La lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique

Alexandre Dumas : de l’épître messianique à la causerie familière

Table des matières

MAXIME PRÉVOST

On oublie parfois qu’Alexandre Dumas, le grand absent de la somme critique de Paul Bénichou, fut l’un des principaux acteurs du temps des prophètes1. Le roi du roman-feuilleton de la monarchie de Juillet, fort de la popularité des romans qu’il publie simultanément dans tous les grands titres de la presse parisienne2, se considérait manifestement comme un «écrivain orchestrateur», l’un de ces élus du public qui s’octroient le mandat de réguler la sphère des discours et des représentations, c’est-à-dire de déterminer quels éléments devaient constituer la matière première de l’imaginaire collectif. À tort ou à raison – mais sans doute généralement à tort – ces écrivains se croyaient capables d’imposer à la multitude leur conception de la réalité, leur interprétation de divers phénomènes d’ordre politique, social ou même scientifique3. C’est ainsi qu’aux lendemains des journées de Février, Alexandre Dumas publie dans l’espace feuilleton de La Presse du mercredi 1er mars 1848 la lettre suivante :

29 février.

Oui, mon cher Girardin, oui, vous avez raison d’annoncer à vos lecteurs, à côté de ma collaboration passée, ma collaboration future.

Oui, vous qui n’aviez que ma sympathie littéraire, lorsque vous étiez conservateur, vous avez eu ma sympathie politique du jour où vous avez rompu avec le ministère égoïste et menteur que, pour ma part, je vous ai aidé à dépopulariser par le mépris.

Aujourd’hui, la grande œuvre de liberté est accomplie; mais la liberté qui rompt les liens politiques ne rompt par les engagemens privés.

A vous et au Constitutionnel mes romans, mes livres, ma vie littéraire enfin. Mais à la France, ma parole, mes opinions, ma vie politique.

A partir d’aujourd’hui il y a deux hommes dans l’écrivain : le publiciste doit compléter le poète.

N’est-ce pas une belle chose, dites, que de voir les deux mains puissantes du génie de la science, étendues au-dessus de nos têtes, protégeant la France, défiant l’Europe et agitant aux yeux du monde cette sainte devise :

« Tous pour un, un pour tous. »

Ainsi donc, et comme si j’avais pu deviner, dans Balsamo, ce qui s’est passé, je vous avais préparé une œuvre dans laquelle la révolution de 93 devait apparaître tout entière.

Non pas que je me fasse le flatteur inintelligent de cette révolution. Le poète ne flatte ni les peuples, ni les rois : il dit la vérité à tous; seulement, tandis que les peuples écoutent, les rois se bouchent les oreilles.

Il en résulte que les peuples vont s’instruisant chaque jour, tandis que chaque jour fait les rois plus insensés. Chaque soleil les retrouve plus aveugles.

Bientôt Candide, comme au temps de Voltaire, pourrait dîner à Venise avec sept rois détrônés.

Cependant un grand exemple vient d’être donné à ces rois par un homme qui fut roi lui-même.

Aujourd’hui, Jérôme Napoléon, le frère de ce Nemrod de la monarchie, vient réclamer ses droits de citoyen français.

Et ces droits lui seront rendus comme à tous ceux qui les réclameront : il viendra un jour – une heure – heure solennelle, jour splendide, –  où la France sera assez forte pour ouvrir ses bras, comme à des enfans prodigues, à tous les exilés, vinssent-ils réclamer leur part de la légitime universelle, un bandeau déchiré au front, un sceptre brisé à la main.

Oui, ce que nous voyons est beau; ce que nous voyons est grand. Car nous voyons une République, et, jusqu’aujourd’hui, nous n’avions vu que des révolutions.

Que Dieu nous garde donc, nous ses fils aînés, nous les sauveurs du monde.

Tout à vous,

Alexandre Dumas4.

Cette lettre ouverte pourra sans grande hésitation être qualifiée d’épître messianique. Ce messianisme est certes diffus : les figures d’Arago, de Jérôme Bonaparte, du Peuple et d’Alexandre Dumas lui-même y sont tout à tour magnifiées, celui-ci s’attribuant implicitement une bonne part de responsabilité dans la révolution de Février. Rappelons que son roman Joseph Balsamo, premier volet d’une tétralogie révolutionnaire collectivement intitulée Les Mémoires d’un médecin, faisait alors l’objet d’une publication en feuilleton dans La Presse. Or ce roman qui, un peu à la manière de l’Histoire des Girondins de Lamartine, entendait expliquer aux Français la nécessité historique et le bien-fondé, non seulement de la Révolution française, mais aussi de la Terreur, avait pour ambition implicite, selon l’excellente formule de Raymond Bellour, d’« infléchir l’histoire en la réfléchissant5 ». On sait qu’Antonio Gramsci estimait que le mythe nietzschéen du surhomme trouvait son origine dans le héros de la littérature populaire de la monarchie de Juillet, et plus particulièrement chez trois héros tout-puissants d’Alexandre Dumas : le comte de Monte-Cristo, Athos et Joseph Balsamo6. Dumas était sans doute l’un de ces auteurs dont les rêves étaient ceux de toute une époque, cristallisant les aspirations les plus intimes et les plus secrètes de ses contemporains pour les transfigurer en mythologies modernes. Tout porte en somme à croire qu’Alexandre Dumas lui-même fut le premier que fit rêver la toute-puissance de ses personnages, notamment celle de ce Joseph Balsamo dont la mission est de « fouler le lys aux pieds7 », c’est-à-dire d’entraîner, par la force de sa volonté, par ses pouvoirs occultes et ses ressources infinies, la chute de la monarchie française. Balsamo, alias Cagliostro, alias Dumas est l’homme du destin : celui sans lequel 93 ne pourrait advenir, le grand seigneur devant présider à la destruction du système de classes qu’il transcende par son individualité toute-puissante. Entre 1844 et 1846, pendant la publication du Comte de Monte-Cristo, Dumas s’imagine en rédempteur sociopolitique, exposant les tares éthiques de la monarchie de Juillet tout en annonçant sa fin à venir. En 1846-1848, pendant la publication de Joseph Balsamo, il va plus loin, se fantasmant cette fois l’ange exterminateur de l’Ancien Régime et le principal architecte de la république définitive, celle qui reste à venir (au moment de l’écriture et à celui de la première lecture du roman). Malheureusement pour lui, l’histoire réelle devait rapidement le détromper.

En effet, lui dont l'ambition – couronnée de succès au demeurant, nous reviendrons sur cette question – était d'«apprendre l'Histoire au peuple8», lui qui se considérait l'égal de Monte-Cristo, d'Athos et de Balsamo, lui dont la philosophie de l'histoire s'affichait de plus en plus ouvertement républicaine, dut bien se rendre compte que sa voix portait moins qu'il ne l'avait cru ou du moins souhaité. Alors que le gouvernement provisoire de la Deuxième République décrète le suffrage universel, Dumas fonde un journal, Le Mois, dont le but sera d'instruire et d'éclairer le peuple : « Nous serons les sténographes de l’univers9 », proclame l’affiche de lancement au public visé, c’est-à-dire à la multitude. Le peuple, dans la perspective de Dumas du moins, peut se compter chanceux de lire un tel journaliste de l'histoire qui se fait, un tel historien du présent qui admet modestement que sa lecture des événements lui est dictée par une instance supérieure: « Dieu dicte, et nous écrivons ». Alors que la France, dans la rhétorique lamartinienne, « appelle à son aide ses fils les plus intelligents» pour la nouvelle députation, Dumas ne peut que répondre à l'appel, ayant le droit, de son propre aveu « de [s]e compter au nombre des hommes intelligents10 ». On le sait, sa déconfiture sera totale; d'abord aux élections du 23 avril 1848, où il présente sa candidature en Seine-et-Oise : alors que les députés élus le sont avec des scores tournant autour de 75 000 voix, et alors qu'Eugène Labiche est battu avec 12 060 voix, Dumas obtient moins de 300 voix11. Tenace, il récidive en novembre dans l'Yonne. Légère amélioration; il obtient cette fois 383 voix12. Il semblerait bien que, tout célèbres et aimés qu'aient été d'Artagnan et Monte-Cristo, leur popularité n'ait été que difficilement convertissable en actions sur la bourse politique, ou du moins qu'une part de leur prestige n'ait rejailli qu'imparfaitement sur leur créateur. C'est ainsi qu'en 1849 un Dumas humilié et aigri, en plus d'être ruiné par le naufrage de son Théâtre-Historique, un Dumas qui n'a pu que demeurer impuissant devant les soulèvements de juin 1848, doit constater que, quelle que soit sa popularité littéraire, son ascendant effectif sur le peuple et sur la marche des choses, à court terme du moins, est à peu près nul. Anne-Marie Callet-Bianco résume ainsi cette douloureuse prise de conscience : « La stature de prophète, qu'endossent Hugo et Lamartine, lui est refusée13. »

Comme l’explique notamment Daniel Desormeaux, la seconde moitié de la carrière de Dumas est marquée par l’autoreprésentation littéraire du grand auteur, qui tire de ses humiliations électorales la conclusion que si les lecteurs admirent d’Artagnan, Athos, Monte-Cristo, ils connaissent insuffisamment leur créateur14. Plus qu’auparavant, Dumas se prendra lui-même pour objet de représentation, que cela soit dans le récit cadre des Mille et Un Fantômes de 1849, dans ses Mémoires, dans ses récits de voyage (En Russie, 1858; Le Caucase, 1859), dans le récit de son engagement auprès de Garibaldi lors de l’épopée des Mille (Une odyssée en 1860, 186215), ou encore dans son activité journalistique.

Les différents journaux que fondera Alexandre Dumas sous le second Empire auront tous pour mandat d’orchestrer ce que l’on appellerait aujourd’hui une campagne de communication autour de la personne de leur créateur et principal animateur, lequel, pour le dire avec Pascal Durand et Sarah Mombert, s’y donne le double mandat de « souffler sur les braises du romantisme dans une époque qui se refroidit » et de « faire des coups à la bourse de la notoriété16 ». Outre les fruits de son abondante production mémoriale et romanesque qu’il publie dans l’espace du feuilleton (on trouve notamment dans le premier Mousquetaire la suite de ses Mémoires, dont la publication avait été interrompue dans La Presse, puis Les Mohicans de Paris), le principal outil d’autopromotion dont dispose Dumas est la causerie, genre dont il se veut l’inventeur et qui s’apparente à la chronique17. La causerie telle que l’entend Dumas est en quelque sorte une lettre familière adressée à un lecteur pluriel. Qualifiée par Claude Schopp d’« éditorial égotiste18 » et par Pascal Durand de « dispositif d’énonciation ayant pour vocation non pas seulement de régir le propos en général, mais plus spécialement de s’engendrer et de se reproduire à travers la diversité des propos qu’il commande19 », la causerie est le genre roi, à la fois hybride et fourre-tout, du journalisme dumasien. La causerie constitue une tribune où Dumas déballera son courrier, intercédera en faveur de telle ou telle bonne cause, se mettra lui-même en scène en robe de chambre ou en bras de chemise, selon la saison, plume à la main, discutant par l’encre avec ses « chers lecteurs » et les « belles lectrices » que son emploi du temps ne lui permet pas de recevoir individuellement. Comme la lettre familière, la causerie est un « genre conversationnel20 » dans lequel « Dumas se raconte, se montre en train de travailler, au milieu des "hommes supérieurs" qu’il s’est choisi pour frères, persuadé de ne jamais ennuyer le lecteur quand il parle de lui-même21. » Claude Schopp a recensé plus de trois cents causeries signées Dumas, la première desquelles paraît le 21 novembre 1853 dans le deuxième numéro du Mousquetaire, et dont une soixantaine a été publiée en volume du vivant de l’auteur22. Prises collectivement, elles semblent procéder d’une immense stratégie d’auto-réhabilitation ; tout s’y passe en effet comme si Dumas, conscient que son étoile pâlit à vie d’œil, tentait de rappeler à l’ensemble des lecteurs du second Empire que le causeur qu’ils écoutent est un grand homme, salué comme tel naguère ou ailleurs.

Dans ce vaste archipel de la causerie, cartographié par Claude Schopp23, nous ne nous intéresserons dans les lignes qui suivent qu’à un seul îlot : neuf causeries qualifiées par Dumas de « familières » et publiées dans Le Grand Journal entre le 2 octobre et le 11 décembre 1864, alors qu’il ne dispose d’aucun journal en son nom. Le titre de Causeries familières propre à ces neuf textes constitue bien entendu un pléonasme, car la causerie dumasienne est toujours familière, comme l’est la quasi-totalité de sa pratique journalistique, fondée sur sa capacité à établir un rapport prétendument interpersonnel avec l’ensemble de ses lecteurs24. Claude Schopp affuble à ces neuf causeries familières le sous-titre : « Comment l’auteur règle-t-il à M. de Villemesant les seize cent lignes qu’il lui doit25. » Ces neuf causeries aborderont des sujets divers et variés : l’abondant courrier que Dumas reçoit de ses lecteurs, M. Arnault, grand causeur du tournant du siècle et auteur de Marius à Minturnes, les Compagons de Jéhu, la relation qui se développe entre Dumas et un jeune ébéniste nommé Werner (sur laquelle nous nous attarderons plus longuement), la genèse du cycle des Mousquetaires, les démêlés de Dumas avec Le Siècle, l’accueil triomphal que l’auteur reçoit à Marseilles et sa relation conflictuelle avec la race canine. Je propose d’observer dans ces causeries familières les deux principales stratégies par lesquelles Dumas, sous couvert de familiarité et de bonhommie, cherche à rappeler à la France l’étendue de sa grandeur personnelle : sous la lettre familière apparaît souvent, en palimpseste, le souvenir de l’épître messianique.

La première de ces stratégies est d’insister sur le très abondant courrier qu’il reçoit de ses lecteurs et lectrices, la première de ses causeries familières étant entièrement consacrée à une partie de ce courrier, comme Dumas le faisait au reste fréquemment dans les causeries publiées dans ses propres journaux, manière de montrer que « les lettres – qu’il s’agisse de celles qu’il a reçues ou de ses propres réponses – représentent dans son journal un substitut de conversation familière26. » On lit dans cette causerie du 2 octobre 1864 :

Hier j’ai reçu soixante-deux lettres. Si je répondais à toutes, mes jours et mes nuits passeraient à faire des réponses, et que diraient, je vous le demande, La Presse, à qui je dois encore trois volumes de La San Felice, le théâtre de la Porte-Saint-Martin, à qui je n’ai encore donné que six tableaux sur douze d’Olympe de Clèves, le théâtre du Châtelet, à qui je n’ai encore rien donné de Balsamo, et vous enfin à qui je dois seize cents lignes et qui aujourd’hui seulement en recevez deux ou trois cents à compte27.

Il en déballe donc une sélection sous les yeux du lecteur, sélection montrant bien que ceux qui lui écrivent le font généralement dans l’espoir de recevoir quelque chose du grand homme : de l’argent, de la publicité, un manuscrit. Le seul volume du courrier qu’il prétend recevoir suffit à rappeler, ne serait-ce qu’implicitement, la stature qui est la sienne, Dumas insistant par ailleurs, avant d’ouvrir une lettre en provenance de Louvain, sur l’aspect international de sa renommée (« Mais ne croyez pas, mon cher directeur, que ma correspondance ne dépasse pas les frontières de notre belle France et se borne aux injures, aux demandes ou aux compliments que me font mes compatriotes des deux sexes28 »). Comme il le fait fréquemment dans ses récits de voyages en Russie ou en Italie, Dumas aime rappeler à ses compatriotes que, s’il n’est plus prophète en son propre pays, les nations étrangères (l’étranger commençant à cet égard à Marseille) lui permettent de humer « ce fumet de gloire qu’il ne respire plus à Paris29 ».

Sa seconde grande stratégie pour rappeler à son lectorat l’immensité de sa gloire déchue est d’insister sur la survie de ses romans dans l’imaginaire collectif. Dumas se sait créateur de mythes, et n’hésite jamais à rappeler à son destinataire qu’il est le père des Mousquetaires et de Monte-Cristo. C’est à ce titre qu’il se plaît, dans sa Sixième Causerie, à souligner « cette cordiale amitié que m’ont vouée les Marseillais depuis que, donnant un corps aux nuages dorées de mon imagination, j’ai transformé la fable en réalité, et créé pour eux la légende de Dantès et de Mercédès » :

Et, en effet, un peu de poésie était la seule chose qui manquât à la splendide cité qui s’intitule elle-même Marseille, fille de Phocée, rivale d’Athènes et de Rome.

Cette poésie, qui descend jusqu’aux plus basses classes de la société, et qui monte jusqu’aux plus hautes – je le dis avec orgueil – Monte-Cristo la leur a donnée, et ils l’ont si bien acceptée maintenant qu’il n’y a pas à Marseille un vieillard qui n’ait connu Dantès ou Mercédès et entendu parler de Faria30.

Non seulement se veut-il le grand créateur de mythes de la France contemporaine, il se considère, avec quelque raison, comme le principal médiateur entre le lectorat et l’histoire nationale, hier comme aujourd’hui. L’essentiel des quatrième, cinquième et neuvième Causeries familières personnifie cette question, car elles sont constituées du récit que fait Alexandre Dumas de sa rencontre avec l’un de ses lecteurs, un jeune ouvrier ébéniste nommé Werner.

La Quatrième Causerie, qui marquera l’entrée en scène de Werner, s’ouvre sur un captatio benevolentiae en forme d’aveu à M. de Villemesant :

Mon cher directeur,

Vous me faites dire – et la chose me touche – que vous me priez, au lieu de faire causer les autres, de causer moi-même et surtout de causer de moi.

Hélas! Mon cher directeur, vous me demandez de faire pour Le Grand Journal la chose que les critiques me reprochent : parler de moi.

Sachez donc que c’est, à mon avis, la tâche la plus difficile au monde que de parler de soi.

Si vous dites du bien, on vous accuse d’orgueil; si vous dites du mal, on vous accuse d’imprudence; si vous dites ce que vous pensez, c’est bien pis, car jamais un homme ne pense exactement de lui ce qu’en pensent les autres.

Mais quand on n’a pas un journal à soi, c’est comme quand on n’a pas de théâtre : il faut faire les pièces au goût des directeurs et non au sien. Je vais donc tâcher de faire une pièce à votre goût ou plutôt à celui de vos lecteurs.

C’est une histoire un peu longue que celle que j’entreprends pour vous satisfaire; mais vous allez voir qu’elle mérite d’être racontée31.

Dumas se lance ainsi dans le récit de sa rencontre avec l’ébéniste Werner, « un beau garçon de vingt-six à vingt-huit ans, à l’œil vif, à la figure intelligente, aux longs cheveux noirs bouclant naturellement32. » Celui-ci, après avoir réparé un coffre appartenant au maître, refuse d’être rémunéré. Dumas, tirant toujours à la ligne, reconstitue longuement les dialogues qui font suite à cette situation initiale. L’ébéniste dit rejeter l’argent de Dumas pour cette raison qu’il se croit déjà son débiteur, ses romans ayant constitué sa principale école et sa voie d’accès la plus directe au savoir :

[C]omme j’ai appris à lire dans vos livres, comme, au lieu d’aller au cabaret avec mes camarades, je m’instruisais en lisant, comme au lieu d’être un ignorant sur toute chose, grâce à vos livres, je sais un peu de tout, je vous suis très reconnaissant de ce que je sais ; et, comme je n’ai pas d’autre moyen de vous prouver ma reconnaissance que de vous dire que je ne veux pas de votre argent et que je suis trop heureux de travailler gratis pour vous, je vous le dis33.

Le jeune Werner insistera en outre pour offrir à Dumas un encrier, de sorte que leurs discussions se poursuivent, permettant à l’ébéniste de montrer au maître, dans le cadre d’un échange sur Christine de Suède, que l’élève n’est pas dépourvu de culture historique. « Sais-tu que tu es ferré sur l’histoire ? », lui demande Dumas, ce à quoi Werner répond : « Je crois bien : c’est vous qui êtes le maréchal-ferrant34 ». Cette conversation, rapportée dans une causerie familière, permet à Dumas de rappeler aux lecteurs, d’une manière à première vue plus modeste et moins messianique qu’en 1848, que l’auteur des Trois Mousquetaires, à défaut d’avoir mené une action politique cohérente et efficace, est le principal maître d’histoire de la France.

Il n’est pas indifférent à cet égard que la suite de la conversation qu’il rapporte avoir eue avec l’ébéniste concerne la genèse du cycle des Mousquetaires, sur lequel Dumas amène la conversation (« "Te rappelles-tu à quel journal j’ai donné Les Mousquetaires ? / – Au Siècle. Je les ai lus étant gamin35" »). Cherchant manifestement à régler ses comptes avec ce quotidien, Alexandre Dumas explique à l’ébéniste (et, à travers lui, à l’ensemble de son lectorat36) que M. Desnoyers, directeur de rédaction du Siècle en 1845, n’avait initialement que peu goûté l’idée de donner une suite aux Trois Mousquetaires, dont le succès, pourtant, devait se révéler « aussi réel37 » que celui du roman initial. Par l’entremise de Werner, Dumas signale au passage le rang qui revient à Vingt Ans après dans l’ensemble de sa production :

« Eh bien ! » voulez-vous que je vous dise une chose ? [demande Werner]

– Laquelle ?

– J’ai peur de dire une bêtise.

– Dis toujours : ce sera la première, et tu seras en reste avec moi.

– Eh bien! J’aime autant Vingt Ans après que Les Trois Mousquetaires.

– Cela ne m’étonne pas ; moi, je l’aime mieux.

– Oh! Vraiment ! Vous allez me rendre tout fier ; je suis de votre avis38 ! »

Finalement, dans la Neuvième Causerie, Dumas reprend le fil de ses confidences à Werner pour relater la manière dont il fut évincé du Siècle au profit d’Eugène Scribe qui, contrairement à son prédécesseur, ne fut jamais en mesure de publier un roman apte à résister aux assauts du temps. Le récit que fait Dumas de cette passation des pouvoirs feuilletonesques est pour le moins ironique :

[L]e directeur du Siècle se rendit chez M. Scribe [et], sur la présentation de sa carte, fut immédiatement introduit.

Il déclina ses nom, prénoms, qualités, et exposa la cause de sa visite.

Il s’agissait d’obtenir un roman de l’auteur de Bertrand et Raton et du Verre d’eau.

« Tiens ! fit Scribe, je croyais que, pour cette partie de la littérature, vous aviez Dumas. J’ai même entendu raconter qu’il avait eu quelques succès chez vous.

– C’est vrai, nous l’avions et, en effet, il nous a fait une cinquantaine de volumes qui ne nous ont pas nui ; mais c’est justement parce que ces cinquante volumes ont réussi, que nous avons peur qu’il ne soit vidé (je demande pardon du participe passé, mais je suis forcé de répéter le mot tel qu’il fut dit) ; et, comme son traité est fini, nous venons à vous, chez monsieur Scribe, comme au seul homme qui puisse faire oublier d’Harmental, Les Mousquetaires, Vingt Ans après et Bragelonne, tous livres dont il ne sera plus question dans dix ans.

– Hum ! hum ! » fit Scribe, qui, en sa qualité d’homme intelligent, n’était pas tout à fait de l’avis du directeur du Siècle39.

Et pour cause : le lecteur dont Dumas invoque l’image dans ses Causeries familières ne sera pas dupe ; la maître a bel et bien fait œuvre durable – dans les pages du Siècle et ailleurs. « [D]epuis que toi, l’homme du peuple, l’ouvrier intelligent, l’homme de tes œuvres, enfin, pour me remercier d’avoir écrit ces mêmes œuvres auxquelles Le Siècle préférait Piquillo Alliaga, tu m’as donné un encrier de bronze, mon cher Werner, j’ai cessé de jalouser, je te le jure, l’encrier de vermeil de mon confrère Scribe40. » C’est sur cet hommage rendu à la prescience du lectorat que se termine la neuvième et dernière causerie livrée au Grand Journal.

Un paradoxe de taille se fait jour dans les Causeries familières : cet ethos de maître d’histoire et de mythographe trouve son expression dans un genre voué tant à la familiarité qu’au rayonnement personnel du signataire, comme si la grandeur auctoriale devait désormais faire l’objet d’autoreprésentations familières. Tout comme le poète latin Horace, dont il venait de publier les mémoires apocryphes dans La Presse et auquel il s’identifiait manifestement, Alexandre Dumas pourrait affirmer, s’appuyant sur une partie de son œuvre du moins, avoir élevé « un monument plus durable que l’airain41. » En 1864, il sait que le passé et l’avenir appartiennent au romancier ; le publiciste ne doit désormais s’adresser qu’au présent, dans cette presse qui en est l’émanation quotidienne.

(Université d’Ottawa)

Notes

1  Cet article s’inscrit dans la cadre d’un projet de recherche intitulé L’Impact social du roman-feuilleton : Alexandre Dumas écrivain orchestrateur, subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).

2  De 1844 à 1848, il prend littéralement d’assaut la presse quotidienne française pour publier, dans Le Siècle, Les Trois Mousquetaires (1844), Vingt Ans après (1845) et Le Vicomte de Bragelonne (1847-1848); simultanément, il fait paraître Le Comte de Monte-Cristo dans Le Journal des Débats (1844-1846) et, dans La Presse, La Reine Margot (1845-1846) et Joseph Balsamo (1846-1848), entre autres romans.

3  Sur le concept d’« écrivain orchestrateur », voir Maxime Prévost, « Maupassant, juste après Charcot », Texte, no 43-44 (2008), p. 148 à 150 et idem, « Les Savants et les sachants. L’engagement scientifique chez Balzac et Dumas », Les Cahiers du xixe siècle, no 1 (2006), p. 110 à 113.

4  La Presse, mercredi 1er mars 1848, p. 1, espace du feuilleton, colonnes 1 et 2.

5  Raymond Bellour, Mademoiselle Guillotine. Cagliostro, Dumas, Œdipe et la Révolution française, Paris, La Différence, 1989, p. 48.

6  Voir Antonio Gramsci, La Letteratura popolare, Rome, Editori Riuniti, 1993, p. 68 et suiv.

7  Voir Alexandre Dumas, Joseph Balsamo, éd. de Claude Schopp, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1990, p. 61.

8  Voir Sarah Mombert, « "Apprendre l’histoire au peuple" : Alexandre Dumas vulgarisateur », dans Michel Arrous (dir.), Alexandre Dumas, une lecture de l’histoire, Paris, Maisonneuve & Larose, 2003, p. 589-608.

9  Cité dans Pascal Durand et Sarah Mombert, « Introduction : Le Démon du journalisme », dans Pascal Durand et Sarah Mombert (dir.), Entre presse et littérature. Le Mousquetaire, journal de M. Alexandre Dumas (1853-1857), Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, 2009, p. 11.

10  Voir Daniel Zimmermann, Alexandre Dumas le Grand, Paris, Phébus, 2002, p. 499.

11  VoirClaude Schopp, Alexandre Dumas, Paris, Fayard, 2002, p. 420.

12  Ibid., p. 425.

13  Anne-Marie Callet-Bianco, « Préface », dans Alexandre Dumas, Les Mille et Un Fantômes, précédé de La Femme au collier de velours, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2006 [1849], p. 8.

14  Voir Daniel Desormeaux, « Portrait d’Alexandre Dumas en personnage romanesque dans Les Mille et Un Fantômes », dans Michel Arrous (dir.), Alexandre Dumas, une lecture de l’histoire, Paris, Maisonneuve & Larose, 2003, p. 477-505.

15  Texte édité par Claude Schopp sous le titre Viva Garibaldi! Une odyssée en 1860, Paris, Fayard, 2002.

16  Pascal Durand et Sarah Mombert, « Introduction : Le Démon du journalisme », dans Pascal Durand et Sarah Mombert (dir.), Entre presse et littérature. Le Mousquetaire, journal de M. Alexandre Dumas (1853-1857), op. cit.,  p. 13.

17  Voir Olivier Isaac, « Genèse et descendance de la causerie », dans Pascal Durand et Sarah Mombert (dir.), Entre presse et littérature. Le Mousquetaire, journal de M. Alexandre Dumas (1853-1857), op. cit., p. 66 : « "Causerie : voir chronique"; "Chronique : voir causerie", aurait pu ironiser un Flaubert ».

18  Claude Schopp, « Présentation », dans Alexandre Dumas, Causeries familières, Paris, Fayard, 1997, p. 10.

19  Pascal Durand, « Ce que causer veut dire », dans Pascal Durand et Sarah Mombert (dir.), Entre presse et littérature. Le Mousquetaire, journal de M. Alexandre Dumas (1853-1857), op. cit., p. 46.

20  Sarah Mombert, « Alexandre Dumas : le journal, kaléidoscope du moi écrivant », Études littéraires, LX, 3 (automne 2009), p. 92.

21  Ibid., p. 93.

22  Claude Schopp, loc. cit., p. 10.

23  Voir Claude Schopp, « Bibliographie des causeries », dans Alexandre Dumas, Causeries familières, op. cit., p. 155-180.

24  Voir Sarah Mombert, « Alexandre Dumas : le journal, kaléidoscope du moi écrivant », loc. cit., p. 94 : « La pratique journalistique de Dumas repose en effet fondamentalement sur sa capacité à créer des liens avec le lecteur. Entièrement orienté vers la communication, parfois au détriment du fond du message, le journal est littéralement inspiré par la verve de Dumas, qui s’ingénie à créer un rapport interpersonnel avec le lecteur ».

25  Claude Schopp, « Présentation », dans Alexandre Dumas, Causeries familières, op. cit., p. 13.

26  Sarah Mombert, « Alexandre Dumas : le journal, kaléidoscope du moi écrivant », loc. cit., p. 91.  

27  Alexandre Dumas, Causeries familières, op. cit., p. 31.

28  Ibid., p. 36.

29  Claude Schopp, « Présentation », dans ibid., p. 28.

30  Alexandre Dumas, Causeries familières, op. cit., p. 99.

31  Ibid., p. 75-76.

32  Ibid., p. 76.

33  Ibid., p. 77.

34  Ibid., p. 80.

35  Ibid., p. 89.

36  Dumas s’amuse assez finement de cette adéquation implicite entre Werner et l’ensemble du lectorat, assimilant la conversation qu’il rapporte à la rédaction en direct d’une Causerie dont la valeur marchande est censée dédommager l’ouvrier tant pour son travail pro bono que pour le luxueux encrier offert à l’écrivain. Voir, notamment, p. 93 : « Dites donc! Quand vous croirez que vous m’en avez donné pour mon encrier, arrêtez-vous. / – Bon! Je te redois encore cinq ou six cents lignes : laisse-moi donc continuer. Vingt Ans après terminé – dans ma tête, bien entendu – j’allai trouver Desnoyers. Il demeurait alors rue de Navarin, dans la maison Botherel, qui avait alors un magnifique jardin ; je ne sais pas si elle l’a toujours. / – Si vous voulez, j’irai voir. Mais quand votre feuilleton sera fini. – Merci, c’était une simple phrase incidente. »

37  Ibid., p. 94.

38  Ibid., p. 92.

39  Ibid., p. 133-134.

40  Ibid., p. 139.

41  Alexandre Dumas, Les Mémoires d’Horace, éd. de Claude Aziza, Paris, Les Belles Lettres, 2006 [1860], p. 15 : « J’étais loin de me douter en effet que moi, enfant auquel on racontait cette gigantesque histoire, j’étais ce même poète qui un jour se croirait le droit d’écrire à la fin de son troisième livre d’Odes : "J’ai élevé un monument plus durable que l’airain" ». Voir, dans ce même roman, p. 60 : « Mais nous autres poètes nous avons, on le sait, le privilège d’être dans les secrets des dieux, c’est pour cela sans doute que notre langue n’a qu’un seul mot pour poète et pour divin : Vates ». Voici la traduction que propose François Richard de l’Ode XXX du Livre III de Horace : « J’ai achevé un monument plus durable que le bronze, plus haut que les pyramides royales, effritées par les siècles. Mais la pluie ne rongera pas mon œuvre, l’impétueux Aquilon ne pourra la détruire, pas plus que l’innombrable suite des années et la fuite du temps. Je ne mourrai pas tout entier ; la majeure partie de moi-même échappera à la mort. Je grandirai, toujours rajeuni par les louanges de la postérité, tant que le grand pontife montera au Capitole, accompagné par la vierge silencieuse. On dira que, né dans le pays où gronde le violent Aufidus, où l’aride Daunus régna sur les paysans, je me suis élevé au-dessus de mon humble condition, et j’ai le premier accommodé les chants éoliens au rythme latin. Montre, Melpomène, une fierté due à mes mérites, et sois heureuse de placer sur mes cheveux le laurier d’Apollon » (Paris, Classiques Garnier, 1950, p. 153-155).

Pour citer ce document

Maxime Prévost, « Alexandre Dumas : de l’épître messianique à la causerie familière», La lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique, sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/la-lettre-et-la-presse-poetique-de-lintime-et-culture-mediatique/alexandre-dumas-de-lepitre-messianique-la-causerie-familiere