le lecteur au cœur de l’action en s’éloignant de la froideur du récit historique. Elle s’empare de sujets qui sont en eux-mêmes dramatiques (au sens théâtral du terme), centrées sur un événement précis29, sans se préoccuper des contraintes de genre du système théâtral. Elle propose une suite de dialogues dont l’objet est d’abord la représentation des faits historiques dans toute leur complexité, avec un grand luxe de détails destinés à redonner vie à la période envisagée :

[…] si j’eusse voulu faire un drame au contraire, il eût fallu songer avant tout à la marche de l’action ; sacrifier pour la rendre plus vive une foule de détails et d’accessoires, piquer la curiosité par des réticences, mettre en relief, aux dépens de la vérité quelques personnages et quelques événements principaux, et ne faire voir les autres qu’en perspective ; j’ai préféré laisser les choses telles que je les trouvais30

Cette dérogation aux exigences du drame est parfaitement perçue par les rédacteurs du Globe qui soulignent qu’à défaut d’être un drame dans la forme, les scènes historiques en retiennent l’esprit : « Devra-t-on appeler du nom de drame cette suite de dialogues ? Comme dans un drame, il y aura de l’unité, car l’unité est nécessaire et dans l’esprit de l’auteur, et dans les événements qu’il décrit ; comme dans un drame, il y aura aussi de l’intérêt31. » Le bénéfice de cette écriture au plus près de ses sources, les chroniques du temps, conduit à une narration souple, libre de contraintes dramatiques, tant génériques, que scéniques, gagnant en simplicité et en vérité historique ce qu’elle perd en efficacité dramatique.

Les États de Blois marquent une évolution dans l’équilibre trouvé entre l’histoire et le drame. Si Les Barricades apparaissaient comme une forme essentiellement conçue selon une démarche d’historien, le second opus de Vitet s’attache davantage à tirer parti de la matière historique pour construire une œuvre dramatique : dans un lieu resserré, le château de Blois, l’action alterne scènes collectives et scènes intimes, et la progression dramatique qui conduit Henri III à mettre à exécution le projet d’assassinat du duc de Guise est parfaitement concertée, au fil des prétentions de plus en plus élevées du duc. La marche inexorable de celui-ci vers une mort annoncée donne à ces scènes un caractère de tragédie, sans qu’elles souscrivent pour autant aux codes du genre.

La réception de ces scènes est de fait particulièrement élogieuse dans Le Globe, tant pour les scènes elles-mêmes que pour le récit qui les précède et qui informe le lecteur de ce qui s’est passé entre la fin des Barricades et le début des États de Blois : « partout une vue simple et profonde des événements, partout un récit vif, semé de mots qui forcent le lecteur à réfléchir et à en tirer lui-même le jugement qu’y a jeté l’écrivain32. » Un second article, paru le 9 juin 1827, montre un déplacement de la critique vers des questions d’ordre non plus dramatique, mais épistémologique : Le Globe ouvre ainsi un débat qu’historiens et écrivains reprendront tout au long du siècle. C’est en effet à la supériorité du drame sur le récit historique pour remplir la mission de l’historien qu’en vient le rédacteur du Globe :

[…] le poète dramatique, qui aura convaincu le public de la vérité de son tableau historique, saura mieux la réalité que le laborieux historien. […] il est certain pour le spectateur que, si la scène de la confession ne s’est point passée, elle a pu se passer ; et voilà la réalité établie. [ …] C’est la mission de l’écrivain dramatique, et l’auteur des États de Blois l’a bien comprise, de faire voir ce que l’histoire nous récite et d’achever ce qu’elle esquisse33.

La logique des faits l’emporte alors sur la réalité – mais non sur la vérité – des faits.

Les Scènes féodales de Mérimée, intitulées La Jaquerie, auxquelles Le Globe consacre un long article le 11 juin 1828, confirment cette nouvelle orientation. L’ouvrage s’intéresse en effet à un épisode sur lequel les documents manquent : « La Jaquerie n’a point d’histoire, car ceux qui l’ont faite n’avaient point d’historiens34. » L’œuvre tente donc, par l’imagination, de faire revivre un événement ignoré mais situé dans une époque connue, qui impose des limites à l’invention. Le sujet suggère par ailleurs la construction d’un nouveau personnage de théâtre : le peuple, principal acteur des jacqueries. La réalisation de l’ouvrage déçoit cependant les journalistes du Globe : « La couleur générale est vraie, mais les détails n’ont pas toujours assez d’effet. Tout amuse, mais rien ne surprend. En tout, il y a dans l’ouvrage plus d’esprit que d’imagination35. »

La tentative de Mérimée, bien qu’inaboutie, s’inscrit bien cependant dans le cadre théorique posé dans les colonnes du journal. Il n’en va pas de même du drame historique de Dumas, Henri III et sa cour présenté au Théâtre-Français en février 1829. Le rédacteur du compte rendu souligne la légèreté du dramaturge dans le traitement de l’histoire, réduite à l’état d’accessoire de théâtre :

Après cela, conservez minutieusement le costume historique ; broyez de la couleur locale ; appliquez de l’histoire sur vos personnages, comme on met à une femme du rouge et des mouches : vous aurez peut-être de la vérité dans les accessoires et dans les menus détails, mais le faux sera dans le cœur de l’ouvrage. […] les peintures historiques ne sont qu’à la superficie, et ne pénètrent ni dans les caractères ni dans l’action36.

Pour autant, l’efficacité scénique de la pièce est reconnue : « les trois derniers actes sont très habilement coupés pour la scène ; l’intérêt y est vif et croissant ; c’est le point capital au théâtre. Quand on est si profondément ému, tout est pardonné37. »

Cette conclusion conduit à remettre en question l’équilibre trouvé dans la scène historique entre vérité dramatique et vérité historique. Charles Rémusat tente dans l’article publié dans Le Globe le 6 juin 1829 de définir la ligne de partage entre les deux disciplines : s’intéressant au dernier volet de la trilogie de Vitet, La Mort de Henri III, il compare la mort du duc de Guise et celle de Henri III : seule la mort du premier possède un caractère dramatique, parce qu’elle est prise dans un processus qui pourrait être suspendu ; la mort de Henri III, surprenante, accidentelle, n’a qu’un caractère historique. Le drame tient donc d’abord au sujet et tout fait historique n’est pas susceptible d’être dramatisé.

Poursuivant son investigation, et s’appuyant sur les deux textes que comprend La Mort de Henri III de Vitet, le premier, narratif, le second, dramatique38, Rémusat plaide désormais, non pour une fusion des genres, mais pour une séparation radicale : saluant l’introduction « claire, amusante, instructive » qui précède les scènes, le critique se demande « pourquoi ne pas écrire ainsi toute l’histoire d’une époque ? » ; devant la réussite des scènes, il invite l’auteur à entrer plus hardiment dans l’écriture dramatique ; pour cela, il suffirait de « donner pleine carrière à son imagination, sacrifier quelques détails historiques, donner davantage à l’effet du style, à la peinture des passions, à la grandeur des caractères39. »   

La scène historique n’aurait certainement pas existé sans Le Globe : lieu de réflexion théorique, laboratoire d’essais littéraires, accueillant à la fois les œuvres et leur réception critique, le journal a montré sa volonté et sa capacité, même s’il en a parfois douté, à modifier le paysage littéraire dans les dernières années 1820. Le difficile équilibre entre l’histoire et le drame n’a toutefois pu être que recherché sans être tout à fait atteint. À la veille d’Hernani, la séparation des domaines disciplinaires est effective – peu de scène historiques seront publiées après 1830 –  et la bataille romantique portera son effort sur le drame plutôt que sur l’histoire, éludant le qualificatif historique de sa dénomination. Toutefois, la discussion reste ouverte, tant dans le domaine du théâtre que dans celui de l’histoire : l’écriture historique de Michelet, attachée à faire revivre les événements du passé, témoigne de la fécondité de ces débats pour le domaine de l’histoire. La tentation permanente de l’histoire dans le drame romantique, de Lorenzaccio, drame issu de scènes historiques40, aux ouvrages de Hugo et Dumas, montre que ce moment, pour éphémère qu’il ait été, a durablement irrigué le théâtre de la première moitié du XIXe siècle.

(UMR LIRE – CNRS – Université Lyon 2)

Notes

1  Les quatre ordonnances publiées le 25 juillet 1830 par Charles x à l’issue des élections qui l’avait mis en minorité, avaient pour but de dissoudre l’assemblée nouvellement élue, de réformer le cens afin d’exclure la bourgeoisie de l’électorat et de supprimer la liberté de la presse par le rétablissement de la censure et de l’autorisation préalable. La publication de ces ordonnances suscita une vive réaction dans la presse : Rémusat et Thiers, rédacteurs du Globe, rédigèrent la protestation des journalistes le 26 juillet. Le mouvement s’amplifia et après trois jours de barricades, Charles x fut contraint à l’abdication et la Monarchie de Juillet instaurée.

2  Dans les premières années de sa publication, Le Globe paraît trois fois par semaine, les mardi, jeudi et samedi ; le numéro du samedi est double, et compte 8 pages.

3  Le Globe tire à 4200 exemplaires, soit 3,8% de la production de la presse en 1830, selon Christophe Charle, Le siècle de la presse : 1830-1939, Paris, Le Seuil, coll. « L’Univers historique », 2004.

4  On peut lire ainsi dans le Préambule qui ouvre le premier numéro du journal du 15 septembre 1824 : « Le temps est venu pour une réforme qui doit tout à la fois retirer la critique du commerce et des passions politiques, ramener la justice avec l’indépendance, et satisfaire à cette sérieuse curiosité de l’utile qui travaille tous les esprits. »

5  Adolphe Thiers et Félix Bodin, Histoire de la Révolution française,  accompagnée d’une Histoire de la Révolution de 1355 ou des États généraux sous le roi Jean, Paris, Lecointe et Durey, 1823-1827. À partir du troisième tome, seule la première partie du titre est conservée, ainsi que le nom de Thiers. L’ensemble de l’œuvre, qui compte huit tomes, ne sera achevé qu’en 1827.

6  François Guizot, Histoire de la révolution d’Angleterre depuis l’avènement de Charles Ier jusqu’à la restauration de Charles II, Paris, A. Leroux et C. Chantepie, 1826.

7  Victor Cousin, De la philosophie de l’histoire, Paris, A. Sautelet, 1826.

8  « Histoire de la Révolution française de  M. Thiers », Le Globe, journal littéraire, 13 janvier 1825.

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Ibid.

12  « De la Philosophie de l’Histoire de M. Victor Cousin, fragments», Le Globe, journal littéraire, 30 mars 1826.

13  Ibid.

14  « Histoire de la révolution d’Angleterre depuis l’avènement de Charles Ier jusqu’à la restauration de Charles II par M. Guizot, 1ère partie. », Le Globe, journal littéraire, 22 avril 1826.

15  Ibid.

16  « Littérature dramatique – Des unités », 2e article écrit sur la Lettre sur les unités publiée par Manzoni à propos de la tragédie, Le Globe, journal littéraire, 7 janvier 1826

17  Ibid.

18  Là encore, Le Globe n’est pas seul à œuvrer dans ce sens. La promotion du drame shakespearien avait déjà été assurée dès 1823, avec la parution de Racine et Shakespeare de Stendhal.  

19  « Shakespeare par M. Villemain », Le Globe, journal littéraire, 18 mars 1826.

20  Ibid.

21  « Du mélange du comique et du tragique », 2e article, Le Globe, journal littéraire, 10 juin 1826.

22  « Du mélange du comique et du tragique », Le Globe, journal littéraire, 6 mai 1826. 

23  Ibid.

24  « Cromwell, drame de M. Hugo », Le Globe, journal littéraire, 6 décembre 1827.

25  Ibid.

26  Voir « Cromwell, drame de M. Hugo », second article, signé C.R (Charles Rémusat), Le Globe, journal philosophique et littéraire, 2 février 1828.

27  Il s’agit de Ludovic Vitet (1802-1873), l’un des rédacteurs du Globe, où débute sa carrière. L’œuvre journalistique et dramatique de Vitet est en grande partie occultée par ses travaux ultérieurs d’historien : il fut en effet le premier inspecteur des Monuments historiques nommé par Guizot en 1830, avant de céder son poste à Mérimée en 1834.  

28  Ludovic Vitet, Les Barricades, Avant-propos, Paris, éd. Brière, p.v.

29  Les années de guerre civile qui ensanglantèrent les règnes des descendants de Henri ii semblent avoir constitué un terrain d’élection pour ces essais de scènes et drames historiques : on est frappé par le fait que Dumas propose son drame Henri iii et sa cour au moment où Vitet achève sa trilogie avec La Mort de Henri iii.

30 Ibid., p.II.

31  « Les Barricades », Le Globe, journal littéraire, 27 avril 1826.

32  « Les États de Blois, ou la mort de Mr. de Guise, scènes historiques (décembre 1588), par l’auteur des Barricades », Ier article, Le Globe, journal littéraire, 26 avril 1827.

33  « Les États de Blois, ou la mort de Mr. de Guise, scènes historiques (décembre 1588), par l’auteur des Barricades », IIe  article, Le Globe, journal littéraire, 9 juin 1827.

34  « La Jaquerie, scènes féodales, par l’auteur du Théâtre de Clara Gazul », Le Globe, journal philosophique et littéraire, 11 juin 1828.   

35  Ibid

36  « Henri iii et sa cour, drame historique en 5 actes et en prose, par M. Alexandre Dumas », rubrique « Théâtre, Théâtre français », Le Globe, journal philosophique et littéraire, 14 février 1829.

37  Ibid.

38  Les scènes historiques de Vitet ont été publiées précédées du récit historique rédigé pour servir de base à l’écriture des scènes.

39  « La mort de Henri iii, scènes historiques, faisant suite aux Barricades et aux États de Blois, par L. Vitet », Le Globe, journal philosophique et littéraire, 6 juin 1829.

40  Une conspiration en 1537, écrite par George Sand en 1831, jamais publiée de son vivant, et dont elle remit le manuscrit à Musset.

Pour citer ce document

Claudine Grossir, « Le Globe, berceau d’un nouveau genre dramatique : la scène historique», Presse et scène au XIXe siècle, sous la direction de Olivier Bara et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-et-scene-au-xixe-siecle/le-globe-berceau-dun-nouveau-genre-dramatique-la-scene-historique